Notes
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[1]
Pour reprendre la raison sociale d’une maison d’édition bibliophilique de l’entre-deux-guerres.
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[2]
Roger Chartier, L’ordre des livres. Lecteurs, auteurs, bibliothèques en Europe entre xvie et xviiie siècles, Paris, Alinéa, 1991.
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[3]
L’essentiel du matériel et des analyses proposées ici sont tirés de notre thèse d’histoire, La politique lettrée en France. Les essais politiques (1919-1932), Paris, Université de Paris I, 2001.
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[4]
Cf. Jean-Yves Mollier, « La Librairie du trottoir à la Belle Époque », in Id. (dir.), Le commerce de la librairie en France au xixe siècle, 1789-1914, Paris, Imec Éd.-Éd. de la Maison des sciences de l’homme, 1997, p. 233-241.
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[5]
Claude Savart, Les catholiques en France au xixe siècle. Le témoignage du livre religieux, Paris, Beauchesne, 1985.
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[6]
Cf. Henri Brémond, La littérature religieuse d’avant-hier et d’aujourd’hui, Paris, Bloud, 1906, cité in C. Savart, ibid., p. 248.
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[7]
Cf. Paul Droulers, Politique sociale et christianisme. Le père Desbuquois et l’Action populaire, II, (1919-1946), Paris, Éd. ouvrières, 1981.
-
[8]
Cf. Hervé Serry, L’invention de l’écrivain catholique. Le mouvement de la « renaissance littéraire catholique » (1880-1933). Contribution à une sociologie du renouveau, thèse de sociologie, Nanterre, Université de Paris X, 2000.
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[9]
Cf. Isabelle Olivero, L’invention de la collection. De la diffusion de la littérature et des savoirs à la formation du citoyen au xixe siècle, Paris, Éd. de l’Imec-Éd. de la Maison des sciences de l’homme, 1999, et Id., « Les propagandes catholiques et républicaines dans la librairie au début de la iiie République », in J.-Y. Mollier (dir.), Le commerce de la librairie, op. cit., p. 243-253.
-
[10]
Sur ce dernier, cf. Valérie Tesnière, Le Quadrige. Un siècle d’édition universitaire. 1860-1968, Paris, Puf, 2001.
-
[11]
Cf. Christophe Charle, Naissance des « intellectuels ». 1880-1900, Paris, Éd. de Minuit, 1990, p. 82-137, et Christophe Prochasson, Les intellectuels, le socialisme et la guerre, 1900-1938, Paris, Éd. du Seuil, 1993, p. 15-93.
-
[12]
Cf. Frédéric Cépède, Les maisons d’édition du Parti socialiste (1905-1939), mémoire de maîtrise, Paris, Université de Paris I, 1996.
-
[13]
Cf. Marie-Cécile Bouju, « Le PCF, le livre et la lecture (1920-1939) », Cahiers d’histoire, 65, 1996, p. 5-27.
-
[14]
Cf. Jean-Yves Mollier, L’argent et les lettres. Histoire du capitalisme d’édition, 1880-1920, Paris, Fayard, 1988, p. 299-318.
-
[15]
Cf. S. Lemercier, Le Club du Faubourg, tribune libre de Paris. 1918-1939, mémoire, Paris, IEP, 1995.
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[16]
Cf. Bruno Goyet, « Charles Maurras, homme de lettres », Cahiers d’histoire, 65, 1996, p. 29-44.
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[17]
Sur ces deux points, cf. Ph. Olivera, thèse citée, p. 163-168 et 564-575.
-
[18]
Voir les travaux de Christophe Charle, La crise littéraire à l’époque du naturalisme. Roman, théâtre, politique, Paris, Presses de l’École normale supérieure, 1979 ; Id., Naissance des intellectuels, op. cit. ; Id., La République des universitaires. 1870-1940, Paris, Éd. du Seuil, 1994.
-
[19]
Cf. Isabelle Olivero, L’invention de la collection au xixe siècle, thèse d’histoire, Paris, EHESS, 1994, p. 113, et Jean-Yves Mollier, « La bataille de l’imprimé », in Les représentations de l’affaire Dreyfus dans la presse en France et à l’étranger, Tours, Publications de l’Université François Rabelais, 1997, p. 15-28.
-
[20]
Lettre à Paul d’Estournelles de Constant, juin 1920, citée in Gabriel Boillat, La Librairie Bernard Grasset et les lettres françaises, II, Le temps des incertitudes (1914-1919), Paris, Champion, 1988, p. 69.
-
[21]
Créé et publié par le libraire Otto Lorenz à partir de 1867, repris ensuite par D. Jordell entre 1885 et 1922, puis par H. Stein et E. Champion de 1924 à 1934 (deux tout derniers volumes sont publiés en 1945 par le Service bibliographique de la maison Hachette), ce catalogue divisé en deux parties « auteurs » et « matières » couvre la période 1840-1925. Les volumes utilisés ici sont les volumes XI (1876-1885, « matières », publié en 1888), XVI-XVII (1891-1899, « matières », 1905-1906), XXV (1910-1912, « matières », 1916) et XXXIII-XXXIV (1922-1925, « matières », 1945). Les années retenues pour la comparaison sont les années 1876-1878, 1892-1895 et 1910-1912.
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[22]
Il s’agit plus précisément du format in-18 grand jésus dit « anglais », que les catalogues bibliographiques continuent cependant le plus souvent par désigner comme « in-12 ».
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[23]
Cf. I. Olivero, L’invention de la collection…, op. cit.
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[24]
Cf. Jean-Yves Mollier, « Le rôle de la littérature populaire dans l’évolution des maisons d’édition parisiennes au xixe siècle », in La Lecture et ses publics à l’époque contemporaine. Essai d’histoire culturelle, Paris, Puf, 2001, p. 11-47.
-
[25]
Cf. Philippe Olivera, « Catégories génériques et ordre des livres : les conditions d’émergence de l’essai pendant l’entre-deux-guerres », Genèses. Sciences sociales et histoire, 47, juin 2002, p. 84-106.
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[26]
L’échec flagrant de la tentative du journal L’Europe nouvelle de Louise Weiss d’imposer en 1928 un prix du « livre politique » dans le paysage des prix littéraires en est une bonne illustration (cf. Ph. Olivera, thèse citée, p. 28-96).
-
[27]
Cf. Michel Raimond, La crise du roman, des lendemains du naturalisme aux années vingt, Paris, Corti, 1966, 4e éd. 1985. Pour ne donner qu’un exemple des innombrables jugements sur les excès du recours au roman et de la valorisation parallèle de l’essai contre la « supercherie » d’avoir voulu « répandre des idées sous le couvert de la fabulation », voir Ernest Florian-Parmentier, La littérature et l’époque. Histoire de la littérature française de 1885 à nos jours, Paris, Figuière, 1914, p. 536-537.
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[28]
Gisèle Sapiro, La guerre des écrivains. 1940-1953, Paris, Fayard, 1999.
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[29]
Ibid., p. 249 sq.
-
[30]
Cette opposition qui ne fonctionne alors que pour ce pôle du champ intellectuel est très exactement celle que Roland Barthes formule de manière beaucoup plus générale plus tard avec sa fameuse distinction de l’« écrivain » et de l’« écrivant » (cf. « Écrivains et écrivants », Arguments, 20, 1960, p. 41-44).
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[31]
Voir par exemple Daniel Roche, Humeurs vagabondes. De la circulation des hommes à l’utilité des voyages, Paris, Fayard, 2003.
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[32]
Cf. Thomas Loué, La Revue des deux mondes de Buloz à Brunetière, thèse d’histoire, Paris, Université de Paris I, 1998, p. 540-541.
-
[33]
Sur la fortune du grand reportage pendant l’entre-deux-guerres, cf. François Naud, Des envoyés spéciaux aux grands reporters. 1920-1930, thèse d’histoire, Paris, EHESS, 1996.
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[34]
Voir par exemple les lettres à Jacques Rivière de Jean Schlumberger ou de Paul Claudel citée par Jean Lacouture, Une adolescence du siècle. Jacques Rivière et la Nouvelle Revue Française, Paris, [Éd. du Seuil, 1994], Gallimard, coll. « Folio », 1997, p. 365 et 378.
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[35]
Dominique Reynié, Le triomphe de l’opinion publique. L’espace public français du xvie au xxe siècle, Paris, Odile Jacob, 1998. Voir notamment p. 318-319, la critique de la notion d’« espace public démocratique » d’Habermas et Koselleck, à travers l’impensé majeur de cette notion qu’est « l’exigence de distance entre l’espace public et l’espace social, entre l’opinion et l’action, entre la liberté de dire et l’interdiction de faire réalisant d’autorité la neutralisation des effets susceptibles d’être attachés à l’exercice de la liberté d’opiner, tout en permettant à l’autorité d’en retirer un surcroît de légitimité ».
