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Article de revue

L’européanisation du droit d’asile : 2003-2016

Pages 107 à 124

Notes

  • [1]
    Avocat et docteur en droit.
  • [2]
    Commission Européenne, Livre vert sur le futur régime d'asile européen commun, COM(2007)301 Final, 6 juin 2007.
  • [3]
    Le règlement Dublin III, qui succède au règlement Dublin II, est le nouvel avatar de la convention de Dublin de 1990 relative à la détermination du pays membre de l’Union européenne chargé de l’examen d’une demande d’asile. Plus loin dans le texte, nous aborderons le sujet plus en détail.
  • [4]
    Directive 2003/9/CE du 27 janvier 2003 dite directive “Accueil”.
  • [5]
    Directive 2005/85CE du 1er décembre 2005 dite directive “Procédure”.
  • [6]
    Directive 2004/83/CE du 29 avril 2004 dite directive “Qualification”.
  • [7]
    Le règlement Dublin II avait remplacé la convention de Dublin de 1990. Plus loin dans le texte, nous aborderons le sujet plus en détail.
  • [8]
    Dans la première génération de textes, le Conseil européen avait laissé aux États membres une très large marge de manœuvre quant à la mise en œuvre des principes et règles établis auxquels ils avaient la possibilité de déroger par voie législative. Autrement dit, la primauté du droit national était réaffirmée de manière presque systématique ce qui, par voie de conséquence, faisait perdre tout caractère contraignant aux textes européens.
  • [9]
    MARTIN, Jean-Christophe, “La cohérence des régimes de protection dans l’Union européenne”, in : MILLET-DEVALLE, Anne-Sophie (sous la direction de), L’Union européenne et la protection des migrants et des réfugiés, Paris : Éd. Pedone, 2010, 290 p. (voir p. 195).
  • [10]
    ERRERA, Roger, “La directive européenne du 29 avril 2004 sur le statut de réfugié, la protection internationale et les garanties contenues dans la convention européenne des droits de l’homme”, Revue Trimestrielle des Droits de l’Homme, n° 74, avril 2008, pp. 347-381.
  • [11]
    La directive “Qualification”, adoptée le 29 avril 2004, visait principalement à fixer les conditions d'octroi d'une protection internationale. Elle reprenait, en les précisant, les critères retenus par la convention de Genève relative à la protection des réfugiés et définissait également les conditions d'octroi de la protection subsidiaire. Elle a fait l'objet d'une refonte adoptée le 13 décembre 2011.
  • [12]
    Directive 2001/55/CE, 20 juillet 2001.
  • [13]
    Article 3 du règlement Dublin III.
  • [14]
    L'objet de la directive “Procédure” du 1er décembre 2005, à laquelle s'est substituée la directive “Procédures” du 26 juin 2013, a été de fixer des règles communes pour les procédures d'enregistrement et d'examen des demandes d'asile, ainsi que celles permettant de s'affranchir de cet examen.
  • [15]
    PASCOUAU, Yves, La politique migratoire de l’Union européenne, Paris : Éd. LGDJ, 2010, 752 p. (voir p. 568).
  • [16]
    Commission Européenne, Livre vert sur le futur régime d'asile européen commun, op. cit. (voir p. 3).
  • [17]
    Voir notamment, dans ce sens, Kauff-Gazin, Fabienne, "Heurs et malheurs de la politique européenne d'asile et d'immigration", Europe, n° 7, juillet 2008, p. 2.
  • [18]
    Titre II, Chapitre 7, articles 29 à 38.
  • [19]
    Le règlement adopté le 18 février 2003 fût appelé Dublin II. Le règlement issu de la refonte adoptée le 26 juin 2013, a été nommé Dublin III.
  • [20]
    Ainsi, le Conseil d'État a considéré qu'il existait une présomption très forte de respect du droit d'asile en Grèce alors que de nombreux rapports d'organisations internationales (Haut Commissariat des Nations unies pour les réfugiés [hcr], Haut Commissariat des Nations unies aux droits de l’homme [hcdh]) ou non gouvernementales montraient le contraire. La jurisprudence de la Cour européenne des droits de l'homme (cedh) révèle aussi les graves lacunes dans les systèmes d'asile hongrois (Cour européenne des droits de l’homme, 23 octobre 2012, affaire n° 13457/11, Ali Said c. Hongrie), tchèque (Cour européenne des droits de l’homme, 25 octobre 2012, affaire n° 30241/1, Buishvili c. République Tchèque) ou encore maltais (Cour européenne des droits de l’homme, 23 juillet 2013, affaire n° 42337/12, Suso Musa c. Malte).
  • [21]
    Allemagne, Belgique, France, Luxembourg, Pays-Bas.
  • [22]
    Le règlement eurodac, relatif à la mise en œuvre du fichier des empreintes dactyloscopiques concernant aussi bien les demandeurs d'asile que les ressortissants d'États tiers appréhendés à l'occasion d'un franchissement irrégulier d'une frontière extérieure, constitue la clé de voûte du système Dublin, car c'est principalement sur la consultation de ses données que la responsabilité des États membres est déterminée s’agissant du traitement d’une demande d’asile.
  • [23]
    Décisions du Conseil n° 2015/1523 du 14 septembre 2015 et n° 2015/1601 du 22 septembre 2015.
  • [24]
    PASTORE, Ferruccio, “La crise du régime migratoire européen”, in : SCHMOLL, Camille ; THIOLLET, Hélène ; WIHTOL DE WENDEN, Catherine, Migrations en Méditerranée, Paris : CNRS Éditions, 2015, 382 p., pp. 55-74 (voir p. 64).
  • [25]
    JULIEN-LAFERRIÈRE, François, “La Cour de justice de l’Union européenne et le droit d’asile : entre droits de l’homme et prérogatives des États”, Cahiers de Recherche sur les Droits Fondamentaux, n° 13, 2015 (voir p. 39).
  • [26]
    Cour de justice de l’Union européenne, 27 septembre 2012, affaire C-179/11.
  • [27]
    Cour de justice de l’Union européenne, 27 février 2014, affaire C-79/13.
  • [28]
    Cour de justice de l’Union européenne, 17 février 2009, affaire C-465/07.
  • [29]
    Cour de justice de l’Union européenne, 7 novembre 2013, affaires X, Y et Z, C-199/12 et C-200/12.
  • [30]
    Cour de justice de l’Union européenne, 28 juillet 2013, affaire Diouf, C-69/10.
  • [31]
    Cour de justice de l’Union européenne, 22 novembre 2012, affaire M.M , C-277/11.
  • [32]
    Cour européenne des droits de l’homme, 21 janvier 2011, M.S.S c. Belgique et Grèce, affaire 30696/09.
  • [33]
    Ces données résultent des statistiques relevées par la Cour européenne des droits de l'homme dans l'affaire M.S.S c. Belgique et Grèce, voir supra.
  • [34]
    RODIER, Claire, “Externaliser la demande d’asile”, Plein Droit, n° 105, juin 2015, pp. 10-13 (voir p. 13).
  • [35]
    Un accord politique a été conclu entre l'Union européenne et la Turquie le 18 mars 2016 aux termes duquel l'Union accepte de prendre en charge à des fins de réinstallation un réfugié syrien en contrepartie de la réadmission sur le territoire turc de tout migrant en provenance de Grèce (y compris les demandeurs d’asile). Ce mécanisme a été dénoncé par de nombreuses organisations non gouvernementales telles qu'Amnesty International, Human Right Watch ou Migreurop.
  • [36]
    Cour européenne des droits de l’homme, 23 février 2012, affaire 27765/09.
  • [37]
    Cour nationale du droit d’asile, Rapport d’activité 2015, 2016, 48 p. (voir p. 43).
  • [38]
    Directive adoptée le 27 janvier 2003, dont l'objet est de contraindre les États membres à assurer une prise en charge sociale et matérielle aux demandeurs d'asile afin qu'ils puissent vivre dans des conditions respectant leur dignité durant toute la procédure d'examen de leur demande.
  • [39]
    Conseil d’État, 17 septembre 2009, n° 331950.
  • [40]
    Conseil d’État, 27 octobre 2010, n° 343898 ; Conseil d’État, 1er mars 2013, n° 366382.
  • [41]
    Conseil d’État, 17 décembre 2009, n° 334344.
  • [42]
    Conseil d’État, 12 juin 2006, n° 282275.
  • [43]
    Conseil d’État, 18 juin 2014, n° 366307.
  • [44]
    Cour européenne des droits de l’homme, 27 avril 2007, Gebremedhin c. France, n° 25389/05.
  • [45]
    Cour européenne des droits de l’homme, 2 février 2012, I. M c. France, n° 9152/09.
  • [46]
    Rappelons que, selon le droit international des réfugiés, un réfugié ne peut pas se voir opposer une entrée irrégulière sur le territoire d’un État partie ni l’usage de faux papiers pour ce faire (à condition de le signaler au moment du dépôt de sa demande).
  • [47]
    Alors que, avant la réforme, l’enregistrement des demandes d’asile était géré exclusivement par les préfectures, avec des délais moyens d’enregistrement variant de quelques jours à plusieurs mois selon les régions, la réforme a imposé un système de pré-accueil opéré par une association habilitée, dont la fonction est d’enregistrer les premiers éléments d’identité et de proposer un rendez vous au « guichet unique » composé de représentants de la préfecture et d’agents de l’Office français de l’immigration et de l’intégration (ofii). Cette nouvelle organisation a déplacé le problème des délais d’enregistrement, puisque ce sont désormais les opérateurs chargés du premier accueil qui, faute de moyens, n’arrivent pas à recevoir les demandeurs d’asile dans le délai de trois jours prévu par la loi.

