Couverture de MIGRA_132

Article de revue

Nationalisme et résistance dans un contexte transnational. Internet et le mouvement nationaliste chinois de 2008 en Allemagne

Pages 155 à 171

Notes

  • [1]
    Cf. DAHLBERG, Lincoln, “Computer-mediated communication and the public sphere : a critical analysis”, Journal of Computer-Mediated Communication, n° 7, 2001, http://jcmc.indiana.edu/vol7/ issue1/dahlberg.html (consulté le 1er novembre 2009) ; MITRA, Ananda, “Virtual commonality : looking for India on the Internet”, in : JONES, Steven, Virtual culture : identity and communication in cybersociety, London : Sage Publications, 1997, pp. 55-79.
  • [2]
    Cf. HINE, Christine, Virtual ethnography, London : Sage Publications, 2001, 192 p. ; SADE-BECK, Liav, “Internet ethnography : online and offline”, International Journal of Qualitative Methods, vol. 3, n° 2, June 2004, pp. 45-51 ; WILSON, Samuel ; PETERSON, Leighton, “The anthropology of online communities”, Annual Review of Anthropology, n° 31, October 2002, pp. 449-467.
  • [3]
    L’url du site, créé en 2000, est www.dolc.de. Le nom de domaine dolc est une abréviation de DeutschOnLineClub, c’est-à-dire, littéralement, le Club en ligne allemand. Malheureusement, suite à une cyberattaque lancée contre le forum le 4 avril 2008 par une source non identifiée, les données allant du 18 mars au 4 avril ont été perdues. Toutefois, notre journal de terrain, qui contenait de nombreux fils de discussion (correspondant à l’enchaînement des réponses dans une conversation par messagerie électronique) affichés dans le forum à cette époque, de même que diverses données recueillies auprès d’autres sites ethniques, les entretiens avec des par-ticipants, les vidéos sur YouTube, les slogans scandés lors des manifestations, les courriels des organisateurs des manifestations, les reportages des médias occidentaux et la contre-attaque faite sur des sites tels que anti-cnn et OurVoice.de, pour n’en citer que quelques-uns, a com-pensé suffisamment cette perte sans compromettre la recherche.
  • [4]
    Cf. GIESE, Karsten, “New Chinese migration to Germany : historical consistencies and new patterns of diversification within a globalized migration regime”, International Migration, vol. 41, n° 3, 2003, pp. 155-185.
  • [5]
    Cf. DESTATIS, Statistisches Jahrbuch 2009 : Für die Bundesrepublik Deutschland, Wiesbaden : Statistisches Bundesamt, 2009, 753 p., consultable sur http://www.destatis.de/jetspeed/portal/ cms/Sites/destatis/Internet/DE/Navigation/Publikationen/Querschnittsveroeffentlichungen/Jahrbuch.psml (mis en ligne le 22 septembre 2010).
  • [6]
    Cf. VAN ZIEGERT, Sylvia, Global spaces of Chinese culture : diasporic Chinese communities in the United States and Germany, New York : Routledge Publishers, 2006, 229 p. (voir p. 132).
  • [7]
    Le terme “diaspora” est utilisé ici dans son contexte contemporain étendu comme une construction d'expériences multiples. Il renvoie globalement aux groupes de personnes qui sont éloignées de leur lieu d’origine mais qui gardent toujours un lien (de quelque nature que ce soit) avec leur pays d’origine. En ce sens, il incarne un large éventail de personnes en déplacement, de la diaspora juive classique aux groupes actuels de la migration transnationale.
  • [8]
    Cf. PIEKE, Frank ; NYÍRI, Pál ; THUNØ, Mette ; CECCAGNO, Antonella, Transnational Chinese : Fujianese migrants in Europe, London : Eurospan Bookstore, 2004, 272 p. (voir p. 137).
  • [9]
    Statistiques valables en septembre 2009, http://www.internetworldstatscom/europa.htm
  • [10]
    Le terme “communauté” est ici généralement considéré comme un groupe de personnes ayant quelque chose en commun et qui ont le sentiment d’appartenir à une entité commune. La communication est essentielle à la construction d’une communauté. Communauté et commu-nication s’entraînent l’une l’autre et sont nécessaires à leur existence. En ce sens, la commu-nauté chinoise se réfère aux personnes d’origine chinoise qui ont des affinités avec la Chine. Être capable d’utiliser la ou les langues de Chine devient un facteur essentiel dans la formation de cette communauté. La communauté virtuelle peut être entendue comme un groupe d’individus qui interagissent et communiquent les uns avec les autres via internet et qui ont le sentiment d’appartenir à l’entité en ligne à laquelle ils sont connectés. Comme toute forme de communauté, la communauté chinoise et la communauté virtuelle ne sont pas par nature monolithiques, mais multiples et fluctuantes.
  • [11]
    Cf. GRIES, Peter, China’s new nationalism : pride, politics, and diplomacy, Berkeley : University of California Press, 2004, 227 p. ; JIA, Qingguo, “Disrespect and distrust : the external origins of contemporary Chinese nationalism”, Journal of Contemporary China, vol. 14, n° 42, February 2005, pp. 11-21 ; LU, Suping, “Nationalist feelings and sports : the incident of the overseas Chinese protest against NBC’s coverage of the centennial Olympic games”, Journal of Contem-porary China, vol. 8, n° 22, 1999, pp. 517-533 ; ZHAO, Suisheng, A nation-state by construction : dynamics of modern Chinese nationalism, Stanford : Stanford University Press, 2004, 355 p.
  • [12]
    Cf. HUGHES, Christopher, Chinese nationalism in the global era, New York : Routledge Publishers, 2006, 200 p.
  • [13]
    WILLIAMS, Lea E., The overseas Chinese nationalism : the genesis of the pan-Chinese move-ment in Indonesia (1900-1916), Glencoe, Illinois : Free Press, 1960, 235 p. (voir p. 17).
  • [14]
    Cf. YUE, Ming-Bao, “On not looking German : ethnicity, diaspora and the politics of vision”, European Journal of Cultural Studies, vol. 3, n° 2, May 2000, pp.173-194.
  • [15]
    Le reportage initial intitulé « Die Gelben Spione : Wie China deutsche Technologie ausspäht » [« Les espions jaunes : comment la Chine espionne la technologie allemande »] a été publié dans Der Spiegel, n° 35, 27 août 2007, pp. 18-34.
  • [16]
    Le 13 mars dans la nuit à Berlin correspond au 14 mars au matin à Pékin.
  • [17]
    Cf. JIA, Qingguo, "Disrespect and distrust : the external origins of contemporary Chinese natio-nalism”, art. cité ; ZHAO, Dingxin, “An angle on nationalism in China today : attitudes among Beijing students after Belgrade 1999”, The China Quarterly, n° 172, 2002, pp. 885-905.
  • [18]
  • [19]
  • [20]
    Le reportage initial de cnn intitulé « Reportage : 100 morts dans des violences au Tibet » n’est plus disponible sur l’url d’origine, http://www.cnn.com/2008/WORLD/asiapcf/03/15/tibet.unrest/index.html. Toutefois, une capture d’écran est visible sur dolc.de : http://www.dolc.de/forum/ viewthread.php?tid=692648&extra=page%3D272%26amp%3Borderby%3Ddateline (consulté le 1er décembre 2009). Le reportage initial de la bbc peut être trouvé à l’adresse http://news.bbc.co.uk/2/hi/asia-pacific/7296837.stm (consulté le 1er décembre 2009).
  • [21]
    La galerie de photos initiale de n-tv sur le passage de relais de la flamme à San Francisco n’est plus disponible sur le site. La capture d’écran se trouve sur dolc.de à l’adresse http://www.dolc.de/forum/viewthread.php?tid=699637&extra=page%3D226%26amp%3Borderby%3Ddateline (consulté le 1er décembre 2009).
  • [22]
    Attribué à l’éducation idéologique en Chine.
  • [23]
  • [24]
  • [25]
    http://bbs.kaiyuan.de/viewthread.php?tid=232093&highlight=%E6%B8%B8%E8%A1%8C (consulté le 1er décembre 2009).
  • [26]
    Cf. DING, Sheng, “Digital diasporas and national image building : a new perspective on Chinese diaspora study in the age of China’s rise”, Pacific Affairs, vol. 80, n° 4, 2007, pp. 627-648.
  • [27]
    Cf. KEOHANE, Robert ; NYE, Joseph, “Power and interdependence in the information age”, Foreign Affairs, vol. 77, n° 5, September-October 1998, pp. 81-94.
  • [28]
    L’url du site est http://www.forum-bs.de/
  • [29]
    Le premier message sur le sondage du média allemand, citant le nouveau programme Tagesschau de la chaîne de télévision ard fut posté le 16 mars. Le sondage en ligne de Tagesschau est disponible sur http://umfrage.tagesschau.de/umfrage/poll_dbdata.php?oid=olympiaboykott4 (consulté le 10 décembre 2009).
  • [30]
    Les chiffres se fondent sur les statistiques de YouTube et les résultats de la recherche obtenus avec Google.
  • [31]

