Couverture de MIGRA_172

Article de revue

Diversification des espaces publics et mise en visibilité des femmes domestiques philippines à Amman (Jordanie)

Pages 23 à 34

Notes

  • [1]
    Source : Philippine Statistics Authority.
  • [2]
    La kafala vient en réalité du droit de la famille et s’applique à la protection des enfants orphelins pour leur permettre d'obtenir une protection et un soutien de la part d'un adulte, le kafil, qui remplace le père. Ceci vaut également dans certains pays pour la femme non mariée qui n'a pas de père. On pourrait traduire le terme kafala par « représentation légale », en particulier d'un enfant, ou d'une personne considérée comme n'ayant pas toutes les capacités pour agir (juridiquement) seule.
  • [3]
    Le terme live-in renvoie au fait de vivre chez l’employeur, alors que les termes live-out ou freelancer font référence aux situations dans lesquelles l’employée domestique réside en dehors du domicile de son employeur. Ces termes sont utilisés par les travailleuses elles-mêmes pour décrire leur situation.
  • [4]
    CONSTABLE, Nicole, Maid to Order in Hong-Kong: Stories of Filipina Workers, Ithaca: Cornell University Press, 1997, 280 p. ; YEOH, Brenda S.A. ; HUANG, Shirlena, “Negotiating Public Space: Strategies and Styles of Migrant Female Domestic Workers in Singapore”, Urban Studies, Vol. 35, n° 3, 1997, pp. 583–602 ; LAN, Pei-Chan, “Political and Social Geography of Marginal Insiders: Migrant Domestic Workers in Taiwan, Asian and Pacific Migration Journal, Vol. 12, n° 1-2, 2003, pp. 99-125.
  • [5]
    PRATT, Geraldine, “From Registered Nurse to Registered Nanny: Discursive Geographies of Filipina Domestic Workers in Vancouver, B.C.”, Economic Geography, Vol. 75, n° 3, 1999, pp. 215-236 ; SCHMOLL, Camille, Spatialités de la migration féminine en Europe du Sud ; Une approche par le genre, Mémoire d’habilitation à diriger des recherches, Poitiers : Université de Poitiers, 2017, 272 p.
  • [6]
    MASSEY, Doreen, Space, Place, and Gender, Minneapolis: University of Minnesota Press, 1994, 288 p. ; MCDOWELL, Linda, Gender, Identity and Place: Understanding Feminist Geographies, Minneapolis: University of Minnesota Press, 1999, 284 p.
  • [7]
    BONDI, Liz ; ROSE, Damaris, “Constructing Gender, Constructing the Urban: A Review of Anglo-American Feminist Urban Geography”, Gender, Place & Culture, Vol. 10, n° 3, 2003, pp. 229–245 ; RUDDICK, Susan, “Constructing Difference in Public Spaces: Race, Class, and Gender as Interlocking Systems”, Urban Geography, Vol. 17, n° 2, 1996, pp. 132–151.
  • [8]
    TAMKEEN, Invisible Women. The Working and Living Conditions of Irregular Migrant Domestic Workers in Jordan, Amman: Tamkeen, 2015, 175 p.
  • [9]
    Ibidem.
  • [10]
    JABER, Hana, “Manille-Amman, une filière de l’emploi domestique : parcours, dispositifs et relais de recrutement”, in : JABER, Hana ; MÉTRAL, Françoise (sous la direction de), Mondes en mouvement, Migrants et migrations au Moyen-Orient au tournant du XXIesiècle, Amman : IFPO, 2005, pp. 195-220.
  • [11]
    Pour plus de détails, voir BAUSSAND, Pierre-Nicolas, “Jordanie : l’utilisation de l’immigration pour stabiliser une économie postrentière en crise”, Revue Tiers Monde, 2000, n° 163, pp. 645-667.
  • [12]
    BEAUGÉ, Gilbert, “La kafala : un système de gestion transitoire de la main-d’œuvre et du capital dans les pays du Golfe”, Revue européenne des migrations internationales, vol. 2, n° 1, 1986, pp. 109-122.
  • [13]
    Résultats issus d’une enquête par questionnaire auprès de 100 femmes philippines, conduite avec l’association Tamkeen entre 2013 et 2014.
  • [14]
    SHOWDEN, Carisa, Choices Women Make: Agency in Domestic Violence, Assisted Reproduction, and Sex Work, Minneapolis: University of Minnesota Press, 2011, 312 p. ; SCHMOLL, Camille, Spatialités de la migration féminine en Europe du Sud. Une approche par le genre, op. cit.
  • [15]
    YEOH, Brenda S.A. ; HUANG, Shirlena, “Negotiating Public Space: Strategies and Styles of Migrant Female Domestic Workers in Singapore”, art. cité ; BLUNT, Alison ; DOWLING, Robyn, Home, London: Routledge, 2006, 304 p.
  • [16]
    BONDI, Liz ; ROSE, Damaris, “Constructing Gender, Constructing the Urban: A Review of Anglo-American Feminist Urban Geography”, Gender, Place & Culture, Vol. 10, n° 3, 2003, pp. 229–245.
  • [17]
    CAILLOL, Daphné, “The Spatial Dimension of Agency: the Everyday Urban Practices of Filipina Domestic Workers in Amman Jordan”, Gender, Place & Culture, Vol. 25, Issue 5, 2018, pp. 645-665.
  • [18]
    YEOH, Brenda S.A. ; HUANG, Shirlena, “Negotiating Public Space: Strategies and Styles of Migrant Female Domestic Workers in Singapore”, art. cité.