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[36]
Voir Keith M. Baker, « Politique et opinion publique sous l’Ancien régime », Annales ESC, janvier-février 1987, p. 41-71.
1Notre propos est de poser la question des relations entre littérature et politique à travers les formes à la fois matérielles et génériques de l’imprimé. Dans quelle mesure les productions politiques et littéraires peuvent-elles être distinguées par les formes qu’elles empruntent ? La question mérite surtout d’être posée dans le domaine où la confusion est la plus grande, celui de la culture lettrée. La politique lettrée dont il sera ici question correspond à l’ensemble des discours politiques destinés au grand public cultivé, là où dominent les revues (et plus tard les hebdomadaires) générales dites politiques et littéraires, qui se distinguent par exemple de la presse quotidienne par le souci affiché de prendre de la hauteur vis-à-vis de l’actualité immédiate.
2Cette approche suppose de rompre avec celle, plus fréquente, qui consiste à considérer la littérature comme un corpus d’œuvres liées entre elles par un rapport de succession et de contemporanéité, rapport dont il s’agit de saisir et de construire le sens. Selon cette perspective classique, qui prolonge la démarche critique, examiner la question des rapports entre la « politique » et la « littérature » revient à dégager le caractère signifiant des œuvres à l’aune de la place qu’elles occupent dans le « mouvement littéraire » (pour reprendre une formule courante au début du siècle et qui fait écho à celle de « mouvement des idées ») et il en résulte un privilège accordé aux avant-gardes et aux « œuvres représentatives » [1]. Poser en revanche la question des formes ou des genres considérés au sens large comme des classes de textes définies à la fois par une parenté matérielle (le format, le prix) et par une affinité de contenu oblige à considérer l’ensemble des productions données comme « littéraires » à une époque donnée et à s’interroger sur les multiples opérations qui permettent de construire et d’attribuer cette étiquette. La notion d’« ordre des livres » proposée par Roger Chartier [2] permet de rendre compte du système que forment les genres ainsi considérés en réconciliant l’histoire matérielle des textes et de leur production (bibliographie, histoire de l’édition, histoire sociale des intellectuels) et l’histoire de leur réception (histoire de la critique, histoire sociale des appropriations culturelles). Or, du côté des éditeurs, on se trouve confronté à des opérations de classement et de partage des textes qui correspondent mal aux oppositions construites a posteriori. La Belle Époque est ainsi le moment où s’impose la notion de « littérature générale », familière aux professionnels du livre jusqu’à nos jours mais qui reste largement obscure pour les profanes dès lors qu’elle regroupe des objets (romans, essais, « haute vulgarisation » savante, etc.) qu’il est d’usage de considérer comme relevant de domaines rigoureusement distincts. À l’échelle du livre, cette « littérature générale » correspond aux produits de la culture qu’on pourrait dire « lettrée » pour la distinguer des productions dites « populaires » et de celles réservées aux spécialistes ou aux amateurs très éclairés des cénacles littéraires. Au-delà des problèmes très réels que pose par exemple l’étiquette « populaire » appliquée à des objets dont la consommation n’a rien de spécifiquement populaire, la notion de culture lettrée renvoie très concrètement à la représentation que se font les éditeurs de leur cible commerciale lorsqu’ils disent rechercher l’audience d’un « grand public cultivé » qui leur permet de satisfaire à la fois à leurs exigences affichées de « qualité » et de grande diffusion.
3Or, étudier les formes du discours politique dans ce domaine est une bonne façon de mettre en question les lignes de partage convenues entre les différents produits culturels. Chercher la politique lettrée conduit notamment à revenir sur les représentations classiques de la littérature en montrant combien, par-delà les mutations structurelles considérables qui affectent le public de la librairie et le champ de production intellectuelle au cours du xixe siècle, se perpétue sur le temps long avec la « littérature générale » une culture lettrée « générale » où la politique joue un rôle essentiel, très supérieur en tout cas à ce qu’un examen superficiel pourrait le laisser penser. La chronologie des formes étant par définition bien moins segmentée que celle du « mouvement littéraire » et les évolutions beaucoup plus lentes, notre propos s’étendra de la Belle Époque jusqu’à l’entre-deux-guerres. Nous commencerons par évoquer la confusion des registres politiques et littéraires à l’échelle des structures éditoriales et la traduction des évolutions de ces structures en termes de formes matérielles de l’imprimé politique destiné au public lettré. Puis nous envisagerons le rôle des formes génériques et le jeu sur les genres pour entretenir cette confusion à l’époque où tout peut laisser penser au contraire qu’elle tend à disparaître [3].
Le déclin de l’édition politico-littéraire
4Au-delà du banal constat qu’il y a peu de choses en commun entre une brochure de propagande et un roman (ou un essai), qu’il s’agit de deux types de produits dont la forme, les contenus et les usages divergent profondément, seule une étude globale du marché de l’imprimé permet de constater combien c’est à la Belle Époque que devient vrai ce qui semble être une évidence aujourd’hui : la séparation stricte entre les circuits politiques et littéraires de production et de diffusion de l’imprimé. Cette évolution est d’autant plus difficile à mettre en lumière qu’elle est très progressive, et de ce fait peu spectaculaire. Ici, la question n’est pas tant l’« engagement » des éditeurs et des auteurs qu’ils publient, à quoi l’on réduit trop souvent le problème des rapports entre édition et politique, que la disparition lente d’un espace de production intermédiaire relevant à la fois du champ littéraire et du champ politique. La Belle Époque est en effet le moment où s’amorce le déclin d’un véritable secteur de l’édition qu’on peut qualifier de politico-littéraire dès lors que son activité est inséparablement politique et littéraire.
5L’étroite articulation des logiques politiques et littéraires au sein du champ de production intellectuelle est inscrite au xixe siècle au cœur des structures éditoriales. Au-delà du cas très spécifique de la « librairie du trottoir », deux groupes d’authentiques maisons d’édition constituent l’édition politico-littéraire. Il faut en effet mettre à part la « librairie du trottoir », dont le spectaculaire essor à la Belle Époque a récemment été mis en lumière par Jean-Yves Mollier [4], dans la mesure où, pour être parfois massivement diffusée, sa production n’en reste pas moins très artisanale. Dépassant rarement quelques feuillets, les chansons et satires d’actualité que diffusent les camelots sont les héritiers directs de la vieille tradition des occasionnels auxquels le relâchement de la surveillance après la loi de 1881 permet une forme de bref chant du cygne qui retombe avant même la Grande Guerre. Avec les maisons structurellement liées aux groupes de pression et aux mouvements politiques d’une part, et avec celles qui sont spécialisées dans la publication des « écrits du jour » d’autre part, nous sommes en revanche en présence d’une édition ayant pignon sur rue, dont la production s’écoule essentiellement par le réseau des librairies. Avant de montrer le déclin progressif de ces deux types de structure éditoriale, il importe de rappeler leur poids au xixe siècle.
6Le premier type d’édition politico-littéraire est celui qui émane ou qui se rattache aux structures de mobilisation collective. À l’époque où les groupes de pression et les partis politiques sont aussi peu organisés qu’ils le sont au xixe siècle, le caractère institutionnel des maisons d’édition qui s’en réclament est souvent peu affiché. On aurait tort cependant de minorer leur importance, notamment dans le cas de l’édition catholique et de son opposant républicain, puis socialiste. Ces trois cas illustrent une première forme de proximité des registres politiques et littéraires à l’échelle éditoriale, de même qu’un déclin qui, pour être très progressif, n’en est pas moins réel.
