Notes
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[1]
Office franco-allemand pour la jeunesse, intervenant ici à titre personnel.
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[2]
Plasticien français, photographe, sculpteur et cinéaste, enseignant à l’École nationale supérieures des beaux-arts.
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[3]
Un des fondateurs du Comité Marche du 23 mai 1998 (cm98).
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[4]
Psychologue spécialisée en psychothérapie interculturelle, l’une des fondatrices du Comité Marche du 23 mai 1998 (cm98) et membre de son conseil d’administration.
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[5]
Directrice de la Culture à Saint-Denis.
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[6]
Président de l’Agence de la promotion des cultures et du voyage (apcv).
1 Gérard Gabert [1] : Je voudrais revenir sur une question que j’avais posée trop tôt parce qu’elle concerne surtout les élus, c’est celle précisément de l’inscription de la mémoire et de l’histoire dans les lieux. Sans vouloir faire de reproche à Alain Monteagle, je constate que, en France, on en reste trop souvent à la plaque, qu’on se contente d’accrocher une plaque quelque part avec un texte que les gens lisent ou ne lisent pas, alors que dans d’autres pays — je pense à l’Allemagne, que je connais — on a développé des formes plastiques d’inscription de la mémoire dans les villes qui sont infiniment plus imaginatives, créatives et surtout efficaces. Des choses qu’on ne peut pas ne pas voir, sur lesquelles on ne peut pas ne pas buter, qui interpellent. Même si je ne donne pas d’exemples pour ne pas monopoliser la parole, j’ai vraiment des problèmes avec cela en France. Les exemples sont rarissimes et souvent d’ailleurs venant de gens qui sont soit allemands, soit ayant travaillé en Allemagne, comme Christian Boltanski [2], et c’est très très rare.
2 Serge Romana [3] : Qu’est-ce qui diffère dans les différentes politiques mémorielles dans chacune des villes ? Qu’est-ce qui est commun et quels sont les points de différence ? Par exemple, il est possible qu’à Saint-Denis il y existe certaines revendications mémorielles qui n’existent pas à Bobigny ni à Montreuil. Est-ce lié au terrain sociologique ? Qu’en pensez-vous ?
3 Un intervenant : Justement, sur ces trois territoires municipaux, vous concertez-vous ? Au niveau de la région ou du département, y a-t-il aussi un travail en commun qui réunit les diverses expériences départementales ou communales ?
4 Viviane Rolle-Romana [4] : Tous les trois, vous disiez que ce travail de mémoire, que vous accompagnez chacun dans sa ville, servait surtout à une meilleure cohésion sociale et au “vivre ensemble” évoqué par Jaklin Pavilla. Mais êtes-vous également conscients du fait que travailler sur la mémoire, accompagner un travail de mémoire, c’est aussi accompagner un travail identitaire, ce qui est différent d’une identité — comment dire ? — nationale, française, je ne sais pas comment l’appeler ? Quels sont les débats qu’implique cela dans vos municipalités ou au sein de vos courants politiques ?
5 José Moury : Je répondrai à l’une des questions sous la forme d’une anecdote. Jaklin et moi nous nous connaissions avant d’être élus. Nous nous sommes rencontrés quelques jours après avoir reçu nos délégations et, en discutant à bâtons rompus, elle m’a demandé : « Alors, tu es élu à quoi ? », « À la mémoire », « Oh ! Mais moi aussi, c’est génial, on va se voir, on va faire plein de choses ensemble ! ». En fait, ma participation à ce colloque constitue notre première collaboration en tant qu’élus.
6 L’exercice de ces fonctions d’élu — vous avez une expérience en la matière, Viviane Rolle-Romana, puisque vous êtes conseillère régionale d’Île-de-France — c’est quand même un exercice solitaire, y compris au sein d’une municipalité. Mine de rien, ce que j’ai découvert c’est qu’on travaillait assez seul, car même s’il y a évidemment une dynamique de groupe on se retrouve malgré tout à travailler seul sur les dossiers. Et c’est d’autant plus difficile de travailler, je dirais en transversalité, avec d’autres villes. Même si Alain Monteagle et moi devrions être amenés à nous voir, puisque ce qui nous rapproche, contrairement à ce qui se passe avec Jaklin Pavilla, c’est que depuis deux ans bientôt Montreuil et Bobigny appartiennent à la même structure intercommunale nommée “Est ensemble”. J’espère qu’ainsi nous serons amenés à faire des choses ensemble, et cette fois-ci de façon institutionnelle. Mais malheureusement, je dirais que ce travail pour l’instant est relativement faible.
