Couverture de MIGRA_117

Article de revue

Codéveloppement et flux migratoires

Pages 71 à 76

Notes

  • [*]
    Ce développement reprend une partie de mon livre L’immigration est une chance. Entre la peur et la raison, Paris : Éd. Du Seuil, 2007 240 p.
  • [**]
    Professeur de sciences politiques, ancien délégué interministériel au codéveloppement et aux migrations internationales.
  • [1]
    Cf. WEIL, Patrick, Mission d’étude des législations, de la nationalité et de l’immigration, Paris : La Documentation française, 1997, 175 p.
  • [2]
    Loi n° 98-349 du 11 mai 1998 relative à l’entrée et au séjour des étrangers en France et au droit d’asile, Journal officiel n° 109 du 12 mai 1998.
  • [3]
    MINISTRE DE L’INTÉRIEUR, Circulaire du 24 juin 1997 relative au réexamen de la situation de certaines catégories d’étrangers en situation irrégulière, Journal officiel du 26 juin 1997.
  • [4]
    Voir NAÏR, Sami, “Chronique des années de lèpre”, Les Temps Modernes, vol. 40, n° 452-454, mars-mai 1984, dossier “L’immigration maghrébine en France : les faits et les mythes”, pp. 1591-1615.
  • [5]
    Migrations et Développement (www.migdev.org) est une association de solidarité internationale intervenant dans le sud du Maroc selon une démarche participative et une approche partenariale.
  • [6]
    Voir NAÏR, Sami, Rapport de bilan et d’orientation sur la politique de codéveloppement liée aux flux migratoires, Paris : La Documentation française, 1997, 59 p.
  • [7]
    Je ne soulignerai jamais assez l’aide précieuse que m’ont apportée à la fois Jean-Pierre Chevènement et les services du ministère de l’Intérieur, tout particulièrement Jean-Pierre Duport, alors directeur de cabinet, et Jean-Marie Delarue, directeur des Libertés publiques et des Affaires juridiques. Hubert Védrine, ministre des Affaires étrangères, m’assura de son soutien ; ses conseillers m’ont loyalement aidé, tout particulièrement Georges Serre. Au Mali, l’ambassadeur Christian Conan a soutenu avec force ma démarche. Au cabinet du Premier ministre, Clotilde Valter et Serge Tell m’ont apporté toute l’aide dont je pouvais avoir besoin.
  • [8]
    Cf. NAÏR, Sami (rapporteur) ; COMMISSION DES AFFAIRES ÉTRANGÈRES, DES DROITS DE L’HOMME, DE LA SÉCURITÉ COMMUNE ET DE LA POLITIQUE DE DÉFENSE, Rapport sur la communication de la Commission sur les relations Union européenne/région méditerranéenne : nouvel élan pour le processus de Barcelone, Bruxelles : Commission des affaires étrangères, des droits de l’homme, de la sécurité commune et de la politique de défense, 22 janvier 2001.
  • [9]
    Devenu par un décret du 18 mars 2008 le ministère de l’Immigration, de l’Intégration, de l’Identité nationale et du Développement solidaire.

1 Je crois que le mieux pour comprendre ce que j’ai essayé de faire en matière de codéveloppement lié aux flux migratoires à la fin des années 90, c’est encore de résumer, brièvement, comment cette idée de codéveloppement a été élaborée et pourquoi elle reste d’actualité. On pardonnera une implication plus personnelle du propos, mais il se trouve que grâce à Jean-Pierre Chevènement, ministre de l’Intérieur à partir de juin 1997, j’ai été associé à la politique gouvernementale en matière d’immigration.

2 Confronté au problème global de la gestion des flux migratoires, à la question de la régularisation des “clandestins” et à l’instabilité — devenue structurelle — du statut des étrangers et de la situation des immigrés, Jean-Pierre Chevènement et le Premier ministre Lionel Jospin avaient décidé de s’attaquer de front à la question en privilégiant, me semble-t-il, deux axes : d’une part, le respect du droit des étrangers et des immigrés ; d’autre part, la recherche du consensus républicain en la matière. Patrick Weil, spécialiste reconnu du droit des étrangers, avait été heureusement choisi pour mettre au point cette vision, ce qu’il a remarquablement fait dans un rapport remis au Premier ministre en septembre 1997 [1].