7Sauf à s’arrêter à une définition aussi étroite qu’anachronique « du » politique, ou à prendre au pied de la lettre le discours de l’Église affirmant qu’elle ne se mêle pas de politique, il faut d’abord considérer le cas de l’édition catholique. En 1900, et pour longtemps encore, l’Église est en effet l’institution qui dispose de très loin du principal appareil éditorial en France. Pour connaître le détail de ce secteur foisonnant, on dispose du travail de Claude Savart qui s’arrête malheureusement au seuil de la Belle Époque [5]. Au-delà de ses mérites irremplaçables, cette étude présente cependant l’inconvénient d’une approche centrée sur le « livre religieux » qui peut à tort entretenir l’idée que l’édition catholique se résume à cette production. Or, pour reprendre l’expression de l’abbé Bremond évoquant l’édition catholique, le « camp retranché de la Cité de Dieu » [6] ne se contente pas de produire des manuels pour l’enseignement catholique et des livres d’édification ou de dévotion. Il entretient aussi, tout au long du xixe siècle, l’existence d’une production intellectuelle catholique à destination d’un public cultivé qui s’alimente au vivier des nombreux cercles intellectuels de l’Église et dont le caractère politique au sens d’un combat à mener contre des adversaires est souvent clairement affiché. Or, quand Bremond se réjouit en 1906 de voir tomber les murs du « camp retranché », il apparaît nettement que cette « littérature générale » catholique est en rapide déclin, et c’est en partie la conséquence du retrait forcé des clercs de la scène intellectuelle publique qu’entraîne la crise moderniste. À l’époque, Lecoffre n’est plus l’éditeur du catholicisme « libéral », Douniol (l’éditeur du Correspondant), Poussièlgue (celui des Dominicains et des Franciscains) ou Palmé (l’éditeur de la nouvelle école historique catholique au xixe siècle) n’ont plus guère comme héritier dans ce domaine que la nouvelle maison Bloud et Gay. Le catalogue de cette maison où voisinent encore pendant l’entre-deux-guerres les essais de la « Nouvelle Bibliothèque variée », la très sérieuse Histoire littéraire du sentiment religieux de Bremond, et les multiples collections de brochures à destination des fidèles, illustre encore le mélange des registres des belles lettres et de la propagande ou de l’édification. Plus tard, la création des Éditions Spes autour des jésuites de l’Action populaire est encore l’expression d’une volonté de ne pas réduire le livre catholique au livre religieux [7]. Il reste que, chez Spes, la volonté de séparer nettement la production littéraire et savante d’une part, et les activités de propagande d’autre part, telle qu’elle apparaît avec évidence dans un catalogue scindé en deux parties, est le signe d’une évolution. L’essoufflement rapide de la maison Bloud et Gay et le succès très limité des entreprises littéraires de Spes coïncident alors avec la vogue du « livre catholique » en dehors des maisons confessionnelles, dans le cadre de la prétendue « renaissance intellectuelle » catholique récemment étudiée par Hervé Serry [8]. À l’issue d’un processus entamé à la Belle Époque (on pense entre autres à la prise en charge de la cause catholique par une institution comme la Revue des Deux Mondes), la séparation est désormais bien nette entre les publications religieuses de toutes sortes et la littérature générale « catholique », de même qu’entre la propagande (les brochures de l’Action populaire contre la politique laïque du Cartel par exemple) et les autres publications.
8À la même époque, c’est le même processus qui est à l’œuvre dans le camp opposé, républicain d’abord puis, à mesure que le nouveau régime s’enracine, chez son héritier socialiste. Une étude reste à faire sur l’édition républicaine, qui prolongerait les premiers éléments mis au jour par les travaux d’Isabelle Olivero [9], et qui, au-delà des seules entreprises ponctuelles de propagande, s’efforcerait de montrer les effets durables de l’engagement républicain dans le développement de maisons comme Larousse, Pagnerre, Baillière-Alcan [10]. Il reste qu’à la Belle Époque, c’est surtout l’édition socialiste qui prend le relais et qu’il faut mesurer l’essor de celle-ci à l’aune de l’édition républicaine avant 1880 pour éviter le contresens de l’idée d’un phénomène radicalement nouveau d’édition militante. Dans les années 1890, c’est sous la bannière plus ou moins clairement revendiquée du socialisme que les avant-gardes politiques et littéraires se retrouvent souvent autour de nombreux périodiques et des structures éditoriales qu’ils mettent parfois en place [11]. Alors que les structures d’appareil proprement dites se limitent à la production de propagande [12], beaucoup de petites structures mélangent les collections à l’usage du militant et des entreprises intellectuelles plus ambitieuses. On peut citer la « Bibliothèque d’études socialistes » de G. Jacques ultérieurement reprise par Rivière dans le cadre des « Études sur le devenir social » dont Sorel est la figure de proue, la « Bibliothèque du Mouvement socialiste » (puis du « mouvement prolétarien ») ou les « Documents du socialisme » d’Albert Thomas chez le même Rivière, la « Collection de Pages libres » et la « Collection de la Grande Revue », la « Bibliothèque socialiste » de Lucien Herr, l’Encyclopédie socialiste de Compère-Morel chez Quillet, sans parler du cas singulier des « Cahiers de la Quinzaine ». Cette galaxie est un parfait exemple de ce que signifie l’étroite imbrication des logiques politiques et littéraires à l’échelle des structures éditoriales et la proximité encore fréquente du registre de la brochure et du volume. Or, en dehors de quelques cas isolés comme les « Cahiers » de Péguy et la collection de Sorel, le déclin est déjà sensible avant 1914 et il se confirme après-guerre. Les collections citées ne subsistent pour la plupart que sous la forme de bribes aux catalogues Rivière, Rieder et Stock (pour la « Bibliothèque sociologique » des anarchistes), et le relais n’est que très modestement repris par la Librairie de l’Humanité animée par Souvarine jusqu’en 1924, les Éditions de Clarté, ou la Librairie du Travail. Pendant l’entre-deux-guerres, et jusqu’à l’essor des éditions communistes pendant les années trente, l’activité éditoriale de la nébuleuse socialiste reste modeste et le cas des Éditions Rieder est plutôt l’illustration d’une liquidation d’héritage que celui d’un prolongement des pratiques antérieures marquées par l’étroite articulation des registres politiques, littéraires et scientifiques. Quand le Parti communiste s’attellera ensuite à la tâche de construire un véritable appareil éditorial, il est d’ailleurs significatif que – comme dans l’exemple de Spes vu plus haut – il prendra soin de distinguer soigneusement la production de propagande (confiée au Bureau d’éditions) et la « littérature générale » communiste (confiée aux Éditions Sociales Internationales) [13].
9Le deuxième type d’édition politico-littéraire n’est pas toujours facile à distinguer du précédent, mais il se définit moins par le fait de se réclamer explicitement d’un camp (même si c’est parfois le cas) que par la nature d’une production certes écoulée en librairie, mais éphémère par son caractère d’actualité. Ce sont les « écrits du jour », pamphlets, brochures polémiques, mais aussi théâtre et romans d’idées et parfois des volumes plus ambitieux. C’est encore à Jean-Yves Mollier que l’on doit d’avoir attiré l’attention sur ce type d’édition politique largement destiné au public lettré en étudiant le cas de la maison Dentu, fondée sous la Révolution française, et qui développe jusqu’au milieu des années 1880 un commerce florissant d’ouvrages polémiques en faveur du courant légitimiste [14]. Le cas Dentu est un de ceux qui conduisent à remettre le plus en cause l’évidence, très largement erronée pour le xixe siècle, d’une séparation stricte entre la production vulgaire et « populaire » de brochures politiques et la production noble des belles lettres. L’honorable Dentu est libraire « officiel » de la Société des gens de Lettres, c’est lui qui publie le catalogue officiel de l’exposition universelle de 1867, et il écoule une bonne partie de sa production en direction des villes d’eaux où la bonne société européenne aime à résider. Comme les maisons militantes du premier type, la librairie des « écrits du jour » décline cependant à la fin du xixe siècle et aucune autre maison du même genre ne peut se targuer d’un succès équivalent par la suite. Mais le déclin de ce secteur reste très progressif. Au tournant du siècle, les Sauvaître (l’ancien commis de Dentu), Chamuel ou Savine inondent encore le marché d’écrits pamphlétaires et polémiques tout en publiant de nombreux romans. Le dernier cas cité est sans doute le plus célèbre, qui sera à l’origine par sa « Bibliothèque cosmopolite » de la seconde naissance de la Librairie Stock jusqu’ici surtout spécialisée dans le théâtre. Encore pendant l’entre-deux-guerres, les maisons qui associent les « écrits du jour » et les publications littéraires restent nombreuses. Isolées elles pèsent de peu de poids tant les faillites sont rapides dans ce secteur, mais considérées de manière globale, elles représentent une part non négligeable du marché de la librairie. Pour l’entre-deux-guerres on peut citer Bossard, qui exploite le contexte des conférences de la paix pour multiplier les petits volumes consacrés aux affaires internationales tout en publiant par exemple la première édition de la monumentale étude de Charles Andler sur Nietzsche ; mais aussi le pacifiste Delpeuch, le « syndicaliste » Valois, et toutes les petites maisons qui gravitent autour du camp nationaliste (les Éditions Prométhée devenues Nouvelle Librairie Française, les Éditions Rédier où Brasillach et Maulnier font leurs débuts, les Éditions du Siècle…, en attendant Sorlot et les Nouvelles Éditions Latines). Outre la nature de leur production indissociablement polémique et littéraire, toutes ces maisons ont en commun de fleurir sur le terreau de la bohème parisienne, entre le quartier des journaux sur la rive droite et celui des étudiants sur la rive gauche, dans un milieu où se côtoient en permanence les polygraphes de droite comme de gauche et dont la tribune du Club du Faubourg est sans doute l’expression la plus pittoresque [15].
