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Article de revue

Diversifier les élites militaires : réalités et défis

Pages 53 à 68

Notes

  • [1]
    BIVILLE, Yves, Armées et populations à problèmes d’intégration. Le cas des jeunes Français d’origine maghrébine, Paris : CESPAT, 1990, 101 p.
  • [2]
    Tendance des professions et catégories sociales supérieures à se perpétuer d’une génération à l’autre en recrutant leurs nouveaux membres en leur propre sein de manière plus que proportionnelle (en France, à hauteur des 2/3 en moyenne pour ceux passés par les Grandes écoles). La reproduction familiale n’en est qu’une composante en général minoritaire, bien que si on l’étend à la famille élargie (grands-pères, oncles, cousins, etc.), elle atteigne des proportions similaires. Ce phénomène semble plus marqué en France, riche de dynasties d’enseignants, de journalistes, de magistrats… et de militaires, que dans d’autres pays comparables.
  • [3]
    À côté des militaires de carrière, entrés sur concours (après une classe préparatoire) ou sur titre (Bac+5) dans une des trois Grandes écoles militaires (Saint-Cyr, École navale et École de l’Air), il existe des « officiers sous contrat » (un quart de l’effectif) issus des universités, recrutés en général à Bac+3, dont la carrière est, de fait, bornée, tant dans sa durée (contrats à durée déterminée reconductibles) que dans ses perspectives d’avancement.
  • [4]
    C’est ce qu’a pris en compte l’armée américaine dans les années 1970 en brisant le quasi-monopole des anciens élèves des académies militaires (West Point, Annapolis, Colorado Springs) sur les grades de généraux, désormais ouverts aux officiers issus des universités (voir note 16).
  • [5]
    Ces écoles permirent, de la fin de la Seconde Guerre mondiale jusqu’à leur fermeture en 1982, à de nombreux jeunes défavorisés (souvent orphelins ou réfugiés des anciennes colonies) de faire une carrière militaire jusqu’au plus haut niveau.
  • [6]
    Rappelons que l’action symbolique de Rosa Parks pour dénoncer les discriminations envers les populations de couleur s’est déroulée en 1955.
  • [7]
    Executive order 9981.
  • [8]
    Colin Powell, ancien Chef d’état-major puis Secrétaire d’État américain, notait que, si la déségrégation institutionnelle a pris six ans, l’intégration, qui suppose de changer les règles mais surtout les esprits et comportements, en a mis deux cents !
  • [9]
    Dès 1998, 12 % des officiers (dont 8 % des généraux) venaient de la communauté noire, soit à peine moins que les 13% qu’elle représente dans la société.
  • [10]
    Cette remise en question au nom du principe constitutionnel d’égalité est remontée en 2013 jusqu’à la Cour suprême. Localement, suite à une série de procès, référendums et décrets des gouverneurs dans les années 1990, l’affirmative action stricto sensu a été suspendue dans six États au motif qu’elle aurait produit tous les effets positifs attendus, et que ses inconvénients l’emportaient désormais sur ses avantages.
  • [11]
    Ce corps d’élite, créé sous Louis-Philippe, est constitué essentiellement d’immigrés de toute provenance, dont les meilleurs deviendront sous-officiers, encadrés par des officiers parmi les mieux classés à leur sortie de Saint-Cyr. Bien que le modèle donne satisfaction, l’option de l’étendre à l’ensemble des forces terrestres après la suspension du Service national fut rejetée au motif qu’il risquait d’altérer le lien Défense-citoyenneté.
  • [12]
    136. Voir LYAUTEY, Hubert, Le Rôle social de l’officier, Paris : Éd. Bartillat, 2009 (1ère éd. 1935), 140 p.
  • [13]
    Dernière survivance du Service national actif, la jdc est une journée de sensibilisation à l’esprit de défense et à la citoyenneté à laquelle sont convoqués tous les jeunes Français entre 17 et 18 ans.
  • [14]
    Voir JONNET, Frédéric, De la “main tendue” au “pied à l’étrier” : pour une nouvelle politique d’égalité des chances dans les armées françaises, Thèse de doctorat en science politique, Toulouse : Université Toulouse I-Capitole ; JONNET, Frédéric, Officiers : oser la diversité. Pour une recomposition sociale des armées françaises, Paris : Éd. L’Harmattan, 2001, 258 p.
  • [15]
    Voir par exemple les slogans de campagnes récentes de l’armée de terre : « Devenez vous-même » et « Pour moi et pour les autres ».
  • [16]
    En 2004, 39 % des officiers de réserve suivaient cette filière, qui a fourni plusieurs chefs d’état-major.
  • [17]
    Signé le 20 mai 2016 par les deux ministres concernés (auxquels pour la première fois s’est joint celui en charge de l’agriculture), ce cinquième protocole (le premier date de 1982) trace cinq axes d’effort. Le deuxième consiste à « Développer les relations entre la Défense et l’enseignement supérieur », en soutenant la réflexion et la recherche stratégiques et en promouvant l’émergence de pôles universitaires dédiés.
  • [18]
    TOCQUEVILLE, Alexis de, De la démocratie en Amérique, Paris : Éd. Gosselin, 1835-1840, 363 p.
  • [19]
    En France, les militaires ne peuvent se syndiquer, manifester ni se mettre en grève, et sont les derniers à avoir obtenu le droit de vote (en août 1945, soit un an après les femmes). Pendant la Révolution française, le soldat était au contraire considéré comme citoyen de plein droit, dispensé ès qualité des conditions exigées pour devenir électeur (Constitution de l’An III).
  • [20]
    Voir la suppression du Tribunal aux armées de Paris, dernière juridiction militaire en temps de paix, dont les compétences ont été transférées au Tribunal de grande instance de Paris en 2012.
  • [21]
    MORENO, Jacob L., Who shall survive? A New Approach to the Problem of Human Interrelations, Beacon: Beacon House, 1934, 436 p.
  • [22]
    Grodzins, Morton, The Metropolitan Area As a Racial Problem, Pittsburgh: University of Pittsburgh Press, 1958, 28 p. ; GLADWELL, Malcolm, The Tipping Point: How Little Things Can Make a Big Difference, Boston: Little & Brown, 2000, 288 p.
  • [23]
    Le sociologue allemand analyse l’immigrant comme une “combinaison de proximité et de distance”, à la fois rupture et appartenance par rapport à sa communauté d’accueil. Voir SIMMEL, Georg, Soziologie, Berlin : Suhrkamp, 1908, 1051 p.
  • [24]
    Voir le slogan de la campagne de recrutement de 1995 de l’armée de terre : « Risqueriez-vous votre vie pour quelqu’un que vous ne connaissez pas ? Nous, oui ».

