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Article de revue

Introduction : la migration comme expérience émotionnelle

Pages 15 à 22

Notes

  • [*]
    Chargée de recherche et enseignante contractuelle, Université Pierre-et-Marie-Curie, Sorbonne Universités. Chercheure associée au Centre population et développement (ceped, unité mixte de recherche 196), Université Paris-V-Descartes/Institut de recherche pour le développement.
  • [2]
    MAUSS, Marcel, “L’expression obligatoire des sentiments (rituels oraux funéraires australiens)”, Journal de psychologie, vol. 18, 1921, pp. 425-434 (voir p. 433).
  • [3]
    Les émotions se trouvent au centre de la subjectivité des individus, elles sont le lien subjectif entre les individus et les représentations ou les statuts cognitifs. La subjectivité des individus se construit toujours en relation avec les autres, c’est à dire que la subjectivité peut s’analyser à un niveau individuel mais qu’elle est toujours liée à la production des subjectivités collectives. Voir COSTALAT-FOUNEAU, Anne-Marie, “Identité, action et subjectivité”, Connexions, n° 89, 2008, pp. 63 74. ; SABINI, John ; SILVER, Maury, Moralities of Everyday Life, Oxford : Oxford University Press, 1982, 256 p. ; MORA MALO, Enrico, “Subjectividades de clase, intencionalidad y huelgas”, Paper, vol. 87, 2008, pp. 11-45.
  • [4]
    La coordonnatrice du présent dossier tient à remercier les membres de la revue Migrations Société pour l’opportunité de cette publication ainsi que pour le travail éditorial réalisé par la rédaction.
  • [5]
    Voir THOMAS, William, ZNANIECKI, Florian, The Polish Peasant in Europe and America. Monograph of an Inmigrant Group, Chicago : The University of Chicago Press, 5 volumes, 1918-1920 ; PARK, Robert E, “Human Migration and The Marginal Man”, American Journal of Sociology, vol. 37, n° 6, 1928, pp. 881-893 ; SAYAD, Abdelmalek, La double absence. Des illusions de l’émigré aux souffrances de l’immigré, Paris : Éd. Du Seuil, 1999, 437 p (voir p. 258) ; MERTON, Robert K. ; BARBER, Elinor, “Sociological Ambivalence”, in : MERTON, Robert K. (sous la direction de), Sociological Ambivalence and Other Essays, New York : The Free Press, 1976, pp. 3-31.
  • [6]
    Un numéro spécial en anglais publié récemment s’inscrit dans cette perspective. Voir BALDASSAR, Loretta ; BOCCAGNI, Paolo (coordonné par), “Moving Feelings: Emotions and the Process of Migration”, Emotion, Space and Society, vol. 16, 2015, pp. 1-146.
  • [7]
    Pour Émile Durkheim, la société semble être « avant tout un ensemble d’idées, de croyances, de sentiments de toutes sortes, qui se réalisent par les individus » (DURKHEIM, Émile, Sociologie et philosophie, Paris : Presses Universitaires de France, 1974, 79 p.). D’autres auteurs « classiques » prennent en compte les émotions dans leur appréhension des phénomènes sociaux, comme Georg Simmel (SIMMEL, Georg, “Essai sur la sociologie des sens”, in : SIMMEL, Georg, Sociologie épistémologique, Paris : Presses Universitaires de France, 1981, 225 p.) ou encore Max Weber avec sa célèbre typologie des déterminants de l’action (WEBER, Max, Économie et société, tome 1. Les catégories de la sociologie, Paris : Pocket, 2003 (1ère éd. 1922), 410 p.). Maurice Halbwachs, Talcott Parsons ou encore Michel Crozier, pour n’en citer que quelques-uns, abordent également les émotions dans leurs travaux sociologiques. Pour ces auteurs, les émotions ne résultent pas de la seule psyché et de l’inconscient, elles sont au contraire décrites comme de véritables constructions sociales. Cela étant, les émotions ne sont pas encore envisagées comme un objet central de recherche à cette époque.