1 Depuis la popularisation d’internet au début des années 1980, de très nombreux débats ont porté sur son pouvoir émancipateur, en permettant à des publics dits “faibles”, telles les minorités ethniques marginalisées, de s’exprimer en leur nom propre grâce aux technologies de l’information et de la communication (tic). Internet a permis aux minorités ethniques de prendre part de façon impressionnante aux débats les concernant [1], grâce à un espace médiatique en propre. Cependant, jusqu’à quel point le fait qu’une minorité ethnique figure sur la toile améliore-t-il sa représentation dans la sphère publique majoritaire ? Le discours en ligne de migrants appartenant aux minorités ethniques peut-il figurer dans le discours public dominant, voire au cœur du processus décisionnel ? En d’autres termes, l’internet ethnique peut-il contribuer à renforcer suffisamment la voix des groupes ethniques migrants face aux autres groupes dans la vie politique réelle ?

2La présente contribution analyse l’utilisation d’internet par les Chinois vivant en Allemagne durant l’émergence en 2008 du mouvement nationaliste chinois à l’étranger, dans le but surtout de protester contre les allégations tendancieuses des médias allemands concernant la Chine et d’apporter leur soutien à l’unité de leur pays, de même qu’aux Jeux olympiques de Pékin. Ce cas est idéal pour centrer l’éclairage sur les thèmes de recherche indiqués ci-dessus, puisque sa principale interrogation porte sur la façon dont les Chinois exploitent du point de vue ethnique les nouvelles technologies de la communication — et plus particulièrement les sites des communautés ethniques — afin de résister aux médias allemands perçus comme hégémoniques lorsqu’ils traitent de thèmes liés à la Chine et qui les concernent également.

Conception de la recherche et recueil des données

3L’objet de notre étude porte sur un phénomène complexe impliquant des pratiques sociales et de partage d’information imbriquées, diversifiées et multiculturelles. De nombreux chercheurs ont suggéré récemment que l’approche ethnologique était particulièrement appropriée pour démêler un tel imbroglio [2]. Notre recherche a eu recours à l’approche ethnographique et aux méthodes anthropologiques — telles que l’observation participante et l’entretien — afin de recueillir des matériaux depuis des sources d’information en ligne et hors ligne.

4À partir des trois sites ethniques chinois les plus fréquentés nous avons suivi de façon quasi journalière jusqu’à fin octobre 2008 l’évolution des discussions ayant débuté le 14 mars de la même année avec l’annonce des émeutes au Tibet. En même temps, nous avons consulté sur ces thèmes les médias dominants (mainstream) tant chinois qu’occidentaux. De même, nous avons participé aux manifestations de rue organisées à Munich le 29 mars, afin de vivre une expérience concrète de protestation. Par le biais d’internet, du téléphone ou d’entretiens face à face nous avons mené en outre divers entretiens avec des internautes, des manifestants et des organisateurs, choisis au hasard, afin d’appréhender l’évolution du mouvement nationaliste de différents points de vue.

5Les principales sources matérielles de la présente contribution sont les données du forum de discussion archivées dans le forum “Tremblement de terre du Sichuan et émeutes au Tibet” sur le site communautaire dolc.de[3]. Deux éléments ont présidé au choix de dolc.de pour illustrer la problématique traitée ici. Tout d’abord, c’est le site communautaire chinois considéré comme rassemblant le plus d’informations et d’internautes en Allemagne. Ensuite, c’est de loin le site communautaire le plus actif en termes de fréquence des informations et d’animation des discussions au cours de la période où le mouvement a eu lieu.

6 Nous ne traiterons ici que du mouvement à son apogée en Allemagne, c’est-à-dire lors de la survenue des émeutes au Tibet le 14 mars 2008 jusqu’à la dernière manifestation de rue qui a eu lieu le 26 avril à Hambourg. La raison principale d’une telle décision tient au fait que, au cours de cette période, le mouvement nationaliste chinois d’Allemagne a été considéré comme le plus actif et le plus intense en comparaison d’autres périodes en termes d’échelle, de fréquence et d’expérience. En second lieu, parce que, pendant ce laps de temps, le recours à internet par les Chinois résidant en Allemagne a été le plus intense, tant pour participer aux manifestations dans le cyberespace que dans la rue. Ils se sont non seulement activés pour recueillir des informations et mener des discussions sur les forums ethniques, mais ils ont également eu recours sciemment à d’autres technologies sur internet afin de soutenir leurs activités nationalistes. Enfin et surtout, cette période a connu la contre-attaque des sites ethniques envers les médias allemands dominants, ce qui a servi au mieux les intérêts de la présente contribution destinée à étudier le rôle de l’internet ethnique chinois face au sentiment d’hégémonie des médias de la société allemande.

