Notes
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[1]
Anthropologue et formatrice interculturelle, doctorante au Centre d’études de l’Inde et de l’Asie du Sud (ceias), École des hautes études en sciences sociales (ehess), Paris. Contact : christinemoliner@gmail.com
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[2]
Voir dans le corps du texte ce à quoi correspond pour nous la notion de “clandestinité”.
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[3]
Cette présentation a donné lieu à un article : KIRPALANI, Nisha ; MOHAMMAD, Saad ; MOLINER, Christine, “Panjabi illegal migrants in France : tales of suffering, invisibility and marginalization”, in : IRUDAYA RAJAN, S. ; VARGHESE, V. J. ; NANDA, Ashwini Kumar (Eds.), Migration, mobility and multiple affiliations : Punjabis in a transnational world, New York : Cambridge University Press, 2015, 394 p.
-
[4]
Sur la communauté sikhe en France, nous nous permettons de renvoyer à nos précédents travaux, en particulier MOLINER, Christine, “L’immigration sikhe en France. Des plaines du Pendjab à la Seine-Saint-Denis”, Hommes & Migrations, n° 1268-1269, juillet-octobre 2007, pp. 130-137.
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[5]
220 . Voir à cet égard FRIGOLI, Gilles (dossier coordonné par), “Mineur isolé étranger : une nouvelle figure de l’altérité ?”, Migrations Société, vol. 22, n° 129-130, mai-août 2010, pp. 91-278 ; MAZIZ, Linda, “Synthèse du colloque Mineur isolé étranger : une nouvelle figure de l’altérité ?”, Migrations Société, vol. 23, n° 136, juillet-août 2011, pp. 13-54 [ndlr].
-
[6]
NOBIL AHMAD, Ali, Masculinity, sexuality and illegal migration : human smuggling from Pakistan to Europe, Burlington : Ashgate Publishing, 2011, 230 p.
-
[7]
Le Centre Beaurepaire, lieu d’accueil de jour créé en 1996 pour limiter la transmission du vih et des hépatites, devient en 2006 un établissement médico-social financé par l’assurance maladie, lors de la création des caarud, dans le cadre de la politique de réduction des risques.
-
[8]
L’Association Charonne est une des premières structures créées, en 1970, pour l’accueil des toxicomanes.
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[9]
Nombre total de patients reçus au moins une fois dans l’année.
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[10]
Il s’inspire directement de l’expérience de Biocek, un dispositif porté par l’Association Charonne et destiné à des migrants originaires d’Europe de l’Est (Russes, Polonais, Bulgares...).
-
[11]
Ce dispositif bénéficie d’un financement de l’Agence régionale de santé ainsi que de la Direction de la démocratie, des citoyens et des territoires de la mairie de Paris.
-
[12]
Le réseau s’est progressivement élargi et comprend, en 2015, les partenaires suivants : l’association Accès aux droits solidarité Paris (adsp), qui assure une permanence juridique hebdomadaire ; la maraude d’Emmaüs Paris-Nord et la maraude de l’Association Charonne ; la permanence d’accès aux soins de santé (pass) Verlaine de l’hôpital Saint-Louis ; l’Office français de l’immigration et de l’intégration (ofii); le Centre d’accueil, de soins et d’orientation (caso) de Médecins du monde à Saint-Denis; la Direction de la démocratie, des citoyens et des territoires (ddct) de la mairie de Paris.
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[13]
Ces outils, dont la traduction et l’impression sont prises en charge par la ddct de la mairie de Paris, seront mis à la disposition des usagers pendjabis du caarud et des associations et organismes partenaires.
-
[14]
Voir à cet égard, dans ce même dossier, la contribution de Nisha Kirpalani, page 121.
-
[15]
Parmi les nombreuses publications sur le sujet, voir DUVELL, Franck, “Paths into irregularity : the legal and political construction of irregular migration”, European Journal of Migration and Law, vol. 13, n° 3, 2011, pp. 275-295.
-
[16]
Voir également MOLINER, Christine, “Did you get papers ? Sikh migrants in France”, in : JACOBSEN, Knut ; MYRVOLD, Kristina (Eds.), Sikhs in Europe : migration, identities and representations, Burlington : Ashgate Publishing, 2011, pp. 163-178.
-
[17]
Entretien avec Manpreet, un migrant de 30 ans, réalisé à Paris le 10 février 2009. Tous les prénoms cités sont des pseudonymes.
-
[18]
200 000 roupies, soit 2 600 € environ.
-
[19]
Entretien avec Sukhdev, âgé d’une quarantaine d’années, réalisé à Paris le 23 septembre 2014.
-
[20]
Voir KIRPALANI, Nisha ; MOHAMMAD, Saad ; MOLINER, Christine, “Panjabi illegal migrants in France : tales of suffering, invisibility and marginalization”, art. cité.
-
[21]
Entretien avec Luc de Massé réalisé à Paris en janvier 2014.
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[22]
Une brochure en pendjabi est consacrée à l’alcoolisme.
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[23]
Entretien avec Martin Favreau, médiateur-santé au service de Prévention des actions sani-taires du Conseil départemental de Seine-Saint-Denis, réalisé à Bobigny le 21 mars 2015. Les données qui suivent sont tirées de cet entretien.
-
[24]
Voir en particulier le rapport annuel de l’Observatoire de l’accès aux droits et aux soins de Médecins du monde, disponible sur le site de l’association, http://www.medecinsdumonde.org/fr/ En-France/Observatoire-de-l-acces-aux-soins
-
[25]
Sur les neuf personnes dépistées au caso en 2014, trois étaient pakistanaises et deux étaient indiennes.
-
[26]
HOYEZ, Anne-Cécile, “Mobilités et accès aux soins des migrants en France”, Géoconfluences, 2012, http://geoconfluences.ens-lyon.fr/doc/transv/sante/SanteScient4.htm
-
[27]
Ibidem.
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[28]
Du reste, le personnel du caarud passe une part importante de son temps de travail à cons-tituer des dossiers d’aide médicale d’État.
-
[29]
Voir la contribution de Nisha Kirpalani dans le présent dossier, ainsi que son article “Beaullywood-sur-Seine, entre-deux et transitionalité dans un groupe de parole d’Indiens à Paris”, in : BONI, Livio (sous la direction de), L’Inde de la psychanalyse : le sous-continent de l’inconscient, Paris : Éd. Campagne Première, 2011, chapitre 9, pp. 205-240.
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[30]
Industrie indienne du cinéma, basée à Bombay (Mumbai).