  • [8]
    COSNIER, Jacques, Psychologie des émotions et des sentiments, Paris : Éd. Retz, 1994, 174 p.
  • [9]
    COSTALAT-FOUNEAU, Anne-Marie, “Identité, action et subjectivité”, art. cité.
  • [10]
    BOURDIEU, Pierre, “L’identité et la représentation”, Actes de la Recherche en Sciences Sociales, vol. 35, n° 1, 1980, pp. 63-72 (voir p. 6).
  • [11]
    GUILBERT, Lucille, “L’expérience migratoire et le sentiment d’appartenance”, Ethnologies, vol. 27, n° 1, 2005, pp. 5-32.
  • [12]
    ELSTER, Jon, Las uvas amargas. Sobre la subversión de la racionalidad, Barcelona : Edición 62, 1989, 264 p. ; NUSSBAUM, Martha C., Upheavals of Thought: The Intelligence of Emotions, Cambridge : Cambridge University Press, 2003, 768 p.
  • [13]
    DAMASIO, Antonio R., L’erreur de Descartes, Paris : Éd. Odile Jacob, 1997, 368 p.
  • [14]
    HOCHSCHILD, Arlie R., The Managed Heart: Commercialization of Human Feeling, Berkeley : University of California Press, 1983, 307 p.
  • [15]
    ELIAS, Norbert, La civilisation des mœurs, Paris : Éd. Pocket, 2003 (1ère éd. 1939), 512 p. ; TURNER, Jonathan H, “The Stratification of Emotions: Some Preliminary Generalizations”, Sociological Inquiry, vol. 80, n° 2, May 2010, pp. 168-199 ; BARBALET, Jack. M., Emotions and Sociology, Hoboken : Wiley-Blackwell, 2002, 188 p. ; VON SCHEVE, Christian ; VON LUEDE, Rolf, “Emotion and Social Structures: Towards an Interdisciplinary Approach”, Journal for the Theory of Social Behaviour, vol. 35, n° 3, 2005, pp. 304-327.
  • [16]
    HOCHSCHILD, Arlie R., The Managed Heart: Commercialization of Human Feeling, op cit. (voir p. 53).
  • [17]
    ILLOUZ, Eva, Intimidades congeladas: Las emociones en el capitalismo, Buenos Aires : Katz Editores, 2007, 126 p.
  • [18]
    RIMÉ, Bernard, Le partage social des émotions, Paris : Presses Universitaires de France, 2009, 448 p. (voir p. 4).
  • [19]
    ROSALDO, Renato, “Where the Objectivity Lies: The Rethoric of Antropology”, in : NELSON, John S. ; MEGILL, Allan ; MC CLOSKEY, Donald N. (sous la direction de), The Rethoric of the Human Sciences. Language and Argument in Scholarship and Public Affairs, Madison : The University of Winsconsin Press, 1987, pp. 87-111.
  • [20]
    MUXEL, Anne, Individu et mémoire familiale, Paris : Éd. Nathan, 2000, 226 p.
  • [21]
    TURNER, Jonathan H. ; STETS, Jan E., The Sociology of Emotions, Cambridge : Cambridge University Press, 2011, 368 p. (voir p. 317).
  • [22]
    La différence entre ces termes, opérée par des chercheurs provenant d’autres disciplines comme la psychologie, se révèle bien moins pertinente dans notre perspective sociologique.
« On fait donc plus que de manifester ses sentiments, on les manifeste aux autres, puisqu’il faut les leur manifester. On se les manifeste à soi en les exprimant aux autres et pour le compte des autres.
C’est essentiellement une symbolique. »
Marcel Mauss [2]

