Couverture de MIGRA_128

Article de revue

Les luttes de dénomination autour des “médias des minorités ethniques”

Réflexions méthodologiques et épistémologiques

Pages 95 à 110

Notes

  • [1]
    Cf. MARTHOZ, Jean-Paul, “Médias et ‘va-et-vient’ communicationnel des diasporas”, in : BLION, Reynald ; RIGONI, Isabelle (sous la direction de), D’un voyage à l’autre : des voix de l’immigration pour un développement pluriel, Paris : Éd. Karthala - Institut Panos Paris, 2001, pp. 189-205.
  • [2]
    CURRAN, James ; GUREVITCH, Michael (Eds.), Mass media and society, London : Arnold Publishers ; New York : Oxford University Press, 2000, 408 p. ; GROSSBERG, Lawrence ; WARTELLA, Ellen ; WHITNEY, D. Charles, Mediamaking : mass media in a popular culture, London : Sage Publications, 1998, 442 p.
  • [3]
    Plus tard, ce sont les travaux fondateurs de Marshall MacLuhan, notamment McLUHAN, Marshall, Pour comprendre les médias, Paris : Éd. du Seuil, 1968, 404 p.
  • [4]
    ATTON, Chris, Alternative media, London : Sage Publications, 2002, 172 p. ; RIGGINS, Stephan Harold (Ed.), Ethnic minority media : an international perspective, London : Sage Publications, 1992, 298 p.
  • [5]
    RODRÍGUEZ, Clemencia, Fissures in the mediascape : an international study of citizens’ media, Cresskill : Hampton Press, 2001, 224 p.
  • [6]
    BÉAUD, Paul, Médias communautaires ? Radios et télévisions locales et expériences d’animation audiovisuelle en Europe, Strasbourg : Conseil de l’Europe, 1980, 189 p. ; BERRIGAN, Frances J., L’accès à la communication : quelques modèles occidentaux de media communautaires, Paris : Éd. de l’Unesco, 1977, 263 p.
  • [7]
    HUSBAND, Charles (Ed.), A richer vision : the development of ethnic minority media in Western democracies, London : J. Libbey Publishers ; Paris : Éd. de l’Unesco, 1994, 149 p.
  • [8]
    Notons toutefois l’apport de John Downing. Voir DOWNING, John, Radical media : the political experience of alternative communication, Boston : South End Press, 1984, 370 p. (réédité en 2001) ; DOWNING, John (with VILLARREAL FORD, Tamara ; GIL, Genève ; STEIN, Laura), Radical media : rebellious communication and social movements, London : Sage Publications, 2001, 426 p., dans lequel il fait référence à des écoles de pensée aussi diverses que celles sur les théories des cultures populaires (Theodor Adorno), les études sur l’audience (John Fiske), les théories de l’hégémonie et de la résistance (Antonio Gramsci), les cadres d’analyses marxistes, les théories sur les mouvements sociaux (Alain Touraine), les théories de la communication et de la démocratie (James Carey)...
  • [9]
    RODRÍGUEZ, Clemencia, Fissures in the mediascape : an international study of citizens’ media, op. cit., p. XIII.
  • [10]
    Ibidem, p. 3. Les traductions des textes en anglais sont le fait de l’auteur.
  • [11]
    Cf. MOUFFE, Chantal (Ed.), Dimensions of radical democracy : pluralism, citizenship, community, London : Verso Publishers, 1992, 254 p. ; McCLURE, Kirstie, “On the subject of rights : pluralism, plurality and political identity”, in : MOUFFE, Chantal (Ed.), Dimensions of radical democracy : pluralism, citizenship, community, London : Verso Publishers, 1992, pp. 108-125.
  • [12]
    RODRÍGUEZ, Clemencia, Fissures in the mediascape : an international study of citizens’ media, op. cit., p. 20.
  • [13]
    L’équipe minoritymedia a recensé plusieurs centaines de titres dans chacun des neuf pays européens concernés par l’étude (dont près d’un millier en France, plus de 800 en Grande-Bretagne...). Aux États-Unis, l’American Newspaper Publishers Association estimait en 1990 que les minorités ethniques composaient 18 % de l’industrie de presse et 16 % de la force de travail.
  • [14]
    Cf. PARK, Robert Ezra, The immigrant press and its control, New York : Harper & Brothers Publishing, 1922, 487 p.
  • [15]
    COTTLE, Simon, “Media research and ethnic minorities : mapping the field” (introduction), in : COTTLE, Simon (Ed.), Ethnic minorities and the media : changing cultural boundaries, Buckingham : Open University Press, 2000, pp. 1-30 (voir pp. 23-24).
  • [16]
    Cf. HUSBAND, Charles (Ed.), A richer vision : the development of ethnic minority media in Western democracies, op. cit. ; HUSBAND, Charles, “Media and the public sphere in multi-ethnic societies”, in : COTTLE, Simon (Ed.), Ethnic minorities and the media : changing cultural boundaries, Buckingham : Open University Press, 2000, pp. 199-214.
  • [17]
    Cf. BAILEY, Olga G. ; GEORGIOU, Myria ; HARINDRANATH, Ramaswami, Transnational lives and the media : re-imagining diasporas, Basingstoke : Palgrave Macmillan Publishers, 2007, 288 p.
  • [18]
    Les qualificatifs indigènes sont ceux employés par les médias des minorités ethniques eux-mêmes.
  • [19]
    http://www.fumigene.net
  • [20]
    http://www.respectmag.com/qui-sommes-nous
  • [21]
    BLION, Reynald ; RIGONI, Isabelle ; HERFROY-MISCHLER, Alexandra ; KONDYLIDOU, Areti ; ZINE, Reda, Media et information : pratiques et réalités de la diversité en France, Paris : Institut Panos, Mediam’Rad, 2006, 32 p. (voir p. 31).
  • [22]
    http://www.cdurable.info/Ressources-Urbaines-l-agence-de,680.html
  • [23]
    Cf. COSSÉE, Claire ; LADA, Emmanuelle ; RIGONI, Isabelle (sous la direction de), Faire figure d’étranger : regards croisés sur la production de l’altérité, Paris : Éd. Armand Colin, 2004, 319 p.
  • [24]
    Sur le rôle des médias dominants dans les processus d’altérisation (altérisation ethnique et altérisation du populaire notamment), voir RIGONI, Isabelle (sous la direction de), Qui a peur de la télévision en couleurs ? La diversité culturelle dans les médias, Montreuil : Éd. Aux Lieux d’Être, 2007, 333 p.
  • [25]
    Cf. COSSÉE, Claire ; LADA, Emmanuelle ; RIGONI, Isabelle (sous la direction de), Faire figure d’étranger : regards croisés sur la production de l’altérité, op. cit.
  • [26]
    Cf. SIMON, Pierre-Jean, La bretonnité : une ethnicité problématique, Rennes : Éd. Terre de brume - Presses universitaires de Rennes, 1999, 209 p. ; LE COADIC, Ronan, L’identité bretonne, Rennes : Éd. Terre de brume - Presses universitaires de Rennes, 1998, 479 p.
  • [27]
    Cf. ALIA, Valerie ; BULL, Simone, Media and ethnic minorities, Edinburgh : Edinburgh University Press, 2005, 204 p. ; COTTLE, Simon (Ed.), Ethnic minorities and the media : changing cultural boundaries, Buckingham : Open University Press, 2000, 251 p.
  • [28]
    Cf. MARTINIELLO, Marco, L’ethnicité dans les sciences sociales contemporaines, Paris : Presses universitaires de France, 1995, 127 p., collection “Que sais-je ?” ; GLAZER, Nathan ; MOYNIHAN, Daniel P. (Eds), Ethnicity : theory and experience, Cambridge : Harvard University Press, 1975, 531 p.
  • [29]
    Cf. SIMON, Pierre-Jean, Pour une sociologie des relations interethniques et des minorités, Rennes : Presses universitaires de Rennes, 2006, 347 p. ; JUTEAU, Danièle, “Forbidding ethnicities in French sociological thought : the difficult circulation of knowledge and ideas”, Mobilities, vol. 1, n° 3, November 2006, pp. 391-408 ; BERTHELEU, Hélène, “À propos de l’étude des relations inter-ethniques et du racisme en France”, Revue Européenne des Migrations Internationales, vol. 13, n° 2, 1997, pp. 117-139.
  • [30]
    Cf. POUTIGNAT, Philippe ; STREIFF-FÉNART, Jocelyne, Théories de l’ethnicité, suivi de BARTH, Fredrik, Les groupes ethniques et leurs frontières, Paris : Presses universitaires de France, 1995, 270 p.
  • [31]
    Cf. JUTEAU, Danielle, L’ethnicité et ses frontières, Montréal : Presses de l’Université de Montréal, 1999, 230 p.
  • [32]
    Cf. BALIBAR, Étienne ; WALLERSTEIN, Immanuel, Race, nation, classe : les identités ambiguës, Paris : Éd. La Découverte, 1988, 308 p.
  • [33]
    GUÉNIF-SOUILAMAS, Nacira ; MACÉ, Éric, Les féministes et le garçon arabe, La Tour-d’Aigues : Éd. de L’Aube, 2004, 106 p.
  • [34]
    Cf. BENELLI, Natalie ; HERTZ, Ellen ; DELPHY, Christine ; FALQUET, Jules ; HAMEL, Christelle ; ROUX, Patricia (coordonné par), “Sexisme et racisme : le cas français”, Nouvelles Questions Féministes, vol. 25, n° 1, février 2006, 160 p. ; DORLIN, Elsa, La matrice de la race. Généalogie sexuelle et coloniale de la nation française, Paris : Éd. La Découverte, 2006, 307 p. ; DORLIN, Elsa, “De l’usage épistémologique et politique des catégories de ‘sexe’ et de ‘race’ dans les études sur le genre”, in : FOUGEYROLLAS-SCHWEBEL, Dominique ; LÉPINARD, Éléonore ; VARIKAS, Eleni (dossier coordonné par), Féminisme(s) : penser la pluralité, Cahiers du Genre, n° 39, novembre 2005, pp. 83-106.
  • [35]
    KERGOAT, Danièle, “Dynamique et consubstantialité des rapports sociaux”, in : DORLIN, Elsa (sous la direction de), avec la collaboration de BIDET-MORDREL, Annie, Sexe, race, classe : pour une épistémologie de la domination, Paris : Presses universitaires de France, 2009.
  • [36]
    Cf. BERTHELEU, Hélène, “Réfugié, immigré, minorité : des mots pour penser les relations inter-ethniques”, Hommes & Migrations, n° 1234, novembre-décembre 2001, pp. 23-32.
  • [37]
    Cf. MARTINEZ, François ; MICHAUD, Marie-Christine (sous la direction de), Minorité(s) : construction idéologique ou réalité ? (Actes du colloque organisé les 13, 14 et 15 mai 2004 à l’Université de Bretagne Sud-Lorient), Rennes : Presses universitaires de Rennes, 2005, 322 p.
  • [38]
    SIMON, Pierre-Jean, “Situation minoritaire”, in : “Vocabulaire historique et critique des relations inter-ethniques”, Pluriel Recherches, n° 3, 1995, pp. 50-61 (voir p. 58).
  • [39]
    Cf. RODRÍGUEZ, Clemencia, “Local television in Catalonia : a strategy of cultural resistance”, in : RODRÍGUEZ, Clemencia, Fissures in the mediascape : an international study of citizens’ media, Cresskill : Hampton Press, 2001, pp. 83-108.
  • [40]
    Cf. COSSÉE, Claire ; LADA, Emmanuelle ; RIGONI, Isabelle (sous la direction de), Faire figure d’étranger : regards croisés sur la production de l’altérité, op. cit.
  • [41]
    DE RUDDER, Véronique, “La ségrégation est-elle une discrimination dans l’espace ? Éléments de réflexion sur les relations interethniques”, in : GALLISSOT, René ; MOULIN, Brigitte (sous la direction de), Les quartiers de la ségrégation : Tiers monde ou Quart monde ?, Paris : Éd. Karthala ; Saint-Denis : Institut Maghreb-Europe, 1995, pp. 11-30 (voir p. 24).