3 Le cœur de cette stratégie résidait dans la volonté de favoriser l’intégration et de refuser toute démagogie “sans-papiériste” risquant, par ses effets pervers, d’annuler aux yeux de l’opinion publique la légitimité même de la nouvelle loi. Celle-ci a été votée en 1998 [2]. Auparavant, une circulaire avait été proposée, qui permettait de régulariser massivement et en fonction de critères très ouverts les étrangers en situation irrégulière [3]. Cette circulaire, dont la signification était au fond assez marginale par rapport à la portée de la loi de 1998, allait pourtant avoir des effets symboliques importants, au point de polluer le message même du nouveau gouvernement en matière de politique migratoire. La “non-régularisation” d’une petite partie des “clandestins” est apparue comme la trahison d’une promesse, une soumission à la vision répressive de la droite. Conseiller au ministère de l’Intérieur, j’avoue que je n’avais pas fait attention à cette évolution, car, dès que Patrick Weil eut remis son rapport, je m’attachais à élaborer une problématique concernant les relations entre mouvements migratoires et développement, un aspect qui ne pouvait pas être traité dans le rapport Weil car le cahier des charges qui lui avait été fixé était très clair : il fallait revenir au droit en matière d’immigration et “classer” la question jusqu’à la prochaine élection présidentielle. Autrement dit, la cohabitation ne permettait pas d’aller plus loin en matière de rénovation de la politique migratoire.

4 Or, sur ce point, mes convictions différaient autant des inévitables conclusions du rapport Weil que de celles du gouvernement. Je tiens à préciser ici que Patrick Weil aurait parfaitement pu, si on le lui avait demandé, élaborer une vision autrement plus ambitieuse en la matière. Il est aujourd’hui sans doute l’un des meilleurs spécialistes européens de la question. Mais l’approche qu’il proposait dans son rapport sur les liens entre migrations et développement ne pouvait être que classique, et c’était bien le but qu’on lui avait fixé.

5 En revanche, pour moi, le codéveloppement reste et restera l’aspect central de toute stratégie cohérente en matière de migrations. Je suis convaincu, depuis la fermeture des frontières à l’immigration de travail au milieu des années 70, qu’on ne peut échapper à une demande migratoire qui ira inévitablement en s’accroissant et qui deviendra de plus en plus difficile à gérer légalement. J’avais déjà évoqué ce phénomène dès le début des années 80 dans un numéro spécial de la revue Les Temps Modernes consacré à l’immigration maghrébine… [4]

6 J’avais alors réfléchi sur le concept de codéveloppement élaboré par certains économistes, et dont Jean-Pierre Cot, alors ministre de la Coopération, souhaitait faire l’axe d’une stratégie solidaire dans les rapports macroéconomiques Nord-Sud. L’échec qui s’est ensuivi était dû, bien évidemment, à l’impossibilité pour la France de réorganiser à elle seule des rapports issus d’une division internationale du travail très contraignante et plus favorable aux minces élites des pays du Sud qu’à leurs peuples.

7 Pourtant, l’analyse du rôle des migrations dans le développement des pays d’origine montrait — comme dans le passé pour l’Espagne et le Portugal ou aujourd’hui pour les pays du Maghreb ou de l’Afrique noire — que les transferts de fonds des immigrés à leurs familles représentaient des sommes énormes et étaient souvent la principale ressource de devises pour les pays d’origine. Il y avait là codéveloppement de fait.

8 Pourquoi ne pas rationaliser cette source d’enrichissement ? Pourquoi ne pas chercher à la démultiplier en la faisant entrer dans des réseaux bancaires spécialisés ? Pourquoi ne pas favoriser les microprojets mis en place par les immigrés dans leurs pays d’origine ? Pourquoi ne pas aider à la formation technique et scientifique des acteurs de ce codéveloppement ? Pourquoi ne pas contractualiser avec les gouvernements des stratégies d’entraide qui ne pourraient que favoriser les relations économiques et commerciales existantes ? Pourquoi ne pas inciter les collectivités locales à s’investir dans ces projets et à développer des relations horizontales avec les collectivités des pays d’origine des immigrés ? Pourquoi ne pas faciliter la libre circulation, les allers et retours des immigrés qui souhaitent s’investir dans ces stratégies de développement par le bas dont le coefficient de démocratisation des rapports sociaux dans le pays d’origine est d’une ampleur inouïe ?

9 Au-delà de l’expérience historique des rapports entre la France et certains pays africains comme le Mali et le Sénégal par exemple, où depuis des décennies cette pratique existe de façon pragmatique, nous avions la chance d’avoir en France, depuis 15 années déjà, une organisation remarquable de travailleurs marocains, Migrations et Développement [5], qui, loin des États et de toute politisation, mettait modestement en place cette stratégie.