Bref aperçu des Chinois et d’internet en Allemagne

7Bien que les premières migrations chinoises en Allemagne datent de plus de deux siècles [4], ces migrants sont demeurés une minorité invisible dans le pays. Selon les dernières statistiques, environ 78 000 Chinois vivaient en Allemagne en 2008, soit moins de 0,1 % de la population du pays [5]. D’ordinaire guère actifs sur les scènes politiques et sociales, tant allemande que chinoise [6], il leur est donc peu habituel d’apparaître sur la scène publique des deux pays.

8 Contrastant avec leur absence généralisée dans les principales sphères publiques nationales, les Chinois vivant en Allemagne sont bien plus actifs au sein des espaces transnationaux des diasporas [7] chinoises. Grâce à des réseaux personnels ou aux médias de la diaspora, ils échangent couramment avec leurs compatriotes afin de prendre la décision de migrer de nouveau en connaissance de cause [8]. À la faveur des nouvelles technologies de l’information et de la communication, les pratiques nationales peuvent atteindre un niveau de fréquence et d’intensité des échanges plus élevé. Le taux de pénétration d’internet parmi les Chinois d’Allemagne serait de 80 %, plus important donc que la moyenne en Allemagne (70 %) [9].

9 Parmi les multiples services de l’internet ethnique, les forums en ligne sont les plus populaires pour les cybercitoyens chinois en Allemagne. De nombreux forums en ligne de l’internet ethnique constituent le centre le plus actif de la sphère ethnique publique en Allemagne. Le tableau 1 énumère les quatre sites chinois les plus populaires créés à cette époque et encore en activité à l’heure actuelle.

Tableau 1 : Les quatre sites chinois locaux les plus populaires d’Allemagne

Tableau 1 : Les quatre sites chinois locaux les plus populaires d’Allemagne

Tableau 1 : Les quatre sites chinois locaux les plus populaires d’Allemagne

Source : Données établies par l’auteur (chiffres actualisés le 9 février 2010)

10 Outre ces quatre principaux sites communautaires, 15 autres régions — ou villes — en hébergent d’autres, pour l’essentiel créés par des associations estudiantines locales mais fréquentés par l’ensemble des Chinois. La “communauté [10] virtuelle” est devenue une très importante extension de la “communauté physique” chinoise d’Allemagne.

11 Il convient de noter qu’aucun des forums de discussion mentionnés ci-dessus ne se veut spécifiquement politique, mais d’information et de divertissement. Lors de nos entretiens avec des utilisateurs de ces sites — choisis au hasard — la plupart ont souligné l’importance des sites communautaires comme source d’information sur la vie quotidienne en Allemagne et comme plateforme d’échange d’histoires et de réflexions avec des compatriotes vivant une expérience migratoire similaire. En se rendant indispensable dans la vie quotidienne, la communauté en ligne est devenue partie intégrante de la construction identitaire des Chinois d’Allemagne, ainsi que nous pensons le démontrer ici.

Le nationalisme chinois à l’étranger et l’expérience de l’Allemagne

12Au cours des trois dernières décennies, qui correspondent à l’essor économique de la Chine, les médias ont observé une montée du sentiment nationaliste du peuple chinois. Divers travaux universitaires se sont consacrés à l’examen de ce phénomène sous différents aspects [11]. En dépit de l’extrême complexité du nationalisme chinois, l’unité du territoire et la dignité nationale sont communément considérées comme des éléments-clés. La plupart des mouvements nationalistes chinois actuels sont initiés lorsque les Chinois perçoivent l’unité nationale et l’image internationale de la Chine menacées [12].

13 Les Chinois de l’étranger partagent sensiblement le même sentiment nationaliste que leurs compatriotes vivant en Chine. Cependant, ils ont une perception qui leur est propre, qui tient à leur situation au sein des pays d’accueil où ils sont des minorités ethniques n’ayant guère voix au chapitre. À cet égard, le travail de Lea E. Williams sur le mouvement panchinois en Indonésie offre un éclairage pénétrant du nationalisme chinois ordinaire à l’étranger. Après avoir analysé leur statut de minorité étrangère dans la société du pays d’accueil, elle estime que « le souci est [ici] l’émergence du nationalisme comme réponse à un problème de minorité » [13]. D’après l’auteur, le sort de l’État chinois n’est pas toujours lié à celui de ses ressortissants à l’étranger. Côtoyant chaque jour la société du pays d’accueil, les Chinois de l’étranger sont plus sensibles à la perception négative de la Chine que ne le sont ceux restés au pays. La couverture médiatique négative génère souvent des tensions entre eux et la sphère publique de la société d’accueil. De telles tensions sont généralement considérées comme menaçant les intérêts de la communauté dans son ensemble. Notre étude entend donc montrer que former une communauté unie se réclamant de la Chine permet aux Chinois disséminés et isolés en Allemagne de se sentir confortés pour défendre leurs intérêts communs face à la société d’accueil. La solidarité qui se forge au travers du sentiment national est fondamentale dans la mobilisation du mouvement politique et social.

14 De nombreux Chinois activement engagés dans le mouvement nationaliste ont la nationalité allemande. Pour eux, la Chine n’est qu’une patrie fantasmée dont ils ne relèvent plus. Leur engagement envers la Chine, ainsi que le démontre notre étude, est une réponse affective et pragmatique au fait de continuer à se percevoir comme Chinois [14]. À l’instar de la majorité des Chinois qui possèdent toujours la nationalité chinoise, leur engagement dans le mouvement nationaliste est vraisemblablement un acte visant à se faire mieux entendre de la société allemande dont ils se sentent ignorés ou incompris, au travers notamment des médias allemands.