1 Pendant un peu plus d’un siècle (entre le début de la IIIe République et le dernier quart du XXe siècle), l’armée a eu, en France, une fonction de creuset de l’égalité et du sentiment d’appartenance du fait de l’obligation, pour tout homme valide, de porter les armes pendant un temps de service, lié, avec une force symbolique désormais perdue, à la citoyenneté obtenue à la majorité, faite de droits et de devoirs, notamment celui de défendre la nation. En contrepartie, la conscription non seulement ouvrait au monde, mais donnait également accès à des savoirs et des qualifications complémentaires à ceux de l’école. Ainsi, l’armée, par l’écriture et la lecture qu’elle diffusait, la mixité sociale et la mobilité géographique qu’elle entretenait, disciplinait, mais aussi, dans une certaine mesure, libérait.

2 Toutefois, pendant la deuxième moitié du XXe siècle, le principe se dévoya peu à peu, au point qu’un des motifs du Président Chirac pour suspendre le Service national actif (sna) en 1996, fut justement qu’il n’était plus égalitaire : dans une France culturellement plus diverse, les disparités en termes d’environnement et de conditions d’incorporation, voire de gratification, étaient devenues trop grandes pour lui permettre de jouer, notamment chez des jeunes socialement en marge, son rôle intégrateur traditionnel.

3 Six ans plus tôt, le rapport Armées et populations à problèmes d’intégration. Le cas des jeunes Français d’origine maghrébine[1], autrement appelé Rapport Biville, avait alerté sur cette dérive, préconisant d’adapter le sna à l’évolution de la société depuis la fin de la guerre d’Algérie et l’immigration qui l’avait suivie. Peu après, Jean-Pierre Chevènement, alors ministre de la Défense, avait signé une directive visant à mettre à profit le passage sous les drapeaux pour corriger, autant que possible, un décalage devenu problématique pour la cohésion nationale. Toutefois, en retenant comme seul critère d’éligibilité à ses mesures le facteur « musulman », la directive, qui s’inspirait du modèle anglo-saxon de discrimination positive (affirmative action), provoqua une vive réaction de rejet de la communauté militaire, anticipant son oscillation actuelle entre dynamisme et réticence dans l’accueil et la promotion des minorités : derrière sa légitimité (attachement à l’égalité constitutionnelle de traitement, refus de remplacer une discrimination par une autre), certains y pointaient un risque de repli. De fait, c’est en partie sur cette question de la diversification sociale et sa généralisation à l’ensemble de la ressource humaine que l’armée française joue aujourd’hui son identité et son avenir : beaucoup dépendra de sa capacité à réinventer, pour elle-même et pour la société qu’elle défend, une fonction d’intégration qui recrée son ancien rôle d’école de citoyenneté.

Problématique

4 Vingt ans après, ce qui concernait les appelés vaut désormais pour les engagés et la situation n’a guère évolué, restant en-deçà de l’évolution de la société (elle-même pourtant peu « proactive »). Si la diversité s’affirme au niveau du rang, voire des corps de sous-officiers, visible dans les défilés et les cérémonies avec une forte valeur symbolique, on la retrouve peu chez les officiers et quasiment pas chez les généraux. Une raison est qu’en France, la hiérarchie militaire, du moins dans ses strates supérieures, connaît un fort degré d’« endorecrutement » [2] qui, pour n’être pas propre aux armées, y pose des problèmes spécifiques du fait de leurs missions et prérogatives. Certes, la gestion des carrières d’officiers est particulièrement contrainte en termes de flux. Il reste que, sauf exception, un candidat issu d’une filière autre que les Grandes écoles militaires ne peut guère parvenir au sommet. Pourtant, d’autres canaux existent, captant des compétences et profils différents, voire des vocations tardives de qualité [3]. Or, en n’offrant aux diplômés des universités et Grandes écoles civiles que des perspectives moins ouvertes et attractives que l’emploi privé ou public, les armées se privent d’une large part de cette ressource [4]. Au-delà de la nécessaire concordance de l’offre au besoin et de l’inévitable pyramidage des grades, un mécanisme social impersonnel semble à l’œuvre, où se conjuguent lenteur de l’ouverture au rythme de la promotion interne et inertie, voire résistance à l’effort. Ainsi, bien qu’apparemment vertueuse, la culture du mérite de l’armée française pour corriger les inégalités ne parvient qu’à les reproduire, du moins au niveau de ses cadres éligibles au sommet. D’où ces critiques, provenant tant de la société civile que du monde intellectuel et de l’éducation ou des décideurs, au nom d’autres principes républicains comme l’égalité des chances.

5 Par rapport au début du XXe siècle, cette situation doit beaucoup à la disparition de filières comme les Écoles d’enfants de troupe [5] . La professionnalisation y entre aussi pour sa part : en laminant les effectifs, elle a réduit le nombre de commandements et accentué la sélection. Plus récemment, les restrictions budgétaires dues à la crise économique d’une part, leur taux d’emploi inédit en théâtre extérieur d’autre part, ont contraint les militaires à se recentrer sur leur cœur de métier, ce qui ne les incite guère à s’ouvrir plus qu’il n’est prescrit. Or, par le nombre de ceux qui, plus ou moins stigmatisés en raison de leur origine sociale, géographique ou ethnique, n’ayant pu (su ?) saisir la chance de la famille ni celle de l’école, ont choisi de rejoindre l’armée et se reconvertissent ensuite dans le public ou le privé, la Défense s’avère un levier essentiel des politiques de seconde chance. Pourquoi la même démarche n’aurait-elle pas le même succès au niveau supérieur ?