1 La présente contribution se propose d’interroger les liens entre expérience migratoire, clandestinité [2], exclusion sociale et situation socio-sanitaire à travers l’expérience d’un dispositif de santé communautaire porté depuis 2008 par un Centre d’accueil de jour parisien, qui reçoit, dans le 10e arrondissement de Paris, des migrants en situation irrégulière au regard du séjour, dont 20 % d’Indiens du Nord, marqués par un parcours d’errance, un état sanitaire fortement dégradé, des difficultés à communiquer en français et une méconnaissance persistante des dispositifs d’accès aux soins et aux droits.
2 Pour situer historiquement et sociologiquement les parcours de ces migrants, nous les replacerons dans le contexte plus général de l’évolution migratoire de leur communauté d’origine en France et de ses principales caractéristiques socio-économiques. Nous présenterons ensuite le Centre Beaurepaire et le dispositif d’accompagnement médico-social qu’il a mis en place pour les migrants pendjabis. Enfin, à partir du travail d’observation participante et d’expertise scientifique mené dans le cadre de ce dispositif, nous explorerons les conséquences socio-sanitaires de la clandestinité à laquelle les politiques migratoires européennes condamnent un très grand nombre de migrants, dont ceux originaires d’Asie du Sud.
3 Avant cela, quelques précisions d’ordre terminologique et méthodologique s’imposent. Les migrants dont il sera question ici sont originaires de l’État indien du Pendjab. Ils partagent avec les Pendjabis pakistanais, qui vivent de l’autre côté de la frontière, une culture, une langue et une histoire migratoire communes, et en France des expériences semblables de la clandestinité. Néanmoins, notre enquête de terrain porte avant tout sur les Pendjabis indiens, dans la mesure où ceux-ci sont largement majoritaires parmi les migrants sud-asiatiques qui fréquentent le Centre Beaurepaire. Nous pourrions parler de « migrants sikhs », comme nous le faisons dans la première partie de notre contribution, lorsque nous faisons référence à l’histoire migratoire de leur communauté d’origine. Toutefois, nous avons choisi de les désigner par le terme qu’eux-mêmes utilisent et qui a cours au Centre d’accueil et d’accompagnement à la réduction des risques pour usagers de drogues (caarud) : celui de « Pendjabi ». Ce vocable, géographique, culturel et non religieux, a le double avantage de ne pas exclure les quelques usagers pendjabis originaires du Pakistan et de mettre l’accent sur l’accompagnement linguistique et culturel qui constitue un des atouts majeurs du dispositif.
4 Sur le plan méthodologique, les données empiriques qui alimentent la présente contribution ont été collectées au cours d’une enquête de terrain conduite au sein d’un caarud qui accueille des migrants sans papiers en situation de grande précarité et d’isolement. Avant de découvrir cette structure, nous avions essentiellement travaillé sur des migrants pendjabis indiens bien intégrés dans les réseaux communautaires d’entraide et de solidarité ; le caarud nous a donc permis de découvrir un nouveau visage de la communauté sikhe en France, et de ses marges, avec ces migrants précarisés et doublement exclus par la société d’accueil et par leur communauté d’origine.
5 Notre collaboration avec ce caarud s’est déroulée en deux temps : nous avons d’abord été contactée en 2009 par la direction pour apporter un éclairage anthropologique sur les usagers pendjabis qui commençaient à fréquenter en nombre le Centre Beaurepaire et pour animer, pour son personnel, une formation sur leurs spécificités culturelles et leurs parcours migratoires. Nous avons également effectué une courte enquête de terrain pour alimenter une présentation orale lors d’un colloque organisé en Inde en février 2010 [3].
6 Dans un second temps, en 2013, la direction du Centre Beaurepaire nous a proposé de participer au comité de pilotage d’un réseau réunissant ses différents partenaires associatifs et institutionnels. Dans ce cadre-là, nous avons formé des professionnels du Bureau retour de l’Office français de l’immigration et de l’intégration (ofii), qui accompagne les projets de retour volontaire dans leur pays d’origine de certains usagers ; du Centre d’accueil, de soins et d’orientation (caso) de Médecins du monde à Saint-Denis, qui reçoit un nombre très important de migrants pendjabis (Indiens et surtout Pakistanais) en consultation ; de la Direction de la démocratie, des citoyens et des territoires (ddct) de la mairie de Paris ; de la maraude d’Emmaüs Paris-Nord et de la maraude de l’Association Charonne, confrontées à des migrants sud-asiatiques en situation de très grande exclusion sociale sur leur territoire respectif (18e-19e arrondissement pour la première et 11e pour la seconde) ; de la permanence d’accès aux soins (pass) de l’hôpital Saint-Louis, qui reçoit un nombre important de migrants de même origine dépourvus de couverture médicale. Nous avons, en outre, participé à plusieurs ateliers d’information proposés en pendjabi, à une fréquence régulière, aux usagers pendjabis du caarud. Enfin, l’enquête de terrain qui a commencé en 2009 se poursuit grâce à un financement de la ddct et s’appuie sur des entre-tiens approfondis avec le personnel du caarud et les professionnels du réseau, sur des récits de vie des migrants et sur les données collectées au cours de la quinzaine d’ateliers à laquelle nous avons participé. Cette enquête doit aboutir à une série de publications, en particulier sur un rapport d’études, qui contribuent à la valorisation scientifique du dispositif.
L’immigration sikhe en France
Histoire migratoire
7 L’histoire migratoire des sikhs vers la France connaît quatre étapes [4]. N’ayant pu obtenir de visa pour la Grande-Bretagne, les premiers migrants arrivent en Allemagne et en Belgique, et de là parviennent en France dès la fin des années 1970. Ceux que la sociologie de l’immigration nomme les pionniers vivent dans une grande précarité, de petits boulots et d’expédients divers, sans papiers, sans logement fixe, sans aucune familiarité avec la société française. La procédure de régularisation lancée en 1981-1982 par la gauche au pouvoir leur permet de s’extraire progressivement de la précarité des débuts. Ils vont ainsi poser les bases d’institutions et de structures communautaires, à commencer par le premier gurdwara (lieu de culte), établi en 1986, s’insérer sur le plan socio-économique (et devenir pour certains d’entre eux des hommes d’affaires prospères), faire venir leur famille et initier le processus de migration en chaîne.