1 Après l’entrée en vigueur du traité d’Amsterdam le 1er mai 1999, c’est lors du sommet de Tampere (15 et 16 octobre 1999) que les États membres de l’Union européenne (ue) ont posé les jalons d’une politique commune d’asile et d’immigration. L’Union s’est engagée dans la construction d’un régime d’asile européen commun en procédant d’abord par une harmonisation des législations nationales puis en adoptant des normes communes de protection.

2 Le rapport entre l’Union et les États membres sur cette question qui touche le cœur de la souveraineté n’est pas des plus clairs. La crise des politiques migratoires et d’asile de 2015 a bien révélé les limites de l’exercice. Une Union européenne fragmentée, parcourue de courants contradictoires, composée d’États qui n’appliquent le droit qu’à leur discrétion et où l’observateur peine à y voir une politique commune. Ce qui est certain, c’est que le droit est désormais la seule chose qui reste de cette politique en souffrance, en ce sens qu’il constitue une trace des idéologies à l’œuvre lors du processus législatif. Et force est de constater que les textes les mieux appliqués sont encore ceux qui limitent l’exercice du droit d’asile.

3 Aussi, en raison de la complexité de la procédure législative européenne, existe-t-il un décalage constant entre le but initialement affiché, l’amélioration de la protection des demandeurs d’asile [2], et le but atteint, compte tenu des changements de l’environnement géopolitique. Ainsi, par exemple, deux ans seulement après l’adoption du règlement dit “Dublin III” [3], dont le travail de refonte s’est déroulé sur une durée de près de six ans, la Commission européenne a dû plancher à nouveau sur sa modification afin de l’adapter aux nouvelles contraintes résultant de l’incapacité de certains États membres à assumer la protection des réfugiés arrivant en masse sur leurs côtes.

Un droit européen peu contraignant

Une première génération de textes

4 Le droit de l’Union s’est construit en deux temps. Une première génération de textes, résultant de la communautarisation des politiques d'asile par le traité d'Amsterdam, a posé un ensemble de règles minimales devant s’appliquer aux États membres. Cette législation couvrait alors l’ensemble du spectre de la problématique de l’asile comme les conditions d’accueil [4], la procédure applicable à l’examen des demandes d’asile [5], ainsi que l’application des critères de qualification des demandes d’asile tant au regard de la convention de Genève que de la protection subsidiaire [6]. Parallèlement, l’Union consolidait les acquis de la législation relative à l’espace Schengen par l’adoption d’un règlement relatif à la détermination de l’État responsable de l’examen des demandes d’asile, plus connu sous le nom de “règlement Dublin II” [7].

5 Cette première génération de textes fût peu contraignante, il s’agissait surtout d’une harmonisation par le bas des systèmes nationaux de protection. Et même lorsque les directives comportaient des mécanismes novateurs, ils étaient généralement neutralisés par la réserve de souveraineté législative à laquelle ils étaient subordonnés [8]. Cette première phase a creusé les fondations du futur régime d’asile européen commun, en imposant aux États des obligations protectrices pour les demandeurs d’asile tout en leur donnant, dans certains cas, la possibilité de s’en affranchir. Ce qui est certain, c’est que le droit de l’Union a profondément modifié le droit de l’asile par l’adoption de concepts plus ou moins novateurs.