1Étudier les migrations à travers le prisme de la sociologie des émotions ouvre de nouvelles perspectives pour comprendre l’expérience migratoire, puisque l’analyse des émotions permet d’avoir accès à l’intime du sujet, à sa subjectivité [3], et donc de saisir ce que signifie pour lui la situation dans laquelle il se trouve, ce qu’il a vécu mais aussi ses objectifs et ses aspirations selon son appartenance sociale.

2 Ce dossier thématique [4], qui trouve son origine dans une journée d’étude que nous avons organisée au sein du Centre population et développement (Ceped) à l’Université Paris Descartes le 12 juin 2015, permet de présenter un regard croisé Nord-Sud sur les émotions des migrants en proposant des contributions de chercheurs latino-américains et européens.

3Ce dossier cherche à combler un vide dans la littérature existante en sociologie des migrations, au sein de laquelle les travaux ont trop souvent envisagé les émotions comme un objet secondaire. En effet, les émotions font partie des descriptions de l’expérience migratoire chez certains auteurs classiques de la sociologie des migrations, comme William Thomas et Florian Znaniecki, Robert E. Park, Robert K. Merton et Elinor Barber ou encore Abdelmalek Sayad. Ces auteurs soulignent indirectement le caractère émotionnel de la migration sans pour autant aborder les émotions comme un objet d’étude central permettant de comprendre comment les migrants et leur famille vivent l’expérience de la migration [5].

4Le dossier s’inscrit donc dans une approche plus récente, faisant l’objet d’une littérature moins fournie, essentiellement anglo-saxonne [6] et latino-américaine, qui conçoit la migration comme une expérience émotionnelle. Ces études, qui se sont surtout développées dans les années 2000, se sont focalisées sur les émotions durant le processus migratoire afin de comprendre comment les migrants le vivent et la manière dont les émotions influencent les schèmes d’action des individus durant l’expérience migratoire selon leur appartenance sociale. Dans cette optique, les contributeurs au présent dossier s’insèrent tous dans la sociologie des émotions. Si ces dernières ont toujours fait l’objet d’une réflexion sociologique [7], nous assistons depuis une trentaine d’année à l’institutionnalisation d’une véritable sous-branche de la sociologie qui se donne comme objectif d’étudier les émotions en elles-mêmes.

5La sociologie des émotions étant traversée par différents débats théoriques et méthodologiques, il n’existe pas de définition consensuelle des émotions dans une perspective sociologique. Néanmoins, à la différence d’autres disciplines, tous les travaux sociologiques qui étudient les émotions s’accordent à reconnaître qu’il s’agit de constructions sociales. Pour les psychologues, les sentiments seraient plus subtils, délicats et d’une intensité moindre que les émotions décrites comme plus intenses et plus envahissantes [8]. En médecine, les émotions sont définies comme un processus neuronal envoyant des stimuli et des signaux qui se traduisent par l’activation des glandes sudoripares, lacrymales, etc. Toutefois, cette définition sociologique à minima des émotions vues comme des constructions sociales n’est pas satisfaisante. Pour aller plus loin dans notre tentative définitionnelle, le présent dossier prend appui sur trois postulats qui sont autant de lignes directrices pour chaque contribution.

6Premièrement, tous les contributeurs pensent les émotions dans leur rapport à la subjectivité individuelle et collective, puisqu’elles se trouvent au centre de la subjectivité des individus [9]. Prendre en compte les émotions permet de comprendre les sentiments d’appartenances, c’est-à-dire, les identifications à des représentations et à des images mentales [10], qui se construisent et se maintiennent grâce au « sentiment de se considérer comme partie intégrante d’une famille, d’un groupe ou du réseau » [11]. Les « liens affectifs » d’une personne à l’égard de « quelque chose » ou avec « quelqu’un » permettent ainsi aux individus de se sentir appartenir à un même groupe, de créer du « Nous » auquel s’oppose inévitablement un « Eux ». C’est à travers le ressenti et l’expression des émotions (à travers le discours, le corps, les schèmes d’action) que se manifestent ces appartenances. Les contributions au présent dossier s’attachent donc à comprendre la manière dont les émotions ressenties et/ou exprimées par les migrants peuvent influencer le processus migratoire, mais aussi comment elles surviennent lors de la migration, pourquoi, et quelles en sont les conséquences pour les migrants et leur famille. En outre, elles abordent différentes thématiques telles que les familles transnationales, le genre, la discrimination, le contrôle social et les changements de statut social.

7Deuxièmement, les différents textes présentés ici envisagent les émotions dans leur rapport à l’action en les concevant comme une énergie qui entraîne une tendance, une prédisposition, une aspiration à l’action [12]. Dans cette perspective, les émotions comme les actions qui en découlent ne sont pas envisagées comme irrationnelles. Au contraire, depuis la publication de l’ouvrage d’Antonio R. Damasio intitulé L’Erreur de Descartes[13], les sociologues s’accordent aujourd’hui à dire que les émotions et la raison sont en perpétuelle interaction.