1La région du Moyen-Orient constituait la première destination des travailleuses philippines, en recevant près de 50 % de la main d’œuvre féminine en 2015 [1]. Ce type de migration s’inscrit dans une demande croissante de services à la personne qui ne se concentre pas uniquement dans les villes « globales » du Nord, mais aussi dans d’autres villes et régions, attirant de plus en plus de personnel migrant féminin depuis les années 1990. Comme dans d’autres régions du monde, le Moyen-Orient a mis en place un système de régulation et de contrôle du corps des femmes migrantes domestiques institutionnalisé par le biais de la kafala[2]. Comme nous le détaillerons plus tard, cela consiste principalement à les isoler dans la sphère domestique et à contrôler leurs déplacements dans les espaces de la ville. Le but de ce mécanisme est de maintenir ces femmes dans des processus de marginalisation et d’isolement pour limiter leur impact sur la ville et la société hôte, ce qui a pour conséquence de favoriser leur exploitation. La migration des femmes domestiques est ainsi contrôlée sur le plan spatial et temporel : elles sont censées rester deux ans dans la maison de leur employeur puis repartir dans leur pays d’origine. La normalisation de cette expérience migratoire en live-in[3] par ces catégories du régulier et du légal enferme les migrantes dans un espace-temps bien déterminé.

2Si plusieurs études ont montré l’importance du rôle joué par le système migratoire de la kafala dans l’enfermement et les abus subis par les femmes domestiques, des processus législatifs similaires de contrôle du corps des femmes migrantes domestiques se retrouvent également à Singapour, Taiwan et Hong-Kong [4], mais aussi à Chypre ou encore au Canada [5]. En Jordanie, la modalité de leur présence en ville et les formes de transgression que ces femmes mettent en place viennent cependant perturber l’ordre genré des espaces publics, faisant de leur présence un enjeu spécifique. En Jordanie, l’exemple des travailleuses domestiques philippines est frappant, puisqu’elles représentent 90 % de la main-d’œuvre philippine. L’analyse des pratiques spatiales des Philippines nous permet ici de mesurer l’impact que peut avoir l’organisation d’un groupe de travailleuses « racisées » dans la diversification des espaces publics d’une grosse ville du Proche-Orient.

3Les travaux de géographes féministes ont montré comment les pratiques dans l’espace peuvent soutenir et/ou maintenir les différences, et comment l’expérience de la différence est en mesure de transformer, en retour, les lieux traversés [6]. L’espace public urbain constitue donc un échelon essentiel pour saisir et comprendre le vécu des femmes migrantes dans les pays d’accueil et les évolutions qui en découlent sur les espaces, les corps et les représentations.

4À l’instar de ces géographes féministes, nous appréhendons l’espace public comme un espace d’entre deux permettant « de réaffirmer les images et constructions des sujets », mais aussi comme un espace qui offre l’opportunité « de confronter et de transformer » les normes de genre et les discriminations raciales [7]. Dans cet article, nous nous proposons alors de mesurer l’impact urbain et social des femmes domestiques philippines à travers leurs pratiques spatiales pendant leur jour de congé à Amman, la capitale jordanienne. Nous mettrons ainsi en lumière la façon dont ces dernières créent un espace-temps spécifique dans la ville où les logiques habituelles des interactions urbaines sont perturbées. Ce jour de congé permet, dans certains quartiers de la ville, une diversification des scènes urbaines, mais il représente aussi l’occasion, pour les femmes philippines, de se recréer une identité multiple qui vient contrecarrer le rôle uniforme de travailleuses domestiques dans lequel la législation locale essaie de les enfermer.

