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Article de revue

L’expérience scolaire d’élèves migrants et descendants de migrants au prisme des choix organisationnels des établissements

Pages 79 à 94

Notes

  • [1]
    PAYET, Jean-Paul, “Immigration et école”, in : VAN ZANTEN, Agnès ; RAYOU, Patrick (sous la direction de), Dictionnaire de l’éducation, Paris : Presses universitaires de France, 2017, pp. 478-483. 
  • [2]
    ROUSSIER-FUSCO, Elena, “Le modèle français d'intégration et les dynamiques interethniques dans deux écoles de la banlieue parisienne”, Revue française de pédagogie, n° 144, juillet-août-septembre 2003, pp. 29-37.
  • [3]
    CAILLET, Valérie, “Expérience scolaire des élèves”, in : VAN ZANTEN, Agnès (sous la direction de), Dictionnaire de l'éducation, Paris : Presses universitaires de France, 2008, pp. 320-324.
  • [4]
    DURU-BELLAT, Marie ; LE BASTARD-LANDRIER, Séverine ; PIQUÉE, Céline, “Tonalité sociale du contexte et expérience scolaire des élèves au lycée et à l'école primaire”, Revue française de sociologie, vol. 45, n° 3, 2004, pp. 441-468.
  • [5]
    L’objet de cette enquête était de saisir la construction des trajectoires scolaires au collège et les facteurs explicatifs des choix différenciés, et ce, en analysant finement les effets de contextes, les effets établissements, les effets classes et l’articulation entre l’origine résidentielle, ethnique et le niveau scolaire des élèves.
  • [6]
    Cette recherche a pour objectif central de saisir les dynamiques territoriales et scolaires dans la construction de l’altérité concernant les élèves migrants, itinérants ou autres « outsiders » dans les espaces sociaux scolaires segmentés.
  • [7]
    COSSÉE Claire ; LADA, Emmanuelle ; RlGONl, Isabelle, Faire figure d'étranger. Regards croisés sur la production de l'altérité, Paris : Éd. Armand Colin, 2004, 320 p.
  • [8]
    SCHIFF, Claire, “Les adolescents primo-arrivants au collège. Les contradictions de l’intégration dans un univers en tension”, VEI Enjeux, n° 125, juin 2001, pp. 187-197.
  • [9]
    La labellisation du collège rep en 2015 lui a fait perdre la première année une soixantaine d’élèves (l’établissement comptait 770 élèves à la rentrée 2014-2015 et 711 à la rentrée suivante) quand les établissements du secteur connaissaient une stabilité de leurs effectifs.
  • [10]
    FELOUZIS, Georges ; PERROTON, Joëlle, “Les ‘marchés scolaires’ : une analyse en termes d'économie de la qualité”, Revue française de sociologie, vol. 48, n° 4, 2007, pp. 693-722.
  • [11]
    FELOUZIS, Georges ; MAROY Christian ; VAN ZANTEN, Agnès, Les marchés scolaires. Sociologie d’une politique publique d’éducation, Paris : Presses universitaires de France, 2013, 228 p.
  • [12]
    BARRÈRE, Anne, Sociologie des chefs d’établissement : les managers de la République, Paris : Presses universitaires de France, 2006, 184 p. 
  • [13]
    Ibidem. 
  • [14]
    Ibidem.
  • [15]
    ICHOU, Mathieu, Les enfants d'immigrés à l'école. Inégalités scolaires du primaire à l'enseignement supérieur, Paris : Presses universitaires de France, 2018, 320 p.
  • [16]
    LORCERIE, Françoise, “Intégration et école” in : VAN ZANTEN, Agnès (sous la direction de), Dictionnaire de l’éducation,op. cit., pp. 397-401.
  • [17]
    Ibidem.
  • [18]
    DUBET, François, La préférence pour l'inégalité. Comprendre la crise des solidarités, Paris : Éd. du Seuil, 2014, 112 p.
  • [19]
    LORCERIE, Françoise, “École et ethnicité en France : pour une approche systémique contextualisée” [En ligne], SociologieS, octobre 2011, http://journals.openedition.org/ sociologies/3706.
  • [20]
    Par exemple, une enseignante de mathématiques rassure un élève migrant sur son travail en lui disant qu’il est normal qu’il n’ait pas développé le même raisonnement que les autres car en Afghanistan les méthodes d’apprentissage ne sont certainement pas les mêmes qu’en France.
  • [21]
    FELOUZIS, Georges, L'efficacité des enseignants, Paris : Presses universitaires de France, 1997, 194 p.
  • [22]
    Ibidem.
  • [23]
    LORCERIE, Françoise, “École et ethnicité en France : pour une approche systémique contextualisée”, art. cité.
  • [24]
    SCHIFF, Claire, Beurs & Blédards. Les nouveaux arrivants face aux Français issus de l'immigration, Lormont : Éd. Le Bord de l'eau, 2015, 260 p.
  • [25]
    BOURDIEU, Pierre ; CHAMPAGNE, Patrick, “Les exclus de l'intérieur”, Actes de la recherche en sciences sociales, n° 91-92, mars 1992, pp. 71-75.
  • [26]
    GUÉNIF-SOUILAMAS, Nacira ; MACÉ, Éric, Les féministes et le garçon arabe, La Tour d’Aigues : Éditions de L’Aube, 2004, 106 p. Les auteurs soulignent dans cet ouvrage la figure stéréotypée des garçons arabes, souvent perçus comme sexistes et violeurs.
  • [27]
    GUÉNIF-SOUILAMAS, Nacira, “Contre l'antiféminisme, le féminisme prend des couleurs”, Travail, genre et sociétés, vol. 32, n° 2, 2014, pp. 157-162.
  • [28]
    LORCERIE, Françoise, L’école et le défi ethnique : éducation et intégration, Paris : ESF Éditeur, 2003, 333 p.
  • [29]
    Nous avons fait le même constat lors d’une expérience de recherche similaire l’année précédente dans une autre classe mixte.
  • [30]
    SIMMEL, Georg, Soziologie, Berlin: Suhrkamp Verlag KG, 1992 (1ère ed. 1908), 1051 p.
  • [31]
    GOFFMAN, Erving, Stigmate. Les usages sociaux du handicap, Paris : Éd. Les Éditions de Minuit, 1975, 180 p.
  • [32]
    ALAMARTINE, Françoise, “Des faits ? Quels faits ? À propos de ‘manifestations ethniques’ dans un LP parisien”, in : LORCERIE, Françoise, L’école et le défi ethnique : éducation et intégration, op. cit. pp. 187-195.
  • [33]
    FELOUZIS, Georges ; LIOT, Françoise ; PERROTON, Joëlle, L’apartheid scolaire. Enquête sur la ségrégation ethnique dans les collèges, Paris : Éd. du Seuil, 2005, 236 p.
  • [34]
    SCHIFF, Claire, Beurs & Blédards. Les nouveaux arrivants face aux Français issus de l'immigration, op. cit.
  • [35]
    STREIFF-FÉNART, Jocelyne, "Frontières et catégorisations ethniques. Fredrik Barth et le LP", in : LORCERIE, Françoise, L’école et le défi ethnique : éducation et intégration, op. cit., 2003, pp. 187-195.
  • [36]
    VAN ZANTEN, Agnès, Choisir son école. Stratégies familiales et médiations locales, Paris : Presses universitaires de France, 2009, 283 p.
  • [37]
    MAROY, Christian, “Pourquoi et comment réguler le marché́ scolaire ?”, Les Cahiers de Recherche du GIRSEF, n° 55, 2007, pp. 1-14.
  • [38]
    JOUNIN, Nicolas ; PALOMARES, Élise ; RABAUD, Aude, « Ethnicisations ordinaires, voix minoritaires », Sociétés contemporaines, vol. 70, n° 2, 2008, pp. 7-23.