6 Tel fût le cas de la protection subsidiaire. Bien que présentée, à raison, comme une « protection moins favorable » [9], la “protection subsidiaire” a constitué une innovation [10]. Elle visait à permettre aux personnes dont la situation — selon les interprétations officielles — ne relève pas de la convention de Genève, de bénéficier d’une protection en raison du fait qu’elles seraient exposées à des risques d’atteintes graves, telles que la peine de mort, les actes de torture, les traitements inhumains ou dégradants, ou encore les menaces graves et individuelles contre leur vie en raison d’une violence aveugle en cas de conflit armé interne ou international. En cela, cette protection vint combler un certain vide laissé par la convention de Genève dont l’objet n’est de protéger que les personnes visées spécifiquement en raison de caractères intrinsèques tenant à leur “race”, leur religion, leur nationalité, leur appartenance à un groupe social ou leurs opinions politiques, même si la notion de “groupe social” est très extensible.

7 En effet, la fin du XXe siècle a vu se développer des conflits où les civils, en raison même de leur condition de non-combattants, étaient exposés à des risques pour leur vie ou leur sécurité. Exclus du champ de la convention de Genève, ils ne pouvaient bénéficier d’aucune autre protection à l’exception d’une forme d’asile territorial, au contenu mal défini, dont l’octroi était laissé à la discrétion des autorités étatiques. Si diverses formes alternatives de protection existaient alors dans les États membres, la directive “Qualification” a eu le mérite d’imposer une harmonisation des critères d’attribution [11].

8 Pour faire face à des situations de crise, l’Union s’est dotée aussi d’un outil permettant aux États d’accorder une protection temporaire « en cas d’afflux massif ou d’afflux massif imminent de personnes déplacées en provenance de pays tiers qui ne peuvent rentrer dans leur pays d’origine, une protection immédiate et temporaire à ces personnes, notamment si le système d’asile risque également de ne pouvoir traiter cet afflux sans provoquer d’effets contraires à son bon fonctionnement, dans l’intérêt des personnes concernées et celui des autres personnes demandant une protection » [12]. Force est de constater que cette directive n’a pas produit les effets escomptés, puisqu’aucun des États concernés par l’augmentation du nombre de demandeurs d’asile au cours de l’été 2015 n’a mis en œuvre le mécanisme de protection temporaire.

9 Néanmoins, cette première génération de textes était également porteuse de concepts dangereux pour le droit d’asile.

10 Ainsi, lorsqu’un demandeur d’asile a transité par un État considéré comme un « pays tiers sûr », cette circonstance rend sa demande de protection irrecevable : il peut y être renvoyé sans que sa demande d’asile ne soit examinée [13]. La notion de « pays tiers sûr » est d’emblée très subjective, car selon l’article 38 de la directive “Procédure” [14], elle dépend de « la certitude » acquise par les autorités compétentes que, dans le pays concerné, le demandeur d’asile ne courra aucun risque de mauvais traitement ou de refoulement.

11 La notion de « pays d'origine sûr », qui se distingue de la notion précédente dans le sens où il s’agit non pas du pays de transit mais du pays d’origine de l’intéressé, affecte également les garanties procédurales. Elle présume du caractère manifestement infondé de la demande d’asile et permet de soumettre son examen au régime de la « procédure accélérée ».

12 La directive “Procédure” a surtout prévu en grand nombre les restrictions à l’accès à la procédure d’asile en multipliant les cas d’irrecevabilité ou de placement en « procédure accélérée ». L’accès à l’autorité responsable de l’examen au fond de la demande d’asile est devenu ainsi de plus en plus aléatoire.

13 Cette première phase d’harmonisation s’est donc soldée, en grande partie, par un échec, en tout cas très loin d’atteindre les objectifs fixés par le sommet de Tampere, au nombre desquels figurait la création d'un régime d'asile européen commun [15].

Une deuxième génération de textes

14 C'est donc en vue de la constitution d'un régime d'asile européen commun (raec) qu'une deuxième génération de textes va être élaborée, trouvant sa source notamment dans les travaux ayant présidé à l’élaboration du Livre vert publié le 6 juin 2007. Cette deuxième phase tendait à la mise en place d’« un niveau de protection commun plus élevé et une protection plus uniforme dans l’ensemble de l’ue et garantir une plus grande solidarité » [16]. Elle a conduit à la refonte de l’ensemble des directives et règlements formant le “paquet Asile”, dont les derniers textes ont été publiés en juin 2013 et sont devenus applicables au cours de l’année 2015.

15 Présentée comme une étape de nature qualitative, cette réforme n’a pas eu d’impact sur les garanties du droit d’asile. L’harmonisation à marche forcée se traduit surtout par la réduction, voire la suppression, de la marge d’appréciation des États membres et la limitation de leur autonomie procédurale. Mais l’effectivité du droit d’asile ne dépend pas seulement de l’ordre juridique de l’Union ou des États membres ; elle est subordonnée avant tout à une volonté politique qui se traduit, sur le terrain, par des pratiques administratives. Les conditions dans lesquelles le “paquet Asile” a été négocié ne peuvent qu’aboutir à une mauvaise application des normes qui en résultent. Imposé par un petit nombre d’États sous la pression de la Commission européenne, en l’absence total de consensus et surtout en décalage avec les traditions et spécificités de chacun des États membres, un tel projet d’harmonisation ne peut qu’être voué à l’échec, comme l'a montré l'élaboration et la mise en œuvre de la première génération de texte [17].

16 La réponse des États membres à l'augmentation du nombre de demandeurs d'asile au cours de l'été 2015 a démontré en tout cas que le droit ainsi adopté n’était ni à la hauteur des objectifs fixés en termes de qualité de protection, ni même le reflet du positionnement politique des États membres.

Le renforcement du système Dublin

17 Ce premier échec est révélé par l’application du règlement Dublin qui constitue pourtant la pierre angulaire non seulement de la politique d’asile, mais aussi du contrôle de la circulation des demandeurs d’asile sur le territoire de l’Union et de l’espace Schengen.

