Mémoires 2017/2 N° 70

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Article de revue

« De quoi tu veux parler aujourd’hui ? »

Pages 20 à 21

Notes

  • [1]
    Freud, Sigmund « Le créateur littéraire et la fantaisie », dans L’inquiétante étrangeté, Paris 1 998.
  • [2]
    « Fait d’hystoire, autant dire d’hystérie » : proposition de Lacan pour s’hystoriciser de lui-même, dans la préface de la version anglaise : « Séminaire XI « Autres Ecrits, Paris, éditions du Seuil, 2001
  • [3]
    Lacan, Jacques, Le séminaire livre XX, Encore, Paris, Le Seuil, p. 137.
  • [4]
    FREUD, Sigmund, « Le créateur littéraire et la fantaisie », dans L’inquiétante étrangeté, Paris 1998.
  • [5]
    G. Guillemot, Résistante, mémoires d’une femme, de la résistance à la déportation, Paris, Michel Lafond, 2009. P. 205.
  • [6]
    P. Grimbert, Un Secret, un film de Claude Miller, avant-scène, cinéma, n) 565, octobre 2007, p. 15-16.
  • [7]
    Lacan, Jacques, Le séminaire livre X, l’angoisse, Paris, Le Seuil, 2004, p. 137.
« Le contraire du jeu n’est pas le sérieux, mais la réalité [1] »
S. Freud

1Les événements traumatiques extérieurs - la rencontre avec un bourreau, l’emprisonnement, etc. - ont un impact plus direct sur le psychisme pendant l’enfance qu’à l’âge adulte. Il est en effet difficile pour les enfants de comprendre ce qu’ils ont vécu car ils n’ont pas la capacité de distanciation nécessaire. Ils extériorisent alors leur détresse par de l’échec scolaire, de la tristesse, de l’agitation, de l’absence de désir… L’angoisse engendrée par ces événements s’exprime chez eux à travers des manifestations somatiques, des actes ou des récits fictifs. Les symptômes somatiques entravent leur relation aux autres et occupent ainsi une grande partie de nos consultations. Chez l’enfant, ces symptômes sont à ciel ouvert, ils ne sont pas voilés, ni par l’idéal, ni par la conscience morale.

2Lors des premières consultations au Centre Primo Levi, le récit dit « traumatique » du parcours d’exil ne correspond qu’à des bouts de savoirs que l’on pourrait qualifier d’historiques, politiques. Cette connaissance, comme tout événement, surgit dans un contexte précis - un conflit armé, une guerre, un mouvement social… - qui donne un cadre, mais qui très souvent n’explique ou ne justifie pas la souffrance psychique. Ce savoir historique transmis par l’adulte et que l’on appelle la grande Histoire, ne coïncide pas au vécu de l’enfant, c’est-à-dire sa petite « hystoire [2] » traumatique. Pour lui, il n’existe pas de connaissances préalables avant la rencontre avec le psychologue car ce qu’il a rencontré - l’événement traumatique - est sans loi, « le réel est sans loi [3] ». Rien, aucun signe, aucun discours ne peut prévenir l’enfant de l’arrivée de ce « réel » imprévisible. C’est à chaque fois un moment unique qui dépasse le sujet et dont l’éruption se fait soit de l’intérieur, sous une forme inconsciente (rêve, phobie, etc.), soit de l’extérieur (agressions, menaces…). Quelle qu’en soit la manifestation, les effets sont les mêmes. L’enfant devra alors faire un travail d’élaboration pour acquérir ce savoir qui manque. À défaut, c’est son corps qui devient le réceptacle de ce qui ne peut pas se dire, d’une souffrance qui ne peut pas être mise en récit, d’une détresse qui s’exprime à travers le symptôme : encoprésie, énurésie, maladie de la peau, refus alimentaire, etc.