10Si ce secteur de l’édition reste durablement dynamique au point de connaître parfois un regain de vitalité comme dans les années soixante et soixante-dix par exemple en prospérant sur un nouveau public étudiant politisé, il perd cependant ce qui faisait sa spécificité avec le temps. Il est en effet de plus en plus difficile d’associer la publication des brochures politiques et celle des volumes plus « littéraires ». L’exemple de la Nouvelle Librairie Nationale (NLN), la maison d’édition de l’Action française fondée en 1905, est révélateur des difficultés croissantes auxquelles sont confrontées ces maisons. À l’origine, le catalogue de cet éditeur se constitue par l’association des œuvres des maîtres de la rue de Rome publiées en volumes avec une série de petites collections qui reflètent l’activité militante du mouvement (les cours de l’Institut d’Action française, les « Cahiers » du Cercle Proudhon, ceux du Cercle Joseph de Maistre, les « Études sociales et politiques », etc.). Progressivement, la séparation des tâches s’impose entre la stricte propagande confiée à la Librairie d’Action française et le catalogue de la NLN qui se banalise avec le succès consacré par la Grande Guerre et qui ne contient plus que des volumes. Or, en devenant de plus en plus une maison comme les autres par la nature formelle de ses publications, la NLN crée aussi les conditions de sa chute. Au-delà des querelles politiques entre Maurras et le directeur Georges Valois (qui rompt en 1925 pour fonder le Faisceau), les principaux auteurs du catalogue qui se sont fait un nom cèdent aux sirènes des éditeurs mieux installés (Bainville chez Fayard dès 1924, et Maurras chez Flammarion après avoir multiplié les infidélités à son éditeur [16]). Au-delà de cet exemple, toutes les maisons spécialisées dans les « écrits du jour » tendent ainsi à perdre leur spécificité par la nature de leurs publications. Même la guerre – avec l’explosion de la production de brochures politiques patriotiques – confirme cette évolution. Car une fois passée la période de profonde désorganisation des années 1914-1915, on voit les éditeurs relancer leurs collections traditionnelles à partir de 1916 et soigneusement isoler leur production patriotique de circonstance du reste de leur catalogue. Au début des années vingt, l’échec spectaculaire de la multitude de petites collections politiques lancées par presque tous les éditeurs dans la continuité de la guerre confirme l’effacement de la brochure politique et polémique sur le marché de l’imprimé [17].
11Devant ce phénomène et devant le déclin de toutes les structures éditoriales qui entretenaient la confusion des registres politiques et littéraires, faut-il alors parler de rupture à partir de la Belle Époque ? Peut-on conclure à la banalisation du livre politique ou à la dépolitisation du champ de la production intellectuelle destinée au public lettré ? Le phénomène observé à l’échelle des structures éditoriales dès la fin du xixe siècle et confirmé pendant l’entre-deux-guerres serait alors la conséquence des mutations profondes de l’espace intellectuel français, et notamment des processus d’autonomisation croissante des différents pôles qui le constituent : rôle croissant des avant-gardes littéraires et constitution d’un pôle de production restreinte autonome, mutation scientifique de l’institution universitaire, professionnalisation du personnel politique et population sans cesse plus nombreuse de spécialistes et d’experts de la chose publique [18]… Or, il apparaît au contraire que le livre – avec l’ensemble des structures qui contribuent à sa production comme à sa diffusion – est un objet qui manifeste une résistance particulièrement forte à la division des tâches intellectuelles. Contre tout fétichisme des formes matérielles qui conduirait à conclure de manière hâtive au bouleversement des modes de consommation et d’appropriation des objets culturels à partir du seul constat de l’évolution de ces formes, il faut sans doute plutôt raisonner en termes de glissement ou de substitution d’une forme à l’autre. C’est en effet comme cela qu’il faut interpréter le déclin de la brochure au profit du volume dans le domaine de la politique lettrée.
De la brochure au volume : un phénomène de substitution
12Un point commun à toutes les maisons d’édition dont il vient d’être question est l’étroite association des brochures et des volumes dans le processus éditorial. À l’échelle des structures de production et de diffusion, le fossé qui sépare les produits de la « librairie du trottoir » des autres imprimés non périodiques (brochures et volumes) est ainsi bien plus grand au xixe siècle que celui qui distingue les brochures des volumes. Il faut le rappeler au lecteur du début du xxie siècle, enclin à considérer trop vite que la brochure est un produit « archaïque » sans rapport avec le livre au sens noble. Même si c’est dans le secteur politico-littéraire qu’elle est poussée le plus loin, il faut noter qu’on retrouve cette association dans les grandes maisons qui dominent le marché littéraire au xixe siècle. Quand la conjoncture y est favorable, en période de crise politique aiguë notamment, celles-ci n’hésitent pas à passer massivement du volume à la brochure à l’image de Gervais Charpentier en 1848 par exemple, ou encore de Stock pendant l’affaire Dreyfus [19]. Un autre indicateur de ce que les grandes maisons sont loin de négliger la brochure, même en dehors de ces périodes de crises, est la présence d’une rubrique « brochures » dans leur catalogue général : chez Calmann-Lévy ou chez Perrin, on retrouve cette rubrique jusqu’au milieu du xxe siècle. Au sortir de la Grande Guerre, cependant, un éditeur aussi soucieux de contribuer au débat politique que Bernard Grasset se désole de la difficulté d’éditer des brochures politiques dès lors qu’elles sont négligées par les libraires et les critiques [20]. Ce constat rejoint celui fait à propos de l’édition politico-littéraire en déclin dès lors qu’avec la brochure tend à disparaître une des formes de ce qui faisait la spécificité de ce secteur éditorial. La Belle Époque apparaît donc bien comme une rupture de ce point de vue. Mais pour bien mesurer le sens de cette rupture et du retrait progressif de la brochure du marché de la librairie, il faut aller plus loin. L’examen de l’évolution du contenu de la rubrique « Politique, brochures politiques » du Catalogue général de la librairie française permet de mesurer combien, dans le domaine de la politique lettrée, la substitution croissante des volumes aux brochures correspond au glissement progressif d’une forme clairement identifiée comme politique vers une forme plus littéraire.
13Sans couvrir la totalité de la production imprimée française, le Catalogue général de la librairie française est un instrument d’usage courant chez les libraires de la fin du xixe et du début du xxe siècle, qui rassemble la plupart des titres régulièrement commercialisés dans le circuit de la librairie. À la différence de celles de la Bibliographie de la France qui ne cessent d’être remaniées, ses tables présentent l’intérêt de maintenir un cadre de classement stable, au moins jusqu’au seuil des années vingt, ce qui permet de mesurer l’évolution d’une production thématique du milieu du xixe siècle jusqu’à cette époque [21]. Même si la rubrique « Politique, brochures politiques » est loin de réunir tous les ouvrages pouvant être considérés comme politiques à divers titres et qui sont dispersés dans un grand nombre d’autres rubriques thématiques plus fines, la stabilité générale du classement autorise à considérer l’évolution du contenu de cette rubrique comme un bon baromètre des grandes évolutions formelles de la production politique à partir des critères simples que sont le prix, le format et la pagination des ouvrages publiés. Pour repérer ces changements, il faut commencer par se défaire de la première impression de désordre qu’inspire le très grand nombre de formules éditoriales et s’attacher à repérer les quelques formules stables dont la récurrence constitue autant de repères pour le lecteur et l’acheteur d’ouvrages.
14À l’aube de la iiie République, la seule formule vraiment récurrente de l’imprimé politique est la brochure de format in-octavo (celui des revues, par exemple) vendue à un franc. Au-delà du nombre important de brochures qui explique au passage le titre donné à la rubrique et l’étroite association qui est alors faite entre l’imprimé politique et la brochure, ceci confirme l’idée déjà avancée qu’il s’agit d’une forme éditoriale à part entière : la brochure politique est à l’époque un produit relativement standardisé, au même titre que d’autres formes éditoriales régulièrement commercialisées. Mais par la suite, cette forme de référence de l’imprimé politique ne cesse de décliner sans qu’aucune autre formule éditoriale de brochure ne vienne prendre la relève. Si les brochures restent relativement nombreuses jusque pendant l’entre-deux-guerres, elles perdent leur caractère de produit de référence pour se trouver progressivement reléguées aux marges du marché de la librairie, dans le domaine des publications occasionnelles souvent à compte d’auteur, là où la normalisation des formes est la moins grande. On pourrait en voir un autre signe dans le fait qu’au moment de la réorganisation du classement du Catalogue général de la librairie française, au début des années trente, la mention de cette forme disparaît au profit de nouvelles rubriques « politique », « politique internationale », « actualité ».