1Le système scolaire français reste marqué par la prégnance des valeurs républicaines d’universalité et d’indifférence aux différences. De fait, les élèves migrants et descendants de migrants constituent une catégorie largement invisibilisée. Néanmoins, les contextes scolaires sont lus et appréhendés à travers différentes formes de catégorisation, et, en particulier, ethnique. Jean-Paul Payet décrit fort justement cette « dimension quasi anthropologique dans l’imaginaire national français de la rencontre de cette figure essentialisée dans son étrangeté qu’est l’“immigré visible” avec l’espace “neutre”, universel sanctuarisé en théorie, mais si profondément ethnique dans sa définition culturelle qu’est l’école française » [1]. Il existe donc un décalage entre la conception universaliste de l’école et la réalité ségrégative des établissements scolaires. Il est possible de parler d’une ségrégation socio-ethnique qui opère à deux niveaux, résidentiel et scolaire. D'une indifférence aux différences, visant une intégration individuelle et de nature politique, nous serions passés à des modalités de traitement des différences qui prennent implicitement ou explicitement en compte les regroupements ethniques et la nature sociale des problèmes d’intégration [2]. Néanmoins, la réalité empirique est complexe, car l’autonomie des acteurs est bien réelle.

2Cet article s’intéresse à ce qui se joue à l’échelle des établissements, et notamment à la dimension de la ségrégation intra-scolaire, moins visible que celle existant entre établissements, afin de bien saisir l’expérience scolaire des migrants et descendants de migrants. Nous définirons l’expérience scolaire comme découlant de la pluralité de rationalités et de logiques d’action, à partir desquelles les élèves organisent leur rapport à la scolarité. L'expérience scolaire est influencée par des déterminants tels que la position sociale, le parcours scolaire et l'âge de l'élève, mais « la cohérence des expériences scolaires dépend aussi des ressources internes à l'école elle-même, de son climat, de sa politique scolaire, des relations pédagogiques, en bref de sa capacité à réduire les tensions de l'expérience » [3]. Plus précisément, cette contribution questionnera les effets du contexte scolaire sur l’expérience scolaire des élèves migrants et descendant de migrants, à savoir les effets de l’organisation, de la régulation et du degré de mixité des établissements. L’altérité paraît beaucoup plus exacerbée dans les contextes de minorisation des élèves issus de l’immigration, d’autant plus quand ils sont en difficulté scolaire et sociale. La mixité favorise particulièrement les mécanismes d’ethnicisation, d’altérisation ainsi que l’entre soi. Nous aborderons donc le contexte scolaire à la fois comme un cadre du travail sociologique et un de ses objets privilégiés afin de bien comprendre la confection du social [4].

3Nous présenterons dans un premier temps les choix organisationnels contrastés de deux établissements, choix qui ont des incidences importantes quant à leur public et aux processus de minorisation. Nous analyserons ensuite la pluralité des expériences scolaires d’élèves migrants ou descendants de migrants à travers leur position dans l’établissement ou les classes, et leurs interactions avec les autres élèves. Enfin, nous verrons que l’ethnicisation des rapports sociaux et scolaires prend des formes multiples et labiles et que les établissements, à travers leur gouvernance pédagogique, peuvent la renforcer ou bien l’infléchir.

4Nous appuierons notre propos, d’une part, sur les résultats d’une recherche/évaluation [5] portant sur l’orientation d’élèves de troisième, programme de trois ans (2010-2013) financé par le Fonds d’expérimentation pour la jeunesse et, d’autre part, sur les premiers résultats de la recherche régionale Alterecole [6], qui a pour objet d’éclairer les dynamiques de ségrégation scolaire et la construction de l’altérité dans et par le système scolaire. Dans le cadre de la recherche/évaluation, nous avons passé un questionnaire à plus de 2 000 élèves et parents, puis observé des temps scolaires et extra-scolaires et réalisé une centaine d’entretiens avec des élèves et des acteurs scolaires dans une quinzaine d’établissements. La recherche régionale Alterecole, quant à elle, s’intéresse tout particulièrement à la place que l’institution scolaire accorde aux enfants et aux adolescents évoluant dans des familles qui font « figure d’étrangers » [7] et à la façon dont les nouveaux arrivants se positionnent dans un univers scolaire souvent en tension [8]. Le matériau relatif au terrain dont il sera question ici est constitué, à ce jour, de dizaines de journées d’observation de classes, d’une dizaine de focus group conduits auprès d’élèves et d’une vingtaine d’entretiens réalisés avec des acteurs scolaires.