5Dans une première partie, nous montrerons comment le système législatif jordanien régule et contrôle le corps des femmes migrantes philippines pour les maintenir au sein de l’espace domestique. Dans un second temps, nous analyserons les différentes négociations que ces femmes utilisent pour faire évoluer leurs trajectoires et pour être présentes en ville. Enfin, dans une dernière partie, nous étudierons les activités communautaires développées par ces femmes lors de leur jour de congé et leurs impacts sur ces dernières ainsi que sur la société hôte.

6Les données utilisées ici sont issues de plusieurs enquêtes de terrain réalisées en Jordanie dans le cadre d’un mémoire de recherche (2013) puis d’une thèse de doctorat (en cours) au cours desquelles nous avons mêlé des méthodes quantitatives et qualitatives. Ainsi, une centaine de questionnaires ont été administrés et une trentaine d’entretiens réalisés avec des travailleuses philippines dans la région d’Amman. En outre, nous avons eu recours à des phases d’observations directes et participantes au sein de différents espaces urbains et communautaires.

Un encadrement législatif visant à invisibiliser et à contrôler le corps des femmes migrantes

780 000 migrantes domestiques auraient travaillé en Jordanie en 2015, parmi lesquelles 20 000 Philippines [8]. Cela étant, nous pouvons supposer que le chiffre exact est bien plus élevé, dans la mesure où la main-d’œuvre en situation irrégulière n’est pas prise en compte dans ce recensement [9]. Ces migrantes jouent un rôle essentiel d’apaisement des tensions sociales en venant combler les manques du service public dans l’aide à la personne. L’État jordanien, conscient du besoin de main-d’œuvre et du rôle important de ces migrantes, a mis en place des circuits privilégiés de transfert de personnes pour les acheminer rapidement sur son territoire. C’est ainsi qu’un système d’« industrie migratoire » se structure depuis les années 1990 à travers un marché du travail genré et racialisé organisé par des agences de recrutement [10]. En Jordanie, les migrantes philippines sont vues comme « l’élite » des domestiques, leur présence dans un ménage constituant alors un signe de prestige social et de maintien de classe. Pour faire venir une Philippine, les agences peuvent demander jusqu’à 4 000 euros aux employeurs, alors qu’elles ne demandent que 1 800 euros pour une Bengali et 1 000 euros pour une Éthiopienne.

8Outre ce mécanisme de recrutement par le biais des agences, la migration des femmes vers la Jordanie est contrôlée par le système migratoire appelé kafala (sponsorship system) dans le langage courant (le terme est employé par les migrants et les employeurs). Il s’agit d’une procédure d’encadrement qui consiste principalement à faire de l'employeur le représentant légal (le kafil) de l'employé dans toutes ses démarches administratives liées à la migration et au travail [11]. L’employeur devient non seulement le garant juridique de l’employé, mais aussi son intermédiaire avec la société locale. La kafala peut être vue comme un rapport social découlant de la délégation d’une prérogative étatique à la société civile, à savoir le contrôle et la régulation de la présence de citoyens étrangers sur le territoire [12]. Ce système, qui vise à limiter la liberté des migrants et à les contrôler à tous les échelons (par l’État et par la société), interdit aux migrants d’acquérir des propriétés, d’exercer une ou plusieurs activités autres que celle pour laquelle ils ont été recrutés et de changer d’activité ou d’employeur en cours de contrat sans l’autorisation de leur kafil. La kafala impose donc des contraintes strictes aux immigrés et principalement aux employées de maison.

9Ce fonctionnement n’est pas propre aux travailleuses domestiques en Jordanie, mais s’applique à tous les migrants travaillant dans la région, avec des déclinaisons spécifiques en fonction de la législation des pays (il concerne par exemple tous les étrangers en Arabie Saoudite). Si le vocabulaire des textes juridiques jordaniens n’évoque pas explicitement la kafala — ni le sponsorship —, l’utilisation de ce terme vient du « parler populaire », mais aussi d’une analyse plus fine du système en place en Jordanie. Bien que la loi régissant la situation des domestiques fasse uniquement mention des householder, c’est-à-dire des employeurs, les travailleuses domestiques sont toutefois dans l’obligation de produire un document affirmant qu’elles sont sous la tutelle d’un sponsor pour pouvoir obtenir un permis de séjour et de résidence.