Les États-Unis, référence incontournable

6 Partant de plus loin [6], l’armée américaine est, depuis le milieu des années 1970 et le retour à la professionnalisation, l’institution où la proportion de noirs à des postes de commandement est la plus élevée. Voulue par le Président Harry S. Truman en 1948, la déségrégation militaire précède la déségrégation civile de quinze ans, avec une doctrine d’« égalité des chances sans considération de race, de couleur, de religion ou d’origine » [7] visant à casser les préjugés hérités et à garantir l’accès des minorités à tous les niveaux. Certes, l’évolution ne s’est pas accomplie en un jour, ni sans heurt, puisqu’il fallut attendre la guerre de Corée (1950-1953) pour en déceler les premiers progrès significatifs. Au milieu des années 1960, là comme ailleurs, l’introduction de mesures d’affirmative action avec ou sans quotas tendit les relations entre noirs et blancs [8]. Toutefois, couronnement du processus, l’intégration raciale du corps des officiers a commencé à se concrétiser vers la fin des années 1970, devenant pleinement effective à partir des années 1990. Depuis, les noirs sont, selon l’armée, l’arme, le sexe ou l’époque (avec un pic dans les années 1970-1980), entre 1,5 et 4 fois plus présents dans l’institution militaire que dans la société [9].

7 Véritable laboratoire modélisé par le gouvernement fédéral, l’armée américaine a donc servi de pilote aux politiques de lutte contre les discriminations. Certaines difficultés subsistent néanmoins, d’aucuns estimant que, comme pour les universités, le succès quantitatif des quotas dans les académies militaires voile un échec qualitatif [10] ; d’autres dénoncent dans cette apparente équité le fait que la société se défausse sur les plus démunis du soin de la défendre. Néanmoins, l’on ne peut nier que l’armée, en leur donnant accès à des postes d’encadrement encore souvent fermés dans le civil, offre aux minorités un ascenseur social.

8 Le symbole en est que, quarante ans après l’amorce de l’ouverture, Colin Powell est devenu Chef d’état-major puis Secrétaire d’État américain, alors que la situation en France, hormis quelques exceptions, n’a que peu évolué depuis un quart de siècle. Le fait que Colin Powell soit perçu comme une sorte d’archétype du « phénomène » Barack Obama ne marque que davantage le décalage. Certes, lui-même a été soigneusement médiatisé, certes la professionnalisation aux États-Unis a deux décennies et demie d’avance sur la France, mais ceci suffit-il à justifier cela ?

Attendus d’une évolution souhaitable

9 S’agissant du recrutement des élites, la méritocratie « à la française » a dérivé dans son ensemble. Le dévoiement en est toutefois encore plus criant dans les armées, qui ne pourront plus longtemps faire coexister deux régimes aussi ostensiblement contrastés, avec d’un côté, la diversification du rang, fruit d’une adaptation au marché de l’emploi au niveau le moins qualifié, de l’autre, le verrouillage du recrutement des cadres supérieurs selon un modèle qui n’est pas sans évoquer l’Ancien régime ou la Légion étrangère [11]. Elles ne peuvent en rester là et doivent se donner les moyens d’une ouverture qu’elles revendiquent, mais qui reste confinée au bas de l’échelle, alors qu’elles pourraient, comme par le passé [12] ou aux États-Unis, tracer des perspectives à toute la société.

10 Il se trouve justement que, malgré la suspension de la conscription, la société continue de leur assigner ce rôle d’insertion conforme, selon elle, à leur vocation historique. Premier recruteur public avec encore 15 à 20 000 embauches par an dans des spécialités et à des niveaux très divers, les armées sont au contact des jeunes (par l’exigence de condition physique), maillant toujours le territoire d’un réseau enviable de personnels et d’outils de formation comportementale, de sensibilisation à la citoyenneté et d’instruction technique. Enfin, elles sont la seule institution qui voit passer, avec la Journée Défense et citoyenneté (jdc) [13], la quasi-totalité de la jeunesse de France.

11 Pour répondre à cette injonction de remédiation, l’évolution du profil des engagés du rang apparaissant comme gage de cohésion sociale, l’armée, soucieuse par ailleurs de satisfaire ses exigences d’une ressource en renouvellement permanent, a donc adapté son savoir-faire à un vivier qu’elle ne songeait guère à exploiter jusque-là. C’est ainsi que ses préoccupations ont peu à peu glissé des problèmes de recrutement vers la problématique jeunes, avec un focus particulier sur les « quartiers populaires » où, par un déterminisme auquel il est difficile d’échapper, se concentrent les populations issues de l’immigration.

12 Les états-majors sont depuis longtemps convaincus que cette ouverture n’est pas un dévoiement de la mission, mais au contraire la condition pour la remplir, et qu’il faut la considérer non comme une dépense ou effort supplémentaire, mais comme un investissement à long terme, à assumer et organiser librement malgré un contexte peu propice, avec une ambition durable assortie d’objectifs et de moyens adaptés. Reste à obtenir que l’institution l’accepte, en amont comme en aval de l’engagement, malgré les inévitables obstacles fonctionnels et humains, en dépit aussi de l’image que se fait des armées et de leur fonction cette jeunesse farouche au regard de ses attentes en termes d’ethos ou de simple parcours professionnel.