1 La réflexion à l’origine de cette contribution repose sur une recherche en cours, portée par une équipe interdisciplinaire et européenne (eu Marie Curie Excellence Team minoritymedia) dont nous sommes la coordinatrice, et qui a pour objectif d’analyser les rapports sociaux à travers les médias des minorités ethniques dans neuf pays d’Europe : Allemagne, Espagne, France, Grande-Bretagne, Hongrie, Italie, Pays-Bas, Portugal et Turquie.

2 Par “médias des minorités ethniques”, nous entendons à la fois les médias créés par/pour les personnes issues de l’immigration et ceux créés par/pour les minorités historiques, linguistiques et/ou religieuses. Cette recherche s’intéresse aux personnes qui font l’expérience de la déterritorialisation/reterritorialisation et qui développent ou maintiennent des relations sociales à l’intérieur mais aussi au-delà des cadres statonationaux, par le biais des médias des minorités ethniques. L’un des objectifs est de comprendre le rôle croissant de la communication médiatique dans la définition des significations, des usages et des appropriations des espaces culturel, social et religieux. Il s’agit d’analyser, dans le cadre des médias des minorités ethniques, la perception du sentiment d’appartenance, la (re)présentation collective du soi ainsi que les pratiques culturelles et religieuses. Il s’agit également de définir quel rôle jouent les médias des minorités ethniques en imaginant et en mobilisant de nouvelles communautés d’appartenance ou en les transformant dans le contexte de la mondialisation et de la diversité culturelle.

3 Cette recherche touche un point sensible du champ académique, en particulier francophone : la terminologie et, de ce fait, les catégorisations employées pour rendre compte de notre objet. Une question s’est d’emblée posée : comment nommer notre objet ? D’un point de vue méthodologique et épistémologique, notre réflexion s’est d’abord orientée sur la façon d’envisager une recherche interdisciplinaire, couvrant différentes aires géographiques et basée sur les médias et l’appartenance ethnique. Il nous a fallu composer avec cette double diversité : académique (des écoles de pensée nées et évoluant dans des contextes nationaux spécifiques) et empirique (des appartenances ethniques, des médias).

