Notes
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[1]
La région de Cuyo est située dans le centre-ouest de l’Argentine, aux pieds de la cordillère des Andes. Cette région regroupe les provinces de Mendoza, San Juan et San Luis, Mendoza en étant la principale métropole et la quatrième ville du pays, après Buenos Aires, Rosario et Córdoba. L’activité économique prédominante est la viticulture, et la région doit une part de son importance économique à son emplacement stratégique entre deux pôles commerciaux d’envergure : la région centrale du Chili et Buenos Aires.
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[2]
Il s’agit de l’expression employée par les groupes armés qui ont effectué le coup d’État qui a mis fin à la présidence constitutionnelle d’Arturo Umberto Illia en 1966.
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[3]
Le terme “péronisme” se réfère au mouvement politique créé par Juan Domingo Perón lorsqu’il fut président de la République entre 1946 et 1955. Provenant des élites des forces armées ayant pris le pouvoir en 1943, Perón, depuis son poste en tant que secrétaire au Travail pendant le gouvernement militaire, a mis en place un système de relations entre les directions syndicales et les masses ouvrières qui ont constitué les bases sociales et politiques de son mouvement. En 1946, après une élection “décisive” et “singulièrement large”, Perón a été élu président de la République en soulevant le drapeau de la “démocratie réelle”. D’un point de vue historique, ce moment marque l’entrée de nombreuses couches sociales dans la vie politique du pays. Sous sa présidence, l’État a assumé un rôle décisif : il a renforcé l’intervention étatique au travers de la nationalisation des entreprises de services publics, la redistribution des revenus entre agriculture et industrie ainsi qu’entre entrepreneurs et travailleurs. De même, il s’est confronté à la question de la “justice sociale”, c’est-à-dire à la fondation d’un État-providence qui se rapproche des modèles européens mais qui garde sa spécificité nationale. Enfin, Perón a donné à l’État un rôle important dans la régulation du conflit entre le capital et le travail. Toutes ces caractéristiques ont contribué à l’instauration d’une forte identité politique du mouvement péroniste qui ne cessait d’être revendiquée par les dirigeants politiques. Voir ROMERO, Luis Alberto, La crisis argentina. Una mirada al siglo XX, Buenos Aires : Editorial Siglo XXI, 2003, 126 p. ; TORRE, Juan Carlos, “Interpretando una vez más los orígenes del Peronismo”, Desarrollo Económico, vol. 28, n° 112, eneromarzo 1989, pp. 525-548.
-
[4]
Entretiens réalisés par l’auteur entre 2006 et 2008 et intégrés dans le Fonds d’archives orales d’Histoire contemporaine, Universidad nacional de Cuyo, Mendoza, Argentine.
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[5]
Le rôle décisif acquis par l’État pendant la présidence de Perón, rendu possible par le dynamisme de l’économie argentine durant cette période, a permis une redistribution des revenus entre le capital et le travail dont ont bénéficié de nombreuses couches ouvrières et populaires à travers une large gamme de politiques sociales, l’augmentation du salaire réel et la démocratisation de la consommation. Ces politiques ont renforcé le leadership de Perón, lentement acquis depuis sa gestion au secrétariat au Travail. Cependant, l’accentuation des traits autoritaires du régime à partir de 1950 a ouvert la voie à une conflictualité politique et culturelle non seulement avec les partis d’opposition qui ont vu se réduire leurs canaux d’expression et de participation, mais aussi à l’intérieur même du Parti péroniste. Cette conflictualité politique ainsi que l’opposition diffuse générée par une politique dirigiste ont été les ferments du rassemblement des forces de l’opposition qui servit d’appui au coup d’État militaire de 1955.
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[6]
FRANCO, Marina, El exilio. Argentinos en Francia durante la dictadura, Buenos Aires : Editorial Siglo XXI, 2008, 333 p. (voir p. 36).
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[7]
Cf. YANKELEVICH, Pablo, “Exilio y dictadura”, in : LIDA, Clara E. ; CRESPO, Horacio ; YANKELEVICH, Pablo (compiladores), Argentina 1976. Estudios en torno al golpe de Estado, Buenos Aires : Fondo de Cultura Económica, 2008, pp. 205-231 (voir p. 10).
-
[8]
Cf. DE RIZ, Liliana, La política en suspenso, Buenos Aires : Editorial Paidós, 2000, 208 p. (voir p. 183).
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[9]
La doctrine de la sécurité nationale a été le soubassement idéologique du terrorisme d’État, et sa manière d'interpréter le monde accentuait la nécessité d’éliminer les “menaces subversives”. Cette doctrine a trouvé son inspiration dans les politiques anticommunistes nord-américaines, mais aussi dans la doctrine de guerre contre-révolutionnaire de l’armée française et tout son panel de pratiques de la torture réalisées lors des guerres d’Indochine et d’Algérie. Voir FRANCO, Marina, El exilio. Argentinos en Francia durante la dictadura, op. cit., pp. 36-37 ; ROBIN, Marie-Monique, Escadrons de la mort : l’école française, Paris : Éd. La Découverte, 2004, 453 p.
-
[10]
YANKELEVICH, Pablo, “Exilio y dictadura”, art. cité, p. 10.
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[11]
Cf. FRASER, Ronald (Ed.), 1968 : a student generation in revolt, London : Chatto and Windus Publishers, 1988, 370 p.
-
[12]
Cf. GORDILLO, Mónica, “Sindicalismo y peronismo en los setenta : las experiencias clasistas”, in : LIDA, Clara E. ; CRESPO, Horacio ; YANKELEVICH, Pablo (compiladores), Argentina 1976. Estudios en torno al golpe de Estado, Buenos Aires : Fondo de Cultura Económica, 2008, pp. 59- 84 (voir p. 66).
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[13]
Ibidem, p. 64.
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[14]
MORELLO, Gustavo, “El Concilio Vaticano II y la radicalización de los católicos”, in : LIDA, Clara E. ; CRESPO, Horacio ; YANKELEVICH, Pablo (compiladores), Argentina 1976. Estudios en torno al golpe de Estado, Buenos Aires : Fondo de Cultura Económica, 2008, pp. 111-129 (voir p. 115).
-
[15]
Ibidem, p. 128.
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[16]
Chef militaire et président de la République au temps de la « révolution argentine » (1971-1973).
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[17]
Entretien avec un militant de la Jeunesse péroniste paru dans la revue Claves, Mendoza, le 29 septembre 1972.
-
[18]
Cf. DE RIZ, Liliana, “De la movilización popular al aniquilamiento (1973-1976)”, in : LIDA, Clara E. ; CRESPO, Horacio ; YANKELEVICH, Pablo (compiladores), Argentina 1976. Estudios en torno al golpe de Estado, Buenos Aires : Fondo de Cultura Económica, 2008, pp. 35-58 (voir p. 36). La Jeunesse péroniste, dont le mot d’ordre général était « La Patrie socialiste », était composée d’un ensemble hétérogène quant à la capacité de mobilisation : la Jeunesse travailliste péroniste, la Jeunesse syndicale péroniste, la Jeunesse universitaire péroniste et l’Union des lycéens, les Forces armées révolutionnaires, Los Montoneros, les Forces armées péronistes et le Péronisme de base. Voir GILLESPIE, Richard, Soldados de Perón. Los Montoneros, Buenos Aires : Editorial Grijalbo, 1987, 372 p.
