Notes
-
[1]
RALLU, Jean-Louis, “L’étude des migrations de retour : données de recensement, d’enquête et de fichiers”, in : PETIT, Véronique (sous la direction de), Migrations internationales de retour et pays d'origine, Paris : Les collections du CEPED, 2007, pp. 47-56 (voir p. 48).
-
[2]
DUMONT, Jean-Christophe ; SPIELVOGEL, Gilles, “Partie III. Les migrations de retour : un nouveau regard”, in : OCDE, Perspectives des migrations internationales, Paris : Éditions de l’OCDE, 2008, pp. 181-246 (voir p. 183).
-
[3]
BRUTEL, Chantal, L’analyse des flux migratoires entre la France et l’étranger entre 2006 et 2013. Un accroissement des mobilités, Paris : INSEE, 2015, 4 p.
-
[4]
BRÉANT, Hugo, “Retours sur capital(e). Socialiser les émigré·e·s au retour”, Actes de la recherche en sciences sociales, vol. 5, no 225, 2018, pp. 54-66.
-
[5]
BIDET, Jennifer, “Déplacements. Migrations et mobilités sociales en contexte transnational”, Actes de la recherche en sciences sociales, vol. 5, no 225, 2018, pp. 67-82.
-
[6]
PEUGNY, Camille, Le déclassement, Paris : Éd. Grasset, 2009, 173 p. (voir pp. 51-58).
-
[7]
OCDE, “Chapitre 2. L’intégration des immigrés et de leurs enfants sur le marché du travail : développer, mobiliser et utiliser les compétences”, Paris : Éditions de l’OCDE, 2014, pp. 37-146.
-
[8]
RALLU, Jean-Louis, “L’étude des migrations de retour : données de recensement, d’enquête et de fichiers”, op. cit. (voir p. 51).
-
[9]
80 % de nos enquêtés se sont réinstallés entre 25 et 45 ans, et seuls 5 % d’entre eux sont revenus après 50 ans.
-
[10]
Parmi les enquêtés togolais, 71 % des émigrés de retour et 72 % des émigrés ont au minimum un diplôme de niveau bac +4. Chez les enquêtés comoriens, ce taux passe de 19 % (émigrés) à 25 % (émigrés de retour).
-
[11]
En immigration, ces enquêtés étaient étudiants (35 %), professions intermédiaires (19 %), cadres et professions intellectuelles supérieures (15 %), employés (13 %) ou encore commerçants et chefs d’entreprise (8 %). Après leur réinstallation, ils occupent des positions professionnelles plus élevées : cadres et professions intellectuelles supérieures (22 %), commerçants et chefs d’entreprise (22 %), cadres de la fonction publique et professeurs (17 %), professions libérales (13 %) et professions intermédiaires (8 %).
-
[12]
BANÉGAS, Richard ; WARNIER, Jean-Pierre, “Nouvelles figures de la réussite et du pouvoir”, Politique africaine, vol. 2, no 82, 2001, pp. 5-23 (voir p. 9).
-
[13]
BEHAR, David, “Les voies internationales de la reproduction sociale. Trajectoires migratoires en grande bourgeoisie turque”, Revue européenne des migrations internationales, vol. 22, no 3, 2006, pp. 39-78 (voir p. 40).
-
[14]
LIGNIER, Wilfried, “Comment rester dominant ? Les classes supérieures face aux incertitudes de leur reproduction”, Savoir/Agir, vol. 4, no 26, 2013, pp. 51-56 (voir p. 52).
-
[15]
BOURDIEU, Pierre, “Classement, déclassement, reclassement”, Actes de la recherche en sciences sociales, vol. 24, no 1, 1978, pp. 2-22.
-
[16]
BALLATORE, Magali, “Revenir et repartir ! Trajectoires de mobilités étudiantes et diplômées du sud et du nord de l’Europe”, Cahiers québécois de démographie, vol. 42, no 2, 2013, pp. 335-369 ; KADRI, Aïssa, “La formation à l’étranger des étudiants algériens. Les limites d’une politique rentière (1962-1995)”, in : GEISSER, Vincent (sous la direction de), Diplômés maghrébins d’ici et d’ailleurs, Paris : CNRS Éditions, 2000, pp. 209-219 ; NIANE, Boubacar, “Le transnational, signe d’excellence. Le processus de disqualification de l’État sénégalais dans la formation des cadres”, Actes de la recherche en sciences sociales, vol. 95, no 1, 1992, pp. 13-25.
-
[17]
BEHAR, Maxime, “Ce que l’Europe fait à ses marges. Circulations d’individus fortement diplômés entre la Turquie et l’Union européenne”, Migrations société, vol. 31, n° 178, octobre-décembre 2019, pp. 105-120.
-
[18]
SCHWARTZ, Olivier, “Peut-on parler des classes populaires ?” [En ligne], La Vie des idées.fr, 13 septembre 2011, https://laviedesidees.fr/Peut-on-parler-des-classes.html.
-
[19]
En 2014, chez les immigrés de 15 à 64 ans, 42 % sont peu ou pas diplômés et 31 % ont un CAP, un BEP ou un baccalauréat. Voir LÊ, Jérôme ; OKBA, Mahrez, “L’insertion des immigrés, de l’arrivée en France au premier emploi”, Insee Première, n° 1717, 2018, 4 p. (voir p. 2).
-
[20]
BRÉANT, Hugo, “(Im)mobilité internationale : les inégalités au sein des catégories populaires face à la migration”, Lien social et politiques, no 74, 2015, pp. 37-56.