4 Dans un tel contexte, comment dégager des idéaux-types et comment valider leur viabilité scientifique ? Pour étayer notre démonstration, nous nous appuierons sur une analyse critique des différents qualificatifs sémantiques relatifs aux médias minoritaires employés dans le champ académique ; nous expliciterons par ailleurs les différentes autodénominations employées par les acteurs des médias des minorités ethniques. Nous exposerons enfin notre positionnement scientifique, à savoir pourquoi sommes-nous dans l’obligation de recourir à un qualificatif générique propre à définir notre objet, et pourquoi avons-nous choisi l’expression générique de “médias des minorités ethniques”.

Les qualificatifs hétérogènes

5 Nous ne saurions proposer un état de l’art sémantique sans souligner le déséquilibre à la fois disciplinaire et géographique quant aux recherches sur les médias, et plus encore lorsque l’on croise les thèmes médias, minorités et migrations. Dans le domaine des sciences sociales, l’objet média est plus volontiers pris en charge par les sciences de l’information et de la communication. Cette tendance a eu pour effet de relativement marginaliser les approches sociologiques du fait médiatique, et de manière plus radicale encore les approches anthropologiques, à l’exception du nord de l’Europe. Les centres de recherche en sciences sociales spécialisés sur les médias ainsi que la production scientifique se situent en Europe, dans leur majorité au nord d’une ligne reliant Londres à Helsinki, en passant par Amsterdam et Copenhague. La France, et plus généralement les pays du sud de l’Europe, demeurent encore largement absents. Il s’agit donc, dans ce vaste espace géographique, d’un thème de recherche à défricher, plus encore lorsque l’on croise les champs médias, minorités et immigration [1]. À l’inverse, la sociologie et l’anthropologie des médias se sont imposées dans l’aire anglo-saxonne et canadienne par la spécificité de leur terrain (incluant les médias des peuples autochtones), le nombre important de recherches et leurs cadres théoriques.

6 Si, globalement, les recherches portant sur les médias des minorités ethniques méritent d’être encore plus largement développées, les qualificatifs académiques visant à les désigner sont en revanche légion. Initialement définis par opposition aux « médias dominants » (mainstream media) ou « médias de masse » (mass media) [2] dont les premières définitions datent des années 1920 [3], ceux que nous nommons les “médias des minorités ethniques” sont soit inclus dans la vaste catégorie « médias alternatifs » [4] ou « citizens’ media » [5], soit tour à tour qualifiés de « médias communautaires » [6], « ethnic media » ou « ethnic minority media » [7].

7 La littérature scientifique relative aux « médias alternatifs » est majoritairement inspirée par les concepts de pouvoir et de démocratie, le pouvoir étant alors souvent envisagé comme un processus d’opposition binaire entre le puissant versus le non-puissant. Ce scénario digne de David et Goliath — à quelques exceptions notables près [8] — a largement été critiqué. De plus, confrontés à l’hétérogénéité de leur objet, les chercheurs en communication en sont venus à définir les médias alternatifs par ce qu’ils n’étaient pas plutôt que par ce qu’ils étaient : tour à tour définis comme « the other media » par opposition aux « big mainstream media », « marginal media » par opposition encore aux « central mass media », ou encore « confrontational media » par opposition aux « complaisant mass media ».

8 Critiquant cette approche, Clemencia Rodríguez élabore le concept de « citizens’ media » pour désigner aussi bien les médias indigènes en Australie, au Canada ou en Amérique du Sud que les médias communautaires se développant dans différents contextes sociaux, culturels, politiques et historiques. La définition qu’elle en donne est suffisamment large pour englober à la fois les « “community-based media”, “alternative media”, “local media”, “médias libres” [ou] lesminority media” » [9]. Ce choix résulte du parti pris d’étudier les médias non dominants, hors de la sphère du “courant dominant” (mainstream) et des corporations médiatiques transnationales, c’est-à-dire les messages émis par des personnes qui accusent un déficit de communication. L’auteur exprime bien le vide conceptuel et le besoin de (ré)imaginer des catégories plus larges d’analyse : « En essayant de conceptualiser toutes ces expériences, je me suis trouvé dans un vide. J’ai compris que les cadres et les concepts théoriques que nous, chercheurs en communication, avons utilisés pour explorer et comprendre la communication et les médias alternatifs relèvent d’un domaine différent. Notre théorisation utilise des catégories trop étroites pour englober les expériences de ceux qui participent à des médias alternatifs » [10]. D’où sa défense du concept « citizens’ media », inspiré par les théories de la démocratie radicale développées par Chantal Mouffe et Kirstie McClure [11], selon lesquelles la citoyenneté renvoie à l’«  empowerment » : « Se référer aux médias “citoyens” implique d’abord qu’une collectivité promulgue sa citoyenneté en intervenant et en transformant activement le paysage médiatique existant ; en deuxième lieu, que ces médias contestent les codes sociaux, les identités légitimisées et les relations sociales institutionnalisées ; et troisièmement, que ces pratiques communicationnelles autonomisent la communauté concernée, dans la limite des transformations et changements possibles » [12]. La problématique défendue par Clemencia Rodríguez revient à analyser, à travers l’exemple des « citizens’ media », les modes d’action politique expérimentés par des acteurs sociaux non dominants.

9 Face à ces approches, d’autres auteurs se situent plutôt dans une optique plus particulariste, l’objectif étant de qualifier plus spécifiquement les médias des minorités ethniques à l’intérieur du large spectre des médias alternatifs. Forts de milliers de titres dans les démocraties occidentales [13], les médias des minorités ethniques représentent un phénomène important, ancien mais cependant bien mal connu. Depuis les travaux du sociologue de l’École de Chicago Robert Ezra Park en 1922 [14], bien peu de chercheurs se sont intéressés à cet objet. Simon Cottle déplore ce manque d’intérêt : « Les études sur les audiences des minorités ethniques demeurent, c’est à souligner, une rareté. Compte tenu du récent enthousiasme des approches sur les médias à considérer des audiences “actives”, ce silence, à quelques exceptions près seulement, est certainement d’autant plus surprenant. Dans un autre sens cependant, ceci prolonge simplement la logique institutionnelle et l’inertie universitaire qui, jusqu’à récemment, a conspiré pour ignorer ce que les minorités ethniques pensent ou disent à propos des représentations médiatiques, l’implication des médias dans leur vie quotidienne ou leurs espoirs en matière d’horizon médiatique pour l’avenir » [15].

10 Il faudra attendre 70 ans et le début des années 1990 pour que de nouvelles recherches soient menées, originaires principalement de l’aire anglo-saxonne. La plupart des recherches convergent vers le concept consensuel d’« ethnic media » ou d’« ethnic minority media ». Les analyses qui en émanent s’inspirent largement des théories habermassiennes de la sphère publique [16], des notions d’inclusion et d’exclusion [17] ainsi que de la citoyenneté.