-
[19]
DE RIZ, Liliana, “De la movilización popular al aniquilamiento (1973-1976)”, art. cité, p. 39.
-
[20]
Facultad Latinoamericana de Ciencias Sociales, organisme international autonome et régional créé en 1957 à l’initiative de l’UNESCO et de quelques gouvernements d’Amérique latine dont le principal objectif est de promouvoir les sciences sociales en Amérique latine et dans les Caraïbes.
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[21]
Cf. FRANCO, Marina, El exilio. Argentinos en Francia durante la dictadura, op. cit., p. 290 ; YANKELEVICH, Pablo, “Exilio y dictadura”, art. cité, p. 213.
1 La présente contribution porte sur l’analyse de la trajectoire de groupes d’étudiants et de militants de quartier de la région de Cuyo [1] qui réalisèrent leurs premières expériences politiques autour du processus démocratique enclenché en 1973 en Argentine. Cette transition démocratique marque le terme d’une période inaugurée par la « révolution argentine » [2] en 1966 et elle a fourni un cadre approprié d’engagement et de participation à toute une nouvelle génération qui s’était progressivement radicalisée politiquement pendant les années 1960. Cette expérience de militantisme politique a créé de fortes identités collectives, des réseaux de sociabilité et des liens d’amitié durables qui furent renforcés par l’accentuation des conflits politiques autour des années 1970. Cependant cette expérience démocratique a eu une courte vie, le coup d’État militaire de 1976 ayant mis en place une politique répressive dont l’objectif était l’élimination de toute trace de militantisme contestataire. La visée de la dictature militaire était l’éradication complète des “groupes subversifs” par l’identification de leurs militants et par leur répression violente en dehors de toute considération juridique : arrestations, tortures devenues une routine, élimination physique (30 000 “disparus”).
2 Toutefois, les réseaux militants créés antérieurement ont facilité l’élaboration de différentes stratégies de survie pendant le processus répressif en action de 1976 à 1983. La reconstitution de trajectoires de militants permet d’approcher des problèmes complexes de l’histoire argentine telles la socialisation des groupes politiques et l’émigration politique, thématiques centrales de ces pages. De même, les parcours militants éclairent le processus de construction des identités politiques et la composition sociale des réseaux militants qui se sont constitués de la fin des années 1960 au début des années 1970, période de grande activité militante et de haute conflictualité.
3 L’expérience d’un engagement militant très intense qu’effectuent alors de jeunes Argentins — au sein d’organisations liées au péronisme, de l’Église catholique ou de mouvements universitaires dans les années 1970 — s’inscrit dans un contexte d’effervescence et de mobilisation politiques touchant de nombreux secteurs sociaux. Au cours des années 1960, du fait de la proscription du péronisme, mouvement dont la tradition était orientée vers les catégories ouvrières et populaires [3], de nombreuses couches de la société ont été exclues des canaux traditionnels d’accès au monde politique et voyaient leur participation citoyenne réduite. À la fin des années 1960, dans un contexte mondial d’effervescence de la jeunesse étudiante qui se radicalise rapidement, on constate dans de nombreuses villes argentines l’émergence d’un grand nombre d’organisations de quartier, d’étudiants et de groupes informels qui militent au nom des valeurs du péronisme ou de la gauche.
4 La construction d’identités communes fortes liées au militantisme politique engendre alors un maillage de solidarité et de liens personnels qui, par la suite, à partir de 1976, jouera un grand rôle lorsqu’il s’agira d’affronter les persécutions du régime militaire (1976-1983). Malgré la forte censure concernant l’activité politique et la liberté d’association, ces réseaux constitueront alors une sorte de tissu de protection, d’entraide et d’appui qui s’avèrera durable dans le long terme et transversal à l’ensemble des options partisanes. Ces réseaux ont beaucoup contribué à la recherche de “solutions” face à la dure répression exercée par le gouvernement militaire et ils ont permis d’élaborer des stratégies de survie pour les militants, stratégies qui allaient de l’obtention de ressources économiques à l’occultation du passé militant et de l’identité publique, en passant par la mobilité géographique et l’émigration/exil politique.
5 Notre contribution est centrée sur la reconstitution d’une diversité de parcours de militants de ces années-là, des parcours qui permettent de mettre en lumière les canaux ayant conduit des jeunes vers les organisations militantes, les attentes et les motivations qui les ont poussés à s’engager politiquement, l’influence de leur famille sur leur socialisation politique (qui s’est parfois faite dans la continuité, mais parfois contre le conservatisme de la tradition familiale). Ces parcours montrent aussi comment les réseaux de militants se sont construits et comment ces réseaux institutionnels et d’amitié ont parfois contribué à trouver une “solution” au problème de la persécution politique exercée par le régime dictatorial. L’approche choisie combine une perspective “macro”, c’est-à-dire social-historique, et une perspective microsociologique, l’analyse visant à insérer les trajectoires individuelles et la formation de réseaux militants dans le contexte social et politique qui leur donne leur signification.
6 La recherche se base sur l’utilisation des méthodologies qualitatives permettant de reconstruire les parcours militants et de comprendre a posteriori l’univers symbolique et l’imaginaire des militants. Les données et les informations proviennent principalement d’entretiens semi-directifs approfondis [4] réalisés auprès d’hommes et de femmes ayant milité activement dans les années 1970, principalement dans la région de Cuyo. L’analyse de ces récits a été croisée avec des analyses de contenu des principaux quotidiens et revues, d’archives des mouvements universitaires, de biographies et d’autobiographies.
Radicalisation et activation politiques : la construction des réseaux militants
7 L’univers de la radicalisation politique et de la construction de réseaux militants s’inscrit dans un processus de longue haleine dont l’aspect essentiel est l’instabilité politique croissante durant la période 1955-1976. En rendre compte implique la prise en considération des profonds changements économiques, politiques et sociaux qui ont affecté l’Argentine entre la chute du président Juan Domingo Perón renversé par un coup d’État en 1955 et son retour au pouvoir en 1973. Durant cette période longue de 18 années, la caractéristique politique principale du pays a été l’alternance de gouvernements civils à faible légitimité et à faible capacité à gouverner le pays, et de gouvernements militaires autoritaires mettant entre parenthèses l’ordre constitutionnel et développant des politiques répressives et conservatrices. Le fondement de cette instabilité des formes institutionnelles réside dans la proscription du péronisme, un parti et un mouvement populaires et majoritairement ouvriers [5]. À la suite de cette proscription, l’exclusion d’une grande partie de la population de la participation aux élections constitua un « élément de pression substantielle de la dynamique politique extrainstitutionnelle » [6]. La fermeture des canaux de participation politique et la disqualification d’une importante partie de la population se sont transformées en ferments d’un processus de radicalisation politique et de traduction des conflits en violence armée.