5Nous présenterons ici les résultats des enquêtes conduites au niveau du collège, et nous mettrons de façon spécifique en comparaison deux établissements. Il s’agit de deux collèges d’une ville de taille moyenne du sud de la France, dans laquelle les deux enquêtes citées ci-dessus ont été conduites (la ville compte quatre collèges publics et trois privés). Le premier est un collège classé Réseau éducation prioritaire (rep) avec une sur-représentation d’élèves migrants et descendants de migrants. Le second, situé dans le centre-ville, accueille une minorité de ce même type d’élèves et bénéficie d’une bonne réputation à l’échelle locale. Le collège rep connaît une configuration particulière, car il est situé dans le quartier le plus favorisé de la ville mais il recrute sur un secteur très large, en particulier dans les deux principaux quartiers prioritaires de la ville. 35 % des élèves sont originaires d’un quartier prioritaire de la politique de la ville, 16 % des élèves ont des parents cadres supérieurs (contre 22,5 % au niveau départemental) et près de 65 % employés et ouvriers (contre 59 % au niveau départemental). Dans le collège de centre-ville, 9 % d’élèves viennent de quartiers prioritaires de la ville, plus de 30 % des élèves ont des parents cadres supérieurs, 40 % employés et ouvriers et. Il fait partie de ce qui est qualifié localement de « voie royale », avec une école et un lycée bénéficiant eux aussi d’une bonne réputation, alors que le collège rep a connu un net déclassement suite à sa labellisation rep, même si ce label était paradoxalement espéré par la cheffe d’établissement et certains enseignants afin de pouvoir bénéficier de moyens matériels et humains supplémentaires. Sur ce territoire, les jeux de réputation entre établissements semblent bien intégrés par une majorité des parents des classes supérieures et moyennes [9], issus de l’immigration ou non. Cela implique des logiques d’action et des modes de régulation des établissements très différents.

Des choix pédagogiques et organisationnels des établissements articulés au « marché scolaire » local

6Dans le cadre de notre recherche, nous mobilisons le concept de « marché scolaire » car nous sommes bien, sur le territoire décrit ici, face à un système dans lequel le choix de l’établissement par les familles, ou par une partie d’entre elles, produit une concurrence entre établissements [10]. Georges Felouzis, Christian Maroy et Agnès Van Zanten montrent en effet que les différents acteurs de l’école procèdent à des ajustements réciproques et participent aux marchés éducatifs. Ces ajustements varient en fonction des configurations locales, qui dépendent elles-mêmes des caractéristiques des acteurs impliqués, mais aussi de celles du contexte socio-spatial d’inscription de chaque marché [11].

7Nos terrains d’enquête nous ont permis en outre de constater que les établissements scolaires ont une certaine forme d’autonomie et que leur action est articulée au marché scolaire local. Les chefs d’établissement, ces « managers de la République » [12], se positionnent entre promotion des valeurs républicaines, de l’égalité des chances et efficacité collective : « C’est bel et bien à la croisée des deux, dans un modernisme contrôlé en quelque sorte par la tradition républicaine, que se situe le travail des chefs d’établissement » [13]. Ce « nouveau management public éducatif » [14] produit néanmoins des choix organisationnels et des logiques d’action parfois très différents en termes de gestion de la diversité.

8S’agissant des élèves, Mathieu Ichou utilise le concept d’« habitus institutionnel » pour signifier qu’ils ajustent leurs attentes scolaires à leur environnement institutionnel [15]. Cet habitus serait construit au fil de l’histoire de l’établissement et largement lié à la composition sociale du public, ainsi qu’au prestige académique de l’établissement et aux pratiques organisationnelles qui y ont cours. Les élèves s’adaptent donc aux environnements dans lesquels ils évoluent, en particulier les migrants et descendants de migrants, ceux-ci étant plus ou moins pris en considération par les équipes éducatives et ce, dans des logiques diverses.

9Pour Françoise Lorcerie, la présence simultanée d’un chef d’établissement et d’une grappe d’enseignants désireux d’agir contre les processus de ségrégation inter-établissements peut favoriser l’émergence d’une « gouvernance pédagogique intégrée orientée par le sens de la mission » [16]. Cette co-présence est néanmoins aléatoire et transitoire, puisque la gestion de carrière dans l’Éducation nationale n’attache pas les personnels à leur poste [17]. Sur nos terrains d’enquête, nous avons ainsi constaté qu’un des leviers d’action majeurs face à la ségrégation scolaire résidait dans la constitution des classes.

La constitution des classes ou le choix de la (non) mixité

10Sur ce point, les établissements étudiés poursuivent des objectifs très différents. Le collège rep se caractérise par une quête de mixité et une recherche de l’homogénéisation des classes, notamment afin de lutter contre toute forme d’entre-soi. La recherche/évaluation que nous avons réalisée dans cet établissement en 2010-2013 a montré que le principal, dans une logique de compromis tacite avec les parents les mieux dotés en capitaux, et avec le soutien d’une partie de l’équipe enseignante, avait fait le choix de constituer des classes de niveaux, par le biais notamment du jeu des options. Cela conduisait alors à la mise en place de véritables classes « de quartiers », ayant des tonalités sociales et ethniques différentes. La cheffe d’établissement qui l’a remplacé s’inscrit, quant à elle, dans une volonté de casser ces classes de niveaux tout en promouvant la mixité sociale et l’image de l’établissement. Depuis, la constitution des classes se fait donc dans un souci de maintien de la mixité des publics, en fonction de leur quartier de provenance — afin d’éviter les tensions entre certains quartiers — mais aussi en fonction de caractéristiques sociales et ethniques, même si, sur ce dernier point, les choses ne sont pas clairement verbalisées.

11Dans le collège de centre-ville, la principale-adjointe se positionne dans la même logique que la principale du collège rep. Ayant travaillé en banlieue parisienne, les questions de mixité et du vivre ensemble se révèlent être au cœur de sa pratique professionnelle. Deux ans avant notre enquête, elle avait d’ailleurs consacré beaucoup de temps à la formalisation d’une organisation favorisant la constitution de classes mixtes. Le chef d’établissement, dans une logique beaucoup plus managériale, a quant à lui décidé de maintenir des classes de niveaux, même si c’est interdit en France. Cela n’est pas explicité comme tel par la direction, mais il s’agit, quasi essentiellement par le jeu des options et donc pour simplifier les emplois du temps, de regrouper les élèves les plus en réussite scolaire dans certaines classes et ceux qui rencontrent des difficultés dans d’autres. La peur de l’évitement de l’établissement par une partie des parents semble motiver cet arbitrage. Comme cela était le cas dans le collège rep avec le principal précédent, ces classes hiérarchisées selon divers critères paraissent être un compromis nécessaire à la mixité dans l’enceinte de l’établissement. La ségrégation interne se substitue ici en partie sur notre territoire à la ségrégation inter-établissements. Le corollaire de la mixité du public serait donc le choix de l’inégalité entre les classes [18].