8 La deuxième vague migratoire est liée à la situation politique dans leur pays d’origine, l’État indien du Pendjab, qui connaît entre 1984 et la fin des années 1990 une situation de guerre civile opposant l’État central, son armée et la police locale à un mouvement séparatiste armé, le Khalistan. Considérés comme des terroristes et poursuivis comme tels en Inde, des militants khalistanis se réfugient à l’étranger, en Amérique du Nord, en Grande-Bretagne et en Europe continentale, où une minorité d’entre eux parviennent à obtenir l’asile. Bien plus nombreux que ces militants politiques, des centaines de milliers de jeunes sikhs fuient les campagnes du Pendjab, aussi bien la terrible répression de l’armée et de la police que les nombreuses exactions des séparatistes. Dans un contexte européen où les politiques d’immigration se font de plus en plus restrictives, ces jeunes migrants déposent une demande d’asile politique pour pouvoir rester légalement en France pendant l’examen de leur dossier par les instances compétentes.
9 Au début des années 1990 ils sont suivis par les femmes et les enfants des pionniers et des réfugiés qui, en vertu du regroupement familial, alimentent une troisième vague migratoire, alors même que se met en place le processus de migration en chaîne par lequel les nouveaux arrivants rejoignent des membres de leur biradari (clan, lignage), qui les aident à accéder à un logement et à un travail.
10 Enfin, une quatrième phase s’ouvre au début des années 2000, avec une forte augmentation du nombre de migrants irréguliers (pas seulement chez les sikhs, mais chez les Sud-Asiatiques en général), qui auparavant bénéficiaient de mesures de régularisation en France ou dans le sud de l’Europe (Italie, Espagne, Portugal), et pour lesquels pratiquement toutes les voies d’accès au séjour régulier sont fermées. Au même moment, une nouvelle figure de migrant fait son apparition : celui qu’en langage administratif on appelle le « mineur isolé » [5], et qui a fait l’objet d’un très beau film de Cyprien Vial, Bébé Tigre (sorti en 2015), sur le parcours d’intégration de Mani, un adolescent sikh arrivé en France à l’âge de 15 ans. Cette situation se traduit par l’installation durable d’une population migrante dans la clandestinité, la précarité et l’exclusion sociale, dans ce qu’un sociologue spécialiste de l’immigration pakistanaise appelle une « insécurité ontologique » [6], avec toutes les conséquences que nous allons tenter d’étudier à travers l’exemple des usagers pendjabis d’un caarud parisien.
Caractéristiques socio-démographiques
11 La population sikhe installée en France se caractérise par un déséquilibre démographique marqué, avec une majorité d’hommes jeunes et célibataires. Originaires pour l’essentiel de la région centrale du Pendjab indien (Doaba), réservoir traditionnel de candidats à l’émigration depuis le xix e siècle, les migrants sikhs sont issus du milieu rural et appartiennent souvent à des familles insérées dans des réseaux migratoires transnationaux. Ces liens et ces solidarités familiales et communautaires représentent la clé de leur survie en situation irrégulière en France.
12 Trois castes sont majoritaires parmi les sikhs de France : les Jats (la caste dominante au Pendjab, largement majoritaire dans la diaspora), les Ravidasias (de caste intouchable) et les Lohanas (une caste de statut intermédiaire essentiellement présente en Europe continentale). L’appartenance de caste semble moins prégnante en France qu’ailleurs dans la diaspora, et en particulier qu’en Grande-Bretagne, mais elle reste néanmoins significative dans plusieurs champs de la vie sociale, principalement dans le cadre des pratiques matrimoniales qui respectent le principe de l’endogamie de caste et les modes d’insertion socio-professionnelle largement conditionnés par l’appartenance à des réseaux de caste.
13 Cette population se caractérise par un phénomène de double concentration, socio-professionnelle et géographique. Depuis leur arrivée en France, les sikhs ont investi trois secteurs d’activité qui ont traditionnellement recours à une main-d’œuvre bon marché, essentiellement immigrée : le secteur du bâtiment et travaux publics (btp) où les métiers qu’ils occupent ont évolué de la peinture et du flocage à l’électricité, la restauration et le textile, auxquels s’ajoute l’économie souterraine des petits boulots (vente à la sauvette de fleurs, de marrons grillés ou d’alcool sur les lieux touristiques, distribution de prospectus, vente et manutention sur les marchés).
14 Enfin, ils vivent majoritairement en Île-de-France, particulièrement en Seine-Saint-Denis, où se situent leurs cinq gurdwaras. Cette double concentration, spatiale et socio-professionnelle, s’explique à la fois par le processus de migration en chaîne, qui amène les nouveaux arrivants à s’installer dans les mêmes quartiers et à occuper les mêmes niches professionnelles que leurs prédécesseurs et par le caractère récent et relativement précaire de l’installation de cette communauté.
Présentation du caarud Beaurepaire et du dispositif destiné aux Pendjabis
15 Beaurepaire est un caarud [7] de l’Association Charonne [8], situé dans le 10e arrondissement à Paris. La vocation première d’un caarud est la réduction des risques socio-sanitaires liés à l’usage de drogues, l’accueil inconditionnel et anonyme ainsi que l’accompagnement dans l’accès au droit et aux soins des usagers de drogues illicites et d’alcool. L’équipe du Centre Beaurepaire, composée d’éducateurs spécialisés (dont un éducateur spécialisé pakistanais parlant pendjabi), d’une assistante sociale, d’un conseiller juridique, d’un médecin généraliste, d’un infirmier et d’un chef de service, propose gratuitement des soins d’hygiène (mise à disposition de douches et de machines à laver), des consultations médicales et des actes infirmiers, des consultations sociales et juridiques, un accompagnement physique dans les démarches administratives et médicales (assurance maladie, ambassade, hôpital, ofii, aéroport), une aide pour la recherche d’un hébergement d’urgence, un hébergement ponctuel à l’hôtel et l’orientation vers des structures médico-sociales.
16 Du fait de sa situation géographique à proximité de la place de la République et des gares du Nord et de l’Est, le Centre Beaurepaire accueille un nombre important d’étrangers (une quarantaine de nationalités) en situation irrégulière au regard du séjour pour une majorité d’entre eux et en situation d’exclusion sociale. Parmi eux figurent des migrants pendjabis qui commencent à fréquenter le caarud à partir de 2004 et qui représentent, selon les années, entre 10 % et 20 % de sa file active [9], soit 80 à 150 personnes.
17 À leur arrivée au centre leur état sanitaire et psychique était très dégradé, ils ignoraient tout des dispositifs d’accès aux soins et aux droits et se trouvaient dans l’impossibilité de communiquer en français, ce qui compliquait singulièrement l’accomplissement, par l’équipe, de ses missions d’intervention sociale et de réduction des risques.