8 De nombreux secteurs sociaux se mobilisent alors et se radicalisent dans un climat de croissante “droitisation” des secteurs conservateurs argentins [7]. Le coup d’État orchestré par le général Juan Carlos Onganía en 1966 se fait au nom d’un discours faisant abstraction de la politique et où il n’est plus question que de bonne gestion administrative [8]. Le gouvernement s’appuie sur des groupes catholiques nationalistes et intégristes et son diagnostic sur la réalité politique et sociale argentine se fonde sur la « doctrine de sécurité nationale » [9], qui consiste à définir tous les opposants au statu quo comme des éléments « subversifs » [10].
9 Simultanément la gauche se diversifie en une pluralité d’orientations et de configurations provenant de diverses sources idéologiques : le péronisme, mais aussi le guévarisme, le trotskisme, le maoïsme, etc. L’ébullition et la fermentation des nouveaux groupes contestataires entrent en résonance avec le climat d’effervescence de la jeunesse, qui se manifeste au niveau mondial [11]. Cependant, l’impact culturel et idéologique de la révolution cubaine de 1959 et des mouvements étudiants contestataires, tels celui de mai 1968 en France, se conjugue en Argentine avec des phénomènes proprement nationaux qui donnent au militantisme dans ce pays ses caractéristiques propres. La permanence et les transformations de trois grands courants idéologiques — le catholicisme, la gauche et le péronisme — au sein desquels se sont opérés des changements d’envergure durant les années 1960 permettent de mieux comprendre les différents substrats théoriques et doctrinaux qui ont nourri les différents groupes de militants des années 1970. En effet, de nouvelles orientations sont apparues au sein du catholicisme grâce au pape Jean xxiii et au concile Vatican ii, qui engendrera un conflit théologique entre les groupes du catholicisme intégriste et ceux liés aux nouvelles orientations postconciliaires. Ces tensions sont particulièrement fortes dans certains pays d’Amérique du Sud, où les classes dirigeantes sont imprégnées d’un catholicisme conservateur mais où la théologie de la libération est fortement implantée.
10 La gauche argentine, pour sa part, prend ses distances avec le communisme soviétique et accorde un intérêt croissant aux théories gramsciennes. Au sein du péronisme enfin, l’expérience au sein des syndicats de la résistance au coup d’État de 1955 a conduit au développement d’une vision de classe portée par John William Cooke, premier délégué de Juan Domingo Perón en exil [12]. C’est sur ce terreau idéologique diffus, constitué par ces trois orientations — entre lesquelles existait une certaine communauté de valeurs ainsi que des canaux de communication par-delà les divergences — que sont apparues des formes discursives et des pratiques de groupes partisans qui combinaient de manière inédite péronisme et catholicisme, péronisme et orientation de gauche ou encore catholicisme et gauche.
11 Cette nébuleuse idéologique connectait entre eux de nombreux secteurs sociaux, parmi lesquels se détachaient les étudiants et les ouvriers, en particulier à la suite du mouvement syndical et étudiant qui réussit à montrer à Córdoba le pouvoir de l’action collective — le Cordobazo de 1969 — à la suite duquel le gouvernement du général Onganía entra dans un cycle de décomposition. Ce succès fit que la révolution « soit vue comme une possibilité » et qu’elle émerge comme le cadre interprétatif de la réalité politique et sociale [13]. Cependant, cet horizon commun de la révolution conduisit à des stratégies différentes, qui allaient de la création de fronts populaires par le militantisme organisationnel (“partisan”) ou le militantisme de quartier à l’intensification du conflit politique pour promouvoir un changement de système, et enfin à la création de groupes armés ayant pour objectif la prise du pouvoir par la force.
12 Dans ce contexte, reconstruire ex post ces réseaux militants implique de prendre en considération deux aspects. En premier lieu, il faut tenir compte de l’hétérogénéité et de la diversité des groupes militants ainsi que de leurs différentes stratégies dans le conflit politique. Les itinéraires personnels que nous avons recueillis révèlent un large éventail de parcours possibles, qu’illustrent par exemple les degrés très divers d’engagement pour le changement social.
13 En second lieu, la reconstruction de réseaux de militantisme implique une série de précautions liées à la méthodologie proposée. L’approche qualitative amène en effet les interviewés à aborder à nouveau d’anciens traumatismes que beaucoup avaient inconsciemment préféré d’“oublier”, voire avaient décidé de le faire. Cette manifestation de la mémoire sélective est présente dans de nombreux récits, principalement en référence à l’organisation ou au groupe politique auquel les personnes appartenaient. Ces silences peuvent être compris, entre autres facteurs, tant par le fait que dans certains cas le militantisme conduisait à être une cible de la violence étatique que par le poids toujours actuel des représentations collectives de ce passé, qui stigmatisent majoritairement ces actions politiques.
14 Il apparaît que ces divers réseaux militants ont été principalement investis par des jeunes issus soit des couches moyennes de la société argentine, soit de familles de milieux populaires en mobilité sociale ascendante. À la diversité des trajectoires individuelles correspond une diversité des formes de recrutement. Dans la majorité des cas, l’origine familiale des jeunes apparaît toutefois comme un facteur-clé de déclenchement de l’engagement politique. Le récit d’un militant du Péronisme de base, provenant d’une famille populaire en ascension sociale, montre que son adhésion au péronisme résulte directement de la sympathie politique de sa famille pour ce mouvement et de ses souvenirs d’enfance liés à la figure d’Eva Perón : « Mon père était un Allemand péroniste [...]. Ma mère [était] italienne et mon papa allemand... des secteurs populaires. L’orientation était clairement péroniste, ils venaient des secteurs populaires qui aiment Perón et Evita. Je me souviens encore [des cadeaux d’Evita]... je crois que c’était une raquette, que j’ai gardée beaucoup d’années, une des fois qu’Evita est venue ici... De la tradition la plus classique du péronisme et d’Evita, c’est de là que je viens ». Ce témoignage illustre également la réinterprétation qu’une large part de la jeunesse a effectuée de la figure d’Eva (“Evita”) Perón, qui représentait pour elle l’expression la plus claire du péronisme de par son orientation antibureaucratique et sa proximité avec les secteurs populaires, qui s’exprimait notamment au moyen des politiques sociales mises en œuvre par la fondation qui portait son nom.
15 Les récits de trajectoires de vie que nous avons recueillis permettent d’affirmer que la famille d’origine a souvent constitué “un espace de socialisation politique”, sans toutefois que cette intériorisation du militantisme ne se matérialise mécaniquement. Un militant dont le père était un dirigeant important et célèbre de la Démocratie chrétienne nous a dit : « Ma famille, je crois qu’elle a joué le rôle d’une toile de fond. Ma famille était une famille dans laquelle on parlait des problèmes sociaux et où il y avait du militantisme, pas forcément politique, mais plutôt dans les mouvements religieux [...] bien que mon père ait milité activement dans l’antipéronisme ».