15Par le passé, les Chinois résidant en Allemagne étaient quasi absents des médias germaniques. Les rares fois où ils apparaissaient, les récits étaient connotés négativement. Un des thèmes récurrents des médias était l’espionnage technologique chinois. Une polémique a récemment surgi à propos d’un reportage intitulé « Les espions jaunes » publié par le quotidien allemand Der Spiegel en août 2007 [15], repris par d’autres médias. L’article suggérait de façon quelque peu ambiguë qu’un nombre incalculable de Chinois d’Allemagne étaient des espions, plus particulièrement les étudiants et les chercheurs. Cette affirmation fantaisiste provoqua un vif mécontentement au sein de la communauté chinoise car elle touchait non seulement à l’image publique des Chinois vivant en Allemagne, mais elle entraînait aussi, plus que de coutume, d’après les messages postés sur les forums de discussion, le refus des demandes de formation ou d’emploi dans l’industrie allemande. Afin de contre-attaquer, le 11 novembre, 150 Chinois environ, pour la plupart des chercheurs et des étudiants, se sont rassemblés devant le siège du journal pour protester contre les contre-vérités du reportage du Spiegel. Néanmoins, leurs protestations et les poursuites judiciaires engagées resteront vaines. La frustration découlant de cet essai avorté de résistance aux médias allemands va produire un discours largement partagé, considérant ces derniers comme hostiles à la Chine et à son peuple.

16Les controverses sur les contre-vérités de la presse allemande sur les troubles au Tibet, l’expérience choquante des médias germaniques en général et du reportage du Spiegel en particulier ont été souvent évoquées comme des événements déclencheurs des manifestations. De nombreux internautes ont affirmé vouloir utiliser ces reportages tendancieux des médias allemands sur les émeutes au Tibet comme des preuves tangibles. Ils montreraient ainsi à un large public que les médias germaniques sont partiaux pour tout ce qui touche à la Chine. C’est pourquoi notre étude soutient que le mouvement nationaliste chinois en Allemagne était pragmatique. Les Chinois d’Allemagne y ont recouru stratégiquement de manière indirecte afin de réagir à l’hégémonie des médias à laquelle ils s’avouent incapables de résister.

Le mouvement nationaliste chinois de 2008

17Le mouvement nationaliste chinois de 2008 est à relier à une série d’événements médiatiques survenus en Chine, mais qui attirent considérablement l’attention à l’étranger. Les émeutes qui ont eu lieu au Tibet le 14 mars de la même année sont à l’origine des tensions les plus vives entre la communauté chinoise dans son ensemble et les médias occidentaux. Tandis que les reportages de ces derniers mettent surtout l’accent sur la répression brutale des émeutiers tibétains par le gouvernement chinois et s’interrogent sur des thèmes apparentés tels que les droits de l’homme, la liberté de la presse, etc., les médias chinois épousent la ligne officielle en déclarant que l’insurrection vise à séparer le Tibet de la Chine. Bien évidemment, ces points de vue divergents entre les médias chinois et occidentaux provoquent des débats enflammés parmi les Chinois sur les émeutes au Tibet et sur des thèmes étroitement corrélés comme l’unité de la Chine et l’attitude des médias occidentaux pour ce qui touche à ce pays, dont les Jeux olympiques de Pékin.

18 Ainsi que cela a déjà été souligné, l’unité territoriale et la dignité nationale sont au cœur du nationalisme chinois actuel. De fait, la couverture par les médias occidentaux des émeutes au Tibet et des Jeux olympiques de Pékin venait ébranler les fondements même du nationalisme chinois. Influencés par une éducation patriotique et leur expérience de la politique en Chine, la majorité des Chinois de l’étranger, quelle que soit leur position sur l’échiquier politique, adhéraient sincèrement à l’idée que l’unité est le garant de la prospérité de la Chine en tant qu’État-nation. Les Jeux olympiques de Pékin, avec pour symbole une Chine puissante et prospère, ne pouvaient que recevoir un fort assentiment de l’ensemble des Chinois. Après les émeutes au Tibet et lors du passage de relais de la flamme olympique dans les pays occidentaux, les Chinois de l’étranger réagissent collectivement afin d’exprimer leur soutien à la Chine. Une série de manifestations sont organisées à travers le monde, à l’instar de celles qui se déroulent simultanément le 29 mars à Munich, Toronto et Vancouver, et sur une échelle internationale plus large encore lors des manifestations du 19 avril à Berlin, Vienne, Londres, Paris, Manchester, Los Angeles et d’autres villes lors du passage de relais de la flamme olympique. En Allemagne, le mouvement se caractérise pour l’essentiel par un rassemblement de protestation contre les reportages tendancieux des médias allemands et une manifestation de soutien à l’unité de la Chine et aux Jeux olympiques de Pékin.

Internet et le mouvement nationaliste chinois en Allemagne

19Internet n’est certes pas l’unique moyen auquel ont recours les Chinois d’Allemagne durant le mouvement, mais il est certainement l’élément mobilisateur-clé, notamment les sites ethniques communautaires chinois. D’après nos données recueillies sur le long terme, les Chinois résidant en Allemagne recourent de façon active aux technologies d’internet — à partir des sites ethniques communautaires — afin d’adresser aux médias allemands un contre-discours et un message prochinois concernant les émeutes au Tibet et les Jeux olympiques de Pékin. En outre, anticipant le faible impact de la contre-attaque sur les sites ethniques, ils utilisent à dessein les sites communautaires ethniques pour battre le rappel et se mobiliser en ligne et dans la rue afin d’être confortés dans leur résistance. De plus, ils étendent leurs protestations au cyberespace pour compenser par une audience internationale l’ignorance dont font montre les médias allemands.

Évolution du discours nationaliste sur les forums de discussion ethniques chinois de dolc.de

20Le forum de discussion ethnique dolc.de est la cheville ouvrière de la mobilisation, grâce auquel le discours passe graduellement de l’information au nationalisme. Débutant dans la nuit du 13 mars 2008 [16], lorsque les émeutes au Tibet font l’actualité sur pratiquement tous les médias occidentaux, les informations en provenance de multiples sources sont copiées sur dolc.de en moins d’une minute. Au début les discussions se limitent à apporter des informations centrées sur les faits. Pas de mécontentement significatif envers les médias occidentaux qui, devant le silence qu’observent dans un premier temps les médias chinois, deviennent les principales sources d’information : bbc, cnn et les principaux médias allemands comme Der Spiegel et ard en particulier. Les Chinois vivant en Allemagne sont conscients que les médias chinois ne sont que les porte-parole du gouvernement chinois et s’efforcent d’obtenir des éléments tangibles d’autres médias. Cependant, leur attitude envers les médias occidentaux, en particulier les médias allemands, est pour le moins ambiguë. Avec le recul, il est évident que l’image objective et neutre des médias occidentaux est déjà mise en doute. L’histoire des « espions jaunes » a fortement ébranlé la confiance des Chinois envers les médias allemands. Des études antérieures ont montré que, concernant l’unité nationale, plus les Chinois sont exposés aux médias occidentaux qui interrogent les faits d’un ton inquisitorial, plus ils se sentent offensés et prêts à contre-attaquer [17]. Ce qui va suivre semble corroborer ce constat.