18 Cette situation a amené le caarud à concevoir en 2008 un dispositif spécifique de médiation socio-culturelle et d’accompagnement médical et juridique [10]. L’objectif global est d’améliorer la situation sanitaire, administrative et sociale de ce public, de l’inscrire dans un processus de resocialisation, dans une logique de réduction des risques, et de favoriser son intégration en France ou son retour volontaire dans le pays d’origine [11].
19 Un des axes prioritaires de travail a porté sur la construction d’un réseau d’intervention impliquant différents partenaires [12] en contact avec cette population afin d’assurer une prise en charge cohérente et de qualité, d’échanger des informations sur les bonnes pratiques et de mutualiser le travail effectué par les différents acteurs dans leur domaine de compétence respectif.
20 Ce réseau entend jouer un rôle d’observatoire de cette population migrante largement méconnue au travers d’actions de recherche et de formation des partenaires du réseau. Il s’agit de mieux comprendre les parcours de vie des migrants et de faire reculer leur invisibilité sociale auprès des pouvoirs publics, invisibilité qui contribue à leur exclusion sociale et à la non-prise en compte de leurs besoins spécifiques. Ce réseau se veut également un lieu d’innovation sociale où s’élabore une démarche reproductible pour d’autres publics aux caractéristiques comparables (étrangers en errance, non francophones, méconnaissant le cadre administratif et socio-sanitaire du pays d’accueil, à l’état sanitaire très dégradé).
21 Des actions novatrices sont menées depuis 2012 : l’organisation régulière d’ateliers de prévention, de réduction des risques et d’éducation à la santé, d’ateliers d’information sur les droits sociaux, sur le droit des étrangers et sur l’aide au retour volontaire ; des actions de formation interculturelle à destination des associations partenaires ; un travail de recherche et de veille documentaire sur les migrants sud-asiatiques en situation d’exclusion sociale (voir ci-avant).
22 La tenue régulière d’ateliers a fait émerger une dynamique de groupe, un partage d’expérience et des formes de solidarité entre les participants, éléments sur lesquels s’est appuyée l’équipe pour produire des brochures en pendjabi (les premières à ce jour en France), élaborées avec les usagers [13]. La question du rapport entre dimension individualisée et collective de la prise en charge des migrants pendjabis fait l’objet d’une réflexion poussée au sein de l’équipe du Centre Beaurepaire. Il s’agit en effet de trouver un équilibre entre les deux : on doit certes prendre en compte l’importance cruciale que revêt pour eux le groupe — ils vivent en groupe et viennent en groupe au centre — tout en prenant soin de singulariser leur histoire, leur parcours, leurs besoins et leurs attentes. On se rend également compte que le groupe, par-delà la protection et la solidarité relatives qu’il peut offrir à ses membres, est aussi source de violence, d’exploitation et d’aliénation.
23 L’originalité du dispositif dédié aux Pendjabis réside dans l’importance accordée à la dimension interculturelle de l’accompagnement. Il s’agit là, bien plus que d’un positionnement idéologique, d’un choix pragmatique : comment mieux comprendre pour mieux accompagner des personnes en grande difficulté. Outre les formations mises en place, la présence dans l’équipe d’un éducateur spécialisé pendjabi-phone (et pendant un an d’une chargée de projet hindiphone [14]) a permis de renforcer cette dimension interculturelle : même si cet éducateur ne se consacre pas exclusivement à l’accueil des migrants pendjabis, il assure l’interprétariat des ateliers et, quand il le peut, de certaines consultations médicales, juridiques ou sociales. Cette approche ne va pas de soi dans notre société qui peine à reconnaître et à prendre en compte la différence culturelle, et cela vaut également pour l’action sociale, qui s’est construite en France sur un principe d’accueil indifférencié de tous les publics. Il ne s’agit bien sûr pas d’enfermer les usagers dans leur culture d’origine, qui serait érigée en facteur d’explication unique de leurs comportements, mais plutôt de replacer au centre du dispositif l’usager, sa subjectivité, son histoire particulière, et de construire avec lui un parcours d’insertion dans la société d’accueil.
Clandestinité, précarité et problématique de santé
Clandestinité et immigration sud-asiatique
24 La clandestinité est une construction socio-politique liée, en Europe, à la création de l’espace Schengen, à l’harmonisation des politiques migratoires européennes et à la fermeture des frontières pour les étrangers extra-communautaires. Une véritable industrie du contrôle des frontières s’est développée, basée sur des pratiques qui criminalisent les migrants, tels que les contrôles policiers récurrents, la détention administrative ou l’expulsion du territoire français [15]. Quels effets produisent ces politiques et ces pratiques sur des hommes comme ceux qu’accompagne le caarud Beaurepaire ? [16]
25 Comme nous l’enseigne notre expérience de terrain parmi les migrants pendjabis en Île-de-France, depuis le milieu des années 1990, les parcours migratoires des sans-papiers sont multiples et la clandestinité peut revêtir différents visages : elle n’est ainsi pas toujours associée à l’extrême précarité, à la marginalisation et à la violence observées à Beaurepaire. Néanmoins, l’irrégularité demeure une constante des flux migratoires en provenance d’Asie du Sud, puisque comme nous l’avons vu, ces flux démarrent au moment même où le gouvernement français met fin à l’immigration de travail officielle, au début des années 1970. Ainsi, les migrants pendjabis de la « première génération » ont tous connu des situations d’irrégularité administrative, qu’il s’agisse d’une entrée illégale sur le territoire, d’un défaut de titre de séjour ou de travail non déclaré. Parmi ces pionniers certains ont bénéficié d’une procédure de régularisation (celles de 1973, 1981-1982 et 1997-1998, en particulier) ou ont acquis la nationalité française suite à leur mariage avec une Française, d’autres enfin ont été reconnus réfugiés en tant que militants khalistanis.