16 Dans beaucoup de cas c’est la famille d’origine qui a opéré la première jonction à l’espace politique. Cependant, le choix militant résulte de multiples facteurs et ne dépend pas exclusivement de l’orientation politique familiale. La conjoncture historique, les réseaux d’amitié, la socialisation en dehors de la famille jouent un rôle extrêmement important. De nombreux jeunes rejoignirent les rangs du péronisme tout en étant issus de familles antipéronistes. Cette décision conflictuelle est illustrée par un témoin : « Pour moi, ça a été très traumatisant parce que quand on est jeune, on fait des choses de manière très... véhémente et [...] je me suis disputé avec la moitié de la famille et avec la majorité de mes amis d’enfance qui venaient de familles très antipéronistes [...], alors, ceux qui n’avaient pas la vocation à participer ont été horrifiés de voir quelqu’un de leur caste devenir péroniste ».
17 Le lycée constitue également un espace très significatif de socialisation à l’engagement politique. Pour beaucoup de nos interviewés les études secondaires ont représenté un moment capital, non seulement pour l’acquisition de savoirs et la construction de réseaux d’amitié, mais aussi pour l’accentuation du lien avec les groupes catholiques. Le contact avec des prêtres généralement liés aux orientations du concile Vatican ii engendrait une sensibilisation aux problématiques sociales et politiques. Dans l’un des cas le passage par un lycée militaire a permis le lien avec les réseaux catholiques : « Comment est-ce que je me suis rapproché des prêtres, du mouvement catholique et de toute cette énergie ? [...] Ça a été le prêtre Jimeno, le prêtre Jimeno qui était un type [...] si simple ! Il était l’aumônier du lycée ». Dans un autre cas c’est le passage par un lycée jésuite qui a été à l’origine de la sensibilisation à une problématique sociale : « J’ai été au lycée militaire jusqu’en quatrième année, et la cinquième année je l’ai faite au collège San Luis Gonzaga. Là-bas, j’ai eu l’occasion d’être en contact avec quelques prêtres assez progressistes [...] qui se situaient dans la mouvance de la doctrine sociale de l’Église. Quand j’ai été en cinquième année... c’était l’année 69, une époque avec beaucoup de révolutions sociales... et avec quelques camarades du secondaire on a commencé à discuter de quelques questions ».
18 Cette approche de la vie politique et sociale pendant les années de lycée révèle certains aspects du changement opéré au sein du catholicisme, qui au cours de ces années-là est passé d’une posture intégriste relevant des positions idéologiques conservatrices à une tout autre attitude, s’inspirant des mouvements inspirés par le concile Vatican ii. La hiérarchie de l’Église catholique maintenait certes son credo intégriste, mais un « conflit théologique intraecclésiastique » [14] était perceptible, et un grand nombre de prêtres adhérèrent aux consignes du concile. Ces prêtres furent autant d’intermédiaires suscitant chez les jeunes et les étudiants un militantisme dans les quartiers populaires, porté par un “engagement évangélique social” tourné vers la pauvreté qui conduisait à la création de groupes militants et de solidarité interpersonnelle.
19 Un autre point d’inflexion du catholicisme postconciliaire fut le renforcement de ses relations avec le péronisme, à partir du moment où l’idée de “peuple” fut placée au centre des attentions. En résumé, l’Église catholique s’est érigée à cette époque en espace de militantisme social, et le catholicisme « a offert une façon de nommer le conflit social, un langage politique et une manière de s’associer, de construire des liens qui allaient bien au-delà de la religion » [15].
20 Les réseaux qui avaient commencé à se tisser autour des groupes catholiques se sont raffermis dans les mouvements étudiants. Dans le contexte de la massification de l’université publique, nombre d’étudiants appartenant aux couches moyennes ou à des familles d’origine populaire en ascension professionnelle et sociale ont commencé à s’intéresser à la chose politique. Les mouvements étudiants dans les universités ont été les principaux canaux permettant à beaucoup d’enfants d’antipéronistes d’adhérer au Parti ouvrier (péroniste). Un ancien dirigeant étudiant de la Jeunesse péroniste décrit ainsi son parcours : « Je venais, comme la majorité des jeunes de la classe moyenne, d’une famille antipéroniste, qui avait [...] souffert d’ostracisme ou même de persécution pendant le péronisme. De telle sorte que [...] dans ma famille, “péronisme” était un gros mot. Mais c’était très clair que, dans la dernière époque de résistance à Lanusse [16], s’il y avait une issue politique en Argentine, son moteur principal était le péronisme [...]. Bien que le péronisme ait été limité, du point de vue idéologique, par rapport au changement qu’il proposait, l’idée était qu’en y participant on pouvait renforcer et approfondir la tendance au changement social au travers de la confrontation qu’il proposait ».
21 Ce passage d’un récit de “vie politique” offre des pistes de compréhension du climat de l’époque et de l’engagement massif des couches moyennes dans le péronisme. Il éclaire également l’interprétation que beaucoup de jeunes ont faite de ce mouvement populaire : le péronisme était l’espace politique qui permettait de communier avec la population ouvrière, étape essentielle pour ouvrir la voie au « socialisme national », slogan des péronistes de gauche.
22 La Jeunesse péroniste est l’organisation qui a recruté le plus d’adhérents parmi les étudiants, mais ce mouvement était également présent dans les syndicats et dans les quartiers. L’activité militante des étudiants n’était donc pas circonscrite à la défense de leurs intérêts corporatifs en tant qu’étudiants ni au monde universitaire ; elle cherchait à dépasser cet horizon et à en relier les problèmes particuliers à un ensemble beaucoup plus large de revendications sociales et politiques. Le mouvement étudiant a ainsi inscrit la question universitaire au sein d’un problème politique plus vaste : « Développer le pays ou le maintenir dans la dépendance » [17] ; il a soutenu de nombreuses mobilisations opérées en collaboration avec d’autres groupes qui participaient au mouvement péroniste.
23 Si le militantisme politique a été présent au sein de différents espaces sociaux, un dénominateur commun traversait les multiples expériences : il se vivait en effet comme une activité centrale qui structurait et intégrait la totalité de l’existence des militants. La politique s’insérait dans tous les domaines de la vie, tant dans la sphère privée que dans la sphère publique, et imprégnait de nombreuses situations du quotidien. Un ancien militant étudiant nous a dit : « N’importe quelle réunion était prétexte à entamer un débat idéologique. Regarde comment était le climat de débat idéologique : j’étais en quatrième année de psychiatrie [...]. Nous allions étudier à l’hôpital Sauce. On prenait un bus, on mettait à peu près 40 minutes pour y aller [...] et comme il passait à certaines heures, il y avait un bus qui nous amenait tous [...], tous mes camarades de la même classe [...]. Et les débats qui s’engageaient à l’intérieur du bus... À l’intérieur du bus ! À l’intérieur du bus ! C’était incroyable !... ».