21 L’émoi est vif lorsque, grâce à la coopération de plusieurs internautes, un fil de discussion affiche plus de 80 images des émeutes en provenance de divers médias [18]. En moins de six heures, le fil de discussion fait l’objet de plus de 10 000 connexions et de 436 réponses. Au premier abord, les réponses semblent exprimer des opinions diverses d’un ton mitigé. Toutefois, en examinant plus rigoureusement les messages, il est frappant de noter que nombre d’entre eux commencent à soulever la partialité des médias occidentaux couvrant les émeutes au Tibet puisque, pour la plupart, ils ne montrent pas d’image témoignant de la violence des manifestants. Le mécontentement grandit lorsque les médias occidentaux rendent les émeutiers sympathiques en soulignant que la manifestation était pacifique, sans mentionner les attaques dont font l’objet des gens ordinaires.

22 Le Tibet étant un point extrêmement sensible concernant l’intégrité nationale, les reportages tendancieux des médias occidentaux sont interprétés comme le désir d’amputer la Chine en apportant son soutien aux militants du Tibet libre. Sur un fil de discussion appelant à manifester contre cette couverture biaisée des médias occidentaux, un internaute exprime son sentiment avec des accents fortement nationalistes : « Sur la question de principe (le séparatisme par exemple), nous devons mobiliser les gens afin de montrer notre confiance et notre détermination à protéger la stabilité et l’intégrité de notre pays au lieu d’attendre une déclaration du gouvernement [chinois] ». Son commentaire est vivement apprécié, comme en témoignent divers messages ultérieurs. Un autre internaute répond avec lucidité : « La plupart des reportages sont [actuellement] contre nous. Nous ne réussirons pas si nous agissons maintenant. Nous devons utiliser ce temps pour bien nous préparer... Lorsque nous aurons suffisamment de preuves, nous protesterons au niveau mondial, de la Chine à l’Ouest, de haut en bas ! » [19].

23Impossible de savoir si les autres internautes prirent cette suggestion en considération. Toujours est-il que les deux jours suivants, les 15 et 16 mars, apparaissent des fils de discussion révélant le traitement tendancieux des images par les médias occidentaux lors des différents reportages. Des exemples empruntés à cnn, bbc, Der Spiegel, n-tv, rtl, n24, Bild et autres médias allemands importants sont réunis et mis en ligne, et les erreurs face aux faits réels sont commentées. Il est ainsi démontré que, afin d’exploiter le thème de la répression des émeutiers par le gouvernement, cnn et la bbc ont coupé les moments où les manifestants lancent des pierres sur les véhicules militaires chinois [20]. Il est également démontré que les médias allemands ont commis la même erreur en recourant à diverses images de la police népalaise s’attaquant à des manifestants tibétains afin d’accuser la police chinoise d’avoir commis des brutalités envers ces derniers. Un reportage mis en ligne par n24 sur le passage de relais de la flamme olympique à San Francisco s’avère être une image déjà publiée d’une manifestation de rue de partisans du Tibet libre, pourtant sous-titrée « Différend entre des Chinois et des manifestants pro-tibétains avant le passage de relais de la flamme olympique » [21].

24 Cette utilisation tendancieuse généralisée des images par les médias occidentaux est un facteur extrêmement significatif, qui a poussé les Chinois d’Allemagne vers le nationalisme. Dans un fil de discussion intitulé « Je suis très déçu par les médias occidentaux après les émeutes au Tibet », l’auteur écrit de façon ironique : « Bien que j’ai été l’objet d’un lavage de cerveau durant ma jeunesse[22], je suis heureux que mon cerveau continue à fonctionner librement. J’ai beaucoup appris de l’Allemagne. J’ai rencontré de nombreuses critiques de la part des médias occidentaux, en particulier allemands. Toutefois, je pensais encore que leurs reportages étaient objectifs et justes la plupart du temps. Cependant, ils m’ont extrêmement déçu avec les émeutes au Tibet... Leurs reportages se faisaient en fonction de ce qu’ils pensaient en fait de nous... » [23]. Les erreurs des médias sont considérées par la majorité des Chinois comme volontairement tendancieuses dans le cas tibétain. Se souvenant d’expériences déplaisantes avec les médias allemands, l’indignation atteint son paroxysme.

25 En même temps, divers articles et vidéos décrivant la Chine unie comme un grand État-nation s’accumulent également dans le forum de discussion. Une vidéo YouTube intitulée « Le Tibet a fait, fait et fera toujours partie de la Chine » semble toucher le cœur de beaucoup d’internautes chinois. L’un d’eux répond avec émotion : « [Je] pense que chaque Chinois sentira le sang bouillir en soi après l’avoir visionnée. Où qu’il se situe sur l’échiquier politique, l’intégrité nationale est le souhait de tout Chinois. Notre territoire ne doit pas être amputé, quel que soit le parti au pouvoir. Unissons-nous pour combattre le séparatisme tibétain et le boycott des Jeux olympiques » [24]. Cette réaction n’est que le puissant reflet du profond fossé creusé entre les pro-Tibétains du côté des médias allemands et le sentiment pro-chinois des internautes. À la suite de ce commentaire, des messages toujours plus nombreux incitent à s’organiser davantage au lieu de palabrer dans les forums de discussion ethniques. Le fil de discussion publié par l’organisateur de la manifestation de Munich est représentatif du sentiment des Chinois à cette époque. Dans son message, il écrit : « Assez parlé. Il est temps d’agir... Nous sommes lucides mais nous ne transigerons pas... Hier, ils invoquaient les espions jaunes. Aujourd’hui, ils déforment les émeutes au Tibet. Que feront-ils demain ? Si nous n’explosons pas, nous allons crever de nous taire ! » [25].

26 Cette préoccupation exprimée par les internautes chinois incite à réévaluer internet dans son pouvoir de renforcer l’affirmation des groupes ethniques marginalisés au sein de la sphère publique majoritaire. Nul doute que de tels sites alimentent le sentiment communautaire, comme le font d’autres modes de communication non virtuelle, et cherchent à promouvoir et à défendre les intérêts du groupe quand ils sont menacés [26]. Cependant, cette autoreprésentation dans le cyberespace est-elle en mesure de porter les intérêts du groupe sur la place publique ? La langue est indéniablement un grand obstacle dans ce passage du virtuel au non-virtuel. Comme le soutiennent Robert Keohane et Joseph Nye, les informations disponibles dans le cyberespace n’ont que peu de signification en soi, puisque le cybermonde ne fait que reproduire et s’adosser au monde concret dans lequel le pouvoir se fonde sur des institutions tangibles [27]. Faire passer les préoccupations des Chinois dans la sphère publique requiert une étape supplémentaire. Sachant que de telles stratégies avaient été proposées et discutées sur les forums en ligne, les limites inhérentes à l’internet ethnique avaient donc été perçues par les internautes chinois, comme en témoignent leurs dialogues en ligne. L’organisation de manifestations de rue est une stratégie afin de les rendre visible dans la sphère publique majoritaire.