Une prise en charge des élèves migrants très contextuelle

12La prise en charge des élèves migrants et descendants de migrants éclaire la façon dont les établissements peuvent jouer un rôle dans les trajectoires et expériences scolaires de ces élèves. Nous tenons à préciser ici que les élèves migrants ne sont pas tous des Élèves allophones nouvellement arrivés (eana), car certains sont arrivés en France très jeunes et maîtrisent bien le français, ce qui induit naturellement des besoins et prises en charge différents.

13Le collège rep propose un dispositif UPE2A (Unités pédagogiques pour élèves allophones arrivants) et un dispositif nsa (élèves Non scolarisés antérieurement). S’y additionne un programme mars (Modules d’aide à la recherche de solutions) afin de suivre plus spécifiquement les élèves les plus en difficulté. Tous ces dispositifs accueillent un nombre important d’élèves migrants, arrivés depuis quelques mois ou depuis plusieurs années, ainsi que des descendants de migrants, mais dans des logiques très différentes. La principale présente la structure UPE2A en précisant qu’elle est très attachée au fait qu’elle soit et qu’elle doive rester ouverte, dans une perspective d’inclusion scolaire, même si elle avoue avoir quelques difficultés avec les enseignants du dispositif, plus réticents quant à l’inclusion des élèves allophones. Ces élèves sont véritablement l’objet de préoccupations pédagogiques, de discussions et d’échanges afin de faciliter leur intégration. En revanche, il n’existe pas d’UPE2A dans le collège de centre-ville. La principale-adjointe, consciente que certains élèves allophones ont besoin d’un soutien plus particulier, procède donc à divers bricolages. Elle utilise par exemple des heures d’accompagnement éducatif, dont ce n’est pas l’objectif, ou demande à des enseignants qui n’ont pas effectué la totalité de leur service de proposer des séances de français langue étrangère aux élèves allophones. Elle regrette de ne pas avoir plus de lien avec le dispositif UPE2A du collège rep et avoue ne pas proposer une prise en charge adaptée aux élèves non francophones. Hormis les préoccupations de la principale-adjointe, l’inclusion scolaire ne semble donc pas du tout constituer une priorité de l’établissement.

14Au-delà des dispositifs spécifiques, nous pouvons également noter les différences de modalités de prise en charge pédagogique des élèves migrants et descendants de migrants. Dans le collège de centre-ville, cette question n’est jamais vraiment abordée de façon collective : la logique républicaine d’indifférence à la différence prédomine dans les discours. Les initiatives apparaissent être le fait de quelques enseignants. C’est le cas par exemple d’une enseignante, elle-même issue de l’immigration maghrébine, qui affirme pratiquer une forme de discrimination positive en faveur des jeunes issus de l’immigration, mais seulement s’ils jouent le jeu scolaire, sans quoi elle refuse de s’investir. Elle explique être plus vigilante à leur égard, leur consacrer plus de temps en classe ou en dehors de la classe, leur proposer des exercices supplémentaires à faire à la maison et essayer de rencontrer leurs parents plus régulièrement. Dans le collège rep, au contraire, les élèves sont aussi appréhendés en fonction de leur parcours et de leur histoire. En classe, certains enseignants n’hésitent pas à parler des pays d’origine des élèves ou à y faire référence dans des activités pédagogiques. En outre, entre eux les acteurs scolaires évoquent souvent les origines et trajectoires migratoires des élèves pour expliquer leurs difficultés ou postures. L’inclusion et le suivi personnalisé des élèves, en particulier issus de l’immigration, sont des dimensions centrales pour une bonne partie de l’équipe enseignante, qui travaille par ailleurs autour de la transversalité et de différents projets avec les élèves, assurant ainsi ce que Françoise Lorcerie appelle l’« intégration pédagogique et éducative » de l’établissement [19]. Les élèves migrants et descendants de migrants y sont perçus comme tels et font l’objet d’attentions spécifiques de la part de plusieurs enseignants [20], ce qui relève de ce que Georges Felouzis nomme le « pragmatisme pédagogique » [21]. Dans le collège de centre-ville, la stigmatisation et la mise à l’écart de ceux qui ne suivent pas est beaucoup plus présente, relevant ainsi plutôt du « ritualisme académique » [22].

15Ces questions de gestion de la diversité ethnique restent largement impensées par une grande partie de l’institution scolaire française, qui laisse finalement les acteurs scolaires seuls face à leurs classes ou leurs élèves sans qu’ils ne soient formés ou informés. Or, la catégorisation ethnique est investie dans l’agir professionnel et l’oriente [23], ce qui va avoir un impact très net sur les expériences des élèves.

Des expériences scolaires d’élèves plurielles liées aux processus de minorisation

16Être migrant ou descendant de migrants ne soulève pas les mêmes enjeux dans les deux établissements enquêtés, du fait même de leurs modalités d’organisation et de régulation.

Le collège de centre-ville : des expériences clivées

17Dans le collège de centre-ville, les élèves migrants et descendants de migrants sont peu nombreux et regroupés dans certaines classes. Nous constatons très vite qu’ils sont stigmatisés et minorisés au sein de l’établissement. Prenons l’exemple d’une classe, la plus mixte du collège. Elle accueille de nombreux élèves migrants, dont cinq élèves tchétchènes et quatre élèves d’origine maghrébine, ce qui n’est pas le cas des autres classes de l’établissement (nous avons pu consulter les listes d’élèves des huit classes du collège sur trois années). Deux des cinq élèves tchétchènes se révèlent être en grande difficulté scolaire et sont plus ou moins assidus. Ils dorment en classe, sont tolérés car ils ne perturbent pas les cours, mais ils sont rarement sollicités par les enseignants, si ce n’est en cours d’éducation physique et sportive (ils sont plus à l’aise et l’enseignant fait plus attention à eux, les intègre et les sollicite plus souvent) et en russe (ils parlent la langue). Ces deux jeunes ne parlent pas bien le français mais ils ont été sortis du dispositif UPE2A du collège rep par manque de place. Pendant la récréation, ils retrouvent systématiquement certains garçons russophones devant les toilettes, debout et en cercle plus ou moins fermé, car les autres élèves les évitent.