13 Pour s’ouvrir « en haut », il suffirait donc de continuer à puiser, de manière concertée et planifiée, dans ces viviers a priori méfiants, mais cette fois, pour y repérer les éléments à potentiel et éthique avérés, afin de leur proposer des voies d’accès nouvelles (ou insuffisamment défrichées) à cette citoyenneté de première classe à laquelle tout jeune Français peut et doit prétendre. Concrètement, l’on ne se contenterait plus de sensibiliser et motiver à l’occasion d’un salon ou forum : il serait également nécessaire de présenter des garanties et, pour ceux que tenterait la « carrière » (fût-elle provisoire), montrer l’exemple en s’engageant à ce que les perspectives et le rythme d’avancement soient proportionnels au seul mérite, c’est-à-dire au strict différentiel entre talents manifestés et résultats obtenus.

14 Il s’agit là d’un devoir civique comme pour l’ouverture du rang, mais il n’y est pas plus question de « charité ». Au contraire, comme les grands groupes privés peu suspects de désintéressement, les armées ont besoin de se diversifier par extension du panel, garantie de sélectivité donc d’efficacité. Pour illustrer cette dynamique, le sport de très haut niveau s’impose en modèle, d’autant que la dimension nationale, voire nationaliste, y est rarement absente. L’exemple le plus parlant en est le football professionnel, tant l’efficacité et la performance y sont les seuls critères de sélection et de durée : l’on n’y hésite pourtant pas à envoyer des « chasseurs de pied » dans les banlieues ou même à l’étranger, dans les anciennes colonies notamment, pour y dénicher, voire détourner à grands frais, les talents de demain. La Coupe du monde de 1998, avec son slogan « black-blanc-beur », a illustré la rentabilité de cette démarche, outre l’intérêt d’affirmer, fût-ce de manière artificielle et fugace, un sentiment de cohésion nationale.

15 Il en est des armées comme du sport : ce n’est pas en se contentant de « faire du social » qu’elles répondront au défi du renouvellement de leurs élites. Certes, ce type d’action reste structurant à l’échelle du quartier (ou de la troupe), au même titre que pour un club de troisième division. Néanmoins, une politique de pure remédiation ne peut ici répondre au besoin : d’abord, parce qu’un recrutement de jeunes défavorisés sans condition suffisante de niveau n’en garantit guère la qualité ; ensuite, parce que des jeunes déshérités ou ostracisés en raison de leurs origines ou de leur lieu de résidence, mais légitimement ambitieux, ne rejoindront pas volontiers les armées pour s’y retrouver mêlés à d’autres pairs de même condition sans un principe de valorisation motivant, transparent et acceptable par tous.

16 C’est pourquoi, dans le cas d’une équipe nationale comme dans le corps des officiers, une autre stratégie est envisageable, que ce soit pour ceux qui rejoindront l’armée d’active une fois leur diplôme obtenu, ou pour la réserve. C’est alors de pied à l’étrier qu’il s’agit, distinct dans sa logique, son ciblage et son ambition, de la rance main tendue aux relents toujours paternalistes, voire colonialistes [14]. Ainsi, les deux critères majeurs de l’action publique seraient satisfaits : l’efficacité (par la qualité et la diversité) et l’équité (par l’accueil des déshérités), sans tomber dans le compassionnel, qui soulage d’abord, mais à long terme enferme et stigmatise. En ouvrant de ce fait une voie propre à attirer l’élite des banlieues, l’on élaborerait une politique d’égalité des chances novatrice, permettant l’intégration effective en termes de carrière (puis éventuellement de reconversion), de reconnaissance et citoyenneté, une intégration authentique en ce qu’elle s’exercerait sur le long terme et jusqu’au sommet de la pyramide.

17 Alors que l’on admet en général qu’en dépit d’une forte et nécessaire portée symbolique, ce n’est pas en ouvrant à quelques-uns l’accès aux Grandes écoles que les discriminations qui affectent la masse des jeunes des « quartiers populaires » diminueront, l’idée est au contraire que c’est (entre autres) par-là que s’amorcerait une spirale vertueuse sur la base du mimétisme et de l’exemplarité. Au prix d’une amélioration sensible et rapide de la représentation de ces jeunes à tout niveau, s’instaurerait en effet une incitation en chaîne, à mi-chemin entre intégration « à la française », dont la caution constitutionnelle masque la lenteur et les limites, et discrimination positive, avec ses excès et son soupçon d’ouvrir une voie d’ascension au rabais, seule façon d’éviter le double piège (injustice et médiocrité) du favoritisme et de rendre au principe méritocratique vigueur et légitimité.

18 Le pari consisterait donc à attirer ceux qui sont aptes à prendre en charge leur destin, le transformer en les délivrant de la « galère » et en les affranchissant des modèles d’émancipation qui leur sont trop souvent assignés (football, rap, slam, tags, etc.). Ce faisant, ils bénéficieraient d’un « coup de pouce » salutaire, leur permettant de tracer ensuite leur propre voie pour le plus grand profit des deux parties, mais aussi de la société à la fois témoin et garante. Bientôt promus ambassadeurs de leur réussite dans leur quartier, ceux-ci orienteraient les comportements en fournissant à leurs pairs des modèles d’édification, et à leur famille une source de fierté légitime. Indirectement, l’armée œuvrerait ainsi au vivre-ensemble dans les cités par ouverture mutuelle à l’Autre ; enfin, en affichant son ouverture à l’ensemble de la jeunesse, elle gagnerait des candidatures riches en nombre, en qualité et en diversité, avec des bénéfices notables en termes d’image bien au-delà du milieu d’origine.