26 Pour ces immigrés économiquement bien intégrés, dont certains sont naturalisés, la clandestinité a représenté une étape obligée dans leur itinéraire migratoire et leur parcours d’intégration socio-économique, une étape que ceux qui sont devenus des notables et des leaders communautaires préfèrent aujourd’hui passer sous silence. À la fin des années 1990, beaucoup de migrants pendjabis (Indiens et Pakistanais) résidant en France se sont tournés vers des pays du sud de l’Europe (Espagne, Italie et Portugal), qui s’étaient engagés dans des opérations de régularisation. Tout en continuant à vivre et à travailler en France, certains ont obtenu (souvent par l’intermédiaire de « facilitateurs » sur place) des permis de séjour de courte durée en Italie ou en Espagne, documents qu’ils ont ensuite réussi à faire convertir en carte de séjour délivrée en France. Ce parcours administratif complexe impliquait des déplacements et des périodes de séjour semi-clandestins dans plusieurs pays européens et des sommes d’argent considérables investies par les migrants à chaque étape du parcours. Prenons l’exemple du parcours de régularisation de Manpreet : « Je suis arrivé en France en 1995 avec un visa de touriste ; vous savez, à l’époque, ce n’était pas aussi difficile qu’aujourd’hui. Ma sœur aînée était déjà bien installée ici, avec son mari. Tous les deux ont des papiers, alors je pensais que ça marcherait aussi pour moi. Mais ça n’a pas été le cas. J’ai vécu en France cinq ans et je n’ai jamais rien obtenu, même pas un récépissé. Donc, en 2000, j’ai tenté le coup en Italie, mais je suis arrivé trop tard. Entre-temps, à l’époque, beaucoup de gens partaient en Espagne, alors j’ai décidé d’aller là-bas en train. J’ai dépensé beaucoup d’argent pour payer des intermédiaires, des vakil [avocats], mais au bout de trois ans, ça a fini par payer et j’ai fini par obtenir une carte de séjour d’un an et je peux donc venir rendre visite à ma sœur. J’attends la carte permanente pour rentrer en Inde » [17].
27 Manpreet a obtenu son premier titre de séjour en Espagne en 2004, soit neuf ans après son arrivée en Europe. Comme lui, certains migrants ayant d’abord séjourné en France ont choisi de s’installer en Espagne ou en Italie et se sont intégrés au sein de communautés immigrées pendjabies de plus en plus nombreuses, durement frappées par la crise économique de 2008. Depuis, un certain nombre d’entre eux sont revenus en France à la recherche d’un emploi. Enfin, les migrants sans papiers pouvant prouver qu’ils séjournaient en France depuis au moins 10 ans ont bénéficié d’une procédure de régularisation au cas par cas.
28 Toutes ces voies d’accès à un séjour régulier en France sont désormais fermées. La clandestinité est devenue pour beaucoup de migrants sans papiers une condition permanente, quasiment ontologique, un horizon indépassable. Ce visage là de la clandestinité rencontré à Beaurepaire à partir de 2009 relève du stigmate social et est fait d’errance, de souffrance physique et psychique et d’exclusion. Une des questions essentielles qui sous-tend notre travail est alors la suivante : comment expliquer que la clandestinité ait un impact aussi dévastateur sur certains migrants, comme ceux rencontrés à Beaurepaire, et pas sur d’autres, eux aussi des Pendjabis indiens ou pakistanais sans papiers que nous côtoyons depuis une quinzaine d’années ?
29 Un premier élément d’explication réside dans les conditions mêmes de leur arrivée en France : tandis que la plupart des migrants sans papiers rencontrés en dehors de Beaurepaire sont venus directement en avion, avec un visa de touriste pour l’Italie ou un autre pays de l’espace Schengen, dans le cas des usagers du caarud le voyage s’avère beaucoup plus long et complexe et fréquemment traumatisant, comme l’illustre le récit de Sukhdev : « En avril 2000, j’ai pris l’avion de Delhi pour Moscou, avec un visa russe sur mon passeport. Je passe 26 jours à Moscou avec 12 autres gars, des Pendjabis [indiens], puis nous partons tous en bus pour la frontière ukrainienne, que nous traversons à pied avec l’aide d’un passeur ukrainien. Notre groupe passe une semaine dans un village tout à côté de la frontière. Puis un camion nous amène jusqu’à la frontière avec la Slovaquie. Le trajet a duré 22 heures. Là, on y passe un mois. Sans comprendre ce qui se passait, on se fait enlever par des Ukrainiens armés qui nous conduisent dans un village où nous sommes enfermés quatre mois dans une cave. Ils nous font téléphoner à notre famille pour demander une rançon de 2 lakhs Rs chacun [18]. Moi, ma famille avait déjà versé 12 000 € au passeur en Inde, elle ne pouvait rien donner de plus. Alors les mecs m’ont abandonné en pleine forêt, sans un sou. Je n’ai rien bu pendant quatre jours et rien mangé pendant une semaine. Comme on était en octobre et qu’il commençait à neiger, je me suis rendu à la police qui m’a conduit en prison, où j’ai passé cinq jours. Un certain Gurmeet Singh me propose alors de me faire relâcher, grâce à un avocat ukrainien, pour la somme de 300 €, que mon passeur indien accepte de lui verser. À la sortie de prison, je retrouve d’autres Pendjabis, avec qui je traverse la frontière de la Slovaquie, avec l’aide de deux passeurs. Nous sommes arrêtés par la police slovaque et après quelques jours en prison, je suis placé quatre mois dans un foyer ouvert à Bratislava. À ce moment-là, j’avais quitté l’Inde depuis un an déjà. Dans ce foyer, je rencontre un Kashmiri indien, et avec lui je décide de traverser la frontière avec l’Autriche, de nuit. De Vienne, je vais en taxi à Rome, avec cinq autres Pendjabis, ça m’a coûté 500 dollars. J’ai ensuite bossé deux mois dans la région de Rome, puis j’ai réussi à m’acheter un billet première classe pour Paris » [19].
30 Nous avons choisi de retranscrire ce long récit presque dans sa totalité, car même s’il s’apparente à une véritable odyssée, il n’en demeure pas moins représentatif — banal presque — des itinéraires suivis par la plupart des migrants pendjabis indiens que nous avons interrogés au caarud, et jalonné des mêmes étapes, à quelques variantes près. Après le voyage en avion de Delhi à Moscou (la seule portion légale de leur voyage, pour laquelle ils disposent généralement d’un visa), ils traversent le continent européen en partie à pied et mettent plusieurs mois, jusqu’à deux ans comme dans le cas de Sukhdev, pour arriver à destination. Ils restent souvent bloqués plusieurs semaines le long de leur parcours, sont souvent affamés, maltraités par les passeurs, exploités à la frontière par des individus sans scrupules, arrêtés par la police ou l’armée des pays traversés et placés en camp de détention. On peut aisément comprendre qu’un voyage cauchemardesque, tel que celui vécu par Sukhdev, puisse laisser des traces physiques et psychiques profondes sur ces hommes, ce qui peut expliquer une partie des troubles qu’ils présentent (addictions, violence, stress post-traumatique...) [20].