18 Le principe d’attribution à un seul État membre de la responsabilité de l’examen d’une demande d’asile figurait déjà dans l’accord de Schengen du 14 juin 1985. Il a été ensuite introduit dans la convention d’application de cet accord [18], signée le 19 juin 1990, en tant que mesure compensatoire à la suppression progressive des frontières intérieures communes aux États parties à l’accord de Schengen. Ce principe avait également été repris quelques jours auparavant dans la convention de Dublin signée le 15 juin 1990. Tous ces textes posent deux grands principes à cet égard : d’une part, l’État qui a autorisé l’entrée sur son territoire (par la délivrance d’un visa ou la dispense de visa) ou n’a pu empêcher l’entrée (par le franchissement irrégulier de sa frontière extérieure) d’un demandeur d’asile doit assumer la responsabilité de l’examen de sa demande ; d’autre part, un seul et unique État est responsable de l’examen de cette demande, afin d’éviter que, après avoir été débouté, un demandeur d’asile tente sa chance dans un autre État membre de l’Union. La convention de Dublin, devenue par la suite le règlement Dublin [19], a été signée par tous les États membres, y compris ceux qui ont décidé de ne pas intégrer l’espace Schengen, tels que le Royaume-Uni et l’Irlande.

19 Ce système, tel qu’il a été conçu, ne pouvait pas fonctionner efficacement. D’abord parce que les demandeurs d’asile eux-mêmes ne pouvaient pas raisonnablement s’y soumettre, les conditions d’accueil, de procédure et d’octroi d’une protection internationale n’étant pas identiques dans tous les États. La première phase d’harmonisation des législations nationales a servi de justification à l’application immédiate de ce nouveau système en imposant une fiction juridique selon laquelle les demandeurs d’asile seraient traités de manière identique quel que soit le pays responsable de l’examen de leur demande, alors que la réalité était tout autre [20].

20 Mais surtout, certains États n’ont pas joué le jeu, car ce mécanisme instauré par la convention de Dublin fait toujours peser sur les États en bordure de l’Union européenne (ou de l’Espace Schengen) l’ensemble de l’examen des demandes d’asile présentées par les personnes arrivant par voie terrestre ou maritime. D’une mesure compensatoire conçue comme la contrepartie d’une liberté de circulation, il est rapidement devenu un moyen de créer, entre les États fondateurs de l’espace Schengen [21] et les autres pays de la Communauté, puis de l’Union, un tampon protégeant le territoire des premiers grâce aux frontières des seconds. Très rapidement, ces nouveaux États tampons — qui ne voulaient pas assumer seuls la responsabilité de l’examen des demandes d’asile des personnes pour qui leur territoire n’était qu’un point d’entrée en Europe — ont développé des stratégies de protection dès lors que la répartition des demandeurs d’asile ne reposait pas sur des considérations d’équité, mais exclusivement sur la géographie des flux migratoires, des stratégies qui ont abouti notamment à des violations graves du droit d’asile.

21 D’abord, presque instinctivement, les États concernés ont adopté des “stratégies repoussoir” : encagement de la frontière dans les enclaves espagnoles de Ceuta et de Melilla au Maroc et conclusion d’accords de réadmission permettant le refoulement manu militari des migrants vers leurs points de départ. C’est ainsi que l’Italie a réacheminé durant plusieurs années des réfugiés en Libye et que la Grèce, pour sa part, refoulait ses réfugiés en Turquie.

22 Parallèlement, pour les migrants non refoulés, les autorités étatiques négligeaient de mettre en œuvre les obligations résultant du règlement eurodac[22], qui leur impose de relever les empreintes des demandeurs d’asile ou des personnes appréhendées à la frontière, et ce afin que leur État ne puisse pas être désigné comme étant responsable de l’examen des demandes en question. En 2015, les mouvements de réfugiés — provenant principalement d’Afghanistan, du Moyen-Orient et de l’Afrique subsaharienne — qui tentaient de pénétrer sur le territoire de l’Union par les îles grecques ou italiennes, ont montré les limites du système Dublin qui fait peser sur l’Italie et la Grèce le traitement de presque la totalité des demandes d’asile déposées par ces individus. Le Conseil européen ne pouvant qu’en prendre acte, il fut alors décidé d’y déroger en créant une procédure de relocalisation [23] pour les demandeurs d’asile arrivant sur le territoire des États concernés. Mais, les conditions restrictives de mise en œuvre de cette procédure et son caractère très conjoncturel, même si elle sera intégrée dans le règlement Dublin à terme, ne remet pas en cause le système Dublin alors même que cette crise a remis profondément en cause sa légitimité et « la nécessité de redistribuer les devoirs et les responsabilités » [24].

Un droit sous l’influence des juges

23 La Cour de justice de l’Union européenne joue un rôle primordial dans la construction du droit d’asile. Sa jurisprudence s’est avérée plus libérale qu’attendue sur les questions de fond relatives à la protection internationale, mais peu protectrice des demandeurs d’asile en ce qui concerne la procédure [25].

24 La Cour s’est avérée protectrice des demandeurs d’asile s’agissant des obligations d’accueil qui pèsent sur les États membres, leur imposant la prise en charge de l’ensemble des demandeurs d’asile, même placés en procédure Dublin [26], ou les obligeant à calculer le montant de l’allocation prévue par la directive afin d’être en mesure d’assumer des frais d’hébergement requis pour palier l’absence d’attribution d’un logement [27]. Mais c’est sans doute au sujet des conditions de reconnaissance du besoin de protection internationale que la Cour s’est avérée la plus audacieuse. Elle a d’abord donné du sens à la définition de la protection subsidiaire qui, compte tenu de la contradiction qu’elle comportait, était quasiment inapplicable. En effet, selon les termes de l’article 15 de la première directive “Qualification” du 29 avril 2004, la protection subsidiaire s’appliquait lorsqu’il existait des menaces graves et individuelles contre la vie ou la personne d’un civil en raison d’une violence aveugle en cas de conflit armé interne ou international. Il appartenait donc en fait à tout demandeur d’asile de rapporter la preuve d’un risque individuel alors que la source de la menace n’était pas dirigée spécifiquement contre lui. Pour neutraliser cette contradiction, la Cour a imposé une interprétation de l’article 15 comme n’exigeant pas que le demandeur apporte la preuve qu’il serait visé spécifiquement et que l’individualisation de la menace devait être appréciée au regard de l’intensité des violences auxquelles l’intéressé était exposé. Autrement dit, comme pour des vases communicants, plus la violence aveugle atteint un niveau élevé, moins le demandeur a à démontrer qu’il y est personnellement exposé et, à l’inverse, moins le niveau de violence est élevé, plus le demandeur doit établir un lien entre un risque personnel et ce contexte de violence [28].