18Les trois autres élèves tchétchènes de la classe, deux filles et un garçon, arrivés depuis plus longtemps, sont quant à eux intégrés au groupe des majoritaires. Ils n’échangent quasiment pas avec les deux élèves que nous venons d’évoquer et se contentent de rester avec les jeunes non issus de l’immigration. Ils semblent donc se garder d’entrer en contact avec les élèves de la même origine qu’eux ou d’autres migrants, que ce soit en classe ou pendant la récréation, se rapprochant en cela des évitements stratégiques de ceux perçus comme des « mauvaises fréquentations » par les élèves et leur famille [24]. Les trois élèves tchétchènes en question sont beaucoup plus conformes à la norme scolaire. L’un d’eux est même en grande réussite, il souhaite faire de longues études et n’envisage son propre succès qu’à travers la réussite scolaire. Une des deux filles cherche, quant à elle, à ne surtout pas se faire remarquer ; elle est très religieuse et n’envisage pas de suivre de longues études, car elle souhaite avant tout fonder une famille.

19Toujours dans cette même classe, deux filles et un garçon d’origine maghrébine sont, à l’inverse, fortement stigmatisés. Plusieurs enseignants les qualifient de « trio infernal », de « stars » en expliquant que ces élèves perturbent les cours et qu’ils sont irrespectueux. Pendant le suivi de classe, ils sont systématiquement repris et font l’objet de remarques de la part des enseignants. De leur côté, ces élèves évitent de s’attarder au collège et se retrouvent entre jeunes d’origine maghrébine dans la cour de récréation. Ces deux filles se font particulièrement remarquer, parlant fort, insultant les autres élèves et se montrant relativement agressives à l’égard de leurs camarades et de certains enseignants. Elles nous ont indiqué souhaiter aller au lycée général, soulignant ainsi un net décalage entre l’image qu’elles donnent d’elles en classe, les représentations des acteurs scolaires et leurs propres projections. Leur comportement a priori a-scolaire semble traduire une forme de défense, voire de résistance, dans ce contexte d’altérisation et de minorisation. Les trois élèves d’origine maghrébine sont d’ailleurs les seuls de la classe à avoir des contacts avec les deux élèves tchétchènes en difficulté. Les outsiders ou « exclus de l’intérieur » [25] seraient donc ici à la fois les Tchétchènes, mais aussi les jeunes d’origine maghrébine. Les processus de minorisation s’articulent ainsi à d’autres facteurs que le seul facteur ethnique. En effet, les élèves tchétchènes en réussite scolaire ou qui sont conformes à la norme scolaire n’ont pas les mêmes expériences scolaires ni les mêmes sociabilités que les autres. En outre, l’une des élèves, très religieuse, est conforme aux normes scolaires mais ne se projette pas dans les études.

Le collège rep : des expériences moins contrastées

20Dans le collège rep, les élèves migrants et descendants de migrants sont beaucoup plus nombreux que dans le collège de centre-ville. Sur le territoire étudié, il semble admis que le collège rep possède une bonne expertise des élèves eana, ce qui peut expliquer l’absence de mise en place d’un autre dispositif UPE2A. Toutefois, cela peut générer certains effets pervers comme la concentration d’élèves aux problématiques très différentes dans un seul établissement, l’évitement du secteur par une partie des parents et la faible mixité scolaire, sociale et ethnique qui en découle. Ces élèves sont mieux répartis dans les classes, mais le climat scolaire est globalement moins conforme à la norme scolaire : des tensions se font souvent sentir, liées à des inimitiés entre élèves et parfois aux « histoires de quartiers » dont ils viennent, en particulier les deux quartiers prioritaires, ce qui débouche régulièrement sur des affrontements dans l’espace urbain.

21Au sein des « classes ordinaires » du collège rep, nous notons au cours de notre enquête des différences de niveau scolaire entre les élèves. Dans l’une des classes, cette différence de niveau est importante entre les élèves issus et non issus de l’immigration maghrébine, mais aussi entre ces derniers et les élèves étrangers. Cohabitent dans cette classe des élèves ayant le statut d’eana, pour la plupart en difficulté, et des élèves en grande réussite scolaire, dont deux ont des parents qui sont enseignants à l’université. Il règne dans cette classe une ambiance pacifiée, attentive, même si les échanges entre les différentes catégories d’élèves restent peu nombreux. La professeure principale nous indique que cette classe communiquait très peu en début d’année, mais que l’équipe enseignante avait beaucoup travaillé autour de la cohésion et que la configuration avait alors beaucoup changé. Les élèves migrants y sont d’ailleurs bien intégrés et sont souvent sollicités par les enseignants. L’un d’entre eux, syrien, fait partie des meilleurs élèves de la classe et semble faire l’objet d’une attention spécifique de la part des enseignants. Deux enseignants lui donnent des exercices supplémentaires à faire car ils estiment qu’avec son bon niveau scolaire, il a particulièrement besoin d’être stimulé. Les filles allophones passent, quant à elles, la majorité de leur temps ensemble, même si elles ont des contacts avec les autres jeunes.