-
[21]
LANGE, Marie-France, “Les familles face à l’école : évolution des rapports et des représentations”, in : PILON, Marc (sous la direction de), Défis du développement en Afrique subsaharienne : l’éducation en jeu, Nogent-sur-Marne : CEPED, 2006, pp. 163-184.
-
[22]
BRÉANT, Hugo, “Étudiants africains : des émigrés comme les autres. Sélectivité sociale du visa et (im)mobilités spatiales des étudiants internationaux comoriens et togolais”, Politix, vol. 3, no 123, 2018, pp. 195-218.
-
[23]
Autrement dit à ces familles dont il est difficile de dire si elles appartiennent pleinement aux « classes moyennes » africaines. Voir DARBON, Dominique, “Classe(s) moyenne(s) : une revue de la littérature. Un concept utile pour suivre les dynamiques de l’Afrique”, Afrique contemporaine, vol. 4, no 244, 2012, pp. 33-51.
-
[24]
CASSARINO, Jean-Pierre, “Theorising Return Migration: the Conceptual Approach to Return Migrants Revisited”, International Journal on Multicultural Societies, Vol. 6, No. 2, 2004, pp. 253-279.
-
[25]
Fiches thématiques « Éducation et maîtrise de la langue » et « Situation sur le marché du travail », in : INSEE, “Immigrés et descendants d’immigrés en France”, Paris : INSEE Références, 2012, pp. 160-177 et pp. 180-207.
-
[26]
PEUGNY, Camille, Le déclassement, op. cit. (voir p. 14).
-
[27]
Dans le cas de l’Algérie, du Mali, du Sénégal, de la Tunisie, ainsi que des Comores, la majorité des migrants a un niveau d’instruction « faible » équivalent au début du cycle secondaire (55 à 68 %) et une minorité a étudié après le baccalauréat (10 à 19 %). En revanche, 28 % seulement des migrants togolais ont un niveau « faible », contre près de 36 % avec un niveau « élevé ». Voir KLUGMAN, Jane (sous la direction de), Rapport mondial sur le développement humain 2009. Lever les barrières : mobilité et développement humain, New York : PNUD, 2009, 237 p.
-
[28]
LÊ, Jérôme ; OKBA, Mahrez, “L’insertion des immigrés, de l’arrivée en France au premier emploi”,art. cité.
-
[29]
CASSARINO, Jean-Pierre (sous la direction de), Migrants de retour au Maghreb. Réintégration et enjeux de développement, San Domenico di Fiesole : European University Institute, Robert Schuman Centre for Advanced Studies, 2007, 162 p. (voir p. 70).
-
[30]
FLAHAUX, Marie-Laurence, Retourner au Sénégal et en RD Congo : choix et contraintes au cœur des trajectoires de vie des migrants, Namur : Presses Universitaires de Namur, 2014, 348 p. (voir p. 178).
-
[31]
BRÉANT, Hugo, “Retours sur capital(e). Socialiser les émigré·e·s au retour”, art. cité.
1 La figure populaire des chibanis, ces travailleurs immigrés maghrébins, isolés et vieillissant, qui passent leur retraite en France, est devenue l’incarnation d’un « mythe » du retour sans cesse différé. La sociologie de l’immigration a longtemps focalisé son attention sur ces installations durables. Plusieurs travaux quantitatifs ont pourtant démontré dès le début des années 2000 que les retours ne concernent pas seulement des personnes âgées, qu’ils ne s’effectuent pas nécessairement à la fin de la vie professionnelle, et qu’ils tendent à augmenter rapidement. Selon une enquête statistique menée auprès d’immigrés espagnols et portugais en France, en Allemagne et en Suisse, « les données montrent que les migrants de retour ne sont pas principalement des retraités et que beaucoup d’adultes d’âge moyen effectuent des migrations de retour » [1]. Par ailleurs, dans les pays de l’Organisation de coopération et de développement économiques (ocde), « 20 % à 50 % des immigrés repartent dans les cinq ans suivant leur arrivée, soit vers leur pays d’origine (retour), soit vers un pays tiers (émigration secondaire) » [2]. Enfin, les données de l’Institut national de la statistique et des études économiques (insee) démontrent qu’entre 2006 et 2015, le nombre d’immigrés ayant quitté la France pour retourner dans leur pays d’origine a été multiplié par trois [3].
2Au fil d’une recherche doctorale consacrée aux appropriations de la mobilité internationale et aux trajectoires de mobilité sociale de migrants et de migrantes des Comores et du Togo, nous avons pu démontrer qu’il est nécessaire d’avoir été socialisé à des expériences de retour dans son entourage proche pour l’envisager dans son propre parcours [4]. Dès lors que l’on envisage la mobilité spatiale comme un vecteur de mobilité sociale [5], on constate que les immigrés ne s’engagent dans la préparation du retour qu’à la condition que leur future situation socioprofessionnelle leur assure une promotion sociale — même relative — dans leur pays d’origine. Pour autant, ces migrations de retour ne sont pas accessibles à toutes celles et ceux qui désireraient se réinstaller. Beaucoup de retours demeurent retardés, voire empêchés, dans la mesure où il est fondamental de disposer de ressources économiques et sociales importantes pour pouvoir concrètement se réinstaller.
3Parmi ces ressources nécessaires au retour, la place du capital scolaire semble mal définie. De nombreux travaux sociologiques ont démontré que le diplôme demeure en France « le premier rempart contre le déclassement » [6], même si ce constat concerne moins les immigrés. En effet, la non-reconnaissance de leurs diplômes et les discriminations raciales les obligent plus souvent à affronter un fort déclassement social en immigration [7]. En revanche, on ne sait finalement que peu de choses sur la place que tient le diplôme dans les parcours de réinstallation et dans les trajectoires sociales des migrants de retour. Si l’on constate que « les migrants de retour sont souvent d’un niveau d’éducation plus élevé que l’ensemble de la population native » [8], peut-on pour autant en déduire que ces diplômes constituent un véritable certificat de retour ?