24 Aux élections de mars 1973, le péronisme revient au pouvoir avec une majorité conséquente, portant Héctor Cámpora à la présidence du pays. La Jeunesse péroniste, peu à peu dominée par le groupe armé des Montoneros, a été l’un des acteurs-clés de la campagne électorale [18]. Cependant, la mobilisation étudiante et de quartier continue à croître en raison des affrontements internes au péronisme. La confluence au sein du même mouvement de courants politiques de droite et de gauche crée et active de nouveaux conflits, chacun des courants qui y cohabitent croyant en effet représenter le véritable héritage du péronisme. Cette forte tension interne subsiste même après l’accession du fondateur du mouvement péroniste, le général Perón lui-même, à la présidence de la République argentine en octobre 1973. En effet, son rapprochement avec les forces armées, leur “restitution” comme corps professionnel casse le projet révolutionnaire de la jeunesse de créer une institution militaire « consubstantielle au peuple et au service de celui-ci » [19]. Simultanément, Perón confère de nouveaux pouvoirs à certains syndicats proches de ses idées ; ceux-ci tentent alors de neutraliser les mouvements de jeunesse ainsi que les expressions syndicales antibureaucratiques et de “lutte des classes” qui avaient dominé la scène politique après le Cordobazo. La fragmentation du mouvement péroniste et ses affrontements internes s’accentuent bien évidemment lorsque, à l’initiative du gouvernement, sont créés des commandos paramilitaires ayant pour mission de réprimer aussi bien les groupes armés de gauche que les militants étudiants et syndicalistes prônant la lutte des classes. Les groupes armés révolutionnaires intensifient alors leurs attaques contre des objectifs militaires et civils.
25 Après la mort de Perón en juillet 1974, le scénario politique révèle la faible marge qui existe pour unifier des courants en lutte interne. Tant la nouvelle présidente, Isabel Martínez, qui n’est autre que la troisième épouse de Juan Domingo Perón, et son cercle d’influence que les syndicats et la jeunesse se montrent tous réticents à suivre le chemin de la conciliation édicté par Perón. Les Montoneros ont opéré une militarisation croissante qui ouvre une brèche entre ceux qui ont pris les armes et les autres militants, aussi bien étudiants qu’ouvriers. Le conflit politique est de plus en plus interprété en termes de rapport de forces militaire, et la violence s’insère dans le quotidien.
26 Ces phénomènes de militarisation et d’affrontements internes touchent les organisations péronistes de différentes manières. Dans certains cas, la situation conduit des sympathisants à s’éloigner des activités militantes par crainte d’être victimes de la répression. Pour ceux qui décident de continuer à militer, les dissensions ne font que croître. Selon un ancien dirigeant étudiant, « il y avait des dissidences internes parce qu’il me semblait que certaines des décisions des Montoneros, par exemple, étaient erronées, comme [...] [l’entrée dans] la clandestinité en 1974, qui a affecté les organisations de masses parce que c’était une chose un peu absurde. Beaucoup des cadres de la Jeunesse péroniste restaient très démunis s’il y avait une situation de lutte armée frontale ».
27 Ce passage d’un récit souligne la fragmentation croissante des réseaux militants et l’affaiblissement de la capacité de mobilisation après l’accentuation de la lutte armée. En même temps, pour ceux qui s’engagent dans la guérilla, le projet politique devient chaque fois plus absorbant et “enfermant”, ce qui génère des critiques envers la hiérarchie et des conduites de désertion.
28 Le changement d’orientation politique du gouvernement ne conduit pas seulement à la crainte de devenir une cible de la répression : il peut aboutir à l’expulsion ou à l’abandon des activités professionnelles. En particulier l’intervention de l’État dans les universités publiques, qui avait pour but de freiner, voire de faire disparaître la radicalisation politique, provoqua l’expulsion des enseignants qui défendaient les idées de changement social. Une ancienne professeur d’université témoigne : « En 1975, tout s’est arrêté parce qu’il y a eu la mission Ivanisevich. Ivanisevich était le ministre, il était le ministre de l’Éducation. Enfin, c’est à partir de là qu’est venue la censure dans l’université, la persécution [...]. Parce que moi, ce ne sont pas les militaires qui m’ont virée, en réalité c’est le gouvernement d’Ivanisevich [...]. Et tout le problème, dans mon cas personnel, toute ma persécution dans l’université a eu pour origine que j’étais à la flacso [20]. La flacso apparaissait comme suspecte... ».
29 La répression et la violence exercées dans différents domaines professionnels poussèrent les militants à élaborer des stratégies de survie, qui dans de nombreux cas impliquaient la mobilité géographique et l’occultation de leur identité militante. Cette situation s’accentua après le coup d’État militaire de mars 1976 par lequel les forces armées ont brisé le cadre démocratique mis en place en 1973.
Les stratégies de survie face à la répression : entre l’occultation et l’émigration
30 En 1976, l’état-major militaire juge nécessaire d’intervenir dans la vie politique du pays. Un des principaux objectifs du nouveau gouvernement militaire est alors de rétablir l’ordre social, affaibli par les luttes intestines et la violence armée. Une politique répressive systématique et organisée se met en place et touche d’importants secteurs de la société : milieux politiques, syndicaux, ouvriers, étudiants, professionnels, intellectuels, artistiques et, de manière générale, tous ceux qui incarnent n’importe quel type de contestation du nouveau régime. Cette politique découle d’un diagnostic fondé sur une métaphore biologique : les éléments “subversifs” sont en train de gangrener le corps social ; il s’agit donc de les éliminer, de les éradiquer de ce corps sain.
31 Pour les divers groupes militants, la nouvelle situation à haut risque — créée par la politique de répression systématique du gouvernement militaire, accentuée par la visibilité des phénomènes de persécution, de séquestration forcée et de “disparition” des personnes — conduit à développer différentes stratégies de construction de nouvelles conditions d’existence. La politique répressive n’affecte pas seulement l’activité politique, qui ne peut plus se perpétuer que dans la clandestinité, mais reconfigure également les situations personnelles en touchant à l’activité professionnelle : des professeurs et des étudiants sont expulsés de l’université, des fonctionnaires sont renvoyés de l’administration publique. En réaction, les stratégies défensives couvrent un large spectre qui va de l’occultation de toute trace de militantisme à l’émigration politique. La diversité des expériences et des situations face au terrorisme d’État est la résultante des trajectoires particulières, des motivations personnelles et des pratiques politiques et sociales.
32 Certains militants ont tardé à percevoir l’amplitude et le caractère systématique de la politique de répression. La recherche des “éléments subversifs”, la création d’espaces de violence — comme les centres clandestins de détention — ont été réalisées en l’absence de tout cadre légal, en dehors de l’État de droit. La dictature s’efforçait toutefois de construire un semblant de cadre légal pour justifier son pouvoir ainsi que son action répressive. De ce fait, certains prisonniers ont eu la chance inouïe de bénéficier d’un statut légal. Un militant de Péronisme de base a obtenu le statut de détenu parce que sa famille a été immédiatement informée de son arrestation et qu’elle avait des relations. Il évoque le moment même où il est conduit au commissariat : « J’ai aperçu un ami et il m’a vu, alors je lui ai fait signe de téléphoner. Il a appelé [chez moi] : “J’ai vu Carlos à la prison, ils l’ont fait rentrer ce matin à la prison” [...]. On a appelé le ministre, parce qu’une amie avait une relation avec le ministre Ramírez Dollán, qui était un ministre du gouvernement de la dictature... Cette autorité s’est présentée au commissariat et a dit : “Donnez la permission de visite à sa femme pour qu’elle puisse venir le voir”. Trois jours après mon entrée en prison, ils ont donné un permis de visite à ma femme ».