7 Jaklin Pavilla : Pour l’instant il n’y a pas de travail de collaboration, mais il faut se rappeler qu’à Saint-Denis il s’agit d’une délégation récente, qui existe depuis les dernières élections municipales (mars 2008), bien qu’un travail sur la mémoire ait toujours été fait. Il faut que cette délégation à la Mémoire trouve sa place au sein même de la ville, et c’est une question essentielle. À la suite des journées Partage des mémoires et de ce colloque, nous aurons à faire un vrai bilan, mener une réflexion interne pour pouvoir bien nous situer. J’ai rappelé ce que nous avons déjà réalisé depuis la création de la délégation, mais, bien entendu, tout un travail a déjà été fait, par exemple avec la dénomination de rues ou la pose de plaques commémoratives.
8 Je profite d’avoir la parole pour saluer Fabienne Soulas, élue de Saint-Denis, qui vient d’arriver. C’est important pour moi, pour la délégation à la Mémoire que des collègues élus soient présents, comme les cinq qui étaient là ce matin, car — cela va de soi — ce n’est pas le colloque de Jaklin Pavilla, mais bien sûr le colloque de la ville de Saint-Denis. Je salue aussi la présence parmi nous de Laurence Dupouy-Veyrier, directrice de la Culture, de Romain Haffner, du service Enseignement. Leur intérêt confirme que la question de la mémoire doit être regardée de manière transversale, comme nous avons pu nous en rendre compte en écoutant les interventions qui tout au long du colloque ont porté sur la culture, l’art, l’enseignement, etc. D’un point de vue pratique, cela demande que différentes directions, différents services travaillent ensemble. Et ce d’autant plus que le choix a été fait de rattacher la délégation à la Mémoire directement au cabinet du maire, ce qui fait qu’il n’existe pas un “service Mémoire” en tant que tel, ce qui pourrait représenter les limites mêmes de la délégation. Par exemple, pour la préparation de ce colloque, je me suis appuyée sur le service de la Vie associative, que je remercie en les personnes de Nadia Bou Abdelli, qui a été notre interlocutrice pendant toute la période de la préparation, d’Anne-Sophie Trefcon, qui tout à l’heure a joué le rôle de technicienne, et de Dominique Brousse, tous sur place depuis ce matin. J’ajoute que si ce travail transversal sur la mémoire est important sur le plan de la ville, il l’est également sur le plan du département, avec lequel nous devons travailler.
9 Alain Monteagle : J’accepte tout à fait la critique faite par Gérard Gabert au sujet des plaques, mais en soulignant quand même qu’il s’agit d’un premier hommage symbolique, ce qui est important. Par exemple, la question des Roms n’est pas simple à traiter dans un certain nombre de villes, et il faut prendre en compte la population, l’état de ses connaissances et de son information. À l’occasion de l’apposition d’une plaque pour faire connaître l’identité et la personnalité de Matéo Maximoff au moyen d’un petit tract dans les boîtes à lettres, d’une petite fête, etc., c’est un début qui, je pense, a appris un certain nombre de choses aux gens. Cela ne suffit pas, je suis de votre avis.
10 Serge Romana demandait s’il y a des différences politiques entre nos trois villes en matière de travail sur la mémoire. Je pense qu’il y a surtout des points communs, parce que quand on travaille au service de la mémoire fatalement on se rend compte de ce qui rassemble. En revanche, les différences dépendent effectivement des populations, de ce que les gens vous demandent, car nous sommes à l’écoute des gens et des associations. Et il y a des raisons sociologiques à ces différences, qui résultent des changements dans la composition de la population de la ville. Par exemple, actuellement, on nous demande de créer un temple hindouiste à Montreuil. Tout le temps il y a des phénomènes nouveaux qui se produisent, certains peu importants, d’autres qui deviennent importants. Au fond, ce qui est vraiment important, c’est que les populations sont là et que les gens dynamiques expriment leurs demandes. Je suis plus que partisan de la concertation et du travail commun, et je fais donc un appel du pied bien appuyé à celles et ceux qui seraient intéressés pour participer au film sur la guerre d’Algérie dont j’ai parlé. En outre, le département, qui dispose d’un très bon matériel pédagogique destiné aux établissements scolaires, mène de nombreuses actions. Ce sont des choses à approfondir.