8Troisièmement, chaque contribution aborde les émotions comme un outil de contrôle social. Selon le contexte dans lequel elles s’expriment, certaines émotions sont plus ou moins légitimes, voire obligatoires, ou perçues comme irrationnelles si elles se trouvent en décalage avec les émotions socialement légitimées par rapport à un objet ou à une situation particulière. En clair, les individus se doivent d’exprimer ce que socialement l’on attend d’eux ; dans le cas contraire, ils s’exposent à des sanctions sociales au niveau individuel ou seront perçus comme déviants par le reste de la société [14]. Dans cette perspective, les émotions se situent au cœur de la structure des relations de pouvoir et des statuts qui les génèrent [15]. Si elles peuvent donc avoir un rôle de « sanction » [16], les émotions permettent et construisent implicitement les dispositions sociales et morales [17].

9Étudier les émotions dans cette perspective implique, pour les contributeurs, de réfléchir à la méthodologie utilisée dans le cadre de leurs enquêtes de terrain. Le partage social des émotions est une langue avec une grammaire précise qui, comme le souligne Bernard Rimé, « évoque celle du dialogue. Parce que les émotions non partagées sont un fardeau, à la manière dont un secret peut être un fardeau s’il demeure in-communiqué ou incommunicable » [18]. Ce dialogue, cet échange d’informations, peut s’effectuer selon trois modalités d’expressions universelles : l’hexis corporelle (et de l’expression paralinguistique), le discours, mais aussi les pratiques (ou les actions non reflexes). Puisque l’interrelation entre des phénomènes biologiques, psychologiques et sociaux donne ainsi naissance aux émotions et paramètre leurs modalités d’expression, il est nécessaire que les sociologues prennent en compte l’ensemble de leurs modes d’expression.

10Ici, la plupart des contributeurs ont procédé par entretiens pour déceler les émotions exprimées par les enquêtés dans leur discours. C’est le cas de Jane Freedman, Marina Ariza, Loïs Bastide, José Reyes, Nassira Hedjerassi et nous-même. Au cours de ces enquêtes, les individus interrogés n’ont pas été informés que l’objet d’étude portait sur les émotions afin de minimiser la « rhétorique de contrôle » [19]. Cela permet ainsi aux chercheurs de saisir le discours émotionnel et non pas le discours sur les émotions des enquêtés, d’autant plus que certains individus interrogés ont pu ressentir des émotions qu’ils n’ont pourtant pas exprimées en tant que telles dans leur récit. De même, les émotions exprimées selon les situations peuvent également être le résultat d’une reconstruction mémorielle. Elles se basent sur des souvenirs qui sont, comme le rappelle Anne Muxel, des « fictions vraies » [20]. Les émotions ressenties et/ou exprimées peuvent être liées à des vécus subjectifs qui se sont construits dans une temporalité spécifique. Certains sociologues qui travaillent sur les émotions ont également recours à l’observation afin d’analyser l’expression corporelle des émotions. D’autres encore utilisent parfois les nouvelles technologies afin d’étudier les émotions socialement. Par exemple, les sociologues des émotions Jonathan H. Turner et Jan E. Stets recourent à l’utilisation de ces nouvelles technologies afin de mesurer les émotions et de les analyser sociologiquement [21]. Dans ce numéro, seul Martin Aranguren a utilisé la vidéo afin de prendre en compte l’hexis corporelle.

Présentation du dossier

11L’approche adoptée dans ce dossier est novatrice et originale : mobiliser la sociologie des émotions dans notre compréhension de l’expérience migratoire. Les contributions présentées sont spécifiquement consacrées aux émotions des migrants, et ne prennent pas en compte la transmission de leurs émotions à leurs enfants, ou encore les émotions de la population accueillante vis-à-vis des migrants et/ou de la migration, puisque ces questions extrêmement fécondes pourraient à elles seules faire l’objet d’un dossier thématique.