33 Cette anecdote met certes en lumière les différents “hasards” qui interviennent dans le combat contre la persécution politique, mais elle montre également comment, en situation de risque extrême, les réseaux militants ont pu parfois jouer un rôle très important pour activer les contacts entre pairs. La possibilité d’obtenir certains traitements “spéciaux” tels que la visite de parents proches découlait de la mobilisation des réseaux et de la solidarité. Dans le cas particulier qui nous occupe, le contact avec des autorités militaires a permis de conférer à la détention un statut légal, gage d’un risque moindre de disparition.
34 Les réseaux de militantisme n’ont pas été activés uniquement lors des moments de risque extrême, mais aussi lorsque se manifestait une urgence économique. C’est le cas des groupes militants catholiques liés à l’Église du tiers-monde, qui fournissait des ressources économiques tant aux militants qu’aux personnes qui avaient été renvoyées de leur emploi et exclues de leur domaine professionnel. Une ancienne professeur témoigne : « Rolando, ancien prêtre tiers-mondiste, se rapprochait des groupes qui avaient été virés de l’université. Grâce a lui, qui était très lié au Conseil mondial des Églises, et à Mauricio López, qui avait un poste élevé dans l’Église protestante néerlandaise et qui avait été recteur de l’université de San Luis [...]. Lui et Rolando Concatti, avec les fonds qu’ils avaient de l’organisation de l’Église, ont financé une série de recherches que nous avons faites, nous qui avions été expulsés de l’université ».
35 Les réseaux universitaires ont également activé des contacts avec des organismes internationaux pour conserver leurs espaces professionnels et éviter le délitement des liens. Ainsi, le Consejo Latinoamericano de Ciencias Sociales (clacso) attribua des bourses à des chercheurs en sciences sociales, secteur particulièrement touché par la répression. L’ancienne professeur d’université décrit ainsi le renforcement des liens de solidarité : « Nous formions un groupe, ici à Mendoza, un groupe qui s’appelait creso — Centre régional d’études sociales — et on a fait un fonds commun, grâce aux bourses du clacso, grâce aux fonds du Conseil mondial des Églises [...]. Ainsi, on a fait un fonds commun et on a financé plusieurs recherches [...]. On a intégré des étudiants qui eux aussi avaient été renvoyés de l’université, et comme ça on a pu subsister un temps... ».
36 La perception des risques encourus a conduit certains militants à occulter leur identité publique et nombre d’autres à envisager l’exil et à demander l’asile. Cette stratégie était rarement organisée, bien qu’elle puisse être interprétée ex post comme un phénomène collectif. Cependant elle n’était guère accessible qu’aux classes moyennes, qui possédaient des capitaux économiques et culturels suffisants et qui disposaient des réseaux sociaux appropriés [21].
37 L’examen des circonstances de la sortie du territoire montre, une nouvelle fois, la pluralité des situations et des itinéraires possibles. Si le dénominateur commun des départs en exil a été la crainte d’être frappé par la répression, les motivations qui ont poussé à cette stratégie extrême étaient multiples. L’émigration a été vécue tantôt comme une expulsion pure et simple, tantôt comme un choix longuement réfléchi au cours des mois de dissimulation du militantisme. Dans certains cas, la période de clandestinité a renforcé l’idée que sortir du pays constituait la seule possibilité « d’échapper à la dangerosité de la vie quotidienne », ce qu’exprime un dirigeant étudiant : « Les niveaux de persécution étaient absolus, étaient inouïs : il y avait des rafles dans les quartiers [...] dans la nuit, ils réveillaient les gens, maison par maison, pour voir ce qu’ils pouvaient trouver [...]. Si on prenait un bus, ils pouvaient arrêter le bus et contrôler tout le monde et regarder les papiers, et ils avaient des listes [...]. Le niveau de dangerosité de la vie quotidienne était incroyable. À tel point qu’on vivait en sachant qu’à n’importe quel moment on pouvait tomber sur ces gens, et que ça ou la mort, c’était plus ou moins la même chose [...]. À un moment, pour moi, il était évident qu’il n’y avait aucune, aucune possibilité politique [...]. Si on restait ici, c’était attendre la mort [...], qu’ils nous attrapent et qu’ils nous assassinent ».
38 Dans d’autres cas, les motivations de l’exil plongeaient leurs racines dans l’impossibilité de développer une activité professionnelle. Une sociologue exilée a décidé de s’éloigner du pays lorsqu’il ne lui a plus été possible de survivre économiquement : « Quand je suis partie, on m’avait déjà fermé toutes les portes. Je n’avais plus rien [...]. Je n’avais plus aucune possibilité, plus rien [...]. Je n’avais pas envie de continuer sans rien faire de ce qui m’intéressait, moi, et alors j’ai dit : “Non, je m’en vais” [...]. Et en plus je devais manger [...]. Je suis partie et je n’ai pas voyagé avec l’idée de voir du pays [...], mais bien avec l’idée de rester là-bas ».
39 La diversité des trajectoires ayant mené à l’exil peut se comprendre non seulement par les effets de différents facteurs liés à la conjoncture et à l’insertion particulière de chaque individu dans la trame des relations sociales, mais aussi et surtout par le fait que la décision d’émigrer ne fut pas prise collectivement mais individuellement (ou parfois au sein de petits groupes d’amis). En bonne partie, cela a été la conséquence de l’absence de planification, par les groupes armés, de l’évacuation massive de leurs militants. Les sauf-conduits ont été réservés aux cercles dirigeants de la guérilla, qui ont échappé à la répression et ont reconstitué leurs organisations en exil. Répondant à une question sur l’aide apportée par son organisation armée, un militant souligne qu’elle était très faible : « Rien, presque rien... Nous, qui avions été des cadres politiques, nous n’avions aucune, aucune importance dans l’organisation militaire des Montoneros... Nous n’étions pas considérés comme des gens importants [...], alors... en vérité, ça a été une découverte tragique et triste [...]. Au moment où on avait le plus besoin d’aide, il n’y avait plus rien, plus personne... ».
40 En revanche, les liens d’interconnaissance, de reconnaissance et d’amitié entre pairs ont joué un rôle important dans le processus de départ du territoire argentin de nombreux militants, notamment ceux qui n’avaient pas souscrit à l’option de la lutte armée. Leur solidarité s’est matérialisée par le biais de l’échange d’informations et de l’entraide pour s’insérer dans les sociétés d’accueil. Les liens d’amitié n’apportaient pas seulement un soutien économique par l’insertion professionnelle, mais permettaient également la création d’une “ambiance” d’accueil. Comme l’exprime la sociologue précédemment citée, ses relations personnelles lui ont permis une insertion professionnelle à l’étranger : « J’ai fait un voyage en Colombie et au Pérou, pour voir les possibilités qu’il y avait. En Colombie, à ce moment-là, il y avait un ami qui m’a dit de rester, qu’il y avait beaucoup de possibilités [...]. J’étais avec mes amis là-bas, à Cali. Ils étaient tous là-bas. Et je suis revenue avec plusieurs choix pour y retourner, mais quand je suis arrivée à Mendoza, les choses se sont compliquées... Le temps a passé et je devais repousser ces plans, jusqu’à ce que je parte en 1980... ».