15En revanche, et dans un mouvement parallèle, le volume in-12 vendu à 3f 50 s’impose à la Belle Époque comme la formule éditoriale dominante de l’imprimé politique. Dans le même temps, la part du livre savant (le grand volume in-8° – le format des thèses et des grandes « bibliothèques » scientifiques – vendu autour de 7f 50) reste faible. La situation des années vingt, bien que difficile à comparer à cause de l’apparition de l’inflation et la modification de classement des derniers volumes du catalogue, apparaît très proche de celle de l’immédiat avant-guerre et de ce point de vue, la rupture constatée à la Belle Époque dure au moins jusqu’à la Seconde Guerre Mondiale. Or, la substitution relativement rapide du volume in-12 à la brochure traditionnelle signifie bien autre chose qu’une simple évolution technique. Elle traduit, dans le domaine de la politique lettrée, l’effacement d’un type d’imprimé spécifiquement politique au profit d’un autre, littéraire celui-là.
16L’invention de la formule éditoriale de l’in-12 moderne [22] est un phénomène bien connu, notamment grâce aux travaux d’Isabelle Olivero sur la « Bibliothèque Charpentier » fondée en 1838 [23]. Comme souvent, c’est la période relativement confuse de l’invention de ce nouveau genre éditorial qu’on connaît le mieux : l’imitation de la formule par Lecou (dont la « Bibliothèque » date de 1847), Hachette (« Bibliothèque des Chemins de fer »), Michel Lévy (« Bibliothèque contemporaine », « Collection Michel Lévy »), etc. [24]. Or, c’est vraiment à la Belle Époque que ce nouveau type d’in-12 devient la forme de référence du marché du livre, stabilisation qui se traduit par un prix unique de 3f 50. « Le » 3f 50 devient alors le format par excellence des nouveautés littéraires, à commencer par le roman, bien sûr, mais aussi de tous les autres genres au sens large de ce qu’on désigne de plus en plus chez les éditeurs comme la « littérature générale ». Si l’on risque une métaphore pour décrire l’ordre des livres à la Belle Époque en prenant comme principal critère de distinction le prix qui détermine très largement le rapport à l’objet-livre, on peut grossièrement le représenter comme une gerbe liée au centre : au sommet, les livres chers (bibliothèques savantes ou éditions bibliophiliques à diffusion restreinte) où la diversité des collections et l’éventail des prix sont considérables, et à la base le livre à bon marché où cette diversité est au moins aussi grande dans un domaine où l’inventivité des éditeurs de la Belle Époque paraît sans limites. Et au milieu, tranchant au contraire par l’uniformité de sa formule, le volume in-12 à 3f 50 de référence, le plus souvent rassemblé dans les énormes collections des éditeurs de « littérature générale ». Avant 1914, la différenciation des produits est en effet très faible dans ce domaine qui constitue le cœur du marché de la librairie. Tout au plus peut-on parfois constater une distinction par la couleur des couvertures (le jaune pour la littérature au sens strict, le bleu pour ce qu’on appellerait aujourd’hui les essais, chez Plon ou Perrin par exemple), et les véritables collections mieux identifiables par le choix plus sélectif d’un genre ou par la présence d’un directeur de collection se comptent sur les doigts d’une main (la série in-12 de la « Bibliothèque d’histoire contemporaine » d’Alcan, par exemple, ou la « Bibliothèque de philosophie scientifique » de Le Bon chez Flammarion). C’est donc dans ce domaine par excellence de la « littérature générale » à destination d’un public lettré élargi (le fameux « grand public cultivé » des éditeurs) que se trouve de plus en plus souvent publié, à la Belle Époque, le livre politique au côté des romans, livres d’histoire, de critique, récits de voyage, etc.
17Or, l’intérêt du modeste indicateur mobilisé plus haut qu’est la table des matières du Catalogue général de la librairie française est précisément de suggérer qu’il s’agit là d’un phénomène de substitution à l’intérieur d’une même catégorie du « livre politique ». En glissant de la brochure vers le volume « littéraire », le discours politique à destination du public lettré prend la forme de l’« essai », une catégorie dont la première moitié du xxe siècle est justement le moment d’émergence et dont la fonction est de réunir sous une même étiquette une série de genres (politique, histoire, critique, récits de voyages, etc.) dont la nécessité ne s’était pas fait ressentir de les regrouper jusque-là [25]. Dans un contexte marqué par des phénomènes structurels aussi massifs que l’explosion du lectorat et de la production imprimée d’une part, ou que l’autonomisation croissante des pôles de production intellectuelle d’autre part, l’apparition d’étiquettes et de catégories nouvelles de classement comme la « littérature générale » ou l’« essai » peut être analysée comme une réponse et une forme de résistance aux menaces que ces phénomènes font peser sur l’identité d’une culture lettrée à la fois « générale » et distinguée. En effet, tout se passe comme si le double phénomène d’expansion du lectorat d’une part, et d’émergence de pôles de production scientifique et littéraire autonomes d’autre part, avait provoqué en retour la nécessité d’inscrire dans les formes, beaucoup plus fortement que par le passé, la double distinction de la culture lettrée vis-à-vis des productions intellectuelles vulgaires (« populaires ») ou spécialisées. Dans cette perspective, l’affirmation d’une forme apparemment aussi banale et évidente que le volume in-12 serait rien moins qu’un signe parmi d’autres de la continuité à la fin du xixe et au xxe siècle de l’espace public tel qu’il fonctionne au moins depuis le xviiie siècle comme la communauté des hommes éclairés.
18La politique lettrée est en tout cas un domaine où se manifeste avec une force particulièrement vive cette continuité. À l’échelle strictement matérielle, le glissement de la brochure vers l’essai apparaît moins comme l’expression d’une rupture ou d’une quelconque dépolitisation des formes de la culture lettrée que comme la persistance, sous une autre forme, d’une confusion des registres politiques et littéraires. Alors que cette confusion passait très largement par l’existence de structures éditoriales à la fois militantes et littéraires, elle se trouve désormais inscrite dans les formes mêmes, au sein des collections dites « littéraires » au sens très large que les éditeurs persistent à donner à ce terme. Pour en prendre l’exacte mesure, il faut dépasser l’échelle des formes matérielles et des structures de production pour considérer la dispersion du discours politique dans une foule de genres concurrents et dont la concurrence même exprime l’importance de l’enjeu politique pour tous les pôles du champ de production intellectuelle dont la culture lettrée et l’accès au « grand public cultivé » constituent le terrain de la confrontation.
Distinction et concurrence des genres de la politique lettrée
19Dans la redistribution des catégories de classement des objets culturels qui commence à la Belle Époque (émergence des notions de « littérature générale », de la catégorie de l’« essai »…), il n’y a pas de stricte équivalence entre la brochure politique et ce qui serait l’« essai politique ». Autant la première est une forme aisément identifiable et un instrument pratique de classement du discours politique, autant le second reste introuvable en l’absence des opérations qui permettraient de consacrer son existence en tant que classe de textes publiés : peu ou pas de collections spécifiques, de rubriques critiques spécialisées, d’anthologies ou de prix consacrés au livre ou à l’essai politique [26]. La dispersion du discours politique lettré dans un grand nombre de genres peut d’ailleurs alimenter l’inépuisable jeu d’impositions ou de dénégations (ceci est politique ou n’est pas politique) auquel donnent lieu les productions intellectuelles. Mais pour nous, il importe surtout de constater que les genres sont inégalement propices à l’expression d’un discours politique d’un pôle à l’autre du champ intellectuel. Plus généralement, d’ailleurs, et dans un contexte d’uniformisation des produits de la culture lettrée dans le cadre formel du volume in-12, la Belle Époque et l’entre-deux-guerres correspondent à une période où les genres deviennent, beaucoup plus qu’auparavant, des instruments de distinction entre les pôles du champ intellectuel. Une des réponses à la « crise du roman » [27] est ainsi l’affirmation d’une distinction croissante des genres secondaires (par opposition aux genres dominants du roman, de la poésie ou du théâtre), qui s’exprime par exemple dans la multiplication des collections génériques et l’organisation des catalogues d’éditeurs par genres, ou bien encore par l’habitude croissante de classer par genres la production « du même auteur » dans les pages de garde des ouvrages (alors que la tradition privilégiait plutôt le classement par éditeur). C’est par la distinction et par la concurrence des genres que passe en grande partie la lutte pour les critères de légitimité et de consécration du discours politique lettré.