11 Viviane Rolle-Romana se demandait si le travail de mémoire est un travail identitaire. Dans la mesure où le travail de mémoire est un travail de connaissance, qui essaie de faire disparaître l’ignorance ou une partie de l’ignorance, un travail de connaissance de soi-même et de l’Autre, on va également vers un travail identitaire, qui aide peut-être à se construire et surtout à se connaître, à connaître son passé, à connaître le passé de l’Autre, ce qui est quand même sacrément utile pour vivre ensemble. Néanmoins, il faut en apprendre sans arrêt, parce que, en quelque sorte, on passe par une série de schémas un peu exotiques avant d’arriver à une véritable connaissance.
12 Pedro Vianna : J’ajouterai que le travail de mémoire a forcément des répercussions sur l’“identité”, non seulement sur l’identité des groupes qui la revendiquent, mais aussi, par exemple dans le cas d’un pays comme la France, sur l’“identité nationale”, qui telle qu’elle a été officiellement construite et présentée, a occulté un certain nombre de choses. En tant qu’“identité nationale”, elle a été mutilée par ces occultations. En revendiquant leur identité, les groupes en question apportent à la construction de cette “identité nationale”, qui, dans la mesure où elle existe et comme on l’a rappelé maintes et maintes fois, n’est pas figée, qui est en permanente construction.
13 José Moury : Sur les différences politiques en matière de mémoire, il n’y en a peut-être pas entre nous, mais il n’y a pas que nous dans le département... Par exemple, autour de Bobigny, il y a quelques villes administrées par la droite, et à l’occasion d’une commémoration de la Shoah j’avais un peu bouilli intérieurement en entendant le discours d’un maire qui, se référant aux déportations, déplorait que « tout ça soit arrivé » parce que « des gens étaient différents », le tout sur un ton très neutre, sans mettre les faits historiques en perspective, ce qui m’avait beaucoup gêné.
14 Pas plus que je ne suis historien, je ne suis pas non plus philosophe, mais enfin, on parle d’histoire, et Marx est quand même beaucoup intervenu sur cette question, présentant l’histoire comme le résultat d’un rapport de forces, l’inscription de ce rapport de forces dans ce qu’on appelle l’histoire étant quelque chose de concret. Il y a donc une vision qui présente l’histoire comme un beau tableau et une autre qui tient compte des faits réels. Et il faut retrouver cette histoire réelle dans toutes ces communautés, dans toutes ces mémoires, qui sont le fruit de cette même histoire. La colonisation, l’extrême droite en Allemagne, la guerre civile espagnole, la Shoah, etc., ne sont pas arrivées par hasard. Derrière toutes ces histoires, il y a une histoire sociale. C’est pour cela que je disais que nous, élus, politiques, nous sommes là pour donner du sens, que notre rôle consiste à remettre ces histoires et ces mémoires en perspective, sans nous limiter à faire des commémorations à la “béni-oui-oui” ou simplement parce que c’est obligatoire, que c’est inscrit dans un cadre étatique comme dans le cas du 8 Mai.
15 La question posée par le colloque est « Quel travail de mémoire pour quelle société ? ». Dans “travail de mémoire”, il y a “travail”, ce qui veut dire qu’il faut “bosser”. Et là, je me retrouve totalement dans le terme d’“entrepreneur” qui a été utilisé par Johann Michel. Je vais prendre l’exemple du cm98, bien représenté ici et que je connais bien parce qu’ils sont particulièrement actifs à Bobigny aussi. C’est un “boulot” que vous avez fait, ce n’est pas simplement une volonté politique ou une sensibilité exprimée, vous avez mis cela ensuite en actes avec un vrai travail, tout ce que vous avez réalisé sur les noms, les groupes de parole, le chemin de fer, etc. Et tout cela a un résultat. Aujourd’hui j’ai l’impression que vous laissiez entendre qu’il y aura de nouvelles étapes, car les choses ne se font pas du jour au lendemain.