19 Loin de se limiter aux faubourgs, l’exemplarité gagnerait, par ondes concentriques, l’ensemble du corps social et du monde du travail. Certes, les résultats en seraient plus limités et différés que pour le rang. Toutefois, il n’y a guère à douter que la nouvelle filière, une fois rodée et institutionnalisée, se parerait peu à peu de prestige et d’un attrait particulier, valorisant les armées au plan fonctionnel mais aussi symbolique, par son rôle moteur de solution exportable au problème de l’intégration dans les banlieues. La hiérarchie militaire acquerrait ainsi en douceur une meilleure représentativité, faute de quoi elle sera, tôt ou tard, dénoncée comme lieu d’homogénéité, de caste, voire de souche, aux mœurs discriminantes occultes, avec le risque de pressions croissantes et à terme de réajustements abrupts. La Défense redeviendrait alors ce vecteur de citoyenneté qu’elle s’honore d’être depuis la Révolution, montrant que la République, par le truchement de ceux qui incarnent le plus emblématiquement ses valeurs, sait se montrer à la hauteur des idéaux qu’elle proclame.

Mise en œuvre : objectifs et moyens

20 Pour ce faire, un premier objectif serait de s’approprier les politiques publiques en faveur de l’égalité des chances et de les mettre en cohérence avec sa propre dynamique : agir ensemble pour une meilleure cohésion n’a rien d’évident ; il y faut une acculturation adaptée et un management directif qui manque encore. Le ministère de la Défense gagnerait aussi à se rapprocher de l’entreprise, avec laquelle d’ailleurs des partenariats existent déjà, par exemple pour la valorisation et l’emploi des réservistes. Si les armées savent bien (un peu cyniquement même parfois) s’entendre avec le privé pour se partager le vivier des jeunes sans qualification, elles seraient bien inspirées de suivre également sa voie pour le recrutement des cadres, notamment en adaptant ses conventions « université-entreprise » qui assureraient une diversification sans risque en s’adressant à des jeunes au niveau confirmé, ayant déjà assimilé les codes du monde du travail et, du moins l’espère-t-on, de la vie sociale.

21 Elles ont d’ailleurs en partie initié le mouvement par certaines expérimentations, que ce soit ou non dans un but de recrutement : formation, acquis de l’expérience, reconversion, etc. Or, avant de créer du neuf (si tant est que ce soit nécessaire), il s’agirait déjà d’obtenir une vraie lisibilité des programmes en place et de leurs résultats. La création, en 2011, d’un espace internet interactif destiné aux jeunes, Parlons Défense, a ainsi montré à quel point, quand il s’en donne l’objectif et les moyens, le ministère de la Défense peut acquérir et maîtriser des techniques de communication de pointe. De fait, l’armée est tout à fait capable de concevoir des politiques d’information attractives : en s’ajustant à l’ensemble de la personne, voire à sa famille, les récentes campagnes de recrutement s’inscrivent dans cette démarche globalisante qui élabore une relation plus humaine, au-delà du simple lien recruteur-recruté [15].

22 C’est par ce genre d’opérations, ou d’autres moins ambitieuses mais qui ciblent clairement la jeunesse à potentiel des « banlieues », que l’offre des armées a le plus de chances d’être entendue. Certes, vu les limites de l’engagement sous contrat (en durée et en avancement), c’est sur le recrutement direct précoce issu des classes préparatoires qu’il est le plus urgent d’agir. Les Grandes écoles de la Défense ont commencé en opérant une mutation de leurs cursus académiques pour les confronter au standard universitaire : banques de concours, passerelles entre filières, équivalence de diplômes de master ou d’ingénieur, etc. Reste la formation militaire, qui fait leur spécificité et limite le rapprochement.

23 Ce n’est toutefois pas un obstacle insurmontable : par le système Reserve Officers’ Training Corps qui permet, via des contrats engagement-formation, à des étudiants sans ressource financière de préparer un diplôme supérieur en échange d’un service dans la réserve de quatre à huit ans [16], l’armée américaine montre à nouveau la voie. Sur ce modèle, la France pourrait renouer, à partir d’une adhésion libre et mûrie après une expérience de terrain, le lien ancien avec une classe d’âge longtemps directement impactée par la conscription. La nouvelle mouture du Protocole éducation-enseignement supérieur-Défense [17], qui n’a bien sûr pas vocation à favoriser le recrutement, mais à formaliser les bonnes volontés, peut y contribuer.

24 Là, sans doute, serait le vrai moyen de sortir du dilemme par le haut et de faire accéder la diversité à l’élite militaire : par des relations apaisées et constructives avec l’école et l’université, repérer et attirer des jeunes méritants de milieux modestes et les élever au niveau des meilleurs de leurs pairs plus favorisés socialement en leur permettant de se mettre « au niveau » avant d’affronter les concours : parrainage de lycéens scolarisés en établissement difficile, diversification des filières d’accès aux Grandes écoles de la Défense et à leurs classes préparatoires, soutien ciblé financé par l’institution, système de fidélisation, réforme des concours (mixage des épreuves et jurys, crédits d’âge, valorisation d’autres parcours universitaires ou professionnels, exonération des frais d’inscription, etc.). L’on éviterait ainsi de valoriser telle ou telle population sur des critères autres que la compétence (avec ses effets délétères sur la carrière de ceux qui en ont bénéficié), tentation qui deviendra irrésistible faute d’autre solution pérenne.

25 Une fois déterminés l’objectif et les moyens d’action, reste à choisir les leviers. L’effort devra être à la fois centrifuge et centripète, c’est-à-dire dirigé vers les populations concernées et les différents corps d’active. Si l’ouverture du rang imposait de cibler les sous-officiers, car c’est à ce niveau qu’en général jouent les mécaniques d’intégration du fait de la proximité sociale et du contact concret avec les engagés, l’on ne peut se cantonner à ces grades subalternes en ce qui concerne l’ouverture des corps d’officiers.