4Cet article démontrera qu’il n’y a pas d’effet univoque du diplôme au moment de la réinstallation. Les usages sociaux des diplômes dépendent à la fois des histoires familiales, des parcours migratoires et des origines sociales des migrants. Nous proposons donc d’étudier successivement trois cas de figure socialement contrastés, et d’illustrer le rôle joué par les diplômes dans l’accès à une mobilité sociale ascendante par trois parcours idéal-typiques de migrants de retour. Le diplôme y apparaît tour à tour être un droit d’entrée important — sans être indispensable — sur le marché du travail du pays d’origine pour les migrants issus des milieux élitaires, une ressource très fragile et de plus en plus difficile à faire valoir au sein des familles populaires, et l’un des socles d’une mobilité subjective dans les situations médianes.
5Le matériau sociologique sur lequel s’appuie cet article est issu d’une recherche doctorale, menée entre 2010 et 2016. Dans ce cadre, plus de 200 entretiens sociologiques ont été réalisés à la fois en France, aux Comores et au Togo, avec des immigrés et des migrants de retour. Une comparaison a ainsi pu être menée entre les parcours biographiques d’individus ayant émigré à différentes périodes (de 1951 à 2015), ayant vécu plus ou moins longuement à l’étranger (de un à 60 ans), en France principalement, mais pas exclusivement, et possédant des propriétés sociales contrastées (sexe, âge, position dans la famille, niveau de diplôme, profession, milieu social d’origine). Cet article s’appuiera particulièrement sur les données recueillies auprès de 63 émigrés rentrés dans leur pays d’origine et de dix autres qui sont en cours de réinstallation. Ils correspondent pleinement aux évolutions pointées par différentes enquêtes statistiques : leur retour s’est effectué au début ou en cours de carrière professionnelle [9], ils et elles sont au moins aussi diplômés — voire plus — que leurs compatriotes restés dans le pays de destination [10], et leur situation professionnelle s’est améliorée après leur retour [11].
Le diplôme comme support des stratégies de reproduction sociale des catégories supérieures
6Filles et fils de responsables politiques, de commerçants internationaux, de dirigeants de grandes entreprises, de professions libérales ou de cadres des secteurs public et privé paraissent être les plus à même de se réinstaller dans leur pays d’origine, et d’y obtenir une position sociale jugée satisfaisante. En effet, les retours de ces héritiers sont d’abord encouragés par leur famille, qui les incitent à rentrer pour débuter leur carrière professionnelle. « Il y a un temps pour les études, un temps pour le travail. Le travail, c’est l’Afrique ! », explique Tété B., un notaire togolais de 48 ans, fils d’un ancien cadre auxiliaire de l’administration coloniale, qui a étudié le droit en France, et s’est réinstallé à Lomé en 1998. Cette phrase résume bien le rapport à la mobilité entretenu dans les catégories élitaires. La mobilité internationale pour études y demeure le pilier des stratégies familiales de maintien d’une position dominante dans le pays d’origine. Ces retours sont également facilités par le cumul des ressources matérielles et symboliques acquises dans plusieurs espaces nationaux, puis transmises au fil des générations.
7Comme c’est souvent le cas en haut de l’échelle sociale, les parents de Karmardine A. avaient eux-mêmes émigré pour étudier à l’étranger, avant de revenir travailler aux Comores. Le père était enseignant à l’Université, avant d’obtenir un poste de cadre dans une organisation panafricaine. La mère, quant à elle, est devenue employée administrative d’une organisation de coopération internationale. Aîné d’une fratrie de trois fils, Karmardine a été scolarisé dans l’un des meilleurs établissements privés de Moroni, « une des écoles les plus réputées des Comores [qui a] sorti beaucoup, beaucoup de cadres du pays ». D’abord soigné en France pendant deux semaines en 1996, Karmardine y a finalement été envoyé pour poursuivre sa scolarité l’année suivante. Quelques années après son arrivée, il a obtenu un CAP, puis débuté un BTS en aéronautique. Ses parents finançaient ses études, et il faisait partie en parallèle d’un groupe de hip hop, tout en créant une entreprise d’évènementiel. « Dieu merci, j’ai des parents compréhensifs, qui au bout d’un moment m’ont toujours dit “ok, tu fais, mais il y a une condition. La condition c’est les études. La condition c’est que demain, tu puisses rentrer au pays, et que tout le monde te respecte”. Et ça, Dieu merci, c’est fait », raconte Karmardine. Fraîchement diplômé, il a été employé par plusieurs entreprises multinationales en France. Ouvrier qualifié de l’aéronautique, il gagnait près de 2 500 euros par mois. En 2011, à la suite de plusieurs retours pour les vacances, il s’est marié avec une ancienne camarade de collège aux Comores. Son épouse, fille d’une famille de commerçants, avait étudié à Nairobi et à Dar es Salam. Encouragé par sa famille, sa femme et sa belle-famille, Kamardine a commencé à chercher du travail aux Comores : « J’ai un grand diplôme plus ou moins qui est recherché aux Comores. Donc du moment où j’avais déjà des bagages professionnels, je me suis dit, bon, je vais sauter sur l’occase ». Avant même son retour, il explique qu’il avait « déjà tout ici sur place ». Il s’était acheté une voiture quelques années auparavant, possédait une grande maison construite par ses parents dans la capitale, et sa femme travaillait aux Comores. « Je peux rentrer dans une administration, parce que mon père est untel ou ma mère est untel. Donc ça me facilite beaucoup les choses », confie-t-il. Après trois mois de recherche d’emploi, qui ont consisté à déposer des curriculum vitæ auprès des contacts fournis par ses proches, il a été engagé comme cadre d’une société publique et a décidé de se réinstaller durablement aux Comores. Au-delà de la « culture matérielle du succès » qu’il semble d’abord