16 Nous, politiques, nous devons soutenir le travail des historiens, le travail sur les archives, notamment municipales et départementales dont a parlé Sarah Clément, même si les règles d’accès aux archives et de leur exploitation sont fixées par la loi. En revanche, les rapports, les missions qui peuvent être confiées à des historiens dans le cadre de commissions chargées de travailler sur tel ou tel aspect précis de la question relèvent de la décision politique. C’est vraiment indispensable, mais cela pose encore une fois la question des moyens.
17 Enfin, il faut aussi évoquer la pédagogie par l’art, dont le film que nous a présenté Anielle Weinberger est une illustration. Pour moi, c’est un aspect essentiel de la question, parce que l’enseignement a son rôle à jouer, mais le rapport entre élève et enseignant a ses caractéristiques propres. Je m’explique : par exemple, ici, pendant une journée, nous avons le plaisir d’écouter, de prendre des notes, nous sommes attentifs, très concernés par la question, et nous ne nous retrouvons pas ici par hasard. Au jour le jour, ces questions sont quand même ardues et d’autres formes de transmission, comme tout ce qui touche à l’expression artistique, peuvent être efficaces.
18 À Bobigny nous avons fait le choix de travailler avec une compagnie théâtrale, La pierre noire, qui a commencé à travailler d’abord sur la gare, et que nous faisons travailler sur quatre commémorations : le 8 Mai pour ce que l’on pourrait appeler la partie unitaire, la commémoration de la déportation le 29 avril à la gare, la question de l’esclavage le 23 mai et la répression contre les Algériens du 17 octobre 1961, le tout via le travail artistique qui permet de faire passer un certain nombre d’idées qui ne passeraient pas par la pédagogie ou par un colloque. Le deuxième avantage d’une telle approche, c’est que la compagnie théâtrale a un rôle de médiateur dans la mesure où elle travaille avec les enfants dans les collèges et avec le conservatoire, tout en se produisant dans tous les lieux de la ville où l’on peut trouver du monde. Par exemple, il y a à Bobigny une place du 17-Octobre au pied de la cité Paul-Vaillant-Couturier ; le 17 octobre une commémoration y a lieu, et la compagnie de théâtre est allée travailler avec les amicales de la cité qui s’y sont impliquées. Je veux dire par là qu’il faut aller vers les gens, pas simplement en leur proposant quelque chose qui, pour une majorité, peut représenter un contenu historique assez aride dans son ensemble, mais en leur donnant la possibilité d’exprimer leur parole. Je crois que l’art est vraiment un outil indispensable.
19 Jaklin Pavilla : José Moury l’a dit, il y a un choix politique au niveau d’une municipalité. Si on prend par exemple la question du choix entre le 10 mai et le 23 mai pour commémorer l’esclavage, avant même que la date du 10 mai soit reconnue officiellement, la ville de Saint-Denis, à partir de la demande des associations antillo-guyanaises de la ville, proposait depuis 2004 une cérémonie républicaine le 23 mai, même si chaque année nous recevons la lettre du préfet rappelant la date du 10 mai. C’est un choix politique. Je pense que c’est important de le dire : même s’il y a des dates, telles que le 11 Novembre et le 8 Mai, où se manifeste l’unité nationale, il y a des choix politiques spécifiques que peut faire une municipalité. Dans la feuille de route que j’ai reçu en tant qu’élue, le maire me demandait, entre autres, de redonner du souffle aux différentes commémorations ayant cours dans la ville, parce qu’on constate que, lors des cérémonies du 11 Novembre ou du 8 Mai, il n’y a pas beaucoup de monde. Nous essayons donc de dynamiser ces commémorations, par exemple en faisant venir un enseignant du collège Jean Lurçat avec sa classe, qui rencontre des témoins des événements que l’on commémore. Ce que nous voulons faire avec nos journées de Partage des mémoires en mai 2011 c’est justement cela, sensibiliser les jeunes, ce qui ne nous empêche pas de faire des choses spécifiques en direction des adultes et de les inviter tous aux cérémonies du 8 Mai.
20 Quant à la question des plaques, j’aimerais que Laurence Dupouy-Veyrier nous explique que la question des noms ne se limite pas à une inauguration, mais que cela implique une mise en valeur pour que ces noms inscrits sur des plaques soient porteurs de sens pour le plus grand nombre de Dyonisiens.