10Bien qu’il existe une Loi de régulation des travailleurs domestiques, le travail domestique n’est pas soumis au code du travail jordanien. C’est donc du bon vouloir du kafil que dépendent non seulement leurs conditions de travail, mais aussi leurs conditions de vie en général, puisqu’elles sont censées vivre à son domicile. S’attarder sur les contenus de ce document qui encadre le travail domestique permet de mieux appréhender les contraintes légales auxquelles les migrantes sont confrontées au quotidien, puisque cela met en lumière, d’une part les vides juridiques les concernant, et d’autre part la volonté de contrôle des autorités jordaniennes sur cette main-d’œuvre. Ainsi, nous apprenons que cette loi définit le travail domestique comme « les travaux nécessaires au fonctionnement du ménage qui peuvent être effectués par les membres du ménage eux-mêmes tels que le nettoyage, la cuisine, le repassage, la prestation de soins aux membres de la famille, les achats et le transport des enfants ». Selon cette définition, les employées de maison sont « des bonnes à tout faire » dont les tâches sont extrêmement diverses et variées. Il est donc difficile de savoir en quoi consiste exactement le travail d’un travailleur domestique et ce qu’il implique.

11Si cette même loi définit également les obligations de base du kafil (householder) à l’égard des employées domestiques, comme payer leur salaire, leur garantir une assurance maladie ou les autoriser à pratiquer leur religion, beaucoup de termes restent flous, et donc sujets à interprétation. Ainsi, de l’obligation imposée à l’employeur de fournir une chambre claire et aérée à la travailleuse domestique découle la pratique qui contraint cette dernière à vivre en live-in. La liberté de mouvement de l’employée de maison est donc limitée dans l’espace, d’autant plus que les travailleuses domestiques n’ont pas le droit de sortir de la maison de leur employeur sans l’autorisation de celui-ci, ce qui limite là encore leurs pratiques spatiales. En outre, les termes de la loi visant à assurer la garantie du respect et de la sécurité de l’employée de maison sont eux aussi extrêmement vagues, ce qui octroie une marge de manœuvre conséquente à l’employeur. Enfin, la disposition selon laquelle l’employeur doit payer à la travailleuse domestique un billet de retour dans son pays après deux ans de contrat, génère un contrôle dans le temps qui s’impose au migrant. Dans le même temps, cela implique le fait que ces employées sont autorisées à n’avoir qu’un seul parcours professionnel.

12Parmi les migrantes philippines que nous avons enquêtées, certaines expériences se sont bien passées ; ces femmes se sont montrées satisfaites de leur employeur et de leurs conditions de vie, la plupart disposant d’un jour de congé, le vendredi, lors duquel elles peuvent sortir de la maison de leur employeur. Néanmoins, la majorité des femmes rencontrées ont connu une première expérience difficile en live-in, période au cours de laquelle elles ne connaissaient rien de la ville ni de la société hôte. C’est le cas de Marina, qui témoigne de sa situation à Amman, 15 ans auparavant : « Ma première madame n’était pas bien. Je n’avais pas de chambre et parfois je travaillais 20 heures d’affilée. C’était vraiment difficile, je n’avais pas de jour de congé et j’étais mal nourrie. Au bout d’un an, je leur ai demandé [aux employeurs] de me payer un billet retour pour les Philippines. Je voulais repartir, je croyais que j’allais mourir ici. Ils m’ont faite travailler un an de plus, sans salaire, pour payer mon billet. Pendant ces deux ans, je ne suis jamais allée en ville, je ne suis jamais sortie, je ne connaissais rien à la ville, à part la maison de ma madame, à Abdoun […]. Après [être repartie aux Philippines], je suis revenue grâce à un contact que je m’étais fait ici, cette fois en négociant de vivre en dehors de chez mon nouvel employeur ». Lina a connu la même situation à son arrivée en Jordanie : « La première maison ou j’ai travaillé, je ne savais pas où j’étais, je ne voyais même pas la rue. [Hormis le domicile de son employeur] Je me souviens juste de l’intérieur de l’agence [de recrutement]. Je ne savais même pas où était la maison de ma madame dans la ville, parce que je ne sortais jamais ».