Les qualificatifs indigènes [18]

11 Les qualificatifs indigènes sont plus divers encore que les qualificatifs hétérogènes. Reflétant la variété des discours médiatiques sur l’essence même des médias des minorités ethniques, ceux-ci se définissent en fonction de l’origine ethnique ou géographique de leur audience (à titre d’illustration : Cité Black ; Beur TV. La chaîne Méditerranée ; capMag. Le journal des Lusodépendants ; Kazel ha Kazel. Bulletin des cercles celtiques ; kelma.org. Le site ethnik & gay) ou, au contraire, se nomment tour à tour « médias de la diversité » (pour ne pas renvoyer à une origine) ou « médias urbains » (ancrage revendiqué dans les quartiers populaires), « médias alternatifs » ou « médias citoyens » (dans la veine des radios associatives), voire « médias généralistes » (refus d’une quelconque spécificité ethnique, volonté de se mesurer sur un pied d’égalité aux médias dominants).

12 Pour aller au-delà de ces grandes catégories autodéfinies, une lecture synthétique des multiples sous-titres auto-employés ainsi que des paragraphes descriptifs les présentant est souvent révélatrice du message que souhaitent faire passer ces médias tantôt à leur public, tantôt à leurs interlocuteurs politiques, voire financiers. Nous ne citerons que deux exemples, selon nous emblématiques, pris dans la presse « urbaine » française. Le premier est Fumigène, un trimestriel qui se définit comme « le journal “haut parleur” de la diversité [...]. C’est notre vision de “la rue” que nous voulions poser sur papier : populaire, animée, riche de toutes ses différences ; des pavés et du béton au kilomètre, en bloks [sic], en barres, des îlots d’espaces verts, des bouffées d’oxygène polluées, du son, des scratchs, des beats, des images, des scènes, des luttes, vécus par des gens de tous horizons, de toutes origines et de tous âges » [19]. Le second est Respect Magazine, un « trimestriel, précurseur d’un journalisme ouvert à la diversité, acteur engagé dans la reconnaissance et la rencontre des multiples composantes de notre société », un magazine « urbain, social et métissé » [20].

13 En défendant “leur vision” de la société, ces médias se positionnent souvent en opposition aux médias dominants, mieux établis institutionnellement. Le programme de recherche-action Mediam’Rad porté par l’Institut Panos Paris a montré, dans une étude de contenu des « media de la diversité », que nombre d’entre eux défendent des priorités éditoriales très précises et une information différenciée qui ne se retrouvent pas dans les « media grand public » : « Dans la plupart des media de la diversité, les priorités [...] sont clairement différentes de celles des media grand public. Si les sujets abordés sont souvent les mêmes, l’angle d’approche diffère parfois, mais surtout les sources sont différentes. Les media de la diversité constituent alors une source d’information réellement différenciée sur des pays, des cultures, une culture (celle née du métissage de la société française), aujourd’hui encore, peu couverts par les media grand public » [21].

14 L’accès aux sources d’information constitue effectivement l’un des révélateurs de la spécificité des médias des minorités ethniques par rapport aux médias dominants. Si d’aucuns travaillent avec les grandes agences de presse de type afp ou Reuter, nombre d’entre eux se tournent également vers d’autres sources comme, en France, l’agence Ressources urbaines ou encore l’agence Bretagne presse. Pour la presse « urbaine » française que nous citions plus haut, il s’agit de proposer un « autre journalisme » et de couvrir différemment l’actualité des quartiers populaires. Pour l’agence Ressources urbaines, à l’origine de la Charte pour l’amélioration du traitement médiatique des banlieues, il s’agit de « changer notre regard sur les quartiers et leurs habitants », de « développer des contre-feux visuels face à la noria d’images négatives qui provoquent peur et préjugés et enferment les habitants des quartiers dans une imagerie trompeuse » [22].

15 Nombre de (médias des) minorités ethniques entretiennent une relation difficile avec les médias dominants. Ce sentiment d’incompréhension se superpose à des problèmes mal résolus de la société, tels que le rapport à l’Autre [23]. Si les médias dominants tendent à consacrer un meilleur traitement qualitatif de la diversité ethnique, ils ont longtemps constitué le véhicule de discours essentialistes, racistes et paternalistes produits et diffusés pendant plus d’un siècle d’idéologie coloniale et qui incontestablement ont influencé l’image des populations colonisées et de leurs descendants [24]. Dans ce contexte, les médias des minorités ethniques trouvent une double légitimation : d’un côté une légitimation sociale à travers la valorisation des relations interculturelles ou interreligieuses, de l’autre une légitimation politique dans la lutte contre les discriminations, voire les actions de lobbying. Avec leurs propres mots, ils affichent clairement leur différence : « C’est une littérature, une écriture, une façon de voir et concevoir les choses, un pari de barjot : hors-cadre, non formaté, pas mouton à l’abattoir, un rédactionnel qui essaye de servir à quelque chose, mais pas au système, qui ne fait pas le jeu des mass media » [Fumigène]; « Pointer les clichés [...] ; secouer les blocages ; dépassionner le débat autour des minorités et des quartiers populaires [...] ; favoriser le dialogue ; lancer des dynamiques ; proposer des pistes de solutions ; impulser des regards différents ; surprendre par des angles nouveaux » [Respect Magazine].

Le besoin d’un qualificatif générique

16 Face aux enjeux des catégorisations hétérogène et indigène, dès le début de notre recherche nous avons dû adopter un positionnement scientifique fort. Dès lors, comment justifier le paradoxe selon lequel, tout en exprimant notre rejet des catégories qui conduisent à la production sociale de la différence [25], nous sommes dans l’obligation de recourir à un qualificatif générique propre à définir notre objet ? Plus encore, pourquoi avoir choisi l’expression “médias des minorités ethniques” ?

17 Notre objet d’étude peut être défini en fonction d’une série d’éléments objectivables. Ce sont des médias qui s’adressent principalement à un groupe d’audience spécifiquement issu d’une ou de plusieurs vagues d’immigration ou de minorités installées sur le territoire national de chacun des pays impliqués dans l’étude. Nous nous intéressons donc tant aux médias “issus de l’immigration” (qu’ils concernent les primo-migrants et/ou leurs descendants) qu’aux médias issus des minorités historiques, linguistiques, culturelles nationales (à titre d’exemple : frioulans, sardes, germanophones en Italie ; bretons [26], basques, corses, alsatiques en France ; allemands en Hongrie ; roms au niveau transnational ; kurdes, arméniens, alévis en Turquie), indépendamment de leur statut juridique. Les lieux de production et de diffusion de ces médias se situent sur le territoire national de chacun des pays impliqués dans l’étude. Enfin, leurs équipes sont majoritairement composées de personnes issues d’une ou de plusieurs immigrations ou minorités installées sur le territoire national de chacun des pays impliqués dans l’étude.

18 Par ailleurs, une série d’éléments subjectifs permet également d’appréhender notre objet. L’ensemble de ces médias défend une perspective identitaire affirmée, que l’on perçoit notamment dans le contenu des articles ou des émissions. Ils entretiennent également une dimension relative à l’héritage et à la mémoire. Enfin, ils sont le produit et le témoin de rapports sociaux inégalitaires. En ce sens, ils constituent une matière, un terrain, un terreau privilégié pour l’étude des dynamiques entre, d’une part, les processus d’identification et d’altérisation et, d’autre part, les processus de production de l’hégémonie et de contre-hégémonie.