25 De manière tout aussi remarquable, la Cour a précisé que les motifs pour lesquels une personne était fondée à se réclamer du statut de réfugié pouvaient se rattacher à des persécutions en lien avec les droits protégés par la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne. Ainsi, dans une affaire jugée le 5 septembre 2012, la Cour a considéré que l’existence d’un acte de persécution pouvait résulter d’une atteinte à la manifestation extérieure de la religion, dont l’exercice est protégé par l’article 10 de la Charte, et qu’il appartenait aux autorités responsables de vérifier si l’exercice de cette liberté exposait la personne concernée à un risque réel d’être poursuivie ou d’être soumise à des peines ou à des traitements inhumains ou dégradants. La Cour a aussi étendu l’application de la convention de Genève aux personnes persécutées en raison de leur orientation sexuelles en les rattachant à un groupe social au sens de l’article 1.A de la convention [29].

26 En revanche, sur les questions procédurales, la Cour s’est montrée moins libérale. Elle a retenu une interprétation on ne peut plus restrictive du caractère effectif du droit au recours en « procédure accélérée » [30] ainsi que du droit d’être entendu dans le cadre des procédures de réexamen [31]. Cette jurisprudence a pu conforter les États dans la mise en œuvre des régimes dérogatoires prévus par leur législation.

27 Par ailleurs, la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme révèle aussi les pratiques parfois brutales des États membres du Conseil de l’Europe. Les années 2008 et 2009 ont été marquées par l’augmentation des saisines de demandeurs d’asile, alors même que la convention européenne des droits de l’homme (cedh) ne protège pas le droit d’asile, en tant que droit autonome. Ce n’est qu’indirectement, par le biais de l’article 3, qui prohibe les tortures et les traitements inhumains ou dégradants, que les migrants en quête de protection internationale bénéficient de celle de la cedh.

28 Les condamnations de la Cour européenne des droits de l’homme ont certainement eu plus d’effet que les interminables négociations européennes. On lui doit notamment la suspension, en 2011, du règlement Dublin à l’égard des personnes dont la demande relevait de la responsabilité de la Grèce [32]. Alors que l’incapacité de ce pays à traiter les demandes d’asile dans le respect du droit international est à la une des médias depuis seulement 2014, en réalité ce pays connaît, à l’égard des réfugiés, un problème aussi bien politique que structurel depuis au moins 2008, année où le taux de reconnaissances du statut de réfugié était alors de 0,04 % et le taux d’accords de protection humanitaire ou subsidiaire s’élevait à 0,06 % [33]. Non seulement l’accès aux procédures d’asile n’était pas assuré, mais les demandeurs d’asile étaient détenus illégalement dans des conditions que la Cour européenne des droits de l’homme a analysé comme constitutives de traitements inhumains ou dégradants.

L’Europe qui se protège des réfugiés

29 En protégeant ses frontières, l’Europe se protège des réfugiés. La fermeture des frontières est inconciliable avec le droit d’asile parce qu’elle empêche l’exil de se concrétiser, elle empêche celui qui fuit de trouver refuge sur d’autres terres. Et pourtant, il s’agit là d’une des priorités officiellement proclamées de l’Union. Conscientes de se mettre en porte-à-faux avec le droit international, les institutions européennes ont développé un nombre important d’outils dans le but de se protéger de l’arrivée de réfugiés sans être susceptibles d’être accusées de violer le droit d’asile.

30 D’abord, l’externalisation de la procédure de protection est en germe depuis déjà plusieurs années, une « idée vieille de 30 ans », selon Claire Rodier [34]. En 2005, la Commission européenne a élaboré des programmes régionaux de protection qui consistent principalement à soutenir financièrement les pays de transit afin que, du moins en théorie, les réfugiés puissent y trouver des conditions d’accueil satisfaisantes et des conditions de protection équivalentes à celles des pays européens. Afin d’encourager les États tiers à participer à ces programmes, l’Union s’engage, en contrepartie, à prendre en charge une partie des personnes reconnues réfugiées dans le cadre d’un accord de réinstallation. Le récent accord conclu entre l’Union européenne et la Turquie [35] s’inscrit dans cette logique, bien que l’on sache pertinemment que — en raison de la “réserve géographique émise par ce pays lors de son adhésion à la convention de Genève de 1951 et jamais levée depuis — l’État turc n’est soumis à aucune obligation internationale en matière de réfugiés fuyant des persécutions découlant de faits survenus hors de l’Europe.

31 Ensuite, pour justifier l’intensification de la surveillance des frontières, l’Union européenne stigmatise en premier lieu les réseaux de passeurs. Face à des flux migratoires mixtes, c’est-à-dire composés de migrants qui s’expatrient les uns pour des raisons de sécurité, les autres pour des raisons économiques ou familiales, la réponse de l’Union est la même : empêcher les départs et intercepter les personnes avant qu’elles n’atteignent le territoire européen. L’affaire Hirsi Jamaa est édifiante à cet égard [36] : l’Italie a été condamnée par la Cour européenne des droits de l’homme après avoir “réacheminé”, le 6 mai 2009, des migrants à leur port de départ en Libye ; en application d’un accord de réadmission conclu entre ces deux pays, les autorités italiennes avaient pour habitude de refouler les demandeurs d’asile vers le pays de transit, sans considération du fait que les intéressés étaient demandeurs d’asile, ni que la remise aux autorités libyennes allait être suivie de détentions arbitraires, voire de mauvais traitements.

L’impact du droit européen sur le droit d’asile en France

32 Avant la réforme du droit d’asile du 29 juillet 2015, les autorités françaises n’avaient transposé en droit interne des directives européennes que les dispositions restreignant le droit d’asile, sans intégrer les dispositions protectrices des droits. Ce n’est que sous la contrainte du Conseil d’État que le gouvernement s’est résolu à combler, au cas par cas, les lacunes du droit français, et ce sous forme réglementaire ou, plus exceptionnellement, sous forme législative.

33 Dans certains cas, le législateur ou le pouvoir réglementaire ont mis le droit interne en conformité avec le droit européen. Anticipant sur les travaux de l’Union, le législateur a d’abord intégré la « protection subsidiaire » ou la notion de « pays d'origine sûr » dès le 10 décembre 2003, avant même que les directives “Qualification” ou “Procédure”, où ces concepts ont été inscrits, soient adoptées. Le concept de « pays d'origine sûr » permet de soumettre à un régime dérogatoire l’examen de la demande d’asile du fait d’une présomption du caractère probablement infondé de la demande alors que, par exemple, pour l’année 2015, la Cour nationale du droit d’asile (cnda) a accordé une protection à 295 ressortissants albanais (sur 2 479), même si ce pays figurait au nombre des « pays d'origine sûrs » [37]. Ce fut le cas aussi pour la création d’une allocation temporaire d’attente versée pendant toute la durée de la procédure, alors que l’allocation d’insertion à laquelle elle se substituait n’était allouée que pour une année.