31 Un autre élément d’explication renvoie à l’âge des migrants : de plus en plus nombreux en provenance du Pendjab indien et du Pendjab pakistanais, les mineurs isolés sont particulièrement vulnérables aux pratiques d’exploitation auxquelles se livrent certains membres de leur communauté. Comme le montre avec beaucoup de justesse le film Bébé Tigre, cité plus haut, ils sont soumis à une double pression : celle de leur famille restée en Inde, qui attend un retour sur investissement, et donc des envois réguliers d’argent pour rembourser leur voyage vers la France, et celle de la société du pays d’accueil, en particulier des institutions telles que l’Aide sociale à l’enfance (quand ils ont la chance d’être recueillie par elle) ou la préfecture, qui attendent d’eux réussite scolaire et intégration socio-culturelle. Sony, un usager du caarud qui a fréquenté quelques mois les ateliers, est arrivé en France à l’âge de 15 ans : âgé de 24 ans aujourd’hui, il est l’un des très rares Pendjabis du caarud à parler français et à disposer d’une carte de séjour. Il ne parvient néanmoins pas à s’extraire des marges et poursuit son parcours d’errance de squat en squat et de convocations au commissariat pour délit de mœurs en passages au tribunal.
32 Nous évoquerons enfin un dernier facteur déterminant la manière dont la clandestinité pèse sur les parcours de vie : le degré d’insertion du migrant dans des réseaux d’entraide et de solidarité communautaire. Le contexte français de criminalisation accrue de l’immigration irrégulière et du travail non déclaré rend les migrants sans papiers toujours plus dépendants de ces réseaux communautaires, qui conditionnent l’accès à un logement et à un travail. Basés sur l’appartenance de caste, certains réseaux sont plus importants, mieux structurés, tels ceux des Jats, que d’autres, comme ceux des Lohanas ou des Ravidasias. Ces derniers, parce que leur histoire migratoire est bien moins ancienne que celle des Jats, n’ont pas encore vu émerger en leur sein une classe de notables capables d’aider les nouveaux arrivants. Beaucoup d’usagers du caarud sont issus de ces groupes sociaux défavorisés dans la société de leur pays d’origine, dont les faibles ressources communautaires, tant matérielles que socio-culturelles, expliquent en partie la situation d’isolement et d’abandon de certains de leurs membres présents en France.
33 Fragilisés par leur itinéraire migratoire qui se prolonge souvent en errance une fois arrivés à destination, ne pouvant s’appuyer sur des réseaux familiaux ou de caste, ces migrants sont finalement victimes de formes d’exploitation et de domination particulièrement brutales et destructrices de la part de leurs compatriotes, et tout particulièrement de pratiques d’exploitation par le travail.
Les maux de la clandestinité
34 Nous allons, pour finir, évoquer les empreintes que les formes de clandestinité rencontrées à Beaurepaire laissent tant sur le corps que sur le psychisme de ces migrants.
35 Le médecin généraliste du caarud définit les pathologies qu’il y rencontre comme des pathologies de la précarité et de l’errance [21]. Lesquelles touchent le plus fréquemment les usagers pendjabis ? En lien avec la mission première d’un caarud, une attention particulière est portée aux addictions. Parmi les substances consommées figurent l’héroïne et la morphine ainsi que la méthadone ou le subutex (traitements de substitution aux opiacés), détournés de leur usage, et surtout la codéine (un dérivé d’opiacé) et l’alcool. Certains usagers du caarud étaient déjà utilisateurs d’opiacés et d’héroïne en Inde. La consommation de codéine, particulièrement importante dans les premiers temps, semble avoir diminué : le médecin du Centre Beaurepaire explique ainsi qu’une des demandes de prescription les plus fréquentes lors des consultations concernait le sirop antitussif (contenant de la codéine), malgré l’absence de symptôme de toux. Quant à l’alcoolisme, c’est un phénomène massif chez les migrants pendjabis indiens, qui va au-delà des situations de grande précarité et d’exclusion sociale, puisqu’il concerne également des migrants installés de longue date en France, en situation administrative régulière et bien insérés sur le plan socio-professionnel. Un travail important d’information et de sensibilisation sur le thème de l’alcool a été mené lors des ateliers santé [22], qui ont révélé l’importance de la dimension culturelle de la réduction des risques. Le pourcentage d’usagers pendjabis en situation d’addiction a globalement diminué.
36 D’autres affections, également liées à l’errance et à la précarité, touchent les usagers pendjabis du caarud : des maladies parasitaires (poux, gale), des blessures ou écorchures infectées. Le niveau particulièrement élevé de violence entre usagers pendjabis préoccupait beaucoup le personnel du caarud et se traduisait par de nombreuses consultations en traumatologie. Les formes de violence extrême, qui ont atteint en 2010 un paroxysme avec un meurtre et une amputation, semblent avoir nettement reculées.
37 Pour les pathologies qui nécessitent des examens complémentaires ou des traitements au long cours, le médecin généraliste de Beaurepaire oriente systématiquement les patients vers la permanence d’accès aux soins de santé Verlaine de l’hôpital Saint-Louis. Selon les professionnels de santé interrogés (médecins du caarud, du caso de Médecins du monde et de la pass Verlaine), les pathologies les plus fréquentes — liées, pour une partie d’entre elles, aux problèmes d’addiction — sont le diabète, la pancréatite, les maladies cardio-vasculaires, l’hypertension, l’épilepsie, la tuberculose et l’hépatite C.
38 Nous nous arrêterons sur la tuberculose, qu’un médiateur-santé interrogé lors de notre enquête définit comme « une maladie sociale, une maladie de la précarité », frappant principalement les primo-arrivants (en France depuis moins de cinq ans), de milieu rural et ayant eu un parcours migratoire long et chaotique [23]. Cette maladie, qui représente au niveau mondial la deuxième cause de décès après le sida, a fortement régressé en France depuis le xix e siècle, mais persiste dans certaines régions, les taux d’incidence les plus élevés se rencontrant à Paris, en Seine-Saint-Denis et en Guyane. Toute la difficulté, nous explique le médiateur-santé, est de dépister le public à risque (primo-arrivants en provenance d’Afrique subsaharienne et d’Asie du Sud, surtout) sans le stigmatiser. Face à la recrudescence de tuberculose que connaît depuis plusieurs années la Seine-Saint-Denis, le département a mis en place un dépistage actif, comme celui proposé une fois par semaine au caso de Médecins du monde à la Plaine-Saint-Denis. Les primo-arrivants indo-pakistanais, de milieu rural, qui fréquentent le caso sont définis comme une population à risque. Quels liens peut-on établir entre la clandestinité, la précarité et une pathologie comme la tuberculose ?