12Les articles abordent différentes émotions comme la honte, la fierté, l’humiliation, la peur, la tristesse, la colère, ou encore la nostalgie. Celles-ci ne nous permettent pas, à elles seules, de comprendre la migration ; il serait en effet réducteur de penser que l’on pourrait lister les émotions contingentes à l’expérience migratoire. Elles sont toutefois récurrentes dans ce dossier, car ce sont celles qui ont été le plus souvent exprimées par les enquêtés dans leur récit. D’une manière générale, les termes « émotions », « sentiments » et « affects » sont ici utilisés indifféremment afin d’inclure la globalité des émotions ressenties par les migrants par rapport à leur propre expérience migratoire [22].

13En analysant cette dernière à travers le prisme de la sociologie des émotions, les différentes contributions apportent des éléments de réponse sur la manière dont la migration entraîne des désajustements subjectifs qui s’expriment à travers les émotions. Ces dernières sont ici inhérentes à des relations de pouvoir et liées à des enjeux de reconnaissance propre au contexte migratoire.

14Jane Freedman apporte un éclairage spécifique à cette problématique en montrant que le personnel des institutions statuant sur les demandes d’asile « attend » des demandeurs d’asile et des réfugiés qu’ils expriment des émotions spécifiques au cours de la procédure d’examen de la demande. Il est ainsi « attendu » de ces individus en quête de protection qu’ils partagent publiquement de la peur ou de la tristesse pour prouver la véracité de leur récit et être ainsi reconnus comme de « vrais » réfugiés. Dans le même temps, d’autres émotions comme la honte, l’humiliation ou la colère, tout aussi présentes chez ces individus, et qui sont parfois le produit même des interactions avec le personnel de ces institutions, sont davantage réprimées au cours de la procédure d’examen de la demande.

15La prise en compte des émotions permet à José Reyes et Nassira Hedjerassi de mettre en exergue les subversions des rapports de pouvoir des personnes trans’ latino-américaines qui migrent en France. Si le rejet et la honte marquent les parcours de ces migrantes, l’exercice de la prostitution leur permet de soutenir financièrement leur famille et/ou leur partenaire après la migration, ce qui leur procure également un sentiment de fierté et représente une possibilité de (re)tisser des liens avec leur famille, même si ces derniers reposent plus sur des considérations économiques que véritablement affectives. Se pose alors la question du devenir de ces personnes trans’ lorsqu’elles avancent en âge ou encore dans un contexte de répression de la prostitution.

16 Pour Marina Ariza, la migration, en tant qu’expérience sociale, engendre des émotions dissemblables en termes de conséquences sur le « soi ». Elle aborde dans sa contribution la honte, l’humiliation, mais aussi la fierté ressenties par des femmes dominicaines immigrées travaillant à Madrid comme domestiques. La prise en compte de ce panel d’émotion permet ici de mettre en lumière l’« agentivité » (agency) des migrants (en l’occurrence ici des immigrées peu qualifiées) en tant qu’acteurs sociaux au sein d’un environnement hostile.

17Dans notre propre contribution, nous concevons l’expression de certaines émotions (l’espoir, la peur, la culpabilité) et les actions qui leurs sont liées comme une « performation » des rôles de genre durant le processus migratoire d’Argentins partis s’installer à Miami et à Barcelone au début des années 2000. Ces émotions, qui peuvent parfois être réactivées par les communications transnationales, permettent aux migrants de continuer à « appartenir » à leur genre et de conserver un lien émotionnel genré avec leur famille restée en Argentine. En se focalisant sur différentes temporalités de la migration, cet article montre qu’un ajustement des émotions peut s’opérer durant le processus migratoire à travers un travail émotionnel ; c’est ici le cas des Argentines ayant migré à Barcelone, qui évoquent la culpabilité comme étant une émotion passée.

18 En se focalisant sur les émotions éprouvées au cours de l’expérience migratoire, ces quatre articles nous invitent en partie à nous interroger sur les rapports de pouvoir et leur possible subversion par les migrants vis-à-vis de la population accueillante ou de leur famille restée dans le pays d’origine. Deux autres contributions développent quant à elles une discussion plus théorique.

