J’aime les épitaphes des artistes, même si toujours une petite prévention s’attache à l’idée qu’un artiste puisse être soucieux de sa postérité jusqu’à préméditer sa pierre tombale, comme un vulgaire monarque. L’épitaphe de Keats, bien sûr, tout le monde l’aime (« Here lies One Whose Name was writ in Water » – « Ci-gît celui dont le nom était écrit sur l’eau »), mais par-dessus tout celle de Rilke : « Rose, oh reiner Widerspruch, Lust, Niemandes Schlaf zu sein unter soviel Lidern » – « Rose, ô pure contradiction, volupté de n’être le sommeil de personne sous tant de paupières ». Les derniers mots revendiqués de Rilke, sous des airs très faussement bucoliques, sont une réponse par-delà les siècles au Kant de la Critique de la faculté de juger (« la rose que je vois, je déclare par un jugement de goût qu’elle est belle. Au contraire, le jugement qui procède de la comparaison de nombreux jugements singuliers : “les roses en général sont belles”, n’est plus un jugement esthétique mais […] un jugement logique fondé sur un jugement esthétique ») et au Silesius du Voyageur chérubinique (« La rose est sans pourquoi, elle fleurit parce qu’elle fleurit / n’a pour elle-même aucun soin, – ne demande pas : Suis-je regardée ? »). Rilke ne s’interroge ni sur la contradiction qu’il y a à formuler, sur une rose, un jugement esthétique subjectif qui prétend à l’universalité, ni sur la légitimité à proclamer belle la rose en général, ni sur le mystère divin qui fait exister une fleur dans sa splendeur, sans que cette dernière nous soit précisément destinée : d’un revers de plume il balaie la poussière dorée de la philosophie et de la mystique, et nous dit simplement la rose et le pourquoi de l’amour que nous lui portons…
Mise en ligne 01/02/2024