41 Cet extrait montre que l’itinéraire d’émigration était loin d’être linéaire et qu’il pouvait s’étaler sur plusieurs années. Dans certains cas, le passage par différents pays a été nécessaire pour arriver à la destination finale. Du fait que certains militants ne possédaient pas de passeport, l’option d’une sortie par voie terrestre jusqu’à un pays limitrophe s’imposait ; pour d’autres, elle a été privilégiée pour des raisons économiques et de sécurité. Un dirigeant de la Jeunesse péroniste se remémore son départ de la manière suivante : « Je devais partir [...] avec la carte d’identité vers un pays limitrophe [...]. L’idée était [...], on avait rassemblé l’argent de la famille [...], aller d’abord à Buenos Aires, puis à Montevideo, par la voie terrestre qui était aussi contrôlée, comme toutes, mais bon... au moins il y avait plus de monde que par la voie aérienne [...]. De toute façon, par la voie aérienne mes papiers ne m’amenaient pas plus loin que le Brésil ».
42 Toutefois, les militants qui avaient émigré dans les pays limitrophes n’étaient pas encore sortis d’une situation d’insécurité, car ces pays (Chili, Uruguay, Paraguay, Bolivie et Brésil) étaient aussi sous la coupe de dictatures militaires qui collaboraient activement avec le gouvernement argentin. C’est ainsi que nombreux sont ceux qui ont considéré ces destinations comme des lieux de passage et qui ont cherché à rejoindre des pays plus lointains. Il n’en demeure pas moins que, pour beaucoup, le fait d’avoir quitté l’Argentine fut vécu dans l’immédiat avec soulagement : retrouver des espaces de liberté, pouvoir commencer à reconstruire une trajectoire personnelle.
43 Le “choix” de quitter l’Argentine a eu, dans tous les cas analysés, un impact très fort sur le parcours de vie ultérieur des militants. Sur un plan personnel, les récits de vie montrent combien il a été difficile d’abandonner une activité militante et un projet politique et de quitter les réseaux de relations. À cela s’ajoute la difficulté d’affronter la “disparition” et la mort d’anciens camarades de combat, des événements qui engendrent un sentiment de culpabilité. Un ancien militant de la Jeunesse péroniste déclare : « Si on avait pensé en des termes de “La Patrie ou la mort !”... finalement on n’avait aucun des deux. On n’avait pas la mort, mais on n’avait pas non plus ce qu’on recherchait, le changement révolutionnaire. Alors on s’est retrouvés dans une espèce de limbe [...]. Si la vie était liée à un projet qui n’existe plus, qu’est-ce qu’on fait de la vie ? Et en plus, la souffrance, la douleur provoquée par la mort des amis... par tout ça, qui par ailleurs laisse des cicatrices et — on peut dire — de la culpabilité... La question de savoir pourquoi ils [les militaires] avaient tué certains et pas moi. Alors, c’était un cas de conscience très fort [...]. Un sentiment très grand de vide existentiel ».
44 Sur un plan plus sociologique, la fracture provoquée par l’émigration politique se reflète dans tous les domaines de la vie, et tout particulièrement dans la difficulté de construire un nouvel entourage dans la société d’accueil. Les problèmes pour s’insérer professionnellement, la difficulté de communication dans des sociétés non hispanophones, la confrontation au cosmopolitisme urbain pour des personnes provenant de petits villages sont quelques-uns des obstacles rencontrés au cosmopolitisme par ceux qui avaient quitté leur pays.
En guise de conclusion
45 À travers ces pages, la reconstruction des trajectoires de militants de Cuyo au cours des années 1960 et 1970 a mis en lumière une pluralité d’expériences vécues et une diversité des itinéraires possibles. Mais considérées ensemble, ces trajectoires permettent d’éclairer la manière selon laquelle elles s’articulèrent au sein d’un univers symbolique de changement social et d’attentes de révolution qui a marqué toute une génération.
46 Le recrutement des militants s’opérait par divers canaux, puisant dans divers espaces de socialisation politique et morale. La famille d’origine apparaît bien évidemment comme le premier d’entre eux, au moins chronologiquement : c’est en son sein que certains des futur-e-s militant-e-s ont été exposé-e-s à une première sensibilisation aux problématiques politiques et sociales. D’après notre enquête, c’est au sein des familles issues de milieux populaires en ascension sociale que la sympathie pour le péronisme et sa transmission aux enfants ont été les plus fortes.
47 En revanche, la construction de l’identité politique péroniste de nombreux militants issus des couches moyennes paraît s’être développée en dehors de leur famille d’origine et contre elle : ce sont les lycées, notamment en raison de la présence de prêtres postconciliaires en leur sein, et les universités publiques qui ont constitué les lieux centraux de transmission d’une orientation politique vers un changement social progressiste. Au demeurant, ce n’est pas seulement d’une génération à la suivante, mais aussi par des transmissions “latérales” entre pairs que les valeurs et les projets progressistes se sont diffusés au sein de la jeunesse argentine de l’époque.
48 L’engagement politique, qui structurait la totalité de l’existence des militants, s’insérait dans des réseaux qui par la suite se sont révélés décisifs pour élaborer de stratégies de survie. Tant la politique du gouvernement péroniste que la répression systématique du gouvernement militaire ont cherché à démanteler ces réseaux. Les militants ont utilisé divers moyens pour réagir : entraide économique, circulation d’informations, activation de contacts personnels... Une des “stratégies” les plus extrêmes, en raison de ses impacts psychologiques et sociologiques, aura été l’émigration. Elle répondait à diverses motivations, qui allaient du désir de poursuivre son activité professionnelle à celui de sauver sa vie. Elle était facilitée si la famille d’origine possédait des capitaux économiques et culturels et des relations “utiles”.
49 En résumé, ces trajectoires permettent de mieux connaître les puissantes expériences vécues par toute une génération de militants, des expériences qui ont laissé une empreinte indélébile et généré une puissante identité collective. La perspective micro-analytique apporte ainsi un éclairage spécifique sur une des périodes les plus complexes et les plus controversées de l’histoire argentine.
Notes
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[1]
La région de Cuyo est située dans le centre-ouest de l’Argentine, aux pieds de la cordillère des Andes. Cette région regroupe les provinces de Mendoza, San Juan et San Luis, Mendoza en étant la principale métropole et la quatrième ville du pays, après Buenos Aires, Rosario et Córdoba. L’activité économique prédominante est la viticulture, et la région doit une part de son importance économique à son emplacement stratégique entre deux pôles commerciaux d’envergure : la région centrale du Chili et Buenos Aires.
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[2]
Il s’agit de l’expression employée par les groupes armés qui ont effectué le coup d’État qui a mis fin à la présidence constitutionnelle d’Arturo Umberto Illia en 1966.