26 Le problème est que, « plus haut », il est parfois possible de se sentir peu concerné, car hors d’atteinte, si bien que le consensus mou et quelque peu agacé qui s’y exprime souvent peut s’avérer le pire obstacle. De fait, nul au niveau du commandement n’a intérêt à bousculer un système qui donne plutôt satisfaction et auquel il doit sa propre ascension. L’effort devra donc porter aussi vers les officiers supérieurs, la règle de subordination faisant ensuite descendre le consentement vers le bas de la chaîne, là où, de toute façon, la diversité existe déjà. Aux États-Unis, c’est quand ce niveau intermédiaire a intégré le fait qu’un noir pouvait exercer des responsabilités de commandement ou de direction simplement parce qu’il était plus compétent, et non pas seulement parce qu’il était plus gradé (soupçon subséquent aux politiques d’affirmative action), que l’évolution a gagné l’assentiment de tous. L’un des enjeux serait donc de « débusquer » attentisme et inertie chez nombre d’officiers pour qui seule la nécessité d’assurer aussi le recrutement au bas de l’échelle motive l’adhésion à une ouverture que certains n’hésitent pas à qualifier de « cosmétique », mais qu’ils seraient sans doute plus réticents à admettre si elle s’avérait plus ambitieuse et contraignante.

Espace pour une ouverture raisonnée

27 Le problème dépasse la question de l’endogamie évoquée plus haut. Alexis de Tocqueville [18] dénonçait déjà, dans tout régime démocratique, la tendance à briser les liens entre individus, chacun (ou chaque groupe) aspirant à ne dépendre que de ceux qu’il considère comme siens, pour former une « petite société » à part : non seulement cette sécession individuelle ou collective fait renoncer à ses droits de citoyen et s’exclure (ou se laisser exclure) de la vie publique [19], mais aussi, par relative intolérance, remet en cause, plus ou moins frontalement, la pratique politique de la « grande société » à laquelle, bon gré mal gré, l’on appartient aussi. Certains milieux se prêtent davantage à ces replis vers un État dans l’État. Depuis sa réorganisation par Napoléon, et bien qu’entrant peu à peu dans le droit commun [20], l’armée en est un, qui sépare spontanément, oserait-on dire naïvement, la société entre civils et militaires, avec une hiérarchisation à peine voilée des uns aux autres qui prépare peu à l’accueil équitable, sinon bienveillant, de la différence.

28 En outrant le trait, la communauté militaire apparaît comme naturellement close, ou aspirant à l’être (ou le redevenir), après s’être purgée des scories qui l’encombrent, voire la gangrènent. Compte tenu des rapports d’échelle, elle évoque ce que Jacob L. Moreno appelait dans les années 1930 une « clique », avec sa cooptation systématique et son étanchéité [21]. Pour lui et ses successeurs [22], quand de nouveaux individus sont introduits dans un groupe constitué par la race ou tout autre caractère, arrive un moment où le groupe s’estime saturé d’éléments exogènes : les « cellules-souches » manifestent alors anxiété, jalousie, colère.

29 Certes, ce concept de seuil de tolérance, ou « point-bascule », est flou et peu opératoire, tant ce qu’on observe évolue ensuite d’un contexte à l’autre, de façon souvent imprévisible. Reste qu’il nous avertit contre la tentation de promouvoir la diversité en soi, car il ne s’agit pas de critiquer l’esprit de corps des armées, cette solidarité qui les isole et sans doute les protège, leur permettant d’assurer leurs missions. L’on en retiendra donc un conseil de prudence constructive en mettant plutôt en avant, à la suite de Georg Simmel [23], l’autre qui est différent tout en étant le même. L’on privilégiera par exemple la « friction créatrice » évoquée par Jacob L. Moreno, en mixant, au sein des services et groupes de travail, des gens d’origines diverses, qui n’auront donc pas les mêmes mécanismes de pensée et de fonctionnement. Ainsi attirera-t-on de nouvelles recrues sans réaction obsidionale, c’est-à-dire sans désoler le vivier traditionnel, qui doit se sentir investi d’une mission de partage et non de passage du témoin.

30 La suspension du Service national est certes un obstacle, puisque les modèles traditionnels — sous-officiers instructeurs, officier chef de peloton (souvent lui-même conscrit et du même âge que ceux qu’il commandait) — qui pouvaient susciter des vocations, ont disparu. Cela peut être surmonté en recréant des transferts d’identification attractifs, relayés si possible par internet et les réseaux sociaux, qui détiennent un quasi-monopole de la modélisation pour cette génération. Sortir l’armée de son isolement suppose de la rendre proche d’une jeunesse qui la perçoit comme austère et crispée sur des références surannées, une jeunesse devenue individualiste, plus attirée par l’échange et la communication que par le service de la collectivité, dans un monde où l’exemplarité se situe plutôt du côté des paillettes et de l’argent facile que des contraintes consenties au nom de l’intérêt commun. Plus singulièrement, pour les jeunes issus de l’immigration, la gageure serait qu’ils se sentent viscéralement attachés au pays d’adoption de leurs (grands) parents, au point d’aspirer (non comme pis-aller ni simple « première expérience ») à consacrer à sa protection leur vie professionnelle, voire, dans une mesure non négligeable, personnelle.

31 Une idée serait de jouer sur le point d’ancrage qui existe néanmoins entre les vertus incarnées par les armées (dignité, courage, franchise, dévouement, etc.) et celles de l’engagement (générosité, loyauté, désintéressement, solidarité, etc.) ou du sport (force et endurance physique et morale, hygiène et santé, sens de l’effort et du dépassement personnel ou partagé) qu’affectionne aussi (et paradoxalement !) la jeunesse. Ce primat du groupe, avec identification et soumission de l’individu au collectif, fait la constance des phénomènes de bandes, mais aussi, depuis un siècle, le succès du scoutisme dont l’on sait l’origine paramilitaire. Défense ne signifie donc pas forcément repli identitaire ni obsession des frontières physiques ou virtuelles : reste à en montrer la pertinence et, pour ce faire, travailler les symboles, en montrant par exemple que la raison d’être de l’armée est autant aujourd’hui de gagner une bataille que d’empêcher qu’elle n’advienne (doctrine du non-emploi), à défaut de mettre en œuvre la résilience qu’évoquait le Livre blanc sur la défense et la sécurité nationale de 2008.