34 Mais l’intégration du droit européen en droit interne, a surtout résulté d’une contrainte juridictionnelle. Deux facteurs expliquent le développement du contentieux des directives devant le juge administratif. Le premier est le revirement de jurisprudence du Conseil d’État qui, le 30 octobre 2009, dans un arrêt d’Assemblée — en formation solennelle donc —, décida qu’il y avait lieu désormais d’accueillir des arguments fondés sur la violation d’une directive européenne à l’appui d’un recours dirigé contre un acte administratif individuel. Grâce à cela, les associations de défense des étrangers ont pu soutenir, soit directement, contre des circulaires, soit indirectement, dans le cadre de litiges individuels, l’incompatibilité du droit interne avec le droit de l’Union.

35 C’est ainsi que le droit aux conditions d’accueil, tel qu’il ressort de la directive “Accueil” [38], est devenu un droit opposable se rattachant directement au droit d’asile [39]. Mais, afin de décourager les justiciables d’en revendiquer le bénéfice, craignant un nouveau contentieux de masse, le Conseil d’État en a toutefois rapidement limité la portée par une série de décisions selon lesquelles le droit à être hébergé dépend, d’une part, de la situation de vulnérabilité du demandeur d’asile et, d’autre part, de la capacité de l’administration à y faire face [40]. Dans une ordonnance du 17 décembre 2009, le Conseil d’État a même admis que, dès lors qu'il bénéficie d’une allocation, un demandeur d’asile ne peut exiger qu’il soit enjoint à l’administration de lui trouver un hébergement, alors même que le montant de l’aide financière ne lui permet pas d’assurer la couverture de l’ensemble de ses besoins [41]. Par ailleurs, quelques modalités procédurales ont été améliorées, suite à ces contentieux portés par les associations, comme le droit à l’information des demandeurs d’asile dès le début de la procédure ou la communication du rapport établi par l’officier de protection de l’Office français de protection des réfugiés et apatrides (ofpra) au terme de l’entretien. Toutefois, l’impact de cette première génération de textes sur le droit français fût somme toute limitée, tant par le fait que ce dernier répondait déjà aux normes minimales qu’en raison de la marge de manœuvre que les textes européens laissaient aux États membres.

36 Mais, mis à part ces quelques exemples, le Conseil d’État n’a que rarement défendu le droit européen. Ainsi a-t-il validé une réglementation portant sur l’article 10 paragraphe 1 sous b) de la directive “Procédure” du 1er décembre 2005, qui précisait que les demandeurs d’asile devaient bénéficier, tant que de besoin, des services d’un interprète, payé sur fonds publics, pour présenter leurs arguments. En droit français, cette présentation se faisant par écrit dans un premier temps, le droit à un interprète aurait dû être reconnu pour l’aide à la rédaction de la demande. Le Conseil d’État a pourtant jugé qu’aucun principe ni aucune disposition législative n’imposait qu’à ce stade, la rémunération de l’interprète soit à la charge de l’État [42].

37 L’exemple le plus remarquable de ce protectionnisme liberticide est sans doute incarné par la confusion entretenue par le Conseil d’État entre migrants en quête de protection internationale et migrants pour d’autres raisons, s’agissant notamment des ressortissants syriens. Dans un arrêt du 18 juin 2014 [43], le Conseil d’État a validé l’instauration par les autorités françaises d’un visa de transit aéroportuaire, empêchant ainsi les intéressés de pénétrer sur le territoire, au motif que le nombre important de ressortissants syriens tentant de trouver asile en Europe établissait « une situation d’urgence due à un afflux massif de migrants clandestins » au sens du code communautaire des visas. Ainsi, en mettant fin à la possibilité d’entrer légalement sur le territoire de l’Union européenne, les autorités françaises ont nécessairement contribué à ce que les réfugiés syriens, au risque de leur vie, empruntent des moyens illégaux, plus périlleux et, surtout, qui nourrissent les filières criminelles.

38 Au niveau interne, le droit d’asile a surtout subi la contrainte de la Cour européenne des droits de l’homme à qui l’on doit deux grandes réformes, celle de l’asile à la frontière et celle relative au recours suspensif devant la cnda lorsque les personnes sont placées en procédure prioritaire.

39 D’abord, la France a été condamnée par la Cour européenne des droits de l’homme dans des affaires en lien direct avec le droit d’asile. Dans l’affaire Gebremedhin [44], c’est la procédure d’asile à la frontière qui est sévèrement critiquée. En 2005, à l’époque des faits, aucun recours suspensif n’était prévu par la loi française en cas de rejet de la demande d’asile faite en zone d’attente, le ministre de l’Intérieur refoulant alors les intéressés sans que ceux-ci aient pu avoir accès à un juge. La condamnation de la Cour a conduit le législateur à réformer la loi en prévoyant un recours suspensif, en urgence, devant un tribunal administratif. Toutefois, faute de statistiques publiques, il est difficile de se prononcer sur la portée de ce recours ouvert contre les refus d’entrée sur le territoire au titre de l’asile : juge unique, procédure expéditive, rien dans le système mis en place ne permet aux demandeurs d’asile à la frontière de faire valoir leurs droits, d’être entendus et crus quant à leurs craintes.