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[3]
Le terme “péronisme” se réfère au mouvement politique créé par Juan Domingo Perón lorsqu’il fut président de la République entre 1946 et 1955. Provenant des élites des forces armées ayant pris le pouvoir en 1943, Perón, depuis son poste en tant que secrétaire au Travail pendant le gouvernement militaire, a mis en place un système de relations entre les directions syndicales et les masses ouvrières qui ont constitué les bases sociales et politiques de son mouvement. En 1946, après une élection “décisive” et “singulièrement large”, Perón a été élu président de la République en soulevant le drapeau de la “démocratie réelle”. D’un point de vue historique, ce moment marque l’entrée de nombreuses couches sociales dans la vie politique du pays. Sous sa présidence, l’État a assumé un rôle décisif : il a renforcé l’intervention étatique au travers de la nationalisation des entreprises de services publics, la redistribution des revenus entre agriculture et industrie ainsi qu’entre entrepreneurs et travailleurs. De même, il s’est confronté à la question de la “justice sociale”, c’est-à-dire à la fondation d’un État-providence qui se rapproche des modèles européens mais qui garde sa spécificité nationale. Enfin, Perón a donné à l’État un rôle important dans la régulation du conflit entre le capital et le travail. Toutes ces caractéristiques ont contribué à l’instauration d’une forte identité politique du mouvement péroniste qui ne cessait d’être revendiquée par les dirigeants politiques. Voir ROMERO, Luis Alberto, La crisis argentina. Una mirada al siglo XX, Buenos Aires : Editorial Siglo XXI, 2003, 126 p. ; TORRE, Juan Carlos, “Interpretando una vez más los orígenes del Peronismo”, Desarrollo Económico, vol. 28, n° 112, eneromarzo 1989, pp. 525-548.
-
[4]
Entretiens réalisés par l’auteur entre 2006 et 2008 et intégrés dans le Fonds d’archives orales d’Histoire contemporaine, Universidad nacional de Cuyo, Mendoza, Argentine.
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[5]
Le rôle décisif acquis par l’État pendant la présidence de Perón, rendu possible par le dynamisme de l’économie argentine durant cette période, a permis une redistribution des revenus entre le capital et le travail dont ont bénéficié de nombreuses couches ouvrières et populaires à travers une large gamme de politiques sociales, l’augmentation du salaire réel et la démocratisation de la consommation. Ces politiques ont renforcé le leadership de Perón, lentement acquis depuis sa gestion au secrétariat au Travail. Cependant, l’accentuation des traits autoritaires du régime à partir de 1950 a ouvert la voie à une conflictualité politique et culturelle non seulement avec les partis d’opposition qui ont vu se réduire leurs canaux d’expression et de participation, mais aussi à l’intérieur même du Parti péroniste. Cette conflictualité politique ainsi que l’opposition diffuse générée par une politique dirigiste ont été les ferments du rassemblement des forces de l’opposition qui servit d’appui au coup d’État militaire de 1955.
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[6]
FRANCO, Marina, El exilio. Argentinos en Francia durante la dictadura, Buenos Aires : Editorial Siglo XXI, 2008, 333 p. (voir p. 36).
-
[7]
Cf. YANKELEVICH, Pablo, “Exilio y dictadura”, in : LIDA, Clara E. ; CRESPO, Horacio ; YANKELEVICH, Pablo (compiladores), Argentina 1976. Estudios en torno al golpe de Estado, Buenos Aires : Fondo de Cultura Económica, 2008, pp. 205-231 (voir p. 10).
-
[8]
Cf. DE RIZ, Liliana, La política en suspenso, Buenos Aires : Editorial Paidós, 2000, 208 p. (voir p. 183).
-
[9]
La doctrine de la sécurité nationale a été le soubassement idéologique du terrorisme d’État, et sa manière d'interpréter le monde accentuait la nécessité d’éliminer les “menaces subversives”. Cette doctrine a trouvé son inspiration dans les politiques anticommunistes nord-américaines, mais aussi dans la doctrine de guerre contre-révolutionnaire de l’armée française et tout son panel de pratiques de la torture réalisées lors des guerres d’Indochine et d’Algérie. Voir FRANCO, Marina, El exilio. Argentinos en Francia durante la dictadura, op. cit., pp. 36-37 ; ROBIN, Marie-Monique, Escadrons de la mort : l’école française, Paris : Éd. La Découverte, 2004, 453 p.
-
[10]
YANKELEVICH, Pablo, “Exilio y dictadura”, art. cité, p. 10.
-
[11]
Cf. FRASER, Ronald (Ed.), 1968 : a student generation in revolt, London : Chatto and Windus Publishers, 1988, 370 p.
-
[12]
Cf. GORDILLO, Mónica, “Sindicalismo y peronismo en los setenta : las experiencias clasistas”, in : LIDA, Clara E. ; CRESPO, Horacio ; YANKELEVICH, Pablo (compiladores), Argentina 1976. Estudios en torno al golpe de Estado, Buenos Aires : Fondo de Cultura Económica, 2008, pp. 59- 84 (voir p. 66).
-
[13]
Ibidem, p. 64.
-
[14]
MORELLO, Gustavo, “El Concilio Vaticano II y la radicalización de los católicos”, in : LIDA, Clara E. ; CRESPO, Horacio ; YANKELEVICH, Pablo (compiladores), Argentina 1976. Estudios en torno al golpe de Estado, Buenos Aires : Fondo de Cultura Económica, 2008, pp. 111-129 (voir p. 115).
-
[15]
Ibidem, p. 128.
-
[16]
Chef militaire et président de la République au temps de la « révolution argentine » (1971-1973).
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[17]
Entretien avec un militant de la Jeunesse péroniste paru dans la revue Claves, Mendoza, le 29 septembre 1972.
-
[18]
Cf. DE RIZ, Liliana, “De la movilización popular al aniquilamiento (1973-1976)”, in : LIDA, Clara E. ; CRESPO, Horacio ; YANKELEVICH, Pablo (compiladores), Argentina 1976. Estudios en torno al golpe de Estado, Buenos Aires : Fondo de Cultura Económica, 2008, pp. 35-58 (voir p. 36). La Jeunesse péroniste, dont le mot d’ordre général était « La Patrie socialiste », était composée d’un ensemble hétérogène quant à la capacité de mobilisation : la Jeunesse travailliste péroniste, la Jeunesse syndicale péroniste, la Jeunesse universitaire péroniste et l’Union des lycéens, les Forces armées révolutionnaires, Los Montoneros, les Forces armées péronistes et le Péronisme de base. Voir GILLESPIE, Richard, Soldados de Perón. Los Montoneros, Buenos Aires : Editorial Grijalbo, 1987, 372 p.
-
[19]
DE RIZ, Liliana, “De la movilización popular al aniquilamiento (1973-1976)”, art. cité, p. 39.
-
[20]
Facultad Latinoamericana de Ciencias Sociales, organisme international autonome et régional créé en 1957 à l’initiative de l’UNESCO et de quelques gouvernements d’Amérique latine dont le principal objectif est de promouvoir les sciences sociales en Amérique latine et dans les Caraïbes.
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[21]
Cf. FRANCO, Marina, El exilio. Argentinos en Francia durante la dictadura, op. cit., p. 290 ; YANKELEVICH, Pablo, “Exilio y dictadura”, art. cité, p. 213.