22Dans cette classe, parmi les descendants de migrants maghrébins, les garçons ne sont pas du tout dans l’entre-soi ethnique. Par exemple, s’il leur arrive de se parler entre eux en arabe, ils appellent « frères » certains de leurs camarades non issus de l’immigration maghrébine. En classe, les filles qui n’ont aucun lien avec la migration sont les plus sollicitées par les enseignants, tout comme les garçons d’origine maghrébine, cassant en cela la figure du « garçon arabe » [26]. Les filles d’origine maghrébine ne font pas ici l’objet d’attentions particulières, comme cela est parfois le cas dans d’autres contextes scolaires où elles peuvent bénéficier d’une forme de discrimination positive souvent liée au féminisme républicain bien décrit, là encore, par Nacira Guénif-Souilamas [27]. Elles ont toutefois très peu d’interactions avec les filles non issues de l’immigration de la classe, sans que cela ne crée de tensions particulières. Cette frontière symbolique pourrait s’expliquer par l’articulation entre l’origine ethnique et sociale des élèves, mais aussi avec leur niveau scolaire. Ces deux catégories d’élèves évoluent les unes à côté des autres sans réellement entrer en interaction. Si les élèves expliquent ce phénomène par le biais d’affinités ou de centres d’intérêt distincts, il traduit avant tout l’existence d’un entre-soi très fort, voire de deux mondes sociaux très différents qui se croisent mais ne se mélangent pas réellement, puisque les interactions en dehors de la classe sont le décalque de ce qui se passe dans la classe. La faiblesse des interactions participe de l’ethnicisation des relations sociales et scolaires tout en la nourrissant, sans pour autant être problématique ni créer de frontières infranchissables. Les élèves vivent indéniablement dans cette classe, et plus largement dans ce collège rep, des temps de sociabilité inter-ethnique, toutefois largement impulsés par les acteurs et le cadre scolaires.

Pluralité des formes d’ethnicisation des rapports sociaux à l'école 

23Les processus d’ethnicisation des rapports sociaux et scolaires, sous-jacents aux logiques d’imputation, d’assignation ou de revendications identitaires, sont bien à l’œuvre sur nos différents terrains d’enquête. Si la saillance de l’ethnicité est fonction de la façon dont les individus se définissent eux-mêmes et définissent « les autres » ici et maintenant, dans le cours même de leurs interactions [28], elle revêt néanmoins des formes diverses en fonction des établissements.

24Dans le collège de centre-ville, du fait même de son organisation, des tensions fortes existent au sein de la classe mixte. Lors d’un focus group conduit avec les élèves en réussite scolaire de cette classe, un certain nombre tient des propos ouvertement racistes et discriminatoires à l’encontre des élèves migrants et descendants de migrants, même si deux d’entre eux répètent régulièrement l’importance de « ne pas généraliser ». Ces élèves perçoivent leurs camarades d’origine maghrébine et les deux Tchétchènes comme une menace, car ils seraient violents et « mal éduqués » : « Tu peux le dire, ce sont des cas soc’ ». Tour à tour, ces élèves mobilisent des catégories relatives à leur quartier de provenance, mais aussi d’autres qualificatifs racisants tels qu’« Arabes ». Ils semblent craindre que les élèves d’origine maghrébine et tchétchène jettent le discrédit sur leur classe et que cela se répercute sur eux-mêmes [29]. La hiérarchie scolaire, très prégnante au sein de l’établissement, passe notamment par l’identification des « bonnes » et des « mauvaises » classes. Elle semble intériorisée par l’ensemble des acteurs et normalisée par la majorité d’entre eux, ce qui produit, de fait, pour certains, un sentiment de légitimité et, pour d’autres, d’illégitimité.

25Ces processus d’ethnicisation identifiés dans le collège de centre-ville sont plus visibles dans les contextes de mixité car, dans les classes privilégiant l’entre-soi, les élèves les plus en réussite paraissent se désintéresser totalement des élèves migrants ou descendants de migrants. La proximité et le fait d’être amené à se côtoyer tous les jours renforcent donc les frontières ethniques plutôt qu’ils ne les atténuent, ce qui semble être l’inverse dans le collège rep dans lequel les élèves issus de l’immigration sont plus nombreux, et surtout parce que les acteurs scolaires ont intégré dans leurs objectifs pédagogiques celui de favoriser la mixité. En outre, dans le collège de centre-ville, les catégories ethniques sont surtout mobilisées par les élèves non migrants ou non descendants de migrants maghrébins. Cela est particulièrement visible quand ceux issus de l’immigration ne sont pas présents, mais ce n’est pas toujours le cas. Par exemple, lors d’une observation de classe, une élève non issue de l’immigration déclare dans un groupe assez large qu’elle est impatiente de visiter Marrakech. Elle commence alors à faire des blagues avec ses copines, à prononcer « Ma gazelle » en imitant l’accent marocain, alors qu’un élève d’origine marocaine est assis juste à côté d’elle. Cela ne semble pas mal intentionné, puisque les jeunes filles n’avaient pas remarqué sa présence, mais ces moqueries comportent un caractère raciste, d’autant plus que ces mêmes élèves ont auparavant tenu des discours racistes lors d’entretiens collectifs (deux d’entre elles avaient d’ailleurs harcelé une élève d’origine asiatique l’année précédente).

26Les représentations des élèves non issus de l’immigration relèvent la plupart du temps de la méconnaissance et de la mise à distance, les élèves issus de l’immigration étant réellement en position d’étrangers, le proche étant lointain dans le collège de centre-ville [30]. En effet, même si les élèves sont scolarisés dans le même établissement au sein d’une même classe, la faiblesse des interactions fait qu’il n’existe aucune proximité entre les différentes catégories d’élèves. Les préjugés dont sont porteurs les élèves articulent à la fois les origines sociales, ethniques, géographiques et les positions scolaires, ce qui est beaucoup plus atténué dans le collège rep étudié. En effet, dans ce dernier, si les catégories ethniques sont elles aussi mobilisées, elles le sont par les élèves migrants ou descendants de migrants eux-mêmes, et non pas par les autres. Nous sommes là face à une inversion dans la prise de parole et la légitimité à mobiliser des remarques axées sur l’ethnicité. Elle n’est plus assignation mais plutôt revendication, ce qui nous confronte au retournement du « stigmate » [31], qui relève parfois aussi de « l’humour des opprimés, libérateur mais tragique, ce qui n’en révèle pas moins la violence du stigmate et peut parfois tourner au sarcasme destructeur » [32].