valoriser [12], c’est le sentiment d’une réussite symbolique et d’avoir acquis une « notoriété » que Karmardine souligne après sa réinstallation. Ses statuts d’émigré, de diplômé en France, de cadre, d’homme ayant effectué son grandmariage et de fils d’une famille renommée assurent son prestige social et participent à ce qu’il se sente « pleinement heureux » depuis son retour. Ces perceptions positives d’un retour socialement réussi ne signifient pas pour autant que toutes les attentes sont pleinement satisfaites. À l’image d’autres enquêtés aux parcours similaires, trentenaires nés dans ces familles élitaires et devenus cadres ou entrepreneurs dans leur pays d’origine, Karmardine déplore le manque d’infrastructures et se montre critique à l’encontre d’une société comorienne qu’il juge trop corsetée. Il décrit ainsi, avec beaucoup de détails, les conflits qui l’opposent à sa hiérarchie professionnelle, aux notables de Moroni et à certaines autorités politiques. En se présentant comme membre d’une « jeunesse consciente » qui a vécu en Europe, il attribue ces tensions à son émigration mais aussi à des changements générationnels. Aujourd’hui satisfait de son parcours, il n’exclut pas de repartir quelques années à l’étranger. Il s’imagine tout à fait accompagner sa fille, qui venait de naître au moment de l’entretien, lorsqu’elle ira à son tour étudier à l’étranger. Il sait déjà qu’elle sera scolarisée à l’école française, puis émigrera pour ses études. Comme l’ont fait sa mère avec lui en 1997 et son père avec son frère cadet en 1999, il envisage à son tour de partir vivre auprès de sa fille au moment de son départ, à Mayotte, à La Réunion ou en France métropolitaine.
8Parmi les 63 émigrés de retour enquêtés, 17 correspondent à cette trajectoire familiale élitaire. Dans tous ces cas, les parents qui occupent des emplois prestigieux et cumulent des ressources économiques, culturelles et sociales importantes, ont renforcé leurs investissements financiers pour la réussite scolaire, puis universitaire de leurs enfants. Comme dans d’autres familles bourgeoises, « les diplômes universitaires font partie intégrante des mécanismes de reproduction des élites » [13]. La certification des compétences acquises à l’étranger est fondamentale pour obtenir un poste de cadre. Pour autant, « rester dominant est donc une affaire qui demeure, malgré la stabilité relative de l’ordre social, objectivement incertaine » [14]. Dans ces luttes de (re)classement [15], une hiérarchie s’instaure sur le marché du travail entre celles et ceux qui peuvent faire valoir — ou non — un diplôme obtenu dans une discipline valorisée et dans une université étrangère reconnue, comme cela a déjà pu être observé en Europe, au Maghreb ou en Afrique subsaharienne [16]. Ces dix dernières années, avec l’investissement de nouvelles destinations jugées plus prestigieuses (Royaume-Uni et Moyen-Orient pour les Comoriens, Canada et États-Unis pour les Togolais), la concurrence s’intensifie et ces stratégies deviennent plus incertaines encore.
9Dès lors, la reconnaissance que le diplôme permet d’acquérir s’accompagne bien souvent de la mise à disposition d’un capital social familial, qui permet à la fois d’être mis en relation avec des employeurs et de disposer de solides recommandations. Dans les cas élitaires enquêtés, le diplôme constitue bien un droit d’entrée sur le marché du travail au retour. Les ressources économiques et sociales des parents peuvent toutefois compenser la faible légitimité locale des diplômes obtenus à l’étranger [17], voire même des situations d’échec scolaire. Dans ce dernier cas, la reproduction sociale peut passer par une reconversion dans des milieux professionnels qui valorisent moins les diplômes, comme l’entrepreneuriat ou le commerce international.
Le diplôme, un moteur fragile de la réinstallation dans les milieux populaires
10Dans les milieux populaires, c’est-à-dire chez des individus qui sont marqués à la fois par « la petitesse du statut professionnel », « l’étroitesse des revenus économiques » et « l’éloignement par rapport au capital culturel » [18], celles et ceux qui ont émigré sans suivre des études supérieures demeurent très majoritaires [19]. Quelle que soit la situation socio-professionnelle acquise en immigration, le prestige de l’émigré auprès des siens passe d’abord par la réalisation d’un ensemble de contributions symboliques mais surtout matérielles (envois de fonds, constructions immobilières et projets associatifs) [20]. Dès lors, la réinstallation n’est ni encouragée par la famille restée dans le pays d’origine, ni facilitée par la possession d’importantes ressources acquises au cours de la migration. Bien souvent, dans ces familles modestes, les projets de retour sont ajournés, la retraite devenant le plus sûr moyen de revenir en disposant d’un minimum de revenus réguliers.
11Pourtant, certaines familles modestes — notamment quand elles ont eu accès aux ressources financières envoyées par l’un ou l’une de ses membres émigrés — ont réussi à scolariser leurs enfants dans des écoles publiques, et de plus en plus dans des établissements privés [21]. Parfois, ces jeunes — et prioritairement les fils — sont même encouragés à intégrer une université dans leur pays d’origine, puis à poursuivre leurs études à l’étranger, quitte à émigrer par étapes, d’abord dans un pays voisin, avant de tenter de partir en France [22]. L’accès à une scolarisation plus longue, et à des diplômes — qui restent moins prestigieux que ceux obtenus dans les familles aisées — vient renforcer les chances de retour. Du moins, cette tendance timide s’observe dans certains pays et à certaines conditions. Ainsi, au cours de notre enquête, seuls cinq parcours migratoires populaires donnant lieu à des trajectoires socialement ascendantes au retour ont pu être observés. L’analyse de ces cas atypiques révèle le rôle déterminant du diplôme dans ces voies différentes d’accès à la réussite sociale par la mobilité.