21 Laurence Dupouy-Veyrier [5] : Il y a une mission qui nous a été confiée et qui est assez intéressante, importante aussi pour le travail que vous avez effectué aujourd’hui : la dénomination des nouvelles rues, des nouveaux espaces et établissements publics de la ville. La recherche des toponymes est très importante. Nicole Rodrigues, archéologue de la Ville, qui a dû partir, aurait parlé mieux que moi de toute cette recherche, de tout ce savoir qui peut soudain émerger à la connaissance du plus grand nombre. On parle de présence dans l’espace public, ce qui est vrai, à condition qu’il y ait une pédagogie qui puisse la porter de manière à faire connaître les épisodes qui ont forgé l’histoire de la ville, les moments, les personnalités qui ont marqué sa vie. On n’a pas de livre d’histoire locale, en tout cas aujourd’hui à Saint-Denis, et cela pourrait être une première étape que de commencer à restituer une partie de cette mémoire à partir des rues et sites de l’espace public. Il y a beaucoup à faire en la matière, et avec Jaklin Pavilla nous avons commencé tout un travail intersecteurs pour mobiliser des publics, des directions, des services autour de cette problématique de la mémoire. Sur la Résistance et les journées des 6, 7 et 8 mai prochains, par exemple, nous avons un fonds Paul Éluard au Musée d’art et d’histoire de Saint-Denis, mais je pense que, au départ, personne n’avait en tête qu’on pourrait articuler ces journées au Fonds Paul Éluard, qui, bien entendu, a une histoire en tant que telle et continue à la porter. La sectorisation, l’isolement des établissements sont parfois problématiques, et il faut bien quelqu’un qui relie les enjeux entre eux pour faire en sorte que cette politique mémorielle soit vraiment irriguée, qu’elle puisse toucher des visiteurs, des publics, des populations de différentes obédiences et avec des entrées différentes. C’est ainsi que nous pourrons expliciter la fresque Jean Moulin qui illustre notre salle de la Résistance en mairie, que nous pourrons visiter des sites forts pour refaire, au moins en esprit, le trajet des gens qui ont vécu cette période et ces événements. Nous pourrons aussi repartir de ce qui est resté, c’est-à-dire les fonds des musées, les traces historiques, les objets. Nous travaillons également sur une vitrine placée dans une rue autour de cette journée. J’espère que chaque année, chaque thème pourra être propice à ce travail de fond et d’articulation entre les uns et les autres, pour toucher plus largement la population, plus de public et pas seulement ceux qui souhaitent partager leurs souvenirs.
22 Viviane Rolle-Romana : En tant qu’élue, je suis consciente de l’importance du travail de mémoire pour la cohésion sociale, mais force est de reconnaître que nous sommes quand même en grande difficulté sur cette question. Comme vous venez de le dire, Laurence Dupouy-Veyrier, la plupart du temps ce sont les porteurs d’une certaine mémoire qui sont présents aux commémorations de cette même mémoire. Et j’entends bien ce que disent les élus municipaux, qui sont sollicités par différentes communautés ayant à cœur de célébrer un événement important qui vont porter cette mémoire et qui seront présents ce jour-là, mais en l’absence des autres. Et nous restons avec une grande interrogation : au fond, en développant ces mémoires, nous développons aussi, malgré nous, non pas une cohésion, non pas un vivre ensemble mais, pour l’instant, un non-vivre ensemble. C’est en ce sens que je faisais référence à la “mémoire non partagée”. Bien sûr, il faut nuancer le propos, car je sais que, en tant que politiques, nous affirmons des choses, parce que, bien évidemment, elles doivent avoir du sens, mais il faut aussi reconnaître que, la plupart du temps, nous sommes loin, par exemple, d’un partage des mémoires.