27Au sein du collège rep, les frontières ethniques semblent donc plus poreuses et la logique d’inclusion ethnique bien présente, même pour certains élèves appartenant aux gens du voyage, qui étaient pourtant extrêmement stigmatisés et isolés il y a quelques années. Cela rejoint l’analyse de Georges Felouzis, Françoise Liot et Joëlle Perroton, qui soulignent que le critère ethnique est la plupart du temps non excluant et que l’ethnicisation diffuse qui règne dans les établissements les plus ségrégués prédispose à des regroupements qui ne sont souvent ni exclusifs, ni conflictuels [33]. En outre, les référents ethniques peuvent aussi être des marques de proximité et d’inclusion car, comme le souligne Claire Schiff, contrairement à ce que pensent de nombreux acteurs scolaires, plus l’« autre » est proche, plus il est facile de le désigner ouvertement par son origine sur le registre de l’humour [34]. L’ethnicisation des rapports sociaux s’articule donc à la position scolaire dans le collège de centre-ville, tandis qu’elle s’articule plus souvent au quartier dans le collège rep. Dans cette perspective, considérer l’ethnicité comme une forme d’organisation sociale plutôt que comme une propriété substantiellement attachée à des groupes déterminés permet de penser la pluralité et la labilité des manifestations de l’ethnicité, sans cesse déconstruite et reconstruite au gré des interactions [35].

28Néanmoins, nous avons pu relever au cours de nos deux enquêtes, mais aussi lors d’enquêtes précédentes, que l’entre-soi est beaucoup plus marqué et source de tensions quand les élèves migrants et descendants de migrants se trouvent dans des situations de minorisation auxquelles s’ajoutent des écarts de positions scolaires. Dans les établissements connaissant une forte présence d’élèves migrants ou descendants de migrants, en particulier en provenance d’Afrique, l’entre-soi ethnique est moins fréquent et moins exclusif. Quand ces élèves sont plus nombreux à l’échelle d’un établissement et mieux répartis dans les classes, nous constatons que les interactions avec les élèves non issus de l’immigration ont rarement lieu sur le mode conflictuel ou de la défiance, mais plutôt sur le mode d’une coexistence pacifique, avec des contacts épisodiques mais bien réels, en particulier lors des temps de classe. En revanche, quand cette catégorie d’élèves est moins importante à l’échelle d’un établissement et qu’ils sont regroupés dans quelques classes seulement, ils ont tendance à se retrouver pris dans des logiques de minorisation et de stigmatisation. La ségrégation scolaire semble donc finalement protéger les élèves minorisés des mécanismes de discrimination directe, même s’il faut souligner la pluralité des trajectoires scolaires. En effet, certains élèves, plus conformes à la norme scolaire et plus en réussite, développent, dans des contextes de minorisation, des stratégies différentes, notamment l'évitement de l’entre-soi ethnique, ce qui les rapproche en cela des stratégies familiales d’évitement et de la mise à distance des « indésirables » [36].

Conclusion

29La ségrégation scolaire semble se renforcer dans les mécanismes de compétition et de différenciation entre établissements [37]. Nous avons ainsi vu qu’il était essentiel de penser l’articulation des différents rapports sociaux (scolaires, sociaux, genrés, territoriaux et ethniques), de croiser, d'articuler, de combiner, d'imbriquer, d’« intersectionner » les rapports sociaux dans l’analyse sociologique aujourd’hui [38]. Il est tout aussi important de récuser la primauté d’un rapport social sur un autre.

30L’exacerbation de l’altérité est beaucoup plus marquée dans les contextes de minorisation des élèves issus de l’immigration, qui plus est en difficulté scolaire et sociale. La mixité met donc en saillance l’ethnicité, l’altérité, la mise à distance et l’entre-soi. Dans le contexte étudié, lorsque les élèves migrants et descendants de migrants se trouvent dans des situations de ségrégation, en particulier dans les établissements labellisés rep, le pragmatisme pédagogique apparaît plus présent dans les équipes, ce qui peut aussi conduire à des formes de discrimination bienveillante. Les élèves issus de l’immigration peuvent être l’objet d’attentions particulières et être perçus et appréhendés à travers une lecture ethnique, homogénéisante, souvent empathique et parfois misérabiliste, ce qu’ils ne souhaitent pas nécessairement et qui risque d’affaiblir leur singularité et les confronter, au moment de l’orientation par exemple, à des projections moins ambitieuses que pour les élèves non issus de l’immigration. Certes, le contexte scolaire protège ici les élèves de la discrimination directe, mais il peut tout autant les exposer à des formes d’enfermement et de stigmatisation. Il est donc nécessaire de considérer ces élèves à travers leur histoire, mais aussi à travers leurs multiples expériences et leur singularité.

31Enfin, même si l’ethnicisation des rapports sociaux dans le champ scolaire est peu contestable, il est crucial de penser sa pluralité, son actualisation et sa transformation. En effet, comme nous l’avons mis en lumière, les établissements, en raison de leur organisation interne et de leurs logiques d’action, peuvent l’infléchir ou l’accentuer. Aujourd'hui encore, l'immigration pose donc un défi à l’institution scolaire et souligne les multiples formes de ségrégation sociales et ethniques qui la traversent.


Mots-clés éditeurs : élève, éducation, scolarisation, ethnicité, Altérité, ségrégation, collège, France