13Lorsque l’on interroge ces femmes sur le fait d’avoir été en live-in, plus de la moitié répondent avoir connu de très mauvaises conditions de vie (non-paiement des salaires, maltraitances physiques ou psychologiques, restrictions de la mobilité, etc.), 14 déclarent avoir été bien traitées, tandis que les autres affirment n’avoir eu ni de bonnes ni de mauvaises conditions [13]. Il n’en reste pas moins que le live-in limite les femmes dans leurs pratiques spatiales et dans leur évolution professionnelle. Pourtant, malgré ce système restrictif, elles développent des stratégies tant dans la légalité que dans l’irrégularité pour s’affranchir partiellement de ces contraintes sur le plan spatial et social. Certaines restent en live-in des années et négocient leur jour de congé chaque semaine, d’autres jouent avec les différents statuts et alternent entre des périodes chez l’employeur et des périodes où elles vivent en colocation avec d’autres migrantes en ville. Ces deux formes de négociations leur permettent d’être présentes dans l’espace urbain et représentent des moyens de contournement du système législatif migratoire jordanien.

Négociation spatiale et sociale des Philippines dans la ville d’Amman : une nouvelle présence féminine en ville

14Malgré un système migratoire très contrôlé qui vise à uniformiser les profils des migrantes, il existe une grande diversité de trajectoires parmi les migrantes philippines présentes en Jordanie. Grâce à leurs pratiques, et malgré leur faible marge de manœuvre, ces femmes procèdent à des choix en fonction des opportunités, exerçant ainsi un certain degré d’agencéité entre contrainte et autonomie [14]. Même si ces choix sont en partie contraints, il existe une diversité de tactiques que ces femmes mettent en œuvre pour être présentes dans l’espace urbain. Ces négociations se font sur des temps plus ou moins longs et dans des espaces plus ou moins variés. Les migrantes, en fonction de leur condition, acquièrent des connaissances sociales (réseau durable de connaissances pouvant être utilisé comme une ressource) et spatiales (connaissance de la ville et des normes urbaines) plus ou moins élevées.

15Certaines formes de négociations s’observent lors du live-in, situation que les femmes philippines connaissent obligatoirement lors de leur arrivée dans le pays. Au cours de cette période plus ou moins longue chez l’employeur, elles apprennent à négocier leur présence dans la famille, la confiance qui s’établit avec l’employeur étant en réalité un facteur clef qui leur permet par la suite d’obtenir une permission de sortie en dehors de la maison lors de leur jour de congé, comme l’explique Med : « J’étais enfermée pendant un an chez mon employeur, à Naour, à 30 minutes en bus d’Amman. Je n’avais pas le droit de sortir. Mais après un an, ils [ses employeurs] ont vu que je travaillais bien, que j’étais sérieuse, donc j’ai demandé à pouvoir sortir au moins le vendredi [son jour de congé] pour rencontrer d’autres Philippines. Finalement, à force, ils ont accepté, car ils me faisaient confiance. Chaque vendredi matin je prenais le bus, et je rentrais le soir ». Le témoignage d’Edyn va dans le même sens : « Au début, je ne pouvais pas sortir, parce que j’avais peur, mais aussi parce que ma madame ne voulait pas que je sorte toute seule. Un jour, j’ai rencontré une autre Philippine dans le quartier de la maison [de son employeur, où elle réside], elle m’a dit : “Si tu veux je t’emmène [en ville] vendredi”. J’ai demandé à ma madame en lui expliquant que c’était une autre Philippine qui travaillait aussi en live-in dans le quartier, alors elle a accepté. Depuis, on part ensemble chaque vendredi, elle m’a appris à prendre le taxi et tout ça. Je peux même partir seule maintenant ».

16Néanmoins, certains employeurs refusent de laisser sortir leur employée domestique. Même si le jour de congé est parfois octroyé, les femmes sont contraintes de passer cette journée dans la maison. Plusieurs enquêtées se trouvant dans cette situation expliquent avoir attendu la fin de leur contrat pour ensuite négocier un second contrat avec un autre employeur à qui elles ont demandé de pouvoir sortir lors de leur jour de congé. En effet, bien que la loi oblige théoriquement l’employée à finir son contrat après deux ans et à rentrer dans son pays, dans la pratique cela est très peu courant et les travailleuses restent souvent bien plus lontemps dans le pays de façon régulière ou irrègulière. C’est la trajectoire qu’Ann a suivie : « Ma première employeuse en live-in était horrible, je ne pouvais pas sortir, elle ne voulait pas […] Après deux ans, je suis partie de chez elle, j’ai été un peu en live-out, puis j’ai décidé de retourner en live-in, car c’était plus facile. En revanche, cette fois, avant de commencer le travail, j’ai directement posé mes conditions à l’employeur. Je lui ai dit : “Je travaille et je vis chez vous, mais j’ai un jour de congé le vendredi et je sors ce jour-là”. Quand on est déjà dehors, c’est plus facile de négocier, donc ma madame a accepté, elle n’avait pas trop le choix ». Angeline, quant à elle, a également négocié sa sortie avec son nouvel employeur : « J’avais dit à la famille [son premier employeur], après deux ans, que c’était fini, que je voulais arrêter. J’ai eu un second employeur par une amie que j’ai rencontrée après mon premier contrat en live-in. J’ai exigé de lui de pouvoir passer mon jour de congé dehors ».