Parler d’ethnicité

19 Dès lors, comment procéder à l’élaboration d’un qualificatif générique pour nommer ces médias ? Notre travail de réflexion collective a pris appui, d’une part, sur les recherches relatives aux « ethnic media » développées principalement dans l’aire anglosaxonne [27] et, d’autre part, sur les recherches relatives aux relations interethniques, surgies également dans l’aire anglosaxonne mais désormais bien représentées dans l’espace francophone.

20 Attardons-nous ici plus spécifiquement sur les recherches relatives aux relations interethniques, en vertu desquelles nous avons choisi l’appellation “médias des minorités ethniques”. Dans son ouvrage de synthèse sur la notion d’“ethnicité”, le sociologue belge Marco Martiniello situe la réelle croissance de l’usage du mot “ethnicity” dans le langage académique anglosaxon à la fin des années 1960 [28]. Dans les pays francophones, le concept est ignoré jusqu’au milieu des années 1980. En France, tout se passe comme si, en raison de sa filiation avec les termes “ethnie” et “ethnique”, le mot “ethnicité” restait associé aux théories “raciales” et aux conceptions substantielles de la culture qui lui ont succédé [29]. Le mot “ethnicité” est alors souvent compris comme un euphémisme pour “race”, au sens biologique du terme. Aux États-Unis pourtant, la rupture avec ces connotations “raciales” est forte. La nécessité d’inventer un nouveau mot est justifiée par l’émergence et la construction de groupes ethniques comme groupes d’intérêt sur la scène politique américaine. La création de ce terme a aussi permis de rompre avec celui d’ethnie et avec les théories “raciales”.

21 L’ouvrage de Marco Martiniello montre bien que, dans la plupart des sociétés contemporaines, l’ethnicité constitue une des formes majeures de différenciation sociale et politique d’un côté et d’inégalité structurelle de l’autre. Elle repose sur la production et la reproduction de définitions sociales et politiques de la différence physique, psychologique et culturelle entre des groupes dits ethniques qui développent entre eux des relations de différents types (coopération, conflits, compétition, domination, reconnaissance, etc.). L’ethnicité est donc liée à la classification sociale des individus et aux relations entre groupes dans une société donnée. Elle peut émerger lorsque des groupes ont un minimum de contacts entre eux et qu’ils doivent entretenir leur spécificité culturelle, physique ou psychologique réciproque afin de reproduire leur existence en tant que groupes. Du point de vue des sciences sociales, l’ethnicité ne doit pas se définir par un ensemble de caractéristiques physiques, psychologiques et culturelles objectives des groupes. Ce ne sont pas la différence et la substance culturelles ou biologiques objectives qui fondent l’ethnicité, mais bien la perception de leur importance pour les relations sociales, qu’elles soient “réelles” ou non. Au niveau individuel, l’ethnicité revêt une dimension largement subjective et correspond au sentiment, à la conscience d’appartenance qu’éprouve un individu à l’égard d’un groupe ethnique qui, lui-même, est composé d’un ensemble d’individus qui croient en une communauté d’origine fondée sur une similitude de cultures, de mœurs ou d’expériences. Au niveau groupal, l’ethnicité désigne les processus par lesquels les groupes ethniques s’organisent et se structurent sur la base d’une identité ethnique commune en vue de l’action collective. Le rôle des sciences sociales est précisément d’étudier la pertinence sociale et politique de ce type de catégorisation et de domination.

22 Parmi les nombreuses théories de l’ethnicité, nous nous intéressons plus particulièrement à celle développée par l’anthropologue norvégien Fredrik Barth : une théorie non substantialiste — en rupture majeure avec les théories antérieures et influencée par les travaux du sociologue interactionniste américain Erving Goffman — selon laquelle la substance culturelle de l’ethnicité est secondaire par rapport à l’établissement des frontières ethniques entre les groupes [30]. L’idée centrale est que les identités et les groupes ethniques relèvent de questions d’organisation sociale et non pas de contenu culturel. Selon cette approche, la culture ne doit pas être considérée comme un élément de définition des groupes ethniques, mais plutôt comme une conséquence ou une implication de l’établissement et de la reproduction des frontières entre les groupes ethniques.

23 D’autres théories de l’ethnicité mettent l’accent sur les facteurs extérieurs aux groupes ethniques dans l’explication de la mobilisation et le développement d’identités ethniques collectives ainsi que sur les contraintes qui pèsent sur le choix individuel d’une identité ethnique. Elles permettent, de façon complémentaire, de décrypter la réalité sociale des médias des minorités ethniques. Soulignons notamment le rôle de l’État sur la perception que développent les membres des groupes ethniques de leur identité, sur les ressources dont ils peuvent disposer pour l’organisation communautaire et la mobilisation collective, sur la création, la reproduction et la mobilisation de l’ethnicité à travers la reconnaissance qu’il octroie éventuellement aux groupes ethniques et à travers les processus qu’il met en œuvre en vue de les institutionnaliser ou non. L’État constitue en effet une force considérable dans le processus d’imputation ethnique.

24 Utiliser le concept d’ethnicité et le qualificatif “ethnique” ne doit plus être douteux. La sociologue canadienne Danielle Juteau montre depuis 30 ans que l’ethnicité est un processus, un phénomène contextuel [31]. Aujourd’hui, parler scientifiquement d’ethnicité revient à désigner un rapport social. Le terme “ethnicité” renvoie à un construit social fort ainsi qu’à des processus. C’est dans cette lecture que nous ancrons nos recherches sur les médias des minorités ethniques.

25 Nous devons cependant garder à l’esprit que l’ethnicité n’est qu’une forme parmi d’autres de classification sociale et d’inégalité structurelle. Les relations et les clivages ethniques sont étroitement liés à d’autres formes de relations et de clivages sociaux, notamment entre classes sociales et entre sexes. En ce sens, notre recherche prend également appui sur les théories relatives aux processus d’articulation entre différents types de rapports sociaux, qu’ils soient de classe, de genre, ethniques. Il y a 20 ans, Étienne Balibar et Immanuel Wallerstein réfléchissaient déjà à la problématique des relations entre fragmentation identitaire et mobilisations [32]. Plus récemment, Nacira Guénif-Souilamas et Éric Macé ont montré comment les dominations ethniques et genrées opéraient sur la scène publique, au détriment du « garçon arabe » [33]. Dans la continuité de ces analyses, il apparaît nécessaire de croiser ces différents types de domination qui, dans le cas des représentations médiatiques notamment, jouent un rôle essentiel. Plusieurs études récentes [34] sur ce que Danièle Kergoat a nommé la « consubstantialité des rapports sociaux » [35] démontrent bien l’imbrication des différents systèmes de domination : domination de “race” ou ethnique, mais aussi de classe et de genre.