39 La peur de l’arrestation par la police et d’une possible expulsion vers le pays d’origine, l’absence de travail régulier, de conditions de vie décentes et d’un logement stable (vivre dans la rue, logements insalubres et surpeuplés, squats, hébergement d’urgence) plongent les migrants dans un état de stress et de fatigue qui fragilise les défenses immunitaires de l’organisme et favorise le déclenchement de l’infection tuberculeuse. Par ailleurs, comme plusieurs travaux l’ont démontré [24], une situation administrative irrégulière se traduit par un moindre recours ou un recours tardif aux soins, et donc par un dépistage tardif. En outre, une fois détectée grâce à une radio des poumons, la tuberculose nécessite un traitement lourd, avec hospitalisation, difficile à suivre pour des malades sans papiers, sans source de revenus et sans logement stable. Enfin, la situation administrative des malades sans papiers atteints de cette maladie contagieuse complique considérablement non seulement la prise en charge médicale, mais également le suivi social. En effet, chaque cas de tuberculose fait l’objet d’une enquête sociale sur l’environnement du malade : il s’agit de contacter son entourage immédiat et, selon les cas, de proposer un dépistage pour couper la chaîne de contamination.
40 Pour illustrer les difficultés rencontrées dans son action cruciale de prévention, le médiateur-santé que nous avons interrogé cite l’exemple de deux jeunes migrants originaires de l’État indien du Pendjab dépistés au caso de Médecins du monde [25]. Aux professionnels du service de dépistage qui leur rendent visite à l’hôpital Bichat où ils sont hospitalisés, ils déclarent vivre dans un squat avec des compatriotes, refusent de donner l’adresse du squat ou les coordonnées téléphoniques de ces derniers, mais s’engagent à les inciter à se rendre à la consultation de dépistage du caso. Néanmoins, depuis, personne ne s’y est présenté.
41 L’accès aux soins est considéré, dans les textes français, européens et internationaux, comme un droit fondamental et inaliénable, accessible à tous sans discrimination, y compris aux étrangers en situation irrégulière au regard du séjour. Mais dans les pratiques administratives françaises, comme l’explique Anne-Cécile Hoyez, une des contributrices au présent dossier, les migrants en situation irrégulière rencontrent de nombreuses difficultés à faire valoir ce droit, difficultés liées aux « politiques migratoires qui imposent des critères de nationalité, de régularité et de durée de séjour » [26]. Le statut migratoire, poursuit-elle, en déterminant l’accès aux soins, influe directement sur l’état de santé et, en France comme dans d’autres pays occidentaux, il représente un facteur important des inégalités sociales de santé [27].
42 Les migrants reçus au caarud Beaurepaire ou au caso de Médecins du monde subissent beaucoup d’entraves dans l’accès aux soins, liées à leur situation administrative, à leur incapacité à s’exprimer en français, à leur ignorance totale de leurs droits et des démarches pour les faire valoir et à leurs conditions d’hébergement. L’aide médicale d’État (ame), la couverture santé mise en place en 1998 pour les migrants en situation administrative irrégulière, devient de plus en plus difficile et longue à obtenir en Île-de-France, ce qui se traduit par des périodes de rupture de droits pendant lesquelles les migrants n’ont plus accès à des soins gratuits. Le dossier de demande d’ame est difficile à constituer pour des hommes en situation de grande précarité et sans logement stable ; deux pièces, l’attestation de domiciliation et la photocopie intégrale du passeport s’avèrent particulièrement difficiles à fournir [28]. Difficulté supplémentaire : dans certains cas, la rupture de couverture santé est rendue inévitable par les délais d’instruction des dossiers par la Caisse primaire d’assurance maladie (cpam). Ainsi, en Seine-Saint-Denis, les migrants ne peuvent déposer leur dossier que deux mois avant l’expiration de leur carte ame, mais la cpam met au minimum trois mois (et parfois plus longtemps) pour instruire leurs demandes. Les conséquences sont particulièrement lourdes sur l’état de santé en cas de maladies graves ou chroniques. Pour les migrants arrivés en France en bonne santé, cela se traduit par un retard dans l’accès aux soins, voire par un non-recours aux soins, et parfois par une détérioration rapide de l’état de santé au bout de quelques mois de présence en France. Leurs conditions de vie très dures se traduisent également par une souffrance psychique extrême, qui ne trouve aucun espace où s’exprimer, sauf au caarud Beaurepaire ou au caso de Médecins du monde qui a mis en place une consultation de psychiatrie, deux des très rares lieux d’accueil de cette population migrante en souffrance [29].
43 Les nombreux travaux consacrés à la diaspora indienne se concentrent presque exclusivement sur une élite entrepreneuriale et sur ses expériences « réussies » de la migration et du transnationalisme. Dans cette littérature, comme dans l’imaginaire sud-asiatique de l’émigration tel qu’il s’incarne dans la culture populaire (Bollywood [30] en particulier), aucune place n’est laissée aux ambiguïtés du projet migratoire, à l’échec, à la maladie, à la précarité, à l’exclusion sociale, à l’absence de mobilité tant géographique que sociale, pas plus qu’à l’expérience vécue et à la subjectivité de migrants comme ceux qui sont reçus au Centre Beaurepaire.
44 Le travail de terrain mené au caarud nous a permis de rencontrer des personnes difficilement accessibles, car doublement exclues et invisibilisées par la société française et par leur communauté d’origine. Leurs parcours individuels, leur expérience de la migration et de la clandestinité, de la maladie et de la souffrance psychique, dont nous avons essayé de rendre compte ici, éclairent sous un jour nouveau le lien entre migration et santé : des parcours migratoires de plus en plus complexes et dangereux et des conditions de vie en France de plus en plus précaires contribuent à détériorer l’état de santé physique et mental d’un nombre croissant de migrants en situation irrégulière au regard du séjour en France.
45 Enfin, la situation de ces migrants nous en apprend aussi beaucoup sur nos sociétés contemporaines, sur les logiques d’exclusion et d’inclusion qui les animent et sur les effets délétères de politiques migratoires de plus en plus restrictives qui criminalisent l’immigration de travail et produisent de nouvelles figures d’exclus.