23 La question est complexe, et il faut réfléchir, bien que je ne sache pas vraiment comment faire. Je le dis franchement, même si je pense que s’adresser aux collégiens, aux écoles primaires, au lycée, etc., est certainement l’ouverture la plus importante. C’est une vraie question malgré tout : ces mémoires sont portées par des porteurs de mémoire et sont très peu partagées. J’en veux pour preuve la manifestation que nous, cm98, organisons le 23 mai à Saint-Denis. En 2008, nous avons fait un film sur les réactions des uns et des autres par rapport à cette manifestation. Et bien, des habitants de la ville, des Dionysiens non descendants d’esclaves se sentaient mal à l’aise par rapport à la manifestation. La place était littéralement noire. Or il m’est arrivé d’aller dans d’autres manifestations commémoratives, par exemple organisées par des juifs, et nous n’étions que trois ou quatre Antillais présents. Nous sommes donc vraiment en difficulté sur cette question. Et je terminerai par un mea culpa profond : en tant qu’élue régionale, j’essaie de faire en sorte que les commémorations de l’esclavage soient reconnues par la région ; or je me rends compte que, quand je dois lancer les invitations pour les cérémonies du 10 mai, j’invite l’exécutif du conseil et les élus concernés, les Antillais et les Africains.
24 Abderrahim Rézigat [6] : Je pense que ce type de rencontre que nous avons aujourd’hui nous permet de nous retrouver et de travailler cette mémoire ; et si ce n’est pas encore un partage total, c’est déjà un début de partage.
25 À l’Agence de la promotion des cultures et du voyage (apcv), depuis 20 ans nous travaillons sur ces questions de mémoire. Par exemple, nous avons travaillé au quartier des Francs-Moisins pendant une année, avec le lycée Suger et bien sûr les habitants du quartier. Nous avons lancé une pétition, signée par plus de 700 personnes et remise à Jaklin Pavilla, pour qu’il y ait à Saint-Denis une place Martin Luther King, symbole de l’émancipation des peuples et des droits de l’homme.
26 Pour conclure, puisque nous parlons de mémoire partagée, je signale qu’à l’occasion des manifestations du 8 Mai nous organisons, grâce au soutien de la municipalité, le Bus de la mémoire qui partira de la place de la Résistance-et-de-la-Déportation pour aller au centre de Drancy — haut lieu de la déportation des Juifs — puis ira à Verdun, avant de se rendre à Champagney, un petit village de la Haute-Saône (Franche-Comté) où au cours du xviiie siècle fut rédigée la première charte de l’abolition de l’esclavage et où en 1971 fut installé la Maison de la négritude ; le bus ira ensuite à Pontarlier où, dans le château de Joux, a été détenu Toussaint Louverture. C’est sans doute un voyage des mémoires partagées. Quoi qu’il en soit, chacun de nous travaille dans son domaine cette mémoire partagée, pour faciliter la compréhension entre nous pour un mieux vivre ensemble.
27 Alain Monteagle : Le travail auprès des scolaires est très bien, mais peut-être faut-il encourager les initiatives locales, de quartier, plutôt que de faire venir quelque chose ou quelqu’un, même très bien, mais qui a l’air de venir du “sommet”. Un exemple : à Montreuil, une rue porte le nom de quelqu’un qui était raciste et esclavagiste. Au lieu d’arriver avec une décision prise “en haut” et d’annoncer que, comme nous sommes des gens bien, nous avons décidé de changer le nom de la rue, nous avons demandé aux jeunes d’un collège de travailler sur la question, de réfléchir, de réfléchir avec leurs parents. Il arrivera donc un moment où le changement du nom de la rue s’imposera et nous pourrons alors élargir la réflexion. Je suis relativement optimiste quant aux résultats. Enfin, c’est une impression...
28 José Moury : À Bobigny, nous essayons de travailler sur la question des communautés, parce que c’est un point vraiment important. D’une certaine manière nous constatons ce qu’a dit Viviane Rolle-Romana sur le phénomène de chacun avec sa mémoire. Cependant, nous menons notre travail avec ce que j’appellerai les “militants de la mémoire”, qui, eux, croisent les mémoires. Aujourd’hui nous avons un collectif avec les associations intéressées qui se sentent concernées par l’ensemble des mémoires. Au niveau des militants, ce n’est pas artificiel. En revanche, au niveau de la population, c’est vrai que nous nous retrouvons avec des commémorations qu’on pourrait qualifier de “communautaires”. Ne serait-ce pas parce que nous vivons une certaine étape de l’histoire ? Dans le cas du cm98, par exemple, il y a une revendication pour que toute l’histoire de l’esclavage soit reconnue, mais vous savez que cette reconnaissance obtenue, nous ne serons pas au terme du processus de reconnaissance, parce qu’il y aura encore un travail à faire pour aboutir à une inscription de cette reconnaissance dans l’histoire nationale, etc.