La communauté en ligne comme plateforme organisationnelle de la manifestation de rue

27Les sites ethniques communautaires ont servi non seulement de lieu d’information et de plateforme de discussion, mais aussi de plateforme pour organiser les manifestations de rue. Du fait de sa popularité, la plupart des Chinois d’Allemagne étaient attentifs à dolc.de, qui fut donc utilisé par la plupart des organisateurs pour organiser des manifestations de rue. Le fort sentiment nationaliste qui s’y était fait jour était le parfait catalyseur afin de mobiliser les gens pour qu’ils expriment dans la rue leurs idées et leurs sentiments. Entre le 14 mars et le 24 avril, 11 rassemblements et manifestations de rue sont organisés en Allemagne. Hormis le premier rassemblement à Braunschweig, une initiative du site communautaire local [28], les 10 autres rassemblements ont recours à dolc.de pour lancer et organiser les actions.

28 La communauté en ligne joue un rôle de communication crucial entre les organisateurs et les participants. Les organisateurs comptent beaucoup sur ces interactions avec les utilisateurs du site pour exécuter leur projet. Lors d’une phase initiale, le bouillonnement collectif des idées des internautes permet de déterminer le thème de l’action. Une fois que le thème leur est communiqué, les organisateurs leur demandent de les aider à rassembler les éléments nécessaires à la manifestation, par exemple des photos tendancieuses parues dans les médias allemands, des traductions en anglais et en allemand des slogans, etc. Ils ont également recours au site communautaire pour recruter des collaborateurs tels que les membres du service d’ordre, des cameramen, des secouristes et des contacts locaux. Les internautes intéressés sont encouragés à contacter l’organisateur grâce à une adresse électronique spécialement créée à cette fin.

29 Lors d’un entretien avec les organisateurs de la manifestation de Hambourg, une collègue étudiante d’une vingtaine d’années, arrivée en Allemagne en 2007 pour suivre son mari allemand, admit que sans internet elle n’aurait pas proposé de participer à l’organisation de la manifestation, puisque ni elle ni les autres organisateurs qui l’avaient rejointe lors de son message initial posté sur dolc.de n’habitaient Hambourg. Internet ne fait pas de la dispersion géographique un problème. Comme elle le rappelait, ils ne s’étaient rencontrés que deux fois à Hambourg pour mettre au point le parcours de la manifestation. Les autres échanges entre les organisateurs se sont faits par internet, par le biais des courriels et des groupes de contact msn. En même temps, ils tiennent à jour dolc.de et recherchent un consensus. Les internautes font preuve d’un grand enthousiasme et d’un soutien important en postant d’innombrables messages pertinents et constructifs. Les organisateurs désirent adopter le projet le plus conforme aux opinions de la majorité. Cette jeune femme conclura par une phrase en apparence diplomatique, mais qui révèle le fond de sa pensée : « En fait, la caractéristique irremplaçable d’internet de permettre un travail en coopération à partir de plusieurs sites autorise d’impliquer monsieur-tout-le-monde dans une partie de la démarche. Il semble qu’internet ait le pouvoir de mieux mobiliser les gens, car il leur donne le sentiment qu’ils sont une pièce importante d’un grand projet, notamment dans le cas des groupes ethniques qui se sentent exclus de la société d’accueil ».

La participation aux sondages en ligne lancés par les médias allemands

30Outre l’internet ethnique, un large éventail de technologies liées à internet est utilisé activement par les Chinois résidant en Allemagne dans leur résistance aux médias allemands, voire occidentaux. Ils ont même, parfois, transformé les sites des médias germaniques en instruments de contre-attaque. La participation collective aux sondages en ligne lancés par les médias allemands fut l’une des actions qui retint le plus l’attention des médias majoritaires. Imitant l’initiative du 16 mars de la chaîne de télévision ard, la plupart des médias germaniques lancèrent une campagne de sondage demandant si les Occidentaux devaient boycotter les Jeux olympiques de Pékin, compte tenu des émeutes au Tibet [29]. Les liens pour accéder aux sondages d’ard, ceux du SpiegelOnline, de Bild et d’autres médias allemands furent copiés et collés sur dolc.de peu après leur mise en service. Répondant à ces fils de discussion, un nombre étonnamment élevé d’internautes étaient d’accord pour y répondre afin de peser le plus possible sur les résultats du sondage. Les résultats sont contrôlés et diffusés sur le forum en moins d’une minute. Les sondages traduits sont diffusés avec leurs liens vers les autres sites chinois du monde entier afin de recueillir suffisamment de voix pour le non-boycottage. Quelques internautes perfectionnistes apprennent même à d’autres internautes comment utiliser les serveurs de sondage proxy pour multiplier leurs votes à partir de la même adresse de protocole ip. Les progressions sont encouragées et fêtées par les internautes fréquentant les sites ethniques. Si les résultats du sondage sont quasiment 50-50 sur ard, les votes contre le boycott des Jeux olympiques de Pékin atteignent 86,79 % sur SpiegelOnline. Ce pouvoir collectif des internautes chinois va retenir l’attention des médias allemands. Le 15 avril, ard interviewe l’ambassadeur chinois de l’époque, Canrong Ma, sur la manipulation des sondages.

31 Un tel recours à internet afin de modifier le discours dominant est très discutable. Même si le stratagème a permis d’attirer l’attention des principaux médias, les effets ne furent pas aussi positifs que ce que les internautes chinois en avaient espéré. L’ambivalence n’est guère facile à résoudre : d’un côté, de telles manipulations sont déconseillées, mais de l’autre elles sont compréhensibles du fait que les Chinois en colère n’ont pas d’autres moyens d’exprimer leurs voix dissonantes dans les médias dominants. Ce dilemme soulève une question subsidiaire, celle de savoir comment les membres de groupes ethniques minoritaires peuvent transiger entre stratégie efficace et problèmes éthiques lorsqu’ils ont en face d’eux les médias dominants qui se positionnent de façon antagoniste sur les points en discussion.

Autoreprésentation dans les sphères transnationales en ligne

32Une des solutions possibles à ce dilemme pourrait consister à éviter la confrontation directe avec les médias allemands et rechercher d’autres sphères publiques où s’exprimer. Étant donné le nombre de connexions et les nombreux médias libres présents dans le cybermonde, les Chinois d’Allemagne ont clairement élargi leur audience auprès des autres cyberespaces.