10 Aidé par Étienne Butzbach, l’un des meilleurs connaisseurs de ces expériences et militant enthousiaste de la coopération décentralisée euro-méditerranéenne, j’ai entrepris de proposer au gouvernement une orientation qui me semblait offrir une alternative à la gestion égoïste et instrumentale des flux migratoires. Il ne s’agissait pas d’une conception de l’« immigration choisie » en fonction des seuls intérêts supposés de la France. Il s’agissait bel et bien d’une immigration “partagée”, servant le pays d’accueil autant que celui d’origine.

11 Jean-Pierre Chevènement m’a apporté toute son aide et son soutien, même si, en tant que ministre de l’Intérieur, il devait surtout veiller à faire respecter la loi existante. Il a eu néanmoins la grande finesse de comprendre qu’il fallait tenter de développer, dans certains secteurs, des expériences qui pourraient s’avérer prometteuses pour l’avenir. Nous ne nous faisions guère d’illusions sur la portée de ces expériences, car nous partagions l’idée que, de toute façon, une grande politique de l’immigration impliquerait une rénovation totale de la politique gouvernementale en matière d’emploi et de croissance, et que cela était impossible tant que l’économie française continuerait à être soumise aux diktats des critères de convergence européens. Mais c’est déjà là une autre affaire…

12 Toutefois, pour asseoir la légitimité de l’approche que je proposais, Jean-Pierre Chevènement a obtenu de Lionel Jospin qu’il me nomme délégué interministériel, ce qui s’est produit rapidement mais — je dois le dire honnêtement — au prix d’un quiproquo dévastateur. Au fond, cela tenait à une divergence réelle entre l’agenda politique du gouvernement en matière migratoire et la priorité tactique qu’il visait en me nommant à ce poste. Mon approche impliquait une réouverture expérimentale, partielle, mais indispensable de la liberté de circulation pour la partie de l’immigration que je proposais d’inscrire dans le codéveloppement. Or, le gouvernement ne voulait pas entendre parler de “liberté de circulation”, fût-elle expérimentale.

13 Par ailleurs, certains membres du cabinet du Premier ministre étaient obsédés par les “clandestins” non régularisés par la circulaire du 24 juin 1997. Il fallait trouver une solution. J’ai constaté alors à mon grand étonnement que « la politique de codéveloppement liée aux flux migratoires », ainsi que je l’avais définie dans le rapport remis au Premier ministre [6], servait à justifier le “départ” de ces clandestins. Le “deal” était qu’on “donnait” de l’aide en échange du retour.

14 Ainsi donc le codéveloppement, que je concevais centré sur la présence légale permanente de l’immigré en France et sur la libre circulation entre la France et le pays d’origine, devenait une “tactique” pour faciliter le retour des immigrés dans le pays d’origine. J’ai compris ce subterfuge dès le début et je n’ai eu de cesse, durant l’année où j’essayais, avec l’aide efficace et toujours vigilante d’Étienne Butzbach et du regretté Jean Freyss, de le combattre par mes actes. En l’espace de six mois, et malgré les grandes difficultés auxquelles j’ai dû faire face, nous avons élaboré trois conventions de codéveloppement (avec le Mali, le Sénégal et le Maroc) qui seront paraphées après mon départ de la Délégation [7].

15 Si l’affaire des sans-papiers a pollué ce qui était et reste un grand projet — une vision nouvelle de la gestion des flux migratoires — il faut ajouter qu’au fond il n’avait jamais été prévu dans le programme du gouvernement de la « gauche plurielle » de changer de vision stratégique sur l’immigration. La divergence radicale résidait, je le répète, dans l’idée de liberté expérimentale et limitée de circulation : je la voulais pour instaurer un autre rapport à l’immigration, le gouvernement ne la voulait pas. C’est pourquoi j’ai considéré que je ne devais pas me maintenir plus longtemps à ce poste de responsabilité, car je risquais de dévaluer mon projet initial. Je voulais insuffler des tendances nouvelles dans une politique gouvernementale qui n’en voulait pas stratégiquement, mais qui s’en satisfaisait très bien de façon rhétorique, pour faire comme si…

16 Mais l’idée s’est quand même diffusée dans les pays d’origine et en Europe. Je l’ai exposée aux responsables politiques espagnols ; devenue aujourd’hui offre officielle du gouvernement espagnol, elle est reprise massivement par le mouvement d’aide au développement des pays pauvres, si fort en Espagne. Jean-Pierre Chevènement l’a fait entrer dans la politique européenne à l’occasion du sommet de Tampere qui s’est tenu en octobre 1999 ; je l’ai intégrée dans un rapport bilan sur les programmes méditerranéens adopté par le Parlement européen en 2002 [8] ; enfin la Commission européenne elle-même y fait de plus en plus référence dans sa stratégie migratoire.