17D’autres employées domestiques, appelées run away par les agences de recrutement choisissent de quitter la maison de leur employeur avant la fin du contrat, tombant alors dans l’irrégularité lorsqu’elles partent sans l’accord de leur employeur. Elles invoquent souvent cette restriction de liberté comme motif de départ. C’est le cas de Luciana : « Ma madame ne me laissait pas sortir. J’étais là, je travaillais tout le temps, mais je ne pouvais pas sortir. Moi j’avais envie de me sentir libre, donc un jour, en sortant les poubelles, j’ai pris mes affaires et je suis partie ».

18Lorsqu’elles quittent leur employeur et sortent du système de la kafala, ces femmes sont contraintes de vivre en situation irrégulière en Jordanie ou de payer un « faux sponsor » afin d’obtenir des papiers leur permettant d’être en règle. Néanmoins, toutes ne se sont pas enfuies ; certaines ont parfois réussi à négocier de vivre en dehors de chez leur employeur après un contrat de deux ans. Dans les deux cas, le live-out s’accompagne d’une mobilité résidentielle : les migrantes philippines se concentrent dans des quartiers peu chers, à proximité du centre ville. C’est ainsi que leur présence dans l’espace public s’accroît, notamment lors du jour de congé hebdomadaire qui constitue, pour les live-in comme pour les live-out, un moment de rassemblement. Ces regroupements rendent visible cette nouvelle présence féminine immigrée en ville et participent à l’évolution de l’espace-temps urbain des fins de semaine. Si la visibilisation de ces corps dans l’espace public représente de facto une transgression du système législatif mis en place pour les enfermer et contrôler leur spatialité, cela transforme les paysages urbains et les représentations sociales qui pèsent sur ces migrantes, surtout sur les temporalités de fin de semaine.

Processus de territorialisation pendant le jour de congé : entre visibilité spatiale et ancrage social

19Nous avons constaté que les migrantes philippines utilisent l’espace urbain, et notamment certaines zones du centre-ville, pour rencontrer d’autres migrantes lors de leur jour de congé. Les femmes en live-in se servent de ce lieu pour se recréer une forme d’intimité qu’elles ne peuvent pas avoir dans la maison de leur employeur, redéfinissant ainsi les frontières du public et du privé [15]. Dans le même temps, les activités en extérieur constituent un bon moyen pour redessiner, renforcer ou modifier les relations de pouvoir et de genre [16], puisque l’investissement de l’espace public dans différents quartiers vient en effet perturber les normes genrées qui le régissent, tout en redéfinissant les perceptions que ces femmes ont d’elles-mêmes.

20Il ressort de notre enquête de terrain que la majorité des activités de loisir sont exercées par les migrantes philippines le vendredi et le dimanche. Durant ces deux jours, l’on assiste à un véritable processus de territorialisation temporaire. Malgré les différences de statut qui peuvent exister entre certaines, nous retrouvons des lieux qui apparaissent comme centraux dans les pratiques de ces migrantes. Ainsi, la plupart de celles qui sont soit en live-in avec un jour de congé dehors soit en live-out affirment prendre part aux activités sportives organisées dans le cadre de la communauté philippine. Par exemple, plusieurs vont au gymnase Terra Santa, lieu où la fédération philippine organise un tournoi de volley-ball et de basket-ball. De même, nombre d’entre elles fréquentent les quatre églises catholiques d’Amman, dont les offices en anglais et en tagalog chaque vendredi et dimanche engendrent une forte visibilisation des migrantes à la sortie de la messe. D’autres migrantes déclarent faire leurs courses dans une rue surnommée « Little Manila » dans le quartier central de Jabel Amman. Enfin, la majorité dit organiser des déjeuners avec leurs amies philippines, chez elles ou dans les quartiers Wadi saqra, Muhajerein ou Little Manila.