Parler de minorité

26 Nous avons mentionné plus haut l’importance des facteurs extérieurs aux groupes ethniques ainsi que des contraintes qui pèsent à la fois sur le choix individuel d’une identité et sur la mobilisation collective. Hypothèse de départ, celle-ci s’est rapidement vérifiée au cours de notre recherche comparative. Les médias des minorités ethniques sont largement dépendants des différents contextes sociaux, politiques et historiques nationaux. D’où une difficulté intrinsèque à notre recherche comparative : quelle terminologie et donc quelle catégorisation employer pour satisfaire à la nécessaire montée en généralité concernant l’interprétation de phénomènes sociaux dépendant de contextes nationaux très divers, voire opposés, en matière de traitement politique et législatif du fait minoritaire ? Ce choix sémantique est non seulement dépendant d’une certaine réalité sociale (les médias des minorités ethniques obéissent à des stratégies dépendant des effets d’inscription et des contraintes de légitimation dans des espaces territoriaux marqués par des contextes sociaux, politiques, institutionnels et historiques particuliers), mais il doit également trouver sa place au sein de discours académiques [36] souvent très liés aux traditions nationales (ce qui est académiquement correct dans un pays ne l’est pas forcément dans un autre).

27 Nous avons donc tenté de dresser un tableau synthétique des usages sémantiques dans les différents pays de notre recherche, en interrogeant principalement les termes suivants : “minorité” et ses déclinaisons (minorité nationale, minorité ethnique, minorité culturelle, minorité religieuse, minorité régionale, minorité linguistique, minorité ethnolinguistique, minorité visible), “groupe” et ses déclinaisons (groupe minorisé, groupe ethnique, groupe ethnicisé, groupe national, groupe culturel, groupe diasporique, groupe territorialisé), “immigré” et ses déclinaisons (immigrant, issu de l’immigration, migrant), autochtone, allochtone, allophone, communauté, communautaire. L’objectif était l’adoption d’un terme générique qui puisse définir au mieux notre objet d’étude, mais également de parvenir à cette nécessaire montée en généralité relative à l’étude des dynamiques entre, d’une part, les processus de production de l’altérité et, d’autre part, les processus de production de l’hégémonie et des contre-hégémonies.

28 Il ressort du tableau synthétique que nous avons dressé que le terme “immigré” et ses déclinaisons sont principalement utilisés — avec des variantes — en France, en Espagne, en Italie, en Allemagne, aux Pays-Bas et en Turquie, tant au niveau du discours scientifique qu’institutionnel. Le sens commun veut que la catégorie “immigré” renvoie à des citoyens extracommunautaires. En Espagne, la loi même de 1985 institutionnalise la figure de l’immigré comme un extracommunautaire. À l’inverse, le terme “immigré” ou “issu de l’immigration” n’a pas d’équivalent en hongrois ; en Grande-Bretagne, la dimension ethnique plutôt que migratoire est privilégiée. Les termes “communauté”, “communautaire” sont quant à eux plus volontiers employés en Espagne (l’expression « Communauté autonome » est inscrite dans la Constitution), en Grande-Bretagne, aux Pays-Bas (par les politiques et la société civile plutôt que dans le discours académique) et en Turquie, tandis qu’ils sont très chargés en implicites péjoratifs en France (souvent assimilés au “communautarisme”), en Allemagne (excepté dans la perception romantique de la “communauté nationale”) et en Italie (associés au “repli communautaire”).

29 Au-delà de leurs différents usages, ces deux familles catégorielles constituent des concepts non opératoires concernant la réalité sociale que nous tentons de décrypter. Nous lui préférons celui de “minorité”, propre à définir les personnes et les groupes en situation d’imputation de l’altérité et en situation de domination [37]. En effet, l’opposition en termes de minorité et de majorité se fonde sur des rapports de domination, de dépendance et d’exclusion. Le fait minoritaire n’a rien d’une réalité quantifiable. C’est plutôt, comme le souligne le sociologue Pierre-Jean Simon, la notion de situation minoritaire qui est essentielle. Car dans un tel contexte, les individus ou les groupes minoritaires sont notamment considérés comme « “différents”, et d’une différence toujours négative, face à la majorité qui prétend incarner, elle, la norme et la normalité » [38].

30 Le même tour d’Europe nous confirme que le terme “minorité” et ses déclinaisons est largement utilisé en Grande-Bretagne (« ethnic minority » désigne par défaut tous ceux qui n’appartiennent pas au groupe dominant, « the white group »), en Allemagne (une loi adoptée en 2000 institue la transformation de la définition culturelle de l’État-nation en un projet habermassien de « société post-nationale » qui implique la reconnaissance politique des “nouveaux” arrivants : on parle alors de plus en plus de « Minderheit », minorité) et aux Pays-Bas (liste officielle des groupes définis comme minorités ethniques ; reconnaissance du friséen comme « langue minoritaire »). Ailleurs, le droit de (certaines) minorités est reconnu. C’est ainsi le cas en Turquie pour certaines minorités depuis l’Empire ottoman et ses millet : il s’agit de minorités non musulmanes. Aujourd’hui, le débat y est en marche pour étendre la conception de la minorité (minorité ethnique, minorité culturelle). En Hongrie, la notion de “minorité ethnique” date de 1989 ; 13 minorités y sont officiellement reconnues, à la demande de leurs représentants et en fonction de leur ancienneté sur le territoire, de leur citoyenneté hongroise, de leur langue et culture minoritaires, de leur sentiment d’appartenance collective. En 1999, l’Italie adopte une loi sur les « minorités linguistiques historiques » (citoyens des communautés qui ont maintenu et développé leur identité socioculturelle et linguistique d’origine : Albanais, Catalans, Germaniques, Grecs, Slovènes et Croates, les populations parlant le français, le franco-provençal, le frioulan, le ladin, l’occitan et le sarde).

31 Mais globalement, l’expression “minorité ethnique” ou “minorité linguistique” tend plutôt à désigner des groupes historiques (liés au déplacement des frontières et non aux mouvements migratoires). En Espagne, la législation parle de « nationalités historiques » et de « groupes nationaux » concernant les populations des quatre « Communautés autonomes » dotées de gouvernements régionaux (Galiciens, Catalans, Andalous, Basques). Vingt ans après l’adoption de la Constitution de 1979 instituant ces Communautés autonomes, une centaine de télévisions locales, se réclamant majoritairement du “tiers secteur” (ni public ni commercial), cohabitaient en Catalogne. Véritable phénomène social, essentiellement à l’initiative de groupes de citoyens émettant à l’échelle locale (petites villes), voire infralocale (quartier, voisinage), ces chaînes de télévision programment des émissions en catalan et se concentrent sur la vie quotidienne, la mémoire collective et l’identité culturelle [39]. Dans le contexte espagnol — catalan en particulier — on voit bien l’incidence de la reconnaissance institutionnelle de groupes nationaux sur la création médiatique.