17 En revanche, je serais incomplet si j’oubliais de mentionner une récurrence dans la tentative de dévoyer cette idée aujourd’hui encore : Nicolas Sarkozy “défend” dans plusieurs discours la stratégie du codéveloppement en reprenant mot pour mot nos propositions, mais moins pour justifier une approche solidaire des rapports entre pays riches et pauvres que pour légitimer sa politique dite d’« immigration choisie »… En somme, il fait honneur à l’idée, oubliant seulement qu’elle implique une restauration de la liberté progressive de circulation, incompatible avec sa vision très traditionnelle de gestion des flux migratoires.

18 Devenu président de la République, il est allé plus loin encore dans le dévoiement de l’idée : elle est dorénavant accolée à un « ministère de l’Immigration, de l’Identité nationale et du Codéveloppement » [9]. Difficile de faire plus embrouillé, mais c’est ainsi. La problématique du codéveloppement est réduite dans cette opération à sa plus simple expression : elle fait semblant d’aider en octroyant quelques sous à une très infime catégorie de gens qui voudraient monter de tout petits projets commerciaux chez eux, en échange bien sûr de leur départ définitif, etc. Le reste sert à communiquer pour faire croire que l’on fait quelque chose. Le président sénégalais Abdoulaye Wade ne s’y est pas trompé, qui dénonce avec ironie la comédie. La bataille pour une véritable politique de codéveloppement, on le voit, est loin d’être gagnée.

Notes

  • [*]
    Ce développement reprend une partie de mon livre L’immigration est une chance. Entre la peur et la raison, Paris : Éd. Du Seuil, 2007 240 p.
  • [**]
    Professeur de sciences politiques, ancien délégué interministériel au codéveloppement et aux migrations internationales.
  • [1]
    Cf. WEIL, Patrick, Mission d’étude des législations, de la nationalité et de l’immigration, Paris : La Documentation française, 1997, 175 p.
  • [2]
    Loi n° 98-349 du 11 mai 1998 relative à l’entrée et au séjour des étrangers en France et au droit d’asile, Journal officiel n° 109 du 12 mai 1998.
  • [3]
    MINISTRE DE L’INTÉRIEUR, Circulaire du 24 juin 1997 relative au réexamen de la situation de certaines catégories d’étrangers en situation irrégulière, Journal officiel du 26 juin 1997.
  • [4]
    Voir NAÏR, Sami, “Chronique des années de lèpre”, Les Temps Modernes, vol. 40, n° 452-454, mars-mai 1984, dossier “L’immigration maghrébine en France : les faits et les mythes”, pp. 1591-1615.
  • [5]
    Migrations et Développement (www.migdev.org) est une association de solidarité internationale intervenant dans le sud du Maroc selon une démarche participative et une approche partenariale.
  • [6]
    Voir NAÏR, Sami, Rapport de bilan et d’orientation sur la politique de codéveloppement liée aux flux migratoires, Paris : La Documentation française, 1997, 59 p.
  • [7]
    Je ne soulignerai jamais assez l’aide précieuse que m’ont apportée à la fois Jean-Pierre Chevènement et les services du ministère de l’Intérieur, tout particulièrement Jean-Pierre Duport, alors directeur de cabinet, et Jean-Marie Delarue, directeur des Libertés publiques et des Affaires juridiques. Hubert Védrine, ministre des Affaires étrangères, m’assura de son soutien ; ses conseillers m’ont loyalement aidé, tout particulièrement Georges Serre. Au Mali, l’ambassadeur Christian Conan a soutenu avec force ma démarche. Au cabinet du Premier ministre, Clotilde Valter et Serge Tell m’ont apporté toute l’aide dont je pouvais avoir besoin.
  • [8]
    Cf. NAÏR, Sami (rapporteur) ; COMMISSION DES AFFAIRES ÉTRANGÈRES, DES DROITS DE L’HOMME, DE LA SÉCURITÉ COMMUNE ET DE LA POLITIQUE DE DÉFENSE, Rapport sur la communication de la Commission sur les relations Union européenne/région méditerranéenne : nouvel élan pour le processus de Barcelone, Bruxelles : Commission des affaires étrangères, des droits de l’homme, de la sécurité commune et de la politique de défense, 22 janvier 2001.
  • [9]
    Devenu par un décret du 18 mars 2008 le ministère de l’Immigration, de l’Intégration, de l’Identité nationale et du Développement solidaire.
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