12Deux enquêtés comoriens, issus de milieux populaires ruraux, ont ainsi pu se réinstaller aux Comores et y obtenir des situations professionnelles stables. Dans ces deux cas, il semble que ces réinstallations aient été rendues possibles par la longue histoire migratoire familiale et par l’inscription dans une trajectoire sociale intergénérationnelle ascendante. Les parents, et en l’occurrence les pères, avaient eux-mêmes migré et étaient devenus ouvriers en France. Alors qu’ils n’avaient pas réussi à préparer leur propre retour, ils ont investi de leur temps, mobilisé leurs capitaux économiques et sociaux pour que leurs enfants acquièrent des ressources — notamment scolaires — en migration. Ainsi, Nassuf E., âgé de 48 ans au moment de l’enquête, est issu d’une famille populaire rurale dont la migration internationale est ancienne. Sa famille maternelle a émigré à Madagascar, où ses parents se sont rencontrés et où il est né. Son père, qui travaillait comme blanchisseur pour l’armée française, a été engagé comme navigateur et a quitté Madagascar pour Marseille où il s’est remarié et a eu plusieurs enfants. Souhaitant que l’un de ses fils devienne imam, il a envoyé Nassuf — alors âgé de 14 ans, et qui vivait aux Comores avec sa mère devenue agricultrice — à Médine pour qu’il soit formé dans une école religieuse. Après l’obtention d’une maîtrise de lettres arabes en Arabie saoudite, Nassuf avait souhaité rejoindre sa famille en France mais il s’est vu opposer un refus catégorique de son père. Il a alors poursuivi ses études au Maroc, où il a obtenu un diplôme d’interprétariat et de traduction. Son père a organisé son mariage aux Comores, où il est revenu vivre en 1990, sans trouver de travail. L’année suivante, il est reparti en France, dans les environs de Dunkerque, où il a multiplié les formations professionnelles et les emplois d’animateur socioculturel. En 1996, afin de se rapprocher à nouveau des Comores, il a quitté le nord de la France pour La Réunion, où il a rapidement trouvé des postes analogues à ceux qu’il occupait en métropole. Sa famille vivant majoritairement en France, Nassuf a pu concentrer ses investissements financiers dans l’organisation de son propre retour aux Comores. En 2007, grâce à ses diplômes, et notamment grâce à sa maîtrise du français et de l’arabe, il s’est finalement vu proposer un poste de professeur à l’université et s’est réinstallé aux Comores. En parallèle, il mène aujourd’hui plusieurs activités associatives avec des jeunes étudiants de sa ville et a créé une mosquée dans laquelle il est devenu imam, comme son père le souhaitait. À la lumière du cas de Nassuf, on voit se dessiner les nombreuses conditions de possibilité d’une réinstallation populaire ascendante : l’accumulation de ressources grâce à une migration internationale ancienne dans la famille ; une transmission de ces ressources à distance, quand les émigrés prennent matériellement en charge leur famille ; une scolarisation accrue des enfants et cadets restés dans le pays d’origine, qui se poursuit au cours de leur propre migration. Une fois ces conditions remplies, les nouvelles générations de migrants peuvent tenter de jouer de leur(s) diplôme(s) pour envisager une réinstallation. Du fait de l’accroissement de l’émigration au fil des générations dans les familles populaires, les retours paraissent pouvoir s’accélérer aux Comores, même s’ils demeurent fragiles. En effet, au même titre que pour leurs parents avant eux, il faut également que ces migrants disposent de ressources financières et sociales suffisantes pour mettre en œuvre concrètement ces retours.
13Au Togo, la situation a été différente dans les trois cas d’enquêtés issus de familles populaires — rurales ou urbaines — qui ont connu une trajectoire ascendante au retour. Fils d’une femme de ménage, âgé de 37 ans, Hugues S. a étudié l’histoire à l’université de Lomé, avant d’émigrer pour s’inscrire dans une faculté de science politique en Allemagne. Travaillant comme manutentionnaire tout au long de ses études, il a obtenu un doctorat, avant de devenir technicien informatique dans une grande entreprise multinationale. Il est revenu à Lomé en 2009, où il travaille comme enseignant à l’université et comme consultant. Fils d’un agriculteur du nord du pays, Julien L. a lui aussi été inscrit à l’université de Lomé, avant d’étudier les télécommunications en Allemagne à partir de 1994, et d’y devenir employé d’une entreprise informatique. En 2006, il s’est réinstallé à Lomé pour créer sa propre entreprise de services informatiques. Enfin, Marius G., âgé de 62 ans, fils d’un propriétaire foncier rural, après avoir obtenu son baccalauréat au Togo, a étudié la médecine en Allemagne à partir de 1969. Il y a travaillé comme médecin dans des hôpitaux publics avant de revenir en 1986, de créer sa propre clinique et de devenir chef de village, comme son père avant lui. Ces trois enquêtés ont pour dénominateur commun d’avoir étudié en Allemagne, mais surtout d’avoir pu le faire grâce au soutien de bourses gouvernementales ou de bourses de la coopération allemande. Au fil de leur migration, ils ont acquis des diplômes de l’enseignement supérieur et se sont insérés dans des secteurs d’emploi qui leur ont permis de mettre à profit les ressources financières accumulées et d’envisager des projets professionnels au Togo. Aujourd’hui, l’arrêt des aides gouvernementales pour les études à l’étranger — suite à la généralisation des politiques d’ajustement structurel —, se double d’un durcissement des conditions d’obtention des visas étudiants dans les différents consulats européens. Le contexte ne semble plus pouvoir offrir aux citoyens togolais les plus modestes, les opportunités et les moyens nécessaires à ce type de trajectoire internationalisée. Contrairement au cas comorien, la dispersion historique des familles populaires ne vient par ailleurs pas compenser ces obstacles structurels.