19 Ainsi, Loïs Bastide questionne l’application du concept de « subjectivation politique » pour décrire la migration des femmes indonésiennes en direction de Kuala Lumpur et de Singapour. En considérant la part affective de l’expérience migratoire, il montre que le hiatus qui existe entre leurs pratiques subversives et l’absence de discours critique n’est qu’un moment dans un processus de subjectivation politique. Les migrantes sont prises ici dans une certaine ambivalence entre la réaffirmation de soi conformément à la société d’origine et les revendications silencieuses liées à des pratiques subversives qui découlent de la migration.

20 Enfin, Martin Aranguren part d’une enquête originale sur la discrimination vis-à-vis des Roms pour réfléchir plus théoriquement sur un concept qui serait la « discrimination méprisante ». Pour lui, même si certaines formes de discrimination ne sont pas illégales, les émotions négatives qu’elles suscitent chez les personnes discriminées ne les rendent pas moins blâmables.


Date de mise en ligne : 29/06/2017

https://doi.org/10.3917/migra.168.0015

Notes

  • [*]
    Chargée de recherche et enseignante contractuelle, Université Pierre-et-Marie-Curie, Sorbonne Universités. Chercheure associée au Centre population et développement (ceped, unité mixte de recherche 196), Université Paris-V-Descartes/Institut de recherche pour le développement.
  • [2]
    MAUSS, Marcel, “L’expression obligatoire des sentiments (rituels oraux funéraires australiens)”, Journal de psychologie, vol. 18, 1921, pp. 425-434 (voir p. 433).
  • [3]
    Les émotions se trouvent au centre de la subjectivité des individus, elles sont le lien subjectif entre les individus et les représentations ou les statuts cognitifs. La subjectivité des individus se construit toujours en relation avec les autres, c’est à dire que la subjectivité peut s’analyser à un niveau individuel mais qu’elle est toujours liée à la production des subjectivités collectives. Voir COSTALAT-FOUNEAU, Anne-Marie, “Identité, action et subjectivité”, Connexions, n° 89, 2008, pp. 63 74. ; SABINI, John ; SILVER, Maury, Moralities of Everyday Life, Oxford : Oxford University Press, 1982, 256 p. ; MORA MALO, Enrico, “Subjectividades de clase, intencionalidad y huelgas”, Paper, vol. 87, 2008, pp. 11-45.
  • [4]
    La coordonnatrice du présent dossier tient à remercier les membres de la revue Migrations Société pour l’opportunité de cette publication ainsi que pour le travail éditorial réalisé par la rédaction.
  • [5]
    Voir THOMAS, William, ZNANIECKI, Florian, The Polish Peasant in Europe and America. Monograph of an Inmigrant Group, Chicago : The University of Chicago Press, 5 volumes, 1918-1920 ; PARK, Robert E, “Human Migration and The Marginal Man”, American Journal of Sociology, vol. 37, n° 6, 1928, pp. 881-893 ; SAYAD, Abdelmalek, La double absence. Des illusions de l’émigré aux souffrances de l’immigré, Paris : Éd. Du Seuil, 1999, 437 p (voir p. 258) ; MERTON, Robert K. ; BARBER, Elinor, “Sociological Ambivalence”, in : MERTON, Robert K. (sous la direction de), Sociological Ambivalence and Other Essays, New York : The Free Press, 1976, pp. 3-31.
  • [6]
    Un numéro spécial en anglais publié récemment s’inscrit dans cette perspective. Voir BALDASSAR, Loretta ; BOCCAGNI, Paolo (coordonné par), “Moving Feelings: Emotions and the Process of Migration”, Emotion, Space and Society, vol. 16, 2015, pp. 1-146.
  • [7]