33 Parmi les options possibles, YouTube figure au nombre des sites favoris. Le visionnage des émeutes au Tibet s’est incroyablement accru à partir du 14 mars. La vidéo de sept minutes « Le Tibet a fait, fait et fera toujours partie de la Chine », mise en ligne par un jeune Chinois du Canada la nuit suivant l’émeute, a enregistré plus de 1 200 000 connexions en trois jours. Constatant le pouvoir télévisuel de YouTube, deux utilisateurs de dolc.de mettent en ligne, le 19 mars, une vidéo de YouTube intitulée « Émeute au Tibet : le vrai visage des médias occidentaux », dans laquelle les images tendancieuses de ces médias sont affichées accompagnées d’un commentaire. Cette vidéo suscite elle aussi un immense intérêt. Outre des connexions dépassant le million et plus de 30 000 commentaires sur YouTube, elle essaime sur plus de 70 000 sites [30].

34 Un autre élément du cyberespace rencontrant du succès, le site anti-cnn, mis en ligne par des Chinois de l’intérieur afin de protester notamment contre l’hégémonie des médias occidentaux, fait l’objet d’importantes connexions en mars et avril 2008. Même si anti-cnn n’est pas le lieu idéal pour débattre des problèmes spécifiques aux Chinois d’Allemagne, il l’est pour ce qui a trait au sentiment d’hégémonie des médias allemands. En outre, grâce à sa forte notoriété en Chine, ses partenaires lui accordent un intérêt important. D’ailleurs, dolc.de est la seule communauté chinoise de l’étranger mentionnée par anti-cnn parmi ses trois principaux partenaires. Dans les archives du forum anti-cnn, les fils de discussion commentant la couverture des émeutes au Tibet par les médias allemands représentent 15 % de l’ensemble des fils. Nul doute que cette participation active sur la scène internet chinoise a alimenté de façon substantielle le contre-discours opposé aux médias allemands. L’accusation formulée par les médias chinois à l’égard de leurs homologues allemands de couvrir de façon tendancieuse les problèmes au Tibet semble découler de cette action.

35 De plus, les autres sites internet de la diaspora chinoise sont une arène supplémentaire importante auprès de laquelle les Chinois d’Allemagne réclament un soutien. Durant tout le mouvement, les échanges ont été incessants entre les différentes communautés virtuelles de la diaspora chinoise. Les mises à jour démontrant le caractère biaisé de la couverture médiatique allemande ainsi que celles rendant compte des manifestations de rue dans ces différents endroits sont parmi les plus référencées. Un fil de discussion intitulé « 19 avril. Manifestations des Chinois d’Europe (Allemagne, Royaume-Uni, France et Autriche) », mis en ligne une semaine avant ces mouvements protestataires, fait l’objet de plus de 3 000 connexions dans la semaine [31]. Après la manifestation, durant la même nuit, des images, vidéos et des reportages d’internautes concernant l’événement affluent sur les forums de ces quatre pays. Cela suggère donc que, tout comme les manifestations de rue, internet possède le pouvoir de rassembler les groupes diasporiquesdisséminés au sein du cybermonde, mais de façon plus efficace et avec moins d’efforts. L’unité de la diaspora chinoise numérique s’est révélée une arène médiatique importante pour les Chinois d’Allemagne afin de renforcer leur résistance à l’hégémonie des médias allemands.

36 Minorité marginalisée, les Chinois vivant en Allemagne ont créé leur propre espace virtuel afin de compenser leur exclusion de la sphère publique allemande majoritaire.

37 Toutefois, cette autoreprésentation numérique est extrêmement faible lorsqu’il s’agit de faire entendre sa voix, surtout si l’antagonisme se fait jour entre eux et les médias majoritaires allemands. Afin de résister à une telle hégémonie, ils ont sollicité activement le mouvement nationaliste chinois à travers le monde pour maximiser leur capacité à mobiliser l’internet ethnique et pour promouvoir diverses formes de protestation par le biais d’internet ou sans internet.

38 Cette alliance stratégique entre internet et le nationalisme réalisée par les Chinois d’Allemagne dans un environnement transnational permet d’éclairer les liens entre internet et les groupes sociaux marginalisés dans un contexte de résistance à l’hégémonie des médias de la société du pays d’accueil.


Date de mise en ligne : 01/12/2016.