14Dans les deux pays, les migrants issus des milieux populaires qui voudraient étudier à l’étranger et revenir travailler dans leur pays d’origine demeurent largement désavantagés dans la compétition qui les opposent sur le marché du travail aux membres des milieux sociaux les plus favorisés, et leurs diplômes s’avèrent des leviers fragiles pour engager une réinstallation.
Mettre à distance la non-reconnaissance des diplômes en immigration dans les milieux sociaux médians
15Aux deux extrémités de l’échelle sociale, les rapports au retour et les parcours de réinstallation sont très contrastés. En revanche, dans les deux cas, le diplôme peut jouer un rôle non négligeable dans l’accès à une trajectoire sociale ascendante dans le pays d’origine. Chez celles et ceux dont les parents ont principalement travaillé dans la fonction publique — dans les domaines de l’enseignement ou de la santé notamment —, comme employés, professions intermédiaires ou professions intellectuelles supérieures, les modes de vie se rapprochent plutôt des fractions hautes des milieux populaires ou des fractions basses des milieux supérieures [23]. Dans ces situations sociales médianes, le rôle des diplômes s’avère plus ambigu. Les revenus économiques ont été limités et irréguliers, les conditions matérielles de vie ont été plus modestes que pour les enfants de l’élite, mais les ressources culturelles et scolaires peuvent être plus importantes que dans les familles modestes. Dans tous ces cas, les familles ne dissuadent pas les émigrés de revenir avant leur retraite, mais ne les incitent pas non plus à rentrer juste après l’obtention de leur diplôme.
16Sur le marché du travail français, la difficile reconnaissance des diplômes acquis avant leur migration et les discriminations à l’embauche les obligent à affronter des positions professionnelles subalternes, et à vivre plus durablement des expériences de déclassement. Faute de soutiens familiaux forts, ces immigrés considèrent devoir abandonner également le projet de devenir cadres — des secteurs public et privé — dans leur pays d’origine. En effet, l’attribution de ces postes est considérée comme relevant plus souvent de liens de parenté, d’amitié, d’affinités politiques ou d’alliances forgées sur des critères ethniques, que du mérite. Dès lors, la seule voie qui apparaît accessible est celle du travail indépendant. Dans cette perspective, l’accumulation du capital économique nécessaire à la création d’un projet d’entreprise compte bien davantage que le capital scolaire à faire valoir auprès d’un potentiel employeur. Cette double faiblesse (relative) des ressources à disposition — à la fois dans le pays d’accueil et dans le pays d’origine — rend plus longue la nécessaire préparation matérielle de leur retour [24].
17L’absence de rôle du diplôme n’est toutefois pas totale dans ces cas. Ainsi, le parcours étudiant devient un référent symbolique pour (re)construire a posteriori le parcours de réinstallation comme une trajectoire ascendante. Le cas de Wilfried Q., un migrant de retour togolais de 49 ans est tout à fait révélateur de cette logique. Ses parents ont étudié à Lomé, puis à Dakar et en France, avant de revenir enseigner à l’université au Togo, et enfin d’ouvrir une pharmacie. Wilfried est le huitième d’une fratrie de neuf enfants, au sein de laquelle toutes et tous ont emprunté « la voie royale » aux yeux des deux parents : celle de l’émigration pour études. Wilfried a longtemps été le seul à refuser cette « tradition d’aller en France », tout en ne se faisant pas grande illusion sur sa capacité à résister à cette injonction. Adolescent turbulent, qui se décrit lui-même comme « un petit rasta révolutionnaire », il est effectivement envoyé par ses parents dans un internat religieux de moines maristes au Sénégal, où il obtient son baccalauréat. Il revient un temps à Lomé, avant d’être à nouveau envoyé au Nigeria pour étudier le génie électrique. À la suite du coup d’État qui sévit dans le pays, il est rapatrié à Lomé en 1983. Après cinq années passées à Dakar et trois à Lagos, Wilfried s’inscrit à l’université à Paris en 1984, sans être cette fois contraint par ses parents, si ce n’est sur le choix de la discipline étudiée. À cette période, Wilfried habite chez ses sœurs ou chez des amis pour limiter ses frais. Malgré les contraintes de sa carte de séjour temporaire d’étudiant, il doit subvenir à ses besoins, et a tour à tour fait la plonge, du gardiennage, été engagé par une entreprise de sécurité, récolté des mèches de cheveux dans le salon de coiffure de la mère d’un ami ou travaillé à la morgue dans un hôpital parisien. Il arrête alors son cursus, parce qu’il « faut gagner de l’argent, il faut vivre ». Cet impératif se pose avec d’autant plus d’acuité qu’il se marie en 1990, et a rapidement un premier enfant. Il se tourne alors vers des formations professionnelles en informatique qui, malgré quelques périodes de chômage, lui permettent dans les années 1990 de devenir technicien pour plusieurs grandes entreprises à La Défense, au milieu des « grandes tours », en « costard cravate ». Financièrement, il parvient très rapidement à gagner plus de 10 000 francs par mois, mais les choses ne se passent pas aussi bien pour sa femme béninoise. Cette dernière a obtenu une maîtrise d’anglais et de linguistique à Cotonou, mais ce diplôme n’a pas pu être valorisé en France puisque « on a balayé ce qu’elle a fait avant ». Sa femme n’ayant pas eu l’opportunité de trouver un emploi, elle était « coincée », « végétait à la maison » et a connu pendant plusieurs années des épisodes dépressifs. Quand il évoque sa propre expérience d’étudiant et le parcours professionnel bloqué de sa femme, Wilfried explique qu’il est parfois difficile pour un migrant de « se refaire socialement » : « Quand on est ici, on est quelqu’un. Quand tu arrives en France, tu es un numéro, de carte vitale, de carte de séjour… ». La trajectoire de ce couple est assez symptomatique de la situation de beaucoup d’immigrés en France. Au fil de ses rapports successifs, l’insee a montré que les immigrés sont aussi diplômés que les non-immigrés, mais qu’ils affrontent plus régulièrement des périodes de chômage, subissent des reconversions professionnelles contraintes et obtiennent plus majoritairement des emplois non qualifiés que les non-immigrés [25]. Cette réalité est d’autant plus forte pour les femmes. Les données issues du recensement de 2006 démontraient ainsi que les immigrées et étrangères comoriennes et togolaises étaient plus systématiquement au chômage, et parfois presque deux fois plus que les hommes.