21La communauté philippine constitue un groupe dans lequel les migrantes mettent en commun leurs ressources et développent des solidarités. Ses membres s’organisent et se déploient autour de certains espaces qui deviennent ensuite les supports d’une identité partagée. À titre d’exemple, lors d’activités communautaires, les migrantes philippines sont très présentes dans les rues adjacentes au lieu d’intérêt, mais aussi dans les taxis aux alentours. Cela participe à rendre visible la présence des femmes philippines à Amman, qui ne sont plus immobiles, passives, isolées et invisibles, comme le prévoit pourtant la kafala. Le live-out, le live-in avec autorisation de sortir lors du jour de congé et la sortie du système migratoire génèrent, au sein de l’espace urbain, une culture différente de celle des populations locales. Avec leur corps, les migrantes philippines sont alors en mesure de performer une identité différente de celle de simples domestiques qui leur est assignée. Ainsi, sportive au sein d’une association philippine, vendeuse, cliente, fidèle, sont autant d’identités qui leur permettent de nuancer leur appartenance uniforme au groupe des travailleuses domestiques et d’interagir avec la société hôte [17]. Ces nouvelles pratiques et interactions viennent déranger « la frontière entre “Nous”/“Elles” » imposée par le système migratoire local afin de placer une barrière entre la main-d’œuvre philippine et la société jordanienne [18]. Elles transforment ainsi certains espaces publics urbains, comme le quartier du deuxième cercle à Jabel Amman, redéfinissant les codes genrés dans la mesure où, en fin de semaine, des femmes migrantes évoluent au sein d’un lieu majoritairement occupé le reste du temps par des hommes locaux. Par ailleurs, cette nouvelle présence permet aussi le développement de nouvelles interactions — commerciales, amicales, voire intimes (couples mixtes) — entre femmes philippines et hommes jordaniens.

Conclusion

22L’objectif de cet article était de comprendre comment, dans un contexte de contrôle des mobilités et des corps, les femmes philippines parviennent à se rendre présentes et visibles dans la capitale jordanienne. L’investissement des espaces publics par ces migrantes pendant leur jour de congé impacte les normes habituelles qui régissent certains espaces de la ville et permet à ces femmes de contrebalancer leur statut uniforme de travailleuse domestique. Cela nous incite à réaffirmer ici l’importance que revêt l’analyse des espaces urbains pour comprendre l’insertion sociale de groupes minoritaires dans un pays d’accueil. Par ailleurs, la forte présence de ces migrantes philippines questionne la division genrée des espaces publics chaque fin de semaine en rendant visible un groupe de femmes dans certains lieux de la ville habituellement occupés par les hommes. À travers ce processus, elles se redéfinissent en tant que personnes aux visages et aux identités multiples. Cela étant, ces bouleversements ne se font pas sans résistances. Au-delà de ces pratiques communautaires collectives et en dehors de ces espaces, les femmes philippines sont toujours confrontées, à l’échelle individuelle, à des difficultés pour légitimer leur présence dans les lieux publics. Ces contraintes peuvent être liées au statut des migrantes, à leur nationalité, à leur sexe, voire à une combinaison de ces trois facteurs. Ainsi, légitimer sa présence en tant que femme migrante reste le fruit d’un savoir-faire urbain, de négociations quotidiennes et de stratégies de contournement mis en œuvre par les femmes philippines se déplaçant dans la ville d’Amman en semaine.