32 Le service des armes n’est en rien un métier comme un autre. Le paradoxe serait pourtant d’en montrer aussi les aspects communs à toute fonction publique, d’où la nécessité de poursuivre la mise au point d’un outil de communication et de messages adaptés, qui ne peuvent être identiques pour des étudiants destinés à devenir officiers (évocation du plan-carrière sans s’interdire le recours à une mystique de l’appel), que pour des jeunes peu qualifiés plutôt séduits par l’aventure, l’action, la camaraderie et le « baroud ». Dans tous les cas, l’on se garderait d’attirer à tout prix en occultant astreintes, concessions et risques, le fondement de l’état militaire restant de faire la guerre, avec le fameux « droit de tuer et d’être tué ». Malgré donc une proximité utile à souligner [24], le « don de soi «  n’y est pas assimilable à son pendant humanitaire, familial ou citoyen. L’on éviterait donc l’émollient modèle « casques bleus », qui idéalise les valeurs du secours au détriment de celles du combat, mais aussi la virtualisation des opérations façon jeu vidéo, faute de quoi l’on s’expose, quand se concrétise l’intervention armée, à des déconvenues graves de part et d’autre.

Conclusion

33 Dans un contexte d’urgence politique et de contraintes budgétaires inédites, gros d’un nouveau risque de tensions dans les « banlieues », voire au-delà, le défi est donc d’assortir le rôle social des armées au profit des jeunes déshérités à leur besoin d’un recrutement de qualité à tous les niveaux, en coordonnant les politiques d’acculturation de la jeunesse à l’esprit de citoyenneté et de cohésion, afin de la faire adhérer et participer, directement ou non, à l’effort commun pour pérenniser et dynamiser la société où elle vit.

34 Certes, beaucoup a déjà changé dans les procédures et les mentalités : l’on dénombre dorénavant plusieurs officiers généraux féminins et la Marine devrait promouvoir bientôt un amiral issu des « minorités ». Cela étant, même si ces emblèmes sont utiles, il n’est plus possible de s’en contenter et il est temps de passer à la phase production. La volonté politique est bien sûr primordiale, mais, quelles que soient l’ambition et la pugnacité de ses promoteurs, l’action publique ne peut suffire à venir à bout des résistances : c’est bien aux tripes et au cœur qu’il faut viser. Il s’agirait donc, non seulement d’impulser les changements souhaités, mais encore de les accompagner à mesure qu’ils adviennent et de les rendre désirables. C’est en combinant les efforts ascendants et descendants que l’on briserait le verrou !

35 Faute de quoi, c’est le lien armée-nation qui en pâtirait, ce lien charnel entre soldat et citoyen dont, depuis la bataille de Valmy en 1792, la tradition française se nourrit, et cela se ferait non seulement aux dépens de l’armée elle-même, mais aussi de la société, dont elle est le miroir encore déformant. Elle y gagnerait par l’adhésion à ses missions et une meilleure capacité de résilience pour l’épauler ou du moins ne pas lui nuire. C’est en effet ni plus ni moins que le pacte républicain qu’il semble nécessaire de réinventer, avec son vivre ensemble, une égalité authentique sans être tyrannique au-delà de cette diversité qui fait la richesse d’une civilisation comme la polysémie celle de sa langue. Tant il est vrai que la relation à celui qui n’est « ni tout à fait le même, ni tout à fait un autre » est le lieu même de production du politique, et donc du devenir de la société. Ainsi reprendrait sens, sans relents nauséabonds, cette idée de nation qui reste ce que l’on a trouvé de mieux pour donner à un groupe humain l’envie et les moyens de perdurer par-delà ses clivages et de se projeter vers son avenir en assumant une histoire partagée, à défaut d’être toujours paisible.

36 Une telle entreprise nécessiterait du temps et de l’énergie pour réactiver cette fraternité dont les militaires donnent l’exemple, mais l’enjeu vaut l’effort et sans doute transcende (sans les renier !) les bornes de cet article. Quoi qu’il advienne, puisse celui-ci inspirer ceux qui, en France et ailleurs, s’attachent à ce que notre armée soit, à tous les niveaux de sa hiérarchie, cette échelle qu’elle sait si bien être pour les premiers barreaux. Celle-ci ne pourrait que s’en louer d’un point de vue opérationnel, qualité du recrutement et progrès social, nous l’avons vu, ne s’opposant pas fatalement, au contraire. Elle en tirerait par ailleurs des bénéfices enviables en termes de considération et de lien avec la société qu’elle protège.

37 Ce changement de cap, pas si radical lorsque l’on se place dans une perspective historique, pourrait d’ailleurs trouver une impulsion inattendue suite à la « réduction de voilure » qui a marqué ces dernières années les limites humaines, matérielles et financières de notre politique de projection sur les théâtres d’opération extérieure. Plus récemment, la « montée en pression » de l’opération Sentinelle a conduit nos armées à recentrer leurs missions sur le théâtre national, réactivant ainsi, sans doute à leur corps défendant, leur rôle interne traditionnel, d’où une urgence nouvelle de correspondre au mieux à cette société dans laquelle elles risquent d’être amenées à s’immerger encore davantage.