40 L’affaire I. M. c. France [45] est aussi emblématique du traitement répressif réservé aux réfugiés, qui, avant d’être considérés comme des exilés en quête de protection, sont regardés comme des délinquants enfreignant les lois relatives à l’entrée et au séjour. L’intéressé, de nationalité soudanaise, avait été interpellé lors de son entrée sur le territoire français à la frontière franco-espagnole puis placé en garde à vue pour usage de faux documents d’identité et infraction à la législation sur les étrangers. Alors que, selon les procès verbaux de police, l’intéressé avait indiqué vouloir demander l’asile en France, le procureur de la République ordonna son déferrement et, le traduisant devant le tribunal correctionnel, le fît condamner à un mois d’emprisonnement ferme [46]. À l’issue de sa peine, un arrêté de reconduite à la frontière lui fût notifié. Il déposa alors un recours devant le tribunal administratif, devant lequel il bénéficia d’un avocat commis d’office qui ne prit connaissance du dossier que quelques minutes avant l’audience. Il fût placé en rétention administrative et pu enfin saisir l’ofpra de l’examen de sa demande d’asile, rejetée au terme d’une procédure tout aussi expéditive, sans voie de recours utile possible. L’affaire I. M, que les autorités françaises n’ont cessé de présenter comme étant particulière, reflétait la banalité de la répression qui s’abattait sur les demandeurs d’asile qui, après avoir pénétré sur le territoire français, étaient contrôlés par des forces de police avant d’avoir eu le temps de se faire connaître en leur qualité de demandeurs d’asile. La condamnation prononcée par la Cour européenne des droits de l’homme est sans équivoque. Indépendamment du traitement exclusivement policier réservé à l’intéressé lors de son arrivée, c’est la procédure de protection qui est critiquée par la Cour : interprète aux frais de l’intéressé pour exposer sa demande d’asile en rétention (le Conseil d’État en avait validé le principe, comme nous l’avons signalé précédemment), impossibilité de préparer sérieusement un dossier dans un contexte d’enfermement, motivation succincte de la décision de rejet de la demande d’asile et, enfin, un recours effectif, mais seulement en théorie, devant le tribunal administratif qui, en outre, reprocha à l’intéressé de ne pas avoir demandé l’asile avant la notification de la mesure d’éloignement alors qu’il avait été dans l’impossibilité objective de le faire. Le gouvernement français a pris acte de la condamnation en revoyant les règles applicables dans le cas de demandeurs d’asile en rétention. Certes, de nouvelles contraintes pèsent désormais sur l’autorité administrative, mais sont-elles de nature à changer les pratiques ? Rien n’est moins sûr, car le changement de législation n’a pas changé les pratiques administratives, le préfet ayant seulement l’obligation de motiver, par l’usage de formules stéréotypées, le maintien en rétention après une demande d’asile. Mais surtout, rien n’a changé dans l’examen des demandes d’asile dans le contexte de l’enfermement, ni dans l’examen des recours devant le tribunal administratif.

La loi française du 29 juillet 2015 relative à la réforme du droit d’asile

41 La transposition du “paquet Asile” en droit interne français a eu un impact important. Elle a impliqué une réorganisation de la procédure d’enregistrement des demandes d’asile en raison des délais imposés par la directive “Procédures” avec l’intervention d’opérateurs privés chargés de la prise des rendez-vous [47]. Plus d’un an après l’adoption de la loi du 29 juillet 2015, le système ne fonctionne toujours pas. Le Parlement français a surtout transposé les modalités procédurales restreignant l’exercice du droit d’asile et, allant plus loin que les prescriptions du droit de l’Union, en a profité pour soumettre le contentieux des demandes d’asiles examinées en procédure accélérée au régime du juge unique. En revanche, le recours suspensif devant la Cour nationale du droit d’asile a été généralisé, sauf lorsque le demandeur d’asile est placé en rétention et que la demande d’annulation de la décision de refus de maintien sur le territoire a été rejetée par le tribunal administratif.

42 La transposition du régime d’asile européen commun n’a pas encore produit tous ses effets. Il appartiendra aux juges européens et nationaux d’en préciser le sens et la portée, s’agissant des dispositions encore litigieuses. Ce qui est certain, c’est qu’il ne ressort pas de la jurisprudence du Conseil d’État une volonté de faire mieux que le droit de l’Union, et ni même de lui donner toute sa portée s’agissant des garanties accordées aux demandeurs d’asile. Le libéralisme, en tant que système politique protecteur des libertés, ne se décrète pas, quand bien même il s’imposerait par l’ordre juridique. La protection des libertés et, partant, du droit d’asile, est une question de culture. Elle s’inscrit dans une tradition qui, manifestement, n’est plus celle de la République, si toutefois elle l’a été un jour, en dehors des grandes déclarations de principe.