Date de mise en ligne : 05/07/2018

https://doi.org/10.3917/migra.172.0023

Notes

  • [1]
    Source : Philippine Statistics Authority.
  • [2]
    La kafala vient en réalité du droit de la famille et s’applique à la protection des enfants orphelins pour leur permettre d'obtenir une protection et un soutien de la part d'un adulte, le kafil, qui remplace le père. Ceci vaut également dans certains pays pour la femme non mariée qui n'a pas de père. On pourrait traduire le terme kafala par « représentation légale », en particulier d'un enfant, ou d'une personne considérée comme n'ayant pas toutes les capacités pour agir (juridiquement) seule.
  • [3]
    Le terme live-in renvoie au fait de vivre chez l’employeur, alors que les termes live-out ou freelancer font référence aux situations dans lesquelles l’employée domestique réside en dehors du domicile de son employeur. Ces termes sont utilisés par les travailleuses elles-mêmes pour décrire leur situation.
  • [4]
    CONSTABLE, Nicole, Maid to Order in Hong-Kong: Stories of Filipina Workers, Ithaca: Cornell University Press, 1997, 280 p. ; YEOH, Brenda S.A. ; HUANG, Shirlena, “Negotiating Public Space: Strategies and Styles of Migrant Female Domestic Workers in Singapore”, Urban Studies, Vol. 35, n° 3, 1997, pp. 583–602 ; LAN, Pei-Chan, “Political and Social Geography of Marginal Insiders: Migrant Domestic Workers in Taiwan, Asian and Pacific Migration Journal, Vol. 12, n° 1-2, 2003, pp. 99-125.
  • [5]
    PRATT, Geraldine, “From Registered Nurse to Registered Nanny: Discursive Geographies of Filipina Domestic Workers in Vancouver, B.C.”, Economic Geography, Vol. 75, n° 3, 1999, pp. 215-236 ; SCHMOLL, Camille, Spatialités de la migration féminine en Europe du Sud ; Une approche par le genre, Mémoire d’habilitation à diriger des recherches, Poitiers : Université de Poitiers, 2017, 272 p.
  • [6]
    MASSEY, Doreen, Space, Place, and Gender, Minneapolis: University of Minnesota Press, 1994, 288 p. ; MCDOWELL, Linda, Gender, Identity and Place: Understanding Feminist Geographies, Minneapolis: University of Minnesota Press, 1999, 284 p.
  • [7]
    BONDI, Liz ; ROSE, Damaris, “Constructing Gender, Constructing the Urban: A Review of Anglo-American Feminist Urban Geography”, Gender, Place & Culture, Vol. 10, n° 3, 2003, pp. 229–245 ; RUDDICK, Susan, “Constructing Difference in Public Spaces: Race, Class, and Gender as Interlocking Systems”, Urban Geography, Vol. 17, n° 2, 1996, pp. 132–151.
  • [8]
    TAMKEEN, Invisible Women. The Working and Living Conditions of Irregular Migrant Domestic Workers in Jordan, Amman: Tamkeen, 2015, 175 p.
  • [9]
    Ibidem.
  • [10]
    JABER, Hana, “Manille-Amman, une filière de l’emploi domestique : parcours, dispositifs et relais de recrutement”, in : JABER, Hana ; MÉTRAL, Françoise (sous la direction de), Mondes en mouvement, Migrants et migrations au Moyen-Orient au tournant du XXIesiècle, Amman : IFPO, 2005, pp. 195-220.
  • [11]
    Pour plus de détails, voir BAUSSAND, Pierre-Nicolas, “Jordanie : l’utilisation de l’immigration pour stabiliser une économie postrentière en crise”, Revue Tiers Monde, 2000, n° 163, pp. 645-667.
  • [12]
    BEAUGÉ, Gilbert, “La kafala : un système de gestion transitoire de la main-d’œuvre et du capital dans les pays du Golfe”, Revue européenne des migrations internationales, vol. 2, n° 1, 1986, pp. 109-122.
  • [13]
    Résultats issus d’une enquête par questionnaire auprès de 100 femmes philippines, conduite avec l’association Tamkeen entre 2013 et 2014.
  • [14]
    SHOWDEN, Carisa, Choices Women Make: Agency in Domestic Violence, Assisted Reproduction, and Sex Work, Minneapolis: University of Minnesota Press, 2011, 312 p. ; SCHMOLL, Camille, Spatialités de la migration féminine en Europe du Sud. Une approche par le genre, op. cit.
  • [15]
    YEOH, Brenda S.A. ; HUANG, Shirlena, “Negotiating Public Space: Strategies and Styles of Migrant Female Domestic Workers in Singapore”, art. cité ; BLUNT, Alison ; DOWLING, Robyn, Home, London: Routledge, 2006, 304 p.
  • [16]
    BONDI, Liz ; ROSE, Damaris, “Constructing Gender, Constructing the Urban: A Review of Anglo-American Feminist Urban Geography”, Gender, Place & Culture, Vol. 10, n° 3, 2003, pp. 229–245.
  • [17]
    CAILLOL, Daphné, “The Spatial Dimension of Agency: the Everyday Urban Practices of Filipina Domestic Workers in Amman Jordan”, Gender, Place & Culture, Vol. 25, Issue 5, 2018, pp. 645-665.
  • [18]
    YEOH, Brenda S.A. ; HUANG, Shirlena, “Negotiating Public Space: Strategies and Styles of Migrant Female Domestic Workers in Singapore”, art. cité.

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