20Comme l’a montré Gisèle Sapiro [28], le rapport au politique est un domaine où se manifestent avec une force particulièrement nette les oppositions structurantes du champ littéraire (et sans doute, au-delà, de l’ensemble du champ de production intellectuelle). Ces oppositions se traduisent au moins autant en termes d’opinions et de prises de positions dans le débat public qu’en termes de genres ou de formes prises par ces opinions et ces prises de position. Par le partage et la mise en scène des genres qu’ils opèrent en distinguant les formats et les collections, les catalogues d’éditeurs indiquent la hiérarchie des genres propre à chaque pôle du champ. De ce point de vue, l’entre-deux-guerres constitue une période privilégiée dans la mesure où, beaucoup plus qu’avant 1914, les éditeurs multiplient les collections spécifiques, consacrées à un genre particulier. Alors que jusqu’ici la collection était surtout un instrument de classement et de promotion des ouvrages par le prix (ce qu’elle reste évidemment par ailleurs), elle est de plus en plus souvent utilisée pour distinguer entre eux les objets nobles de la culture lettrée, et notamment ces in-12 vendus à 3f 50 avant-guerre et groupés jusque-là pêle-mêle sous une forme peu différenciée. C’est l’époque où apparaissent les collections de biographies, de littérature étrangère, de critique, d’actualité, de reportage (la liste est presque infinie comme l’inventivité des éditeurs de l’entre-deux-guerres dans ce domaine).
21Sans qu’il soit possible d’entrer ici trop avant dans le détail, il suffit par exemple de relever qu’un éditeur très proche du pôle académique comme Plon utilise le jeu des formats et des collections pour mettre en valeur la production des grandes figures du Quai Conti et des hommes d’État à travers le grand format in-8° des mémoires et le petit format de la « série in-8° 1/4 colombier » où sont publiés entre autres les textes du cérémonial académique (éloges, discours de commémoration). Un des registres privilégiés du discours politique académique est ainsi le portrait ou l’autoportrait du grand homme dont la geste est porteuse d’une morale du devoir et qui confine à l’histoire, autre mode privilégié d’expression du discours politique de ce pôle [29]. Au pôle de grande production, celui dont l’Académie Goncourt est l’institution de référence, c’est le roman qui reste dominant, y compris dans le registre politique, et les autres genres pratiqués (comme le pamphlet, par exemple) sont très souvent vantés comme pouvant se lire « comme des romans » et presque toujours mêlés au genre dominant dans les grandes collections peu différenciées (le catalogue Albin Michel est un des plus caractéristiques de ce point de vue). À l’opposé, c’est du côté des éditeurs proches du pôle de production restreinte que la segmentation des catalogues par les collections génériques est la plus grande et c’est là qu’apparaît l’opposition structurante entre l’« essai » et le « document » qui répond directement à la volonté d’inscrire dans l’ordre éditorial le partage entre la littérature au sens restreint (« pure », si l’on veut, mais le terme n’a pas grand sens) des autres catégories de discours moins valorisées et pourtant indispensables à l’établissement d’un catalogue vraiment « général ». Ce partage conduit moins à l’exclusion du discours politique hors du champ de la littérature (du côté du « document ») qu’à la distinction explicite de deux modes d’expression et de valorisation de ce discours : d’un côté la valeur formelle et inspirée de la littérature et de l’autre la valeur d’actualité [30].
22Toutes ces oppositions de genres inscrites dans l’ordre éditorial traduisent l’opposition des critères de jugement du champ de production intellectuelle, mais on aurait tort de les durcir en considérant qu’elles segmentent la production en autant de domaines strictement séparés. Le cas de la politique est sans doute un des domaines où se manifeste avec la plus grande évidence combien l’usage éditorial des genres traduit au contraire la concurrence générale des producteurs intellectuels pour le discours légitime auprès du grand public cultivé. Le caractère flou des étiquettes génériques qui ne valent que par le système spécifique et mobile de chaque catalogue permet en effet tous les jeux de frontières par lesquels s’exprime l’unité relative de la « littérature générale » et au-delà, de la culture lettrée.
23Pour ne citer que celui-là, le cas du récit de voyage, tantôt désigné comme « enquête » et tantôt qualifié de « [grand] reportage », est un parfait exemple des modes à la fois différenciés et concurrents d’énonciation du discours politique. Le « voyage » est un genre dont la tradition mêle à la fois des enjeux scientifiques, littéraires et politiques sans cesse réactivés au gré des modes [31]. À la charnière des xixe et xxe siècles, c’est un genre qu’aucun pôle du champ intellectuel ne néglige, mais à chaque fois sous une forme spécifique dont la valorisation suppose la dévalorisation des formes concurrentes. Du côté du pôle académique, c’est l’habitude ancienne de la Revue des deux mondes, relancée par Brunetière, d’envoyer les nouvelles recrues de la revue à l’étranger (Charles Benoist, Georges Goyau, André Bellessort dans les années 1890 [32], dont Maurice Pernot ou les frères Tharaud pendant l’entre-deux-guerres peuvent être considérés comme les héritiers) pour en rapporter des récits qui affectent de délaisser le pittoresque facile au profit de l’exposé des grands problèmes du monde et profitent souvent de l’occasion pour émettre sous la forme neutralisée de l’enquête un jugement sur la situation politique de la France. Au pôle de grande production, c’est le succès spectaculaire des grands reporters de l’entre-deux-guerres dont Albin Michel (avec Albert Londres) et les Éditions de France (autour d’Henri Béraud) se partagent l’essentiel des bénéfices [33]. Au pôle de production restreinte, c’est le récit engagé, dénonçant notamment les excès de la colonisation, qui s’impose comme la forme ajustée du genre aux critères de jugement de ce milieu dénonçant à la fois l’exotisme et la recherche de l’« utilité » bien pensante (on pense bien sûr au Voyage au Congo d’André Gide, mais aussi aux reportages d’Andrée Viollis publiés chez Gallimard et Grasset).
24Le voyage n’est qu’une forme parmi d’autres d’énonciation du discours politique dans le domaine de la culture lettrée, qui montre bien la divergence et la concurrence des formes de ce discours. Mais plus largement, la capacité à inventer les formes légitimes d’un discours politique – au regard des positions de chacun dans le système des goûts – est un véritable impératif pour tous les éditeurs ayant la prétention d’occuper le terrain de la « littérature générale ». À deux pôles opposés du champ intellectuel, celui de la science et celui de la littérature dite « pure », le cas des Éditions Alcan et de la Nouvelle Revue Française illustrent cette nécessité d’occuper le terrain politique tout en ménageant les valeurs et les critères de jugement des milieux dont ces éditeurs sont les porte-parole.
25À la différence des éditeurs de pure érudition, la maison Alcan n’a jamais cessé d’investir le terrain du livre politique. Outre l’héritage déclinant du fonds Pagnerre, grand éditeur républicain du xixe siècle, c’est longtemps à travers les essais des collections phares de la maison (« Bibliothèque de philosophie contemporaine » et surtout « Bibliothèque d’histoire contemporaine ») qu’étaient publiés les ouvrages visant le grand public lettré et contribuant au débat sur les questions politiques du moment. La maison jouait notamment sur les doubles séries de ces collections, entre les in-8° plus érudits et les in-12 plus liés à l’actualité et où l’on retrouvait les ouvrages de nombreux journalistes plus ou moins engagés ou d’experts plus ou moins liés aux différents partis politiques. De ce point de vue, la période de l’entre-deux-guerres fait la preuve de l’absolue nécessité ressentie par cet éditeur universitaire d’occuper le terrain de l’essai politique : devant la rigueur croissante des normes de publication scientifique qui se traduit notamment par l’expulsion progressive des publicistes des anciennes collections (et le déclin parallèle des séries in-12), Alcan n’a de cesse de chercher le cadre éditorial permettant de continuer à accueillir leur production, notamment à travers la construction chaotique d’une collection de « Questions actuelles », puis « Série vert jade », puis enfin « Questions du temps présent ».