Date de mise en ligne : 14/06/2019

https://doi.org/10.3917/migra.176.0079

Notes

  • [1]
    PAYET, Jean-Paul, “Immigration et école”, in : VAN ZANTEN, Agnès ; RAYOU, Patrick (sous la direction de), Dictionnaire de l’éducation, Paris : Presses universitaires de France, 2017, pp. 478-483. 
  • [2]
    ROUSSIER-FUSCO, Elena, “Le modèle français d'intégration et les dynamiques interethniques dans deux écoles de la banlieue parisienne”, Revue française de pédagogie, n° 144, juillet-août-septembre 2003, pp. 29-37.
  • [3]
    CAILLET, Valérie, “Expérience scolaire des élèves”, in : VAN ZANTEN, Agnès (sous la direction de), Dictionnaire de l'éducation, Paris : Presses universitaires de France, 2008, pp. 320-324.
  • [4]
    DURU-BELLAT, Marie ; LE BASTARD-LANDRIER, Séverine ; PIQUÉE, Céline, “Tonalité sociale du contexte et expérience scolaire des élèves au lycée et à l'école primaire”, Revue française de sociologie, vol. 45, n° 3, 2004, pp. 441-468.
  • [5]
    L’objet de cette enquête était de saisir la construction des trajectoires scolaires au collège et les facteurs explicatifs des choix différenciés, et ce, en analysant finement les effets de contextes, les effets établissements, les effets classes et l’articulation entre l’origine résidentielle, ethnique et le niveau scolaire des élèves.
  • [6]
    Cette recherche a pour objectif central de saisir les dynamiques territoriales et scolaires dans la construction de l’altérité concernant les élèves migrants, itinérants ou autres « outsiders » dans les espaces sociaux scolaires segmentés.
  • [7]
    COSSÉE Claire ; LADA, Emmanuelle ; RlGONl, Isabelle, Faire figure d'étranger. Regards croisés sur la production de l'altérité, Paris : Éd. Armand Colin, 2004, 320 p.
  • [8]
    SCHIFF, Claire, “Les adolescents primo-arrivants au collège. Les contradictions de l’intégration dans un univers en tension”, VEI Enjeux, n° 125, juin 2001, pp. 187-197.
  • [9]
    La labellisation du collège rep en 2015 lui a fait perdre la première année une soixantaine d’élèves (l’établissement comptait 770 élèves à la rentrée 2014-2015 et 711 à la rentrée suivante) quand les établissements du secteur connaissaient une stabilité de leurs effectifs.
  • [10]
    FELOUZIS, Georges ; PERROTON, Joëlle, “Les ‘marchés scolaires’ : une analyse en termes d'économie de la qualité”, Revue française de sociologie, vol. 48, n° 4, 2007, pp. 693-722.
  • [11]
    FELOUZIS, Georges ; MAROY Christian ; VAN ZANTEN, Agnès, Les marchés scolaires. Sociologie d’une politique publique d’éducation, Paris : Presses universitaires de France, 2013, 228 p.
  • [12]
    BARRÈRE, Anne, Sociologie des chefs d’établissement : les managers de la République, Paris : Presses universitaires de France, 2006, 184 p. 
  • [13]
    Ibidem. 
  • [14]
    Ibidem.
  • [15]
    ICHOU, Mathieu, Les enfants d'immigrés à l'école. Inégalités scolaires du primaire à l'enseignement supérieur, Paris : Presses universitaires de France, 2018, 320 p.
  • [16]
    LORCERIE, Françoise, “Intégration et école” in : VAN ZANTEN, Agnès (sous la direction de), Dictionnaire de l’éducation,op. cit., pp. 397-401.
  • [17]
    Ibidem.
  • [18]
    DUBET, François, La préférence pour l'inégalité. Comprendre la crise des solidarités, Paris : Éd. du Seuil, 2014, 112 p.
  • [19]
    LORCERIE, Françoise, “École et ethnicité en France : pour une approche systémique contextualisée” [En ligne], SociologieS, octobre 2011, http://journals.openedition.org/ sociologies/3706.
  • [20]
    Par exemple, une enseignante de mathématiques rassure un élève migrant sur son travail en lui disant qu’il est normal qu’il n’ait pas développé le même raisonnement que les autres car en Afghanistan les méthodes d’apprentissage ne sont certainement pas les mêmes qu’en France.
  • [21]
    FELOUZIS, Georges, L'efficacité des enseignants, Paris : Presses universitaires de France, 1997, 194 p.
  • [22]
    Ibidem.
  • [23]
    LORCERIE, Françoise, “École et ethnicité en France : pour une approche systémique contextualisée”, art. cité.
  • [24]
    SCHIFF, Claire, Beurs & Blédards. Les nouveaux arrivants face aux Français issus de l'immigration, Lormont : Éd. Le Bord de l'eau, 2015, 260 p.
  • [25]
    BOURDIEU, Pierre ; CHAMPAGNE, Patrick, “Les exclus de l'intérieur”, Actes de la recherche en sciences sociales, n° 91-92, mars 1992, pp. 71-75.
  • [26]
    GUÉNIF-SOUILAMAS, Nacira ; MACÉ, Éric, Les féministes et le garçon arabe, La Tour d’Aigues : Éditions de L’Aube, 2004, 106 p. Les auteurs soulignent dans cet ouvrage la figure stéréotypée des garçons arabes, souvent perçus comme sexistes et violeurs.
  • [27]
    GUÉNIF-SOUILAMAS, Nacira, “Contre l'antiféminisme, le féminisme prend des couleurs”, Travail, genre et sociétés, vol. 32, n° 2, 2014, pp. 157-162.
  • [28]
    LORCERIE, Françoise, L’école et le défi ethnique : éducation et intégration, Paris : ESF Éditeur, 2003, 333 p.
  • [29]
    Nous avons fait le même constat lors d’une expérience de recherche similaire l’année précédente dans une autre classe mixte.
  • [30]
    SIMMEL, Georg, Soziologie, Berlin: Suhrkamp Verlag KG, 1992 (1ère ed. 1908), 1051 p.
  • [31]
    GOFFMAN, Erving, Stigmate. Les usages sociaux du handicap, Paris : Éd. Les Éditions de Minuit, 1975, 180 p.
  • [32]
    ALAMARTINE, Françoise, “Des faits ? Quels faits ? À propos de ‘manifestations ethniques’ dans un LP parisien”, in : LORCERIE, Françoise, L’école et le défi ethnique : éducation et intégration, op. cit. pp. 187-195.
  • [33]
    FELOUZIS, Georges ; LIOT, Françoise ; PERROTON, Joëlle, L’apartheid scolaire. Enquête sur la ségrégation ethnique dans les collèges, Paris : Éd. du Seuil, 2005, 236 p.
  • [34]
    SCHIFF, Claire, Beurs & Blédards. Les nouveaux arrivants face aux Français issus de l'immigration, op. cit.
  • [35]
    STREIFF-FÉNART, Jocelyne, "Frontières et catégorisations ethniques. Fredrik Barth et le LP", in : LORCERIE, Françoise, L’école et le défi ethnique : éducation et intégration, op. cit., 2003, pp. 187-195.
  • [36]
    VAN ZANTEN, Agnès, Choisir son école. Stratégies familiales et médiations locales, Paris : Presses universitaires de France, 2009, 283 p.
  • [37]
    MAROY, Christian, “Pourquoi et comment réguler le marché́ scolaire ?”, Les Cahiers de Recherche du GIRSEF, n° 55, 2007, pp. 1-14.
  • [38]
    JOUNIN, Nicolas ; PALOMARES, Élise ; RABAUD, Aude, « Ethnicisations ordinaires, voix minoritaires », Sociétés contemporaines, vol. 70, n° 2, 2008, pp. 7-23.

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