Notes

  • [1]
    Avocat et docteur en droit.
  • [2]
    Commission Européenne, Livre vert sur le futur régime d'asile européen commun, COM(2007)301 Final, 6 juin 2007.
  • [3]
    Le règlement Dublin III, qui succède au règlement Dublin II, est le nouvel avatar de la convention de Dublin de 1990 relative à la détermination du pays membre de l’Union européenne chargé de l’examen d’une demande d’asile. Plus loin dans le texte, nous aborderons le sujet plus en détail.
  • [4]
    Directive 2003/9/CE du 27 janvier 2003 dite directive “Accueil”.
  • [5]
    Directive 2005/85CE du 1er décembre 2005 dite directive “Procédure”.
  • [6]
    Directive 2004/83/CE du 29 avril 2004 dite directive “Qualification”.
  • [7]
    Le règlement Dublin II avait remplacé la convention de Dublin de 1990. Plus loin dans le texte, nous aborderons le sujet plus en détail.
  • [8]
    Dans la première génération de textes, le Conseil européen avait laissé aux États membres une très large marge de manœuvre quant à la mise en œuvre des principes et règles établis auxquels ils avaient la possibilité de déroger par voie législative. Autrement dit, la primauté du droit national était réaffirmée de manière presque systématique ce qui, par voie de conséquence, faisait perdre tout caractère contraignant aux textes européens.
  • [9]
    MARTIN, Jean-Christophe, “La cohérence des régimes de protection dans l’Union européenne”, in : MILLET-DEVALLE, Anne-Sophie (sous la direction de), L’Union européenne et la protection des migrants et des réfugiés, Paris : Éd. Pedone, 2010, 290 p. (voir p. 195).
  • [10]
    ERRERA, Roger, “La directive européenne du 29 avril 2004 sur le statut de réfugié, la protection internationale et les garanties contenues dans la convention européenne des droits de l’homme”, Revue Trimestrielle des Droits de l’Homme, n° 74, avril 2008, pp. 347-381.
  • [11]
    La directive “Qualification”, adoptée le 29 avril 2004, visait principalement à fixer les conditions d'octroi d'une protection internationale. Elle reprenait, en les précisant, les critères retenus par la convention de Genève relative à la protection des réfugiés et définissait également les conditions d'octroi de la protection subsidiaire. Elle a fait l'objet d'une refonte adoptée le 13 décembre 2011.
  • [12]
    Directive 2001/55/CE, 20 juillet 2001.
  • [13]
    Article 3 du règlement Dublin III.
  • [14]
    L'objet de la directive “Procédure” du 1er décembre 2005, à laquelle s'est substituée la directive “Procédures” du 26 juin 2013, a été de fixer des règles communes pour les procédures d'enregistrement et d'examen des demandes d'asile, ainsi que celles permettant de s'affranchir de cet examen.
  • [15]
    PASCOUAU, Yves, La politique migratoire de l’Union européenne, Paris : Éd. LGDJ, 2010, 752 p. (voir p. 568).
  • [16]
    Commission Européenne, Livre vert sur le futur régime d'asile européen commun, op. cit. (voir p. 3).
  • [17]
    Voir notamment, dans ce sens, Kauff-Gazin, Fabienne, "Heurs et malheurs de la politique européenne d'asile et d'immigration", Europe, n° 7, juillet 2008, p. 2.
  • [18]
    Titre II, Chapitre 7, articles 29 à 38.
  • [19]
    Le règlement adopté le 18 février 2003 fût appelé Dublin II. Le règlement issu de la refonte adoptée le 26 juin 2013, a été nommé Dublin III.
  • [20]
    Ainsi, le Conseil d'État a considéré qu'il existait une présomption très forte de respect du droit d'asile en Grèce alors que de nombreux rapports d'organisations internationales (Haut Commissariat des Nations unies pour les réfugiés [hcr], Haut Commissariat des Nations unies aux droits de l’homme [hcdh]) ou non gouvernementales montraient le contraire. La jurisprudence de la Cour européenne des droits de l'homme (cedh) révèle aussi les graves lacunes dans les systèmes d'asile hongrois (Cour européenne des droits de l’homme, 23 octobre 2012, affaire n° 13457/11, Ali Said c. Hongrie), tchèque (Cour européenne des droits de l’homme, 25 octobre 2012, affaire n° 30241/1, Buishvili c. République Tchèque) ou encore maltais (Cour européenne des droits de l’homme, 23 juillet 2013, affaire n° 42337/12, Suso Musa c. Malte).
  • [21]
    Allemagne, Belgique, France, Luxembourg, Pays-Bas.
  • [22]
    Le règlement eurodac, relatif à la mise en œuvre du fichier des empreintes dactyloscopiques concernant aussi bien les demandeurs d'asile que les ressortissants d'États tiers appréhendés à l'occasion d'un franchissement irrégulier d'une frontière extérieure, constitue la clé de voûte du système Dublin, car c'est principalement sur la consultation de ses données que la responsabilité des États membres est déterminée s’agissant du traitement d’une demande d’asile.
  • [23]
    Décisions du Conseil n° 2015/1523 du 14 septembre 2015 et n° 2015/1601 du 22 septembre 2015.
  • [24]
    PASTORE, Ferruccio, “La crise du régime migratoire européen”, in : SCHMOLL, Camille ; THIOLLET, Hélène ; WIHTOL DE WENDEN, Catherine, Migrations en Méditerranée, Paris : CNRS Éditions, 2015, 382 p., pp. 55-74 (voir p. 64).
  • [25]
    JULIEN-LAFERRIÈRE, François, “La Cour de justice de l’Union européenne et le droit d’asile : entre droits de l’homme et prérogatives des États”, Cahiers de Recherche sur les Droits Fondamentaux, n° 13, 2015 (voir p. 39).
  • [26]
    Cour de justice de l’Union européenne, 27 septembre 2012, affaire C-179/11.
  • [27]
    Cour de justice de l’Union européenne, 27 février 2014, affaire C-79/13.
  • [28]
    Cour de justice de l’Union européenne, 17 février 2009, affaire C-465/07.
  • [29]
    Cour de justice de l’Union européenne, 7 novembre 2013, affaires X, Y et Z, C-199/12 et C-200/12.
  • [30]
    Cour de justice de l’Union européenne, 28 juillet 2013, affaire Diouf, C-69/10.
  • [31]
    Cour de justice de l’Union européenne, 22 novembre 2012, affaire M.M , C-277/11.
  • [32]
    Cour européenne des droits de l’homme, 21 janvier 2011, M.S.S c. Belgique et Grèce, affaire 30696/09.
  • [33]
    Ces données résultent des statistiques relevées par la Cour européenne des droits de l'homme dans l'affaire M.S.S c. Belgique et Grèce, voir supra.
  • [34]
    RODIER, Claire, “Externaliser la demande d’asile”, Plein Droit, n° 105, juin 2015, pp. 10-13 (voir p. 13).
  • [35]
    Un accord politique a été conclu entre l'Union européenne et la Turquie le 18 mars 2016 aux termes duquel l'Union accepte de prendre en charge à des fins de réinstallation un réfugié syrien en contrepartie de la réadmission sur le territoire turc de tout migrant en provenance de Grèce (y compris les demandeurs d’asile). Ce mécanisme a été dénoncé par de nombreuses organisations non gouvernementales telles qu'Amnesty International, Human Right Watch ou Migreurop.
  • [36]
    Cour européenne des droits de l’homme, 23 février 2012, affaire 27765/09.
  • [37]
    Cour nationale du droit d’asile, Rapport d’activité 2015, 2016, 48 p. (voir p. 43).
  • [38]
    Directive adoptée le 27 janvier 2003, dont l'objet est de contraindre les États membres à assurer une prise en charge sociale et matérielle aux demandeurs d'asile afin qu'ils puissent vivre dans des conditions respectant leur dignité durant toute la procédure d'examen de leur demande.
  • [39]
    Conseil d’État, 17 septembre 2009, n° 331950.
  • [40]
    Conseil d’État, 27 octobre 2010, n° 343898 ; Conseil d’État, 1er mars 2013, n° 366382.
  • [41]
    Conseil d’État, 17 décembre 2009, n° 334344.
  • [42]
    Conseil d’État, 12 juin 2006, n° 282275.
  • [43]
    Conseil d’État, 18 juin 2014, n° 366307.
  • [44]
    Cour européenne des droits de l’homme, 27 avril 2007, Gebremedhin c. France, n° 25389/05.
  • [45]
    Cour européenne des droits de l’homme, 2 février 2012, I. M c. France, n° 9152/09.
  • [46]
    Rappelons que, selon le droit international des réfugiés, un réfugié ne peut pas se voir opposer une entrée irrégulière sur le territoire d’un État partie ni l’usage de faux papiers pour ce faire (à condition de le signaler au moment du dépôt de sa demande).
  • [47]
    Alors que, avant la réforme, l’enregistrement des demandes d’asile était géré exclusivement par les préfectures, avec des délais moyens d’enregistrement variant de quelques jours à plusieurs mois selon les régions, la réforme a imposé un système de pré-accueil opéré par une association habilitée, dont la fonction est d’enregistrer les premiers éléments d’identité et de proposer un rendez vous au « guichet unique » composé de représentants de la préfecture et d’agents de l’Office français de l’immigration et de l’intégration (ofii). Cette nouvelle organisation a déplacé le problème des délais d’enregistrement, puisque ce sont désormais les opérateurs chargés du premier accueil qui, faute de moyens, n’arrivent pas à recevoir les demandeurs d’asile dans le délai de trois jours prévu par la loi.
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