Date de mise en ligne : 03/10/2017

https://doi.org/10.3917/migra.169.0053

Notes

  • [1]
    BIVILLE, Yves, Armées et populations à problèmes d’intégration. Le cas des jeunes Français d’origine maghrébine, Paris : CESPAT, 1990, 101 p.
  • [2]
    Tendance des professions et catégories sociales supérieures à se perpétuer d’une génération à l’autre en recrutant leurs nouveaux membres en leur propre sein de manière plus que proportionnelle (en France, à hauteur des 2/3 en moyenne pour ceux passés par les Grandes écoles). La reproduction familiale n’en est qu’une composante en général minoritaire, bien que si on l’étend à la famille élargie (grands-pères, oncles, cousins, etc.), elle atteigne des proportions similaires. Ce phénomène semble plus marqué en France, riche de dynasties d’enseignants, de journalistes, de magistrats… et de militaires, que dans d’autres pays comparables.
  • [3]
    À côté des militaires de carrière, entrés sur concours (après une classe préparatoire) ou sur titre (Bac+5) dans une des trois Grandes écoles militaires (Saint-Cyr, École navale et École de l’Air), il existe des « officiers sous contrat » (un quart de l’effectif) issus des universités, recrutés en général à Bac+3, dont la carrière est, de fait, bornée, tant dans sa durée (contrats à durée déterminée reconductibles) que dans ses perspectives d’avancement.
  • [4]
    C’est ce qu’a pris en compte l’armée américaine dans les années 1970 en brisant le quasi-monopole des anciens élèves des académies militaires (West Point, Annapolis, Colorado Springs) sur les grades de généraux, désormais ouverts aux officiers issus des universités (voir note 16).
  • [5]
    Ces écoles permirent, de la fin de la Seconde Guerre mondiale jusqu’à leur fermeture en 1982, à de nombreux jeunes défavorisés (souvent orphelins ou réfugiés des anciennes colonies) de faire une carrière militaire jusqu’au plus haut niveau.
  • [6]
    Rappelons que l’action symbolique de Rosa Parks pour dénoncer les discriminations envers les populations de couleur s’est déroulée en 1955.
  • [7]
    Executive order 9981.
  • [8]
    Colin Powell, ancien Chef d’état-major puis Secrétaire d’État américain, notait que, si la déségrégation institutionnelle a pris six ans, l’intégration, qui suppose de changer les règles mais surtout les esprits et comportements, en a mis deux cents !
  • [9]
    Dès 1998, 12 % des officiers (dont 8 % des généraux) venaient de la communauté noire, soit à peine moins que les 13% qu’elle représente dans la société.
  • [10]
    Cette remise en question au nom du principe constitutionnel d’égalité est remontée en 2013 jusqu’à la Cour suprême. Localement, suite à une série de procès, référendums et décrets des gouverneurs dans les années 1990, l’affirmative action stricto sensu a été suspendue dans six États au motif qu’elle aurait produit tous les effets positifs attendus, et que ses inconvénients l’emportaient désormais sur ses avantages.
  • [11]
    Ce corps d’élite, créé sous Louis-Philippe, est constitué essentiellement d’immigrés de toute provenance, dont les meilleurs deviendront sous-officiers, encadrés par des officiers parmi les mieux classés à leur sortie de Saint-Cyr. Bien que le modèle donne satisfaction, l’option de l’étendre à l’ensemble des forces terrestres après la suspension du Service national fut rejetée au motif qu’il risquait d’altérer le lien Défense-citoyenneté.
  • [12]
    136. Voir LYAUTEY, Hubert, Le Rôle social de l’officier, Paris : Éd. Bartillat, 2009 (1ère éd. 1935), 140 p.
  • [13]
    Dernière survivance du Service national actif, la jdc est une journée de sensibilisation à l’esprit de défense et à la citoyenneté à laquelle sont convoqués tous les jeunes Français entre 17 et 18 ans.
  • [14]
    Voir JONNET, Frédéric, De la “main tendue” au “pied à l’étrier” : pour une nouvelle politique d’égalité des chances dans les armées françaises, Thèse de doctorat en science politique, Toulouse : Université Toulouse I-Capitole ; JONNET, Frédéric, Officiers : oser la diversité. Pour une recomposition sociale des armées françaises, Paris : Éd. L’Harmattan, 2001, 258 p.
  • [15]
    Voir par exemple les slogans de campagnes récentes de l’armée de terre : « Devenez vous-même » et « Pour moi et pour les autres ».
  • [16]
    En 2004, 39 % des officiers de réserve suivaient cette filière, qui a fourni plusieurs chefs d’état-major.
  • [17]
    Signé le 20 mai 2016 par les deux ministres concernés (auxquels pour la première fois s’est joint celui en charge de l’agriculture), ce cinquième protocole (le premier date de 1982) trace cinq axes d’effort. Le deuxième consiste à « Développer les relations entre la Défense et l’enseignement supérieur », en soutenant la réflexion et la recherche stratégiques et en promouvant l’émergence de pôles universitaires dédiés.
  • [18]
    TOCQUEVILLE, Alexis de, De la démocratie en Amérique, Paris : Éd. Gosselin, 1835-1840, 363 p.
  • [19]
    En France, les militaires ne peuvent se syndiquer, manifester ni se mettre en grève, et sont les derniers à avoir obtenu le droit de vote (en août 1945, soit un an après les femmes). Pendant la Révolution française, le soldat était au contraire considéré comme citoyen de plein droit, dispensé ès qualité des conditions exigées pour devenir électeur (Constitution de l’An III).
  • [20]
    Voir la suppression du Tribunal aux armées de Paris, dernière juridiction militaire en temps de paix, dont les compétences ont été transférées au Tribunal de grande instance de Paris en 2012.
  • [21]
    MORENO, Jacob L., Who shall survive? A New Approach to the Problem of Human Interrelations, Beacon: Beacon House, 1934, 436 p.
  • [22]
    Grodzins, Morton, The Metropolitan Area As a Racial Problem, Pittsburgh: University of Pittsburgh Press, 1958, 28 p. ; GLADWELL, Malcolm, The Tipping Point: How Little Things Can Make a Big Difference, Boston: Little & Brown, 2000, 288 p.
  • [23]
    Le sociologue allemand analyse l’immigrant comme une “combinaison de proximité et de distance”, à la fois rupture et appartenance par rapport à sa communauté d’accueil. Voir SIMMEL, Georg, Soziologie, Berlin : Suhrkamp, 1908, 1051 p.
  • [24]
    Voir le slogan de la campagne de recrutement de 1995 de l’armée de terre : « Risqueriez-vous votre vie pour quelqu’un que vous ne connaissez pas ? Nous, oui ».

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