Notes
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[1]
Anthropologue et formatrice interculturelle, doctorante au Centre d’études de l’Inde et de l’Asie du Sud (ceias), École des hautes études en sciences sociales (ehess), Paris. Contact : christinemoliner@gmail.com
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[2]
Voir dans le corps du texte ce à quoi correspond pour nous la notion de “clandestinité”.
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[3]
Cette présentation a donné lieu à un article : KIRPALANI, Nisha ; MOHAMMAD, Saad ; MOLINER, Christine, “Panjabi illegal migrants in France : tales of suffering, invisibility and marginalization”, in : IRUDAYA RAJAN, S. ; VARGHESE, V. J. ; NANDA, Ashwini Kumar (Eds.), Migration, mobility and multiple affiliations : Punjabis in a transnational world, New York : Cambridge University Press, 2015, 394 p.
-
[4]
Sur la communauté sikhe en France, nous nous permettons de renvoyer à nos précédents travaux, en particulier MOLINER, Christine, “L’immigration sikhe en France. Des plaines du Pendjab à la Seine-Saint-Denis”, Hommes & Migrations, n° 1268-1269, juillet-octobre 2007, pp. 130-137.
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[5]
220 . Voir à cet égard FRIGOLI, Gilles (dossier coordonné par), “Mineur isolé étranger : une nouvelle figure de l’altérité ?”, Migrations Société, vol. 22, n° 129-130, mai-août 2010, pp. 91-278 ; MAZIZ, Linda, “Synthèse du colloque Mineur isolé étranger : une nouvelle figure de l’altérité ?”, Migrations Société, vol. 23, n° 136, juillet-août 2011, pp. 13-54 [ndlr].
-
[6]
NOBIL AHMAD, Ali, Masculinity, sexuality and illegal migration : human smuggling from Pakistan to Europe, Burlington : Ashgate Publishing, 2011, 230 p.
-
[7]
Le Centre Beaurepaire, lieu d’accueil de jour créé en 1996 pour limiter la transmission du vih et des hépatites, devient en 2006 un établissement médico-social financé par l’assurance maladie, lors de la création des caarud, dans le cadre de la politique de réduction des risques.
-
[8]
L’Association Charonne est une des premières structures créées, en 1970, pour l’accueil des toxicomanes.
-
[9]
Nombre total de patients reçus au moins une fois dans l’année.
-
[10]
Il s’inspire directement de l’expérience de Biocek, un dispositif porté par l’Association Charonne et destiné à des migrants originaires d’Europe de l’Est (Russes, Polonais, Bulgares...).
-
[11]
Ce dispositif bénéficie d’un financement de l’Agence régionale de santé ainsi que de la Direction de la démocratie, des citoyens et des territoires de la mairie de Paris.
-
[12]
Le réseau s’est progressivement élargi et comprend, en 2015, les partenaires suivants : l’association Accès aux droits solidarité Paris (adsp), qui assure une permanence juridique hebdomadaire ; la maraude d’Emmaüs Paris-Nord et la maraude de l’Association Charonne ; la permanence d’accès aux soins de santé (pass) Verlaine de l’hôpital Saint-Louis ; l’Office français de l’immigration et de l’intégration (ofii); le Centre d’accueil, de soins et d’orientation (caso) de Médecins du monde à Saint-Denis; la Direction de la démocratie, des citoyens et des territoires (ddct) de la mairie de Paris.
-
[13]
Ces outils, dont la traduction et l’impression sont prises en charge par la ddct de la mairie de Paris, seront mis à la disposition des usagers pendjabis du caarud et des associations et organismes partenaires.
-
[14]
Voir à cet égard, dans ce même dossier, la contribution de Nisha Kirpalani, page 121.
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[15]
Parmi les nombreuses publications sur le sujet, voir DUVELL, Franck, “Paths into irregularity : the legal and political construction of irregular migration”, European Journal of Migration and Law, vol. 13, n° 3, 2011, pp. 275-295.
-
[16]
Voir également MOLINER, Christine, “Did you get papers ? Sikh migrants in France”, in : JACOBSEN, Knut ; MYRVOLD, Kristina (Eds.), Sikhs in Europe : migration, identities and representations, Burlington : Ashgate Publishing, 2011, pp. 163-178.
-
[17]
Entretien avec Manpreet, un migrant de 30 ans, réalisé à Paris le 10 février 2009. Tous les prénoms cités sont des pseudonymes.
-
[18]
200 000 roupies, soit 2 600 € environ.
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[19]
Entretien avec Sukhdev, âgé d’une quarantaine d’années, réalisé à Paris le 23 septembre 2014.
-
[20]
Voir KIRPALANI, Nisha ; MOHAMMAD, Saad ; MOLINER, Christine, “Panjabi illegal migrants in France : tales of suffering, invisibility and marginalization”, art. cité.
-
[21]
Entretien avec Luc de Massé réalisé à Paris en janvier 2014.
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[22]
Une brochure en pendjabi est consacrée à l’alcoolisme.
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[23]
Entretien avec Martin Favreau, médiateur-santé au service de Prévention des actions sani-taires du Conseil départemental de Seine-Saint-Denis, réalisé à Bobigny le 21 mars 2015. Les données qui suivent sont tirées de cet entretien.
-
[24]
Voir en particulier le rapport annuel de l’Observatoire de l’accès aux droits et aux soins de Médecins du monde, disponible sur le site de l’association, http://www.medecinsdumonde.org/fr/ En-France/Observatoire-de-l-acces-aux-soins
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[25]
Sur les neuf personnes dépistées au caso en 2014, trois étaient pakistanaises et deux étaient indiennes.
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[26]
HOYEZ, Anne-Cécile, “Mobilités et accès aux soins des migrants en France”, Géoconfluences, 2012, http://geoconfluences.ens-lyon.fr/doc/transv/sante/SanteScient4.htm
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[27]
Ibidem.
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[28]
Du reste, le personnel du caarud passe une part importante de son temps de travail à cons-tituer des dossiers d’aide médicale d’État.
-
[29]
Voir la contribution de Nisha Kirpalani dans le présent dossier, ainsi que son article “Beaullywood-sur-Seine, entre-deux et transitionalité dans un groupe de parole d’Indiens à Paris”, in : BONI, Livio (sous la direction de), L’Inde de la psychanalyse : le sous-continent de l’inconscient, Paris : Éd. Campagne Première, 2011, chapitre 9, pp. 205-240.
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[30]
Industrie indienne du cinéma, basée à Bombay (Mumbai).