26À l’opposé du pôle universitaire, le cas de la Nouvelle Revue Française est lui aussi éclairant quant à cet impératif politique. Il s’agit moins là de revenir sur l’usage par la maison Gallimard de la segmentation du catalogue pour publier les auteurs et les genres que la revue méprise, que de la recherche permanente par la revue elle-même, à partir de 1919 au moins, d’une forme de discours politique conforme aux canons qu’elle professe. L’idée généralement admise d’une politisation tardive de la Nouvelle Revue Française dans les années trente relève en effet d’une polarisation excessive autour de la notion d’engagement. À bien y regarder, en effet, c’est dès la Grande Guerre que s’exprime dans l’équipe de la revue l’idée que pour devenir « grande », celle-ci doit élargir son propos et aborder les questions politiques [34]. Et si les divisions au sein de l’équipe imposent de reprendre la publication en 1919 autour de l’idée de « démobilisation » des esprits, cela n’empêche pas la Nouvelle Revue Française de chercher activement pendant toutes les années vingt le registre d’un discours politique ajusté au capital symbolique spécifique qu’elle a accumulé précédemment. C’est l’objet des prises de position européennes de Jacques Rivière, des débats internes publiés dans la revue sur les questions du « parti de l’intelligence » ou de l’opportunité de la « reconnaissance à Dada », des nombreuses chroniques qu’Albert Thibaudet consacre à la littérature politique, des « notes » de littérature étrangère où Benjamin Crémieux (pour l’Italie) et Félix Bertaux (pour l’Allemagne), notamment, abordent les débats politiques, mais aussi des articles isolés de Valéry sur la « Crise de l’esprit », d’Alain sur la guerre, de Pierre Hamp, de Keynes, ou encore de la tentative peu durable d’introduire la collaboration d’un sociologue comme Raymond Lenoir. Considérés isolément, chacun de ces textes pèse de peu de poids, mais ajoutés les uns aux autres, ils montrent une recherche aussi hésitante que constante pour trouver le bon registre permettant d’aborder la politique. C’est finalement la Trahison des clercs – elle occupe, de réponses en contre-réponses, au moins pendant deux ans les pages de la revue – qui donne à partir de 1927 la clé de cette posture longtemps cherchée dans le domaine politique. Si, à ces cas emblématiques, on ajoute le constat que, chez les grands éditeurs parisiens, le dynamisme littéraire et la capacité d’attirer de nouveaux auteurs semblent aller de pair avec la volonté d’occuper le terrain des livres politiques (le contraste est net, de ce point de vue, entre Plon et les maisons déclinantes comme Calmann-Lévy ou Fasquelle pour ne citer que les éditeurs les plus proches), la tentation est grande de conclure au caractère général d’un impératif politique dans le domaine de la culture lettrée.
27Au point que c’est finalement la politique elle-même – catégorie pourtant mineure dans ce domaine au regard de celles, beaucoup plus consacrées, de la « littérature » ou de la « science » – qui donne peut-être une des clés pour comprendre cet objet curieux qu’est la « littérature générale » et qui se révèle tout autre chose qu’une simple catégorie de l’entendement professionnel des éditeurs et des libraires. Par-delà tout ce qui les sépare, les genres très différents qui se trouvent regroupés sous cette étiquette ont en commun de pouvoir se prêter à l’expression d’un discours politique et de contribuer au débat lettré dans sa dimension politique. Le registre politique est en tout cas celui où s’exprime le mieux – à condition de ne pas le réduire à l’engagement – la concurrence de tous les pôles du champ de production intellectuelle et leur convergence sur le même terrain du grand public cultivé, alors que par ailleurs les critères du jugement et de la consécration ont tendance à diverger à mesure que s’affirme l’autonomie relative des univers professionnels qui composent ce champ.
Les formes au service du bon goût politique
28Un des principaux apports de l’étude de Dominique Reynié sur l’opinion publique fut d’insister sur la rupture que constituèrent, dans le domaine de la censure, la fin de l’Ancien Régime et le passage de la police des textes à la police des formes [35]. Au xixe siècle, l’attention du pouvoir fut d’abord portée sur les formes de l’opinion, et donc ses formes de publication. Indépendamment de son contenu, c’est au nom des effets qu’elle pouvait avoir sur le plus grand nombre que l’affiche était plus surveillée que le périodique, le périodique plus que la brochure, et la brochure plus que le volume. Ce rappel est nécessaire pour prendre la mesure de l’évolution des formes du discours politique lettré. À mesure que la brochure devient l’objet d’une possible diffusion de masse, et à mesure que se développent toutes les autres formes d’imprimés à bon marché, elle peut de moins en moins prétendre relever de la culture lettrée et distinguée. Dans un domaine où les évolutions sont par définition lentes, la Belle Époque constitue donc une rupture dans la mesure où cette forme spécifique du discours politique tend à disparaître en tant que forme lettrée. Son remplacement progressif par le volume in-12, forme « littéraire » de référence, correspond au glissement d’une distinction des discours politiques par le format dans un contexte de confusion éditoriale des registres politiques et littéraires, vers une distinction par le genre à l’intérieur d’un système éditorial plus spécifiquement « littéraire ».
29Mais cette rupture ou cette évolution ne doit pas masquer une continuité plus importante. C’est en effet le principal enseignement qu’on peut tirer de l’étude des formes et des cadres éditoriaux de la production intellectuelle que de montrer, contre nombre d’idées reçues, la permanence et l’importance du discours politique au cœur de la culture lettrée. De part et d’autre de la Belle Époque, c’est la même articulation étroite des registres politiques et littéraires que l’on retrouve – quoique sous des formes différentes –, comme si la culture lettrée offrait une double résistance à l’extension du lectorat (menace de vulgarité) et à l’autonomie croissante des pôles de production intellectuelle (menace d’éclatement). Fortement inscrite dans les formes matérielles, la notion éditoriale indigène de « littérature générale » émerge à cette époque face à ce double défi. Bien plus qu’une simple et curieuse manie professionnelle, cette notion est un signe tangible de la permanence d’une culture lettrée, « générale », une culture de l’honnête homme résistant à la division des tâches intellectuelles. Et ce que montre l’étude des formes de la politique lettrée, c’est le rôle éminent que joue la politique pour entretenir cet impératif durable de généralité. Au-delà des prises de position partisanes ou de l’engagement explicite des auteurs, et malgré le nombre limité d’ouvrages revendiquant l’étiquette « politique », c’est par la référence à l’actualité et aux enjeux politiques du moment que des discours par ailleurs fort éloignés dans leur forme et leur propos – les uns se réclament de la science, les autres des lettres – se rejoignent pour prétendre contribuer au débat public « général » et distingué.
30Une manière d’échapper au jargon professionnel de l’édition pourrait donc être de considérer la « littérature générale » comme une production « politique et littéraire », au sens qu’a cette formule pour désigner les revues – puis, de plus en plus, les hebdomadaires – précisément considérées comme « générales » et qui s’adressent au même « grand public cultivé ». Toutes ces revues ont en commun de mettre en avant un discours politique de bon goût et d’inscrire dans les objets matériels la distinction entre la politique au sens dit « noble » de la politique dite « politicienne », pour reprendre des termes actuels. Par-delà toutes les oppositions de forme et de contenu, tous les produits de la culture lettrée revendiquent le même service de l’intérêt général (utilité publique pour les uns, intérêt supérieur des lettres pour les autres). Ils manifestent la même répugnance à se frotter aux péripéties de la vie politique intérieure au profit des questions et des enjeux de politique internationale, ainsi que la même tendance à monter les enjeux politiques en généralité, en termes de « civilisation » notamment. Ils manifestent enfin la même tendance à la neutralisation des opinions ou des idées comme choix politiques au profit d’une vision documentaire et distanciée des « directions » d’une époque ou de l’« esprit du temps ». Y compris lorsqu’il s’agit de pamphlets ou d’ouvrages doctrinaux dont le mauvais goût qui pourrait découler de leur violence ou de leur caractère radical n’a aucune commune mesure lorsqu’il est publié en première page d’un quotidien et lorsqu’il paraît sous la forme du volume dans une collection « littéraire ».
31S’il n’est pas question d’invoquer une quelconque « vérité » des formes opposée aux « illusions » d’un regard trop exclusivement concentré sur les producteurs eux-mêmes (les effets de champ existent, et ils orientent une bonne partie du jeu sur les formes), l’attention portée aux cadres formels de la production intellectuelle permet de rééquilibrer le regard porté sur cette production, notamment du côté de ceux à qui elle est (supposée) destinée. Dans le domaine du discours politique, elle conduit notamment à souligner la forte continuité, du xviiie au xxe siècle, d’une représentation élitiste et distinguée de l’opinion publique [36].
Notes
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[1]
Pour reprendre la raison sociale d’une maison d’édition bibliophilique de l’entre-deux-guerres.
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[2]
Roger Chartier, L’ordre des livres. Lecteurs, auteurs, bibliothèques en Europe entre xvie et xviiie siècles, Paris, Alinéa, 1991.