29 En tant qu’élu, j’ai envie de travailler sur cette question de la mémoire parce que je pense qu’elle s’inscrit dans l’“identité”... en tout cas dans celle de l’histoire nationale. Les questions mémorielles sont aujourd’hui portées par ces communautés parce qu’elles sont liées aux souffrances de ces communautés, sur lesquelles vous avez très bien travaillé et sur lesquelles vous avez très bien interpellé les pouvoirs publics, parce que c’était une dimension qui n’était pas prise en compte. Ces mémoires liées à la souffrance, on l’a vu avec les jeunes, sont forcément portées par les communautés qui les subissent, sinon ce serait artificiel ; “chacun sa souffrance”, pourrait-on dire. En revanche, le fait que ce qui s’est passé pour telle ou telle communauté a une importance globale et s’inscrit dans l’histoire nationale fera en sorte que tout le monde s’y retrouvera, une fois que ce sera inscrit dans l’histoire nationale. Il en est de même pour la Shoah : quand on organise une commémoration à la gare, il y a encore des survivants, ainsi que des enfants et des petits-enfants de déportés. Il y a donc cette dimension de mémoire résultant du fait que l’on se rappelle le nom du mort, du disparu qui n’est jamais revenu. C’est là une dimension communautaire, voire simplement familiale, mais qui est en tout cas liée à la mémoire des morts. En revanche, la Shoah dans sa globalité est un événement qui touche à l’universel, qui touche l’ensemble des êtres humains. Cette articulation entre les deux formes de mémoire me paraît essentielle.
30 Jean-Louis Schlegel a parlé du temps qu’il faut laisser à l’histoire, et c’est ici la même chose. Si j’ai insisté sur les luttes politiques, c’est parce que n’importe quelle politique est portée par des gens qui sont concernés au départ. Encore une fois, je souligne que notre rôle de politiques est de les accompagner sans prétendre porter la vérité, j’y insiste.
31 Jaklin Pavilla : Je suis en partie d’accord avec Viviane Rolle-Romana, mais je constate aussi que si à Saint-Denis on voit maintenant quelques Antillais — même s’ils sont peu nombreux — présents lors des commémorations du 8 Mai et du 11 Novembre, c’est parce qu’il y a eu un travail de conscientisation fait au sein de la communauté. Je crois que c’est dans cette dynamique-là que nous sommes, et moi je garde espoir. L’idée fondamentale de la journée Partage des mémoires est justement de croiser les mémoires. Mais c’est vrai que nous aurions tous bien aimé que, à chaque commémoration, l’ensemble des Dionysiens soit représenté.
32 Par ailleurs, en tant qu’élus, nous devons gérer la “tension” de la coopération avec les associations, tout en n’empiétant pas sur leur indépendance. Alors, parfois, il se passe une multitude de choses en même temps dans la ville, ce qui explique que le voyage des mémoires partagées organisé par l’apcv démarre le même jour que les journées Partage des mémoires qu’organise la ville. C’est arrivé aussi aujourd’hui, notre colloque n’étant pas la seule activité de ce genre à avoir lieu ce jour. Un autre exemple : l’association Aphrika-beat nous avait rencontrés pour nous proposer une journée de l’immigré. Nous lui avons proposé d’intégrer la dynamique de la journée Partage des mémoires, mais cela ne s’est pas fait parce que parfois chaque association a besoin de faire sa propre expérience. Et en tant que municipalité, nous devons respecter son choix.
Notes
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Office franco-allemand pour la jeunesse, intervenant ici à titre personnel.
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[2]
Plasticien français, photographe, sculpteur et cinéaste, enseignant à l’École nationale supérieures des beaux-arts.
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[3]
Un des fondateurs du Comité Marche du 23 mai 1998 (cm98).
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Psychologue spécialisée en psychothérapie interculturelle, l’une des fondatrices du Comité Marche du 23 mai 1998 (cm98) et membre de son conseil d’administration.
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Directrice de la Culture à Saint-Denis.
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Président de l’Agence de la promotion des cultures et du voyage (apcv).