https://doi.org/10.3917/migra.132.0155

Notes

  • [1]
    Cf. DAHLBERG, Lincoln, “Computer-mediated communication and the public sphere : a critical analysis”, Journal of Computer-Mediated Communication, n° 7, 2001, http://jcmc.indiana.edu/vol7/ issue1/dahlberg.html (consulté le 1er novembre 2009) ; MITRA, Ananda, “Virtual commonality : looking for India on the Internet”, in : JONES, Steven, Virtual culture : identity and communication in cybersociety, London : Sage Publications, 1997, pp. 55-79.
  • [2]
    Cf. HINE, Christine, Virtual ethnography, London : Sage Publications, 2001, 192 p. ; SADE-BECK, Liav, “Internet ethnography : online and offline”, International Journal of Qualitative Methods, vol. 3, n° 2, June 2004, pp. 45-51 ; WILSON, Samuel ; PETERSON, Leighton, “The anthropology of online communities”, Annual Review of Anthropology, n° 31, October 2002, pp. 449-467.
  • [3]
    L’url du site, créé en 2000, est www.dolc.de. Le nom de domaine dolc est une abréviation de DeutschOnLineClub, c’est-à-dire, littéralement, le Club en ligne allemand. Malheureusement, suite à une cyberattaque lancée contre le forum le 4 avril 2008 par une source non identifiée, les données allant du 18 mars au 4 avril ont été perdues. Toutefois, notre journal de terrain, qui contenait de nombreux fils de discussion (correspondant à l’enchaînement des réponses dans une conversation par messagerie électronique) affichés dans le forum à cette époque, de même que diverses données recueillies auprès d’autres sites ethniques, les entretiens avec des par-ticipants, les vidéos sur YouTube, les slogans scandés lors des manifestations, les courriels des organisateurs des manifestations, les reportages des médias occidentaux et la contre-attaque faite sur des sites tels que anti-cnn et OurVoice.de, pour n’en citer que quelques-uns, a com-pensé suffisamment cette perte sans compromettre la recherche.
  • [4]
    Cf. GIESE, Karsten, “New Chinese migration to Germany : historical consistencies and new patterns of diversification within a globalized migration regime”, International Migration, vol. 41, n° 3, 2003, pp. 155-185.
  • [5]
    Cf. DESTATIS, Statistisches Jahrbuch 2009 : Für die Bundesrepublik Deutschland, Wiesbaden : Statistisches Bundesamt, 2009, 753 p., consultable sur http://www.destatis.de/jetspeed/portal/ cms/Sites/destatis/Internet/DE/Navigation/Publikationen/Querschnittsveroeffentlichungen/Jahrbuch.psml (mis en ligne le 22 septembre 2010).
  • [6]
    Cf. VAN ZIEGERT, Sylvia, Global spaces of Chinese culture : diasporic Chinese communities in the United States and Germany, New York : Routledge Publishers, 2006, 229 p. (voir p. 132).
  • [7]
    Le terme “diaspora” est utilisé ici dans son contexte contemporain étendu comme une construction d'expériences multiples. Il renvoie globalement aux groupes de personnes qui sont éloignées de leur lieu d’origine mais qui gardent toujours un lien (de quelque nature que ce soit) avec leur pays d’origine. En ce sens, il incarne un large éventail de personnes en déplacement, de la diaspora juive classique aux groupes actuels de la migration transnationale.
  • [8]
    Cf. PIEKE, Frank ; NYÍRI, Pál ; THUNØ, Mette ; CECCAGNO, Antonella, Transnational Chinese : Fujianese migrants in Europe, London : Eurospan Bookstore, 2004, 272 p. (voir p. 137).
  • [9]
    Statistiques valables en septembre 2009, http://www.internetworldstatscom/europa.htm
  • [10]
    Le terme “communauté” est ici généralement considéré comme un groupe de personnes ayant quelque chose en commun et qui ont le sentiment d’appartenir à une entité commune. La communication est essentielle à la construction d’une communauté. Communauté et commu-nication s’entraînent l’une l’autre et sont nécessaires à leur existence. En ce sens, la commu-nauté chinoise se réfère aux personnes d’origine chinoise qui ont des affinités avec la Chine. Être capable d’utiliser la ou les langues de Chine devient un facteur essentiel dans la formation de cette communauté. La communauté virtuelle peut être entendue comme un groupe d’individus qui interagissent et communiquent les uns avec les autres via internet et qui ont le sentiment d’appartenir à l’entité en ligne à laquelle ils sont connectés. Comme toute forme de communauté, la communauté chinoise et la communauté virtuelle ne sont pas par nature monolithiques, mais multiples et fluctuantes.
  • [11]
    Cf. GRIES, Peter, China’s new nationalism : pride, politics, and diplomacy, Berkeley : University of California Press, 2004, 227 p. ; JIA, Qingguo, “Disrespect and distrust : the external origins of contemporary Chinese nationalism”, Journal of Contemporary China, vol. 14, n° 42, February 2005, pp. 11-21 ; LU, Suping, “Nationalist feelings and sports : the incident of the overseas Chinese protest against NBC’s coverage of the centennial Olympic games”, Journal of Contem-porary China, vol. 8, n° 22, 1999, pp. 517-533 ; ZHAO, Suisheng, A nation-state by construction : dynamics of modern Chinese nationalism, Stanford : Stanford University Press, 2004, 355 p.
  • [12]
    Cf. HUGHES, Christopher, Chinese nationalism in the global era, New York : Routledge Publishers, 2006, 200 p.
  • [13]
    WILLIAMS, Lea E., The overseas Chinese nationalism : the genesis of the pan-Chinese move-ment in Indonesia (1900-1916), Glencoe, Illinois : Free Press, 1960, 235 p. (voir p. 17).
  • [14]
    Cf. YUE, Ming-Bao, “On not looking German : ethnicity, diaspora and the politics of vision”, European Journal of Cultural Studies, vol. 3, n° 2, May 2000, pp.173-194.
  • [15]
    Le reportage initial intitulé « Die Gelben Spione : Wie China deutsche Technologie ausspäht » [« Les espions jaunes : comment la Chine espionne la technologie allemande »] a été publié dans Der Spiegel, n° 35, 27 août 2007, pp. 18-34.
  • [16]
    Le 13 mars dans la nuit à Berlin correspond au 14 mars au matin à Pékin.
  • [17]
    Cf. JIA, Qingguo, "Disrespect and distrust : the external origins of contemporary Chinese natio-nalism”, art. cité ; ZHAO, Dingxin, “An angle on nationalism in China today : attitudes among Beijing students after Belgrade 1999”, The China Quarterly, n° 172, 2002, pp. 885-905.
  • [18]
  • [19]
  • [20]
    Le reportage initial de cnn intitulé « Reportage : 100 morts dans des violences au Tibet » n’est plus disponible sur l’url d’origine, http://www.cnn.com/2008/WORLD/asiapcf/03/15/tibet.unrest/index.html. Toutefois, une capture d’écran est visible sur dolc.de : http://www.dolc.de/forum/ viewthread.php?tid=692648&extra=page%3D272%26amp%3Borderby%3Ddateline (consulté le 1er décembre 2009). Le reportage initial de la bbc peut être trouvé à l’adresse http://news.bbc.co.uk/2/hi/asia-pacific/7296837.stm (consulté le 1er décembre 2009).
  • [21]
    La galerie de photos initiale de n-tv sur le passage de relais de la flamme à San Francisco n’est plus disponible sur le site. La capture d’écran se trouve sur dolc.de à l’adresse http://www.dolc.de/forum/viewthread.php?tid=699637&extra=page%3D226%26amp%3Borderby%3Ddateline (consulté le 1er décembre 2009).
  • [22]
    Attribué à l’éducation idéologique en Chine.
  • [23]
  • [24]
  • [25]
    http://bbs.kaiyuan.de/viewthread.php?tid=232093&highlight=%E6%B8%B8%E8%A1%8C (consulté le 1er décembre 2009).
  • [26]
    Cf. DING, Sheng, “Digital diasporas and national image building : a new perspective on Chinese diaspora study in the age of China’s rise”, Pacific Affairs, vol. 80, n° 4, 2007, pp. 627-648.
  • [27]
    Cf. KEOHANE, Robert ; NYE, Joseph, “Power and interdependence in the information age”, Foreign Affairs, vol. 77, n° 5, September-October 1998, pp. 81-94.
  • [28]
    L’url du site est http://www.forum-bs.de/
  • [29]
    Le premier message sur le sondage du média allemand, citant le nouveau programme Tagesschau de la chaîne de télévision ard fut posté le 16 mars. Le sondage en ligne de Tagesschau est disponible sur http://umfrage.tagesschau.de/umfrage/poll_dbdata.php?oid=olympiaboykott4 (consulté le 10 décembre 2009).
  • [30]
    Les chiffres se fondent sur les statistiques de YouTube et les résultats de la recherche obtenus avec Google.
  • [31]
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