    Pour Émile Durkheim, la société semble être « avant tout un ensemble d’idées, de croyances, de sentiments de toutes sortes, qui se réalisent par les individus » (DURKHEIM, Émile, Sociologie et philosophie, Paris : Presses Universitaires de France, 1974, 79 p.). D’autres auteurs « classiques » prennent en compte les émotions dans leur appréhension des phénomènes sociaux, comme Georg Simmel (SIMMEL, Georg, “Essai sur la sociologie des sens”, in : SIMMEL, Georg, Sociologie épistémologique, Paris : Presses Universitaires de France, 1981, 225 p.) ou encore Max Weber avec sa célèbre typologie des déterminants de l’action (WEBER, Max, Économie et société, tome 1. Les catégories de la sociologie, Paris : Pocket, 2003 (1ère éd. 1922), 410 p.). Maurice Halbwachs, Talcott Parsons ou encore Michel Crozier, pour n’en citer que quelques-uns, abordent également les émotions dans leurs travaux sociologiques. Pour ces auteurs, les émotions ne résultent pas de la seule psyché et de l’inconscient, elles sont au contraire décrites comme de véritables constructions sociales. Cela étant, les émotions ne sont pas encore envisagées comme un objet central de recherche à cette époque.
  • [8]
    COSNIER, Jacques, Psychologie des émotions et des sentiments, Paris : Éd. Retz, 1994, 174 p.
  • [9]
    COSTALAT-FOUNEAU, Anne-Marie, “Identité, action et subjectivité”, art. cité.
  • [10]
    BOURDIEU, Pierre, “L’identité et la représentation”, Actes de la Recherche en Sciences Sociales, vol. 35, n° 1, 1980, pp. 63-72 (voir p. 6).
  • [11]
    GUILBERT, Lucille, “L’expérience migratoire et le sentiment d’appartenance”, Ethnologies, vol. 27, n° 1, 2005, pp. 5-32.
  • [12]
    ELSTER, Jon, Las uvas amargas. Sobre la subversión de la racionalidad, Barcelona : Edición 62, 1989, 264 p. ; NUSSBAUM, Martha C., Upheavals of Thought: The Intelligence of Emotions, Cambridge : Cambridge University Press, 2003, 768 p.
  • [13]
    DAMASIO, Antonio R., L’erreur de Descartes, Paris : Éd. Odile Jacob, 1997, 368 p.
  • [14]
    HOCHSCHILD, Arlie R., The Managed Heart: Commercialization of Human Feeling, Berkeley : University of California Press, 1983, 307 p.
  • [15]
    ELIAS, Norbert, La civilisation des mœurs, Paris : Éd. Pocket, 2003 (1ère éd. 1939), 512 p. ; TURNER, Jonathan H, “The Stratification of Emotions: Some Preliminary Generalizations”, Sociological Inquiry, vol. 80, n° 2, May 2010, pp. 168-199 ; BARBALET, Jack. M., Emotions and Sociology, Hoboken : Wiley-Blackwell, 2002, 188 p. ; VON SCHEVE, Christian ; VON LUEDE, Rolf, “Emotion and Social Structures: Towards an Interdisciplinary Approach”, Journal for the Theory of Social Behaviour, vol. 35, n° 3, 2005, pp. 304-327.
  • [16]
    HOCHSCHILD, Arlie R., The Managed Heart: Commercialization of Human Feeling, op cit. (voir p. 53).
  • [17]
    ILLOUZ, Eva, Intimidades congeladas: Las emociones en el capitalismo, Buenos Aires : Katz Editores, 2007, 126 p.
  • [18]
    RIMÉ, Bernard, Le partage social des émotions, Paris : Presses Universitaires de France, 2009, 448 p. (voir p. 4).
  • [19]
    ROSALDO, Renato, “Where the Objectivity Lies: The Rethoric of Antropology”, in : NELSON, John S. ; MEGILL, Allan ; MC CLOSKEY, Donald N. (sous la direction de), The Rethoric of the Human Sciences. Language and Argument in Scholarship and Public Affairs, Madison : The University of Winsconsin Press, 1987, pp. 87-111.
  • [20]
    MUXEL, Anne, Individu et mémoire familiale, Paris : Éd. Nathan, 2000, 226 p.
  • [21]
    TURNER, Jonathan H. ; STETS, Jan E., The Sociology of Emotions, Cambridge : Cambridge University Press, 2011, 368 p. (voir p. 317).
  • [22]
    La différence entre ces termes, opérée par des chercheurs provenant d’autres disciplines comme la psychologie, se révèle bien moins pertinente dans notre perspective sociologique.

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