-
[3]
L’essentiel du matériel et des analyses proposées ici sont tirés de notre thèse d’histoire, La politique lettrée en France. Les essais politiques (1919-1932), Paris, Université de Paris I, 2001.
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[4]
Cf. Jean-Yves Mollier, « La Librairie du trottoir à la Belle Époque », in Id. (dir.), Le commerce de la librairie en France au xixe siècle, 1789-1914, Paris, Imec Éd.-Éd. de la Maison des sciences de l’homme, 1997, p. 233-241.
-
[5]
Claude Savart, Les catholiques en France au xixe siècle. Le témoignage du livre religieux, Paris, Beauchesne, 1985.
-
[6]
Cf. Henri Brémond, La littérature religieuse d’avant-hier et d’aujourd’hui, Paris, Bloud, 1906, cité in C. Savart, ibid., p. 248.
-
[7]
Cf. Paul Droulers, Politique sociale et christianisme. Le père Desbuquois et l’Action populaire, II, (1919-1946), Paris, Éd. ouvrières, 1981.
-
[8]
Cf. Hervé Serry, L’invention de l’écrivain catholique. Le mouvement de la « renaissance littéraire catholique » (1880-1933). Contribution à une sociologie du renouveau, thèse de sociologie, Nanterre, Université de Paris X, 2000.
-
[9]
Cf. Isabelle Olivero, L’invention de la collection. De la diffusion de la littérature et des savoirs à la formation du citoyen au xixe siècle, Paris, Éd. de l’Imec-Éd. de la Maison des sciences de l’homme, 1999, et Id., « Les propagandes catholiques et républicaines dans la librairie au début de la iiie République », in J.-Y. Mollier (dir.), Le commerce de la librairie, op. cit., p. 243-253.
-
[10]
Sur ce dernier, cf. Valérie Tesnière, Le Quadrige. Un siècle d’édition universitaire. 1860-1968, Paris, Puf, 2001.
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[11]
Cf. Christophe Charle, Naissance des « intellectuels ». 1880-1900, Paris, Éd. de Minuit, 1990, p. 82-137, et Christophe Prochasson, Les intellectuels, le socialisme et la guerre, 1900-1938, Paris, Éd. du Seuil, 1993, p. 15-93.
-
[12]
Cf. Frédéric Cépède, Les maisons d’édition du Parti socialiste (1905-1939), mémoire de maîtrise, Paris, Université de Paris I, 1996.
-
[13]
Cf. Marie-Cécile Bouju, « Le PCF, le livre et la lecture (1920-1939) », Cahiers d’histoire, 65, 1996, p. 5-27.
-
[14]
Cf. Jean-Yves Mollier, L’argent et les lettres. Histoire du capitalisme d’édition, 1880-1920, Paris, Fayard, 1988, p. 299-318.
-
[15]
Cf. S. Lemercier, Le Club du Faubourg, tribune libre de Paris. 1918-1939, mémoire, Paris, IEP, 1995.
-
[16]
Cf. Bruno Goyet, « Charles Maurras, homme de lettres », Cahiers d’histoire, 65, 1996, p. 29-44.
-
[17]
Sur ces deux points, cf. Ph. Olivera, thèse citée, p. 163-168 et 564-575.
-
[18]
Voir les travaux de Christophe Charle, La crise littéraire à l’époque du naturalisme. Roman, théâtre, politique, Paris, Presses de l’École normale supérieure, 1979 ; Id., Naissance des intellectuels, op. cit. ; Id., La République des universitaires. 1870-1940, Paris, Éd. du Seuil, 1994.
-
[19]
Cf. Isabelle Olivero, L’invention de la collection au xixe siècle, thèse d’histoire, Paris, EHESS, 1994, p. 113, et Jean-Yves Mollier, « La bataille de l’imprimé », in Les représentations de l’affaire Dreyfus dans la presse en France et à l’étranger, Tours, Publications de l’Université François Rabelais, 1997, p. 15-28.
-
[20]
Lettre à Paul d’Estournelles de Constant, juin 1920, citée in Gabriel Boillat, La Librairie Bernard Grasset et les lettres françaises, II, Le temps des incertitudes (1914-1919), Paris, Champion, 1988, p. 69.
-
[21]
Créé et publié par le libraire Otto Lorenz à partir de 1867, repris ensuite par D. Jordell entre 1885 et 1922, puis par H. Stein et E. Champion de 1924 à 1934 (deux tout derniers volumes sont publiés en 1945 par le Service bibliographique de la maison Hachette), ce catalogue divisé en deux parties « auteurs » et « matières » couvre la période 1840-1925. Les volumes utilisés ici sont les volumes XI (1876-1885, « matières », publié en 1888), XVI-XVII (1891-1899, « matières », 1905-1906), XXV (1910-1912, « matières », 1916) et XXXIII-XXXIV (1922-1925, « matières », 1945). Les années retenues pour la comparaison sont les années 1876-1878, 1892-1895 et 1910-1912.
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[22]
Il s’agit plus précisément du format in-18 grand jésus dit « anglais », que les catalogues bibliographiques continuent cependant le plus souvent par désigner comme « in-12 ».
-
[23]
Cf. I. Olivero, L’invention de la collection…, op. cit.
-
[24]
Cf. Jean-Yves Mollier, « Le rôle de la littérature populaire dans l’évolution des maisons d’édition parisiennes au xixe siècle », in La Lecture et ses publics à l’époque contemporaine. Essai d’histoire culturelle, Paris, Puf, 2001, p. 11-47.
-
[25]
Cf. Philippe Olivera, « Catégories génériques et ordre des livres : les conditions d’émergence de l’essai pendant l’entre-deux-guerres », Genèses. Sciences sociales et histoire, 47, juin 2002, p. 84-106.
-
[26]
L’échec flagrant de la tentative du journal L’Europe nouvelle de Louise Weiss d’imposer en 1928 un prix du « livre politique » dans le paysage des prix littéraires en est une bonne illustration (cf. Ph. Olivera, thèse citée, p. 28-96).
-
[27]
Cf. Michel Raimond, La crise du roman, des lendemains du naturalisme aux années vingt, Paris, Corti, 1966, 4e éd. 1985. Pour ne donner qu’un exemple des innombrables jugements sur les excès du recours au roman et de la valorisation parallèle de l’essai contre la « supercherie » d’avoir voulu « répandre des idées sous le couvert de la fabulation », voir Ernest Florian-Parmentier, La littérature et l’époque. Histoire de la littérature française de 1885 à nos jours, Paris, Figuière, 1914, p. 536-537.
-
[28]
Gisèle Sapiro, La guerre des écrivains. 1940-1953, Paris, Fayard, 1999.
-
[29]
Ibid., p. 249 sq.
-
[30]
Cette opposition qui ne fonctionne alors que pour ce pôle du champ intellectuel est très exactement celle que Roland Barthes formule de manière beaucoup plus générale plus tard avec sa fameuse distinction de l’« écrivain » et de l’« écrivant » (cf. « Écrivains et écrivants », Arguments, 20, 1960, p. 41-44).
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[31]
Voir par exemple Daniel Roche, Humeurs vagabondes. De la circulation des hommes à l’utilité des voyages, Paris, Fayard, 2003.
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[32]
Cf. Thomas Loué, La Revue des deux mondes de Buloz à Brunetière, thèse d’histoire, Paris, Université de Paris I, 1998, p. 540-541.
-
[33]
Sur la fortune du grand reportage pendant l’entre-deux-guerres, cf. François Naud, Des envoyés spéciaux aux grands reporters. 1920-1930, thèse d’histoire, Paris, EHESS, 1996.
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[34]
Voir par exemple les lettres à Jacques Rivière de Jean Schlumberger ou de Paul Claudel citée par Jean Lacouture, Une adolescence du siècle. Jacques Rivière et la Nouvelle Revue Française, Paris, [Éd. du Seuil, 1994], Gallimard, coll. « Folio », 1997, p. 365 et 378.
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[35]
Dominique Reynié, Le triomphe de l’opinion publique. L’espace public français du xvie au xxe siècle, Paris, Odile Jacob, 1998. Voir notamment p. 318-319, la critique de la notion d’« espace public démocratique » d’Habermas et Koselleck, à travers l’impensé majeur de cette notion qu’est « l’exigence de distance entre l’espace public et l’espace social, entre l’opinion et l’action, entre la liberté de dire et l’interdiction de faire réalisant d’autorité la neutralisation des effets susceptibles d’être attachés à l’exercice de la liberté d’opiner, tout en permettant à l’autorité d’en retirer un surcroît de légitimité ».
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[36]
Voir Keith M. Baker, « Politique et opinion publique sous l’Ancien régime », Annales ESC, janvier-février 1987, p. 41-71.