32 Dans ce paysage, la France apparaît à la marge : la République une et indivisible ne reconnaît pas les minorités, l’opposé étant contraire à la Constitution ; elle n’a pas non plus ratifié la Charte des langues régionales ou minoritaires. En 2007, l’Organisation des Nations unies a mandaté une experte indépendante pour faire le point sur la situation des minorités en France. Mme Gay McDougall conclut son rapport sévèrement, dénonçant les « rigides notions de l’identité nationale française », qui refusent les différences culturelles, religieuses ou linguistiques. L’onu a rappelé, dans ce sens, le « refus historique » de la France d’admettre le concept de “minorité” en son sein, et a précisé que la reconnaissance des différences ne doit pas être considérée comme une menace aux principes d’unité et d’égalité. De fait, les débats entourant les questions relatives à l’“origine” et à l’“appartenance” ont pris ces dernières années une dimension paroxystique. Ils paraissent pour le moins paradoxaux dans un pays comme la France dont le “modèle d’intégration universaliste” ne permet pas l’expression des particularismes dans l’espace public.

Éléments de conclusion

33 Toute catégorisation, qu’elle soit hétérodéfinie ou autodéfinie, produit des effets politiques et symboliques forts. La production sociale d’altérité autorise symboliquement et permet concrètement les opérations de séparation, de distinction, de discrimination. Les processus d’altérisation et de domination participent de catégorisations “spontanées” ou codifiées dans les pratiques administratives et politiques : tous sont historiquement et socialement construits [40]. Pour la sociologue Véronique De Rudder, la question de la différence constitue un enjeu propre des rapports sociaux : « En témoignent les oscillations entre assimilationnisme et stigmatisation, d’une part, entre affirmation de spécificité et revendication d’“invisibilité”, de l’autre. Cet enjeu se situe moins sur le terrain culturel, proprement dit, que sur celui des rapports qui unissent le culturel et le politique. La revendication comme l’assignation identitaires participent d’une lutte où le culturel est, en quelque sorte, un alibi, un moyen détourné, pour obtenir ou refuser une reconnaissance, une légitimité, une “intégration” sociales comme politiques » [41]. Toutefois, les effets des catégorisations sont-ils nécessairement pervers ? Les sciences sociales peuvent difficilement se passer de l’usage des qualificatifs sémantiques qui, de fait, catégorisent l’objet d’étude. Il apparaît donc plutôt nécessaire de travailler à la façon d’éviter les écueils, notamment lorsque les catégorisations académiques sont investies et utilisées par les champs politique et médiatique.