18En 1997, après la naissance de leur second enfant, Wilfried et sa femme organisent le retour de cette dernière à Cotonou, où elle a trouvé un emploi dans un centre d’appels qui lui permet de gagner 400 000 francs CFA par mois (environ 610 euros). Pendant ce temps, Wilfried entame de nouvelles formations et travaille en intérim dans des secteurs qu’il considère comme prometteurs en Afrique de l’Ouest (commerce, télécommunications ou gestion des ordures). Il économise en louant le garage d’un ami, et continue à envoyer de l’argent à sa femme pour qu’elle s’installe dans une maison et scolarise leurs enfants dans une école privée. En 2006, il rentre à son tour au Bénin où il trouve un emploi dans une entreprise de télécommunications, avant d’être licencié deux ans plus tard. Il retourne alors au Togo, où il trouve plusieurs postes successifs dans des antennes locales d’entreprises d’informatique créées par des amis restés en France. Dans le parcours de Wilfried, si ses formations lui ont permis de bénéficier d’expériences professionnelles qu’il a pu valoriser au Togo, c’est avant tout son capital social qui lui a permis d’obtenir des opportunités d’emploi au fil de sa réinstallation.
19La promotion sociale de ces émigrés aux situations sociales médianes ne s’appuie pas nécessairement sur l’obtention d’une position plus élevée dans la hiérarchie des professions ou sur la garantie d’une aisance financière au retour. Objectivement, leur élévation sociale pourrait même apparaître faible. Ces émigrés estiment pourtant connaître une véritable ascension, parce qu’ils perçoivent des avantages dans la comparaison entre le déclassement vécu en tant qu’étudiant ou que jeune travailleur en France et leur vie actuelle. Leur nouvelle situation leur semble être marquée à la fois par un certain confort matériel et par un sentiment d’utilité sociale. Si la position des parents paraît être un « point de repère intangible » pour penser sa propre trajectoire sociale en France [26], notre enquête a révélé que ces émigrés se réfèrent peu à une mobilité sociale intergénérationnelle et comparent surtout leur nouvelle position à celle qu’ils occupaient en France, ou que leurs amis continuent à y occuper. À cet égard, le moment des études — qui a été le plus évoqué par les enquêtés — symbolise à lui seul tous les marqueurs de la marginalité sociale vécue en tant qu’immigré : difficultés des conditions de vie, succession des « petits boulots » dévalorisants, discriminations sur le marché du travail, position subalterne vis-à-vis d’employeurs jugés moins compétents, sentiment d’inutilité sociale, etc.
Conclusion
20Les migrations comoriennes et togolaises donnent à voir deux situations contrastées vis-à-vis des diplômes. Le niveau d’instruction des migrants comoriens correspond peu ou prou aux moyennes observées ailleurs au Maghreb ou en Afrique subsaharienne, alors qu’il est nettement plus élevé dans le cas togolais [27]. Pourtant, les mêmes logiques s’observent au sein de ces différents groupes sociaux, et nous semblent donc pouvoir être généralisées à d’autres cas nationaux.
21Depuis quelques années, nombre de pays africains cherchent à compenser les effets de la « fuite des cerveaux », en mettant en place des programmes pour mobiliser les compétences de leurs émigrés qualifiés et les inciter à se réinstaller. Apriori, cette orientation fait d’autant plus sens que le niveau de diplôme des immigrés en France ne cesse de s’accroître depuis 30 ans : un immigré sur cinq arrivé avant 1981 avait un diplôme du supérieur, un tiers de celles et ceux qui sont arrivés après 1998 sont aujourd’hui diplômés du supérieur [28]. Cette volonté de favoriser la réinsertion d’une catégorie considérée comme homogène, celle des plus diplômés, cache de fait des situations très variées.
22En déclinant plusieurs idéaux-types des usages qui peuvent être faits du diplôme par des migrants aux situations sociales contrastées au moment de leur réinstallation aux Comores et au Togo, cet article a démontré qu’il est difficile de penser le diplôme comme un capital scolaire déterminant, et isolé d’autres formes de ressources. Cette recherche qualitative vient par ailleurs éclairer des questions laissées en suspens au fil d’enquêtes quantitatives menées dans d’autres pays africains. Plusieurs travaux montrent ainsi que les migrants de retour sont majoritairement diplômés du supérieur [29], sans pour autant que le haut niveau de diplôme ne vienne renforcer les chances de retour [30]. Pour se réinstaller, il peut être utile d’avoir obtenu des diplômes étrangers. Cela s’avère particulièrement nécessaire pour celles et ceux qui souhaitent devenir cadres, mais le devient beaucoup moins dans les cas — fréquents — de reconversion professionnelle au retour. Pour accroître ses chances d’accéder à une position socialement ascendante, il est souhaitable d’avoir également pu valoriser ses diplômes au cours de son insertion sur le marché du travail en immigration, et ainsi de pouvoir disposer d’un capital économique plus important pour préparer son retour. Plus encore, ce sont les ressources sociales qui s’avèrent les plus cruciales, tant elles favorisent la conversion des diplômes en opportunités professionnelles au retour, voire compensent leur faiblesse. En somme, le diplôme est un révélateur des propriétés sociales qui s’imbriquent pour façonner les retours. Il vient éclairer, faute d’expliquer à lui seul, le caractère socialement très sélectif des retours [31].
Mots-clés éditeurs : diplôme, trajectoire migratoire, retour, promotion sociale, réinstallation, Comoriens, Togolais
Date de mise en ligne : 30/06/2020
https://doi.org/10.3917/migra.180.0083Notes
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[1]
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-
[8]
RALLU, Jean-Louis, “L’étude des migrations de retour : données de recensement, d’enquête et de fichiers”, op. cit. (voir p. 51).
-
[9]
80 % de nos enquêtés se sont réinstallés entre 25 et 45 ans, et seuls 5 % d’entre eux sont revenus après 50 ans.
-
[10]
Parmi les enquêtés togolais, 71 % des émigrés de retour et 72 % des émigrés ont au minimum un diplôme de niveau bac +4. Chez les enquêtés comoriens, ce taux passe de 19 % (émigrés) à 25 % (émigrés de retour).
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[11]
En immigration, ces enquêtés étaient étudiants (35 %), professions intermédiaires (19 %), cadres et professions intellectuelles supérieures (15 %), employés (13 %) ou encore commerçants et chefs d’entreprise (8 %). Après leur réinstallation, ils occupent des positions professionnelles plus élevées : cadres et professions intellectuelles supérieures (22 %), commerçants et chefs d’entreprise (22 %), cadres de la fonction publique et professeurs (17 %), professions libérales (13 %) et professions intermédiaires (8 %).
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[12]
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[17]
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[18]
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[19]
En 2014, chez les immigrés de 15 à 64 ans, 42 % sont peu ou pas diplômés et 31 % ont un CAP, un BEP ou un baccalauréat. Voir LÊ, Jérôme ; OKBA, Mahrez, “L’insertion des immigrés, de l’arrivée en France au premier emploi”, Insee Première, n° 1717, 2018, 4 p. (voir p. 2).
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[20]
BRÉANT, Hugo, “(Im)mobilité internationale : les inégalités au sein des catégories populaires face à la migration”, Lien social et politiques, no 74, 2015, pp. 37-56.
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[21]
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[22]
BRÉANT, Hugo, “Étudiants africains : des émigrés comme les autres. Sélectivité sociale du visa et (im)mobilités spatiales des étudiants internationaux comoriens et togolais”, Politix, vol. 3, no 123, 2018, pp. 195-218.
-
[23]
Autrement dit à ces familles dont il est difficile de dire si elles appartiennent pleinement aux « classes moyennes » africaines. Voir DARBON, Dominique, “Classe(s) moyenne(s) : une revue de la littérature. Un concept utile pour suivre les dynamiques de l’Afrique”, Afrique contemporaine, vol. 4, no 244, 2012, pp. 33-51.
-
[24]
CASSARINO, Jean-Pierre, “Theorising Return Migration: the Conceptual Approach to Return Migrants Revisited”, International Journal on Multicultural Societies, Vol. 6, No. 2, 2004, pp. 253-279.
-
[25]
Fiches thématiques « Éducation et maîtrise de la langue » et « Situation sur le marché du travail », in : INSEE, “Immigrés et descendants d’immigrés en France”, Paris : INSEE Références, 2012, pp. 160-177 et pp. 180-207.
-
[26]
PEUGNY, Camille, Le déclassement, op. cit. (voir p. 14).
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[27]
Dans le cas de l’Algérie, du Mali, du Sénégal, de la Tunisie, ainsi que des Comores, la majorité des migrants a un niveau d’instruction « faible » équivalent au début du cycle secondaire (55 à 68 %) et une minorité a étudié après le baccalauréat (10 à 19 %). En revanche, 28 % seulement des migrants togolais ont un niveau « faible », contre près de 36 % avec un niveau « élevé ». Voir KLUGMAN, Jane (sous la direction de), Rapport mondial sur le développement humain 2009. Lever les barrières : mobilité et développement humain, New York : PNUD, 2009, 237 p.
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[28]
LÊ, Jérôme ; OKBA, Mahrez, “L’insertion des immigrés, de l’arrivée en France au premier emploi”,art. cité.
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[29]
CASSARINO, Jean-Pierre (sous la direction de), Migrants de retour au Maghreb. Réintégration et enjeux de développement, San Domenico di Fiesole : European University Institute, Robert Schuman Centre for Advanced Studies, 2007, 162 p. (voir p. 70).
-
[30]
FLAHAUX, Marie-Laurence, Retourner au Sénégal et en RD Congo : choix et contraintes au cœur des trajectoires de vie des migrants, Namur : Presses Universitaires de Namur, 2014, 348 p. (voir p. 178).
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[31]
BRÉANT, Hugo, “Retours sur capital(e). Socialiser les émigré·e·s au retour”, art. cité.