Notes

  • [1]
    Cf. MARTHOZ, Jean-Paul, “Médias et ‘va-et-vient’ communicationnel des diasporas”, in : BLION, Reynald ; RIGONI, Isabelle (sous la direction de), D’un voyage à l’autre : des voix de l’immigration pour un développement pluriel, Paris : Éd. Karthala - Institut Panos Paris, 2001, pp. 189-205.
  • [2]
    CURRAN, James ; GUREVITCH, Michael (Eds.), Mass media and society, London : Arnold Publishers ; New York : Oxford University Press, 2000, 408 p. ; GROSSBERG, Lawrence ; WARTELLA, Ellen ; WHITNEY, D. Charles, Mediamaking : mass media in a popular culture, London : Sage Publications, 1998, 442 p.
  • [3]
    Plus tard, ce sont les travaux fondateurs de Marshall MacLuhan, notamment McLUHAN, Marshall, Pour comprendre les médias, Paris : Éd. du Seuil, 1968, 404 p.
  • [4]
    ATTON, Chris, Alternative media, London : Sage Publications, 2002, 172 p. ; RIGGINS, Stephan Harold (Ed.), Ethnic minority media : an international perspective, London : Sage Publications, 1992, 298 p.
  • [5]
    RODRÍGUEZ, Clemencia, Fissures in the mediascape : an international study of citizens’ media, Cresskill : Hampton Press, 2001, 224 p.
  • [6]
    BÉAUD, Paul, Médias communautaires ? Radios et télévisions locales et expériences d’animation audiovisuelle en Europe, Strasbourg : Conseil de l’Europe, 1980, 189 p. ; BERRIGAN, Frances J., L’accès à la communication : quelques modèles occidentaux de media communautaires, Paris : Éd. de l’Unesco, 1977, 263 p.
  • [7]
    HUSBAND, Charles (Ed.), A richer vision : the development of ethnic minority media in Western democracies, London : J. Libbey Publishers ; Paris : Éd. de l’Unesco, 1994, 149 p.
  • [8]
    Notons toutefois l’apport de John Downing. Voir DOWNING, John, Radical media : the political experience of alternative communication, Boston : South End Press, 1984, 370 p. (réédité en 2001) ; DOWNING, John (with VILLARREAL FORD, Tamara ; GIL, Genève ; STEIN, Laura), Radical media : rebellious communication and social movements, London : Sage Publications, 2001, 426 p., dans lequel il fait référence à des écoles de pensée aussi diverses que celles sur les théories des cultures populaires (Theodor Adorno), les études sur l’audience (John Fiske), les théories de l’hégémonie et de la résistance (Antonio Gramsci), les cadres d’analyses marxistes, les théories sur les mouvements sociaux (Alain Touraine), les théories de la communication et de la démocratie (James Carey)...
  • [9]
    RODRÍGUEZ, Clemencia, Fissures in the mediascape : an international study of citizens’ media, op. cit., p. XIII.
  • [10]
    Ibidem, p. 3. Les traductions des textes en anglais sont le fait de l’auteur.
  • [11]
    Cf. MOUFFE, Chantal (Ed.), Dimensions of radical democracy : pluralism, citizenship, community, London : Verso Publishers, 1992, 254 p. ; McCLURE, Kirstie, “On the subject of rights : pluralism, plurality and political identity”, in : MOUFFE, Chantal (Ed.), Dimensions of radical democracy : pluralism, citizenship, community, London : Verso Publishers, 1992, pp. 108-125.
  • [12]
    RODRÍGUEZ, Clemencia, Fissures in the mediascape : an international study of citizens’ media, op. cit., p. 20.
  • [13]
    L’équipe minoritymedia a recensé plusieurs centaines de titres dans chacun des neuf pays européens concernés par l’étude (dont près d’un millier en France, plus de 800 en Grande-Bretagne...). Aux États-Unis, l’American Newspaper Publishers Association estimait en 1990 que les minorités ethniques composaient 18 % de l’industrie de presse et 16 % de la force de travail.
  • [14]
    Cf. PARK, Robert Ezra, The immigrant press and its control, New York : Harper & Brothers Publishing, 1922, 487 p.
  • [15]
    COTTLE, Simon, “Media research and ethnic minorities : mapping the field” (introduction), in : COTTLE, Simon (Ed.), Ethnic minorities and the media : changing cultural boundaries, Buckingham : Open University Press, 2000, pp. 1-30 (voir pp. 23-24).
  • [16]
    Cf. HUSBAND, Charles (Ed.), A richer vision : the development of ethnic minority media in Western democracies, op. cit. ; HUSBAND, Charles, “Media and the public sphere in multi-ethnic societies”, in : COTTLE, Simon (Ed.), Ethnic minorities and the media : changing cultural boundaries, Buckingham : Open University Press, 2000, pp. 199-214.
  • [17]
    Cf. BAILEY, Olga G. ; GEORGIOU, Myria ; HARINDRANATH, Ramaswami, Transnational lives and the media : re-imagining diasporas, Basingstoke : Palgrave Macmillan Publishers, 2007, 288 p.
  • [18]
    Les qualificatifs indigènes sont ceux employés par les médias des minorités ethniques eux-mêmes.
  • [19]
    http://www.fumigene.net
  • [20]
    http://www.respectmag.com/qui-sommes-nous
  • [21]
    BLION, Reynald ; RIGONI, Isabelle ; HERFROY-MISCHLER, Alexandra ; KONDYLIDOU, Areti ; ZINE, Reda, Media et information : pratiques et réalités de la diversité en France, Paris : Institut Panos, Mediam’Rad, 2006, 32 p. (voir p. 31).
  • [22]
    http://www.cdurable.info/Ressources-Urbaines-l-agence-de,680.html
  • [23]
    Cf. COSSÉE, Claire ; LADA, Emmanuelle ; RIGONI, Isabelle (sous la direction de), Faire figure d’étranger : regards croisés sur la production de l’altérité, Paris : Éd. Armand Colin, 2004, 319 p.
  • [24]
    Sur le rôle des médias dominants dans les processus d’altérisation (altérisation ethnique et altérisation du populaire notamment), voir RIGONI, Isabelle (sous la direction de), Qui a peur de la télévision en couleurs ? La diversité culturelle dans les médias, Montreuil : Éd. Aux Lieux d’Être, 2007, 333 p.
  • [25]
    Cf. COSSÉE, Claire ; LADA, Emmanuelle ; RIGONI, Isabelle (sous la direction de), Faire figure d’étranger : regards croisés sur la production de l’altérité, op. cit.
  • [26]
    Cf. SIMON, Pierre-Jean, La bretonnité : une ethnicité problématique, Rennes : Éd. Terre de brume - Presses universitaires de Rennes, 1999, 209 p. ; LE COADIC, Ronan, L’identité bretonne, Rennes : Éd. Terre de brume - Presses universitaires de Rennes, 1998, 479 p.
  • [27]
    Cf. ALIA, Valerie ; BULL, Simone, Media and ethnic minorities, Edinburgh : Edinburgh University Press, 2005, 204 p. ; COTTLE, Simon (Ed.), Ethnic minorities and the media : changing cultural boundaries, Buckingham : Open University Press, 2000, 251 p.
  • [28]
    Cf. MARTINIELLO, Marco, L’ethnicité dans les sciences sociales contemporaines, Paris : Presses universitaires de France, 1995, 127 p., collection “Que sais-je ?” ; GLAZER, Nathan ; MOYNIHAN, Daniel P. (Eds), Ethnicity : theory and experience, Cambridge : Harvard University Press, 1975, 531 p.
  • [29]
    Cf. SIMON, Pierre-Jean, Pour une sociologie des relations interethniques et des minorités, Rennes : Presses universitaires de Rennes, 2006, 347 p. ; JUTEAU, Danièle, “Forbidding ethnicities in French sociological thought : the difficult circulation of knowledge and ideas”, Mobilities, vol. 1, n° 3, November 2006, pp. 391-408 ; BERTHELEU, Hélène, “À propos de l’étude des relations inter-ethniques et du racisme en France”, Revue Européenne des Migrations Internationales, vol. 13, n° 2, 1997, pp. 117-139.
  • [30]
    Cf. POUTIGNAT, Philippe ; STREIFF-FÉNART, Jocelyne, Théories de l’ethnicité, suivi de BARTH, Fredrik, Les groupes ethniques et leurs frontières, Paris : Presses universitaires de France, 1995, 270 p.
  • [31]
    Cf. JUTEAU, Danielle, L’ethnicité et ses frontières, Montréal : Presses de l’Université de Montréal, 1999, 230 p.
  • [32]
    Cf. BALIBAR, Étienne ; WALLERSTEIN, Immanuel, Race, nation, classe : les identités ambiguës, Paris : Éd. La Découverte, 1988, 308 p.
  • [33]
    GUÉNIF-SOUILAMAS, Nacira ; MACÉ, Éric, Les féministes et le garçon arabe, La Tour-d’Aigues : Éd. de L’Aube, 2004, 106 p.
  • [34]
    Cf. BENELLI, Natalie ; HERTZ, Ellen ; DELPHY, Christine ; FALQUET, Jules ; HAMEL, Christelle ; ROUX, Patricia (coordonné par), “Sexisme et racisme : le cas français”, Nouvelles Questions Féministes, vol. 25, n° 1, février 2006, 160 p. ; DORLIN, Elsa, La matrice de la race. Généalogie sexuelle et coloniale de la nation française, Paris : Éd. La Découverte, 2006, 307 p. ; DORLIN, Elsa, “De l’usage épistémologique et politique des catégories de ‘sexe’ et de ‘race’ dans les études sur le genre”, in : FOUGEYROLLAS-SCHWEBEL, Dominique ; LÉPINARD, Éléonore ; VARIKAS, Eleni (dossier coordonné par), Féminisme(s) : penser la pluralité, Cahiers du Genre, n° 39, novembre 2005, pp. 83-106.
  • [35]
    KERGOAT, Danièle, “Dynamique et consubstantialité des rapports sociaux”, in : DORLIN, Elsa (sous la direction de), avec la collaboration de BIDET-MORDREL, Annie, Sexe, race, classe : pour une épistémologie de la domination, Paris : Presses universitaires de France, 2009.
  • [36]
    Cf. BERTHELEU, Hélène, “Réfugié, immigré, minorité : des mots pour penser les relations inter-ethniques”, Hommes & Migrations, n° 1234, novembre-décembre 2001, pp. 23-32.
  • [37]
    Cf. MARTINEZ, François ; MICHAUD, Marie-Christine (sous la direction de), Minorité(s) : construction idéologique ou réalité ? (Actes du colloque organisé les 13, 14 et 15 mai 2004 à l’Université de Bretagne Sud-Lorient), Rennes : Presses universitaires de Rennes, 2005, 322 p.
  • [38]
    SIMON, Pierre-Jean, “Situation minoritaire”, in : “Vocabulaire historique et critique des relations inter-ethniques”, Pluriel Recherches, n° 3, 1995, pp. 50-61 (voir p. 58).
  • [39]
    Cf. RODRÍGUEZ, Clemencia, “Local television in Catalonia : a strategy of cultural resistance”, in : RODRÍGUEZ, Clemencia, Fissures in the mediascape : an international study of citizens’ media, Cresskill : Hampton Press, 2001, pp. 83-108.
  • [40]
    Cf. COSSÉE, Claire ; LADA, Emmanuelle ; RIGONI, Isabelle (sous la direction de), Faire figure d’étranger : regards croisés sur la production de l’altérité, op. cit.
  • [41]
    DE RUDDER, Véronique, “La ségrégation est-elle une discrimination dans l’espace ? Éléments de réflexion sur les relations interethniques”, in : GALLISSOT, René ; MOULIN, Brigitte (sous la direction de), Les quartiers de la ségrégation : Tiers monde ou Quart monde ?, Paris : Éd. Karthala ; Saint-Denis : Institut Maghreb-Europe, 1995, pp. 11-30 (voir p. 24).
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