3Pour s’approcher de la vérité, qui ne peut pas être abordée directement, le seul chemin possible est la fiction. Chez les enfants, le jeu n’est pas une activité banale, sans intérêt, un « passe-temps » comme on dit. Non ! C’est grâce au jeu qu’ils peuvent rendre compte de leur monde intérieur. Freud y fait référence dans son ouvrage Le Créateur littéraire et la fantaisie[4] où il explique que l’enfant « cherche volontiers un point d’appui aux objets et aux situations qu’il imagine dans les choses palpables et visibles du monde réel. Rien d’autre que cet appui ne différencie le jeu de l’enfant du « rêve éveillé ». Ce monde fantasmatique est un tour de force nécessaire pour rendre supportable des événements traumatiques puisque ces derniers sont hors sens. Seule la fiction, c’est-à-dire un ensemble de constructions, permet de les approcher.

4La fiction et la poésie sont forgées sur deux mots qui renvoient à la création : « poésie » vient du grec poiein « fabriquer », tandis que fiction vient du latin fingere, « façonner ». Les deux vocables nous renvoient à l’acte de création, de production d’œuvres d’art.

5Les récits fictifs qui sont produits pendant ou après une expérience traumatique n’ont pas qu’une valeur artistique. Ils sont souvent le seul moyen de rendre compte d’une expérience hors du commun. Les exemples sont innombrables. Citons le cas de Gisèle Guillemot. Dans ses mémoires, elle dit : « lorsque les épreuves devenaient insoutenables, j’étais double. Il y a eu Annick et Gisèle. Annick, la résistante pugnace à quoi tout cela arrivait, et Gisèle la jeune fille rêveuse qui regardait la scène de loin… Mais c’est sans doute cela qui m’a sauvée, cette capacité à me soustraire à la réalité. [5] ». Ce type d’expérience - inventer un personnage ou s’identifier à une personne déjà existante - est très courant chez l’enfant.

6C’est le cas d’un enfant de 6 ans d’origine tchétchène. Lors de la première séance, je lui demande comme toujours : « De quoi tu veux parler aujourd’hui ? » Comme les mots ne lui venaient pas, je lui propose de dessiner « un bonhomme ». Il dessine alors « Spiderman » qu’il ne cessera pas de dessiner pendant plusieurs séances. Durant sa réalisation, il me vantait toutes les vertus de ce personnage, notamment celle de pouvoir grimper sur le mur. Il était très inhibé à l’école et ses résultats n’étaient pas très bons. Il me dira souvent qu’il rêvait d’être Spiderman pour s’échapper de la classe par la fenêtre sans que la maîtresse puisse l’attraper. C’est à partir et autour de ces histoires de Spiderman, après plusieurs mois, qu’il pourra me raconter une expérience qu’il n’oubliera jamais. Il avait presque 5 ans et était tout seul avec sa mère à la maison quand soudain, des soldats sont arrivés par surprise. « Ils ont frappé ma mère et m’ont balancé contre le mur. J’ai perdu connaissance ». Pouvoir grimper au mur pour cet enfant revient à échapper à l’Autre, à la cruauté de l’autre.

7Avec Spiderman, plus rien ne peut lui arriver. C’est une des caractéristiques du héros, malgré toutes les péripéties qui lui arrivent, il finit toujours par s’en sortir. Un autre exemple est le récit autobiographique du psychanalyste et écrivain Philippe Gribert, intitulé Un Secret. C’est un exemple très éclairant de la transmission du traumatisme par le silence. Dans son livre, il raconte comment étant enfant, il a ressenti le besoin d’inventer un frère, plus grand, plus fort, plus beau qui lui. Devenu adulte, l’écrivain effectue quelques recherches et découvre qu’il avait eu en effet un frère, disparu durant l’Holocauste. Sur cette expérience, il écrit : « Je n’ai aucun doute sur le fait qu’on puisse être traversé et construit pas l’histoire qui vous a précédé ! (…) La façon dont une histoire familiale, avec ses silences, ses hontes et ses culpabilités, traverse les générations pour tomber sur la suivante. J’en suis l’exemple vivant au travers de la fiction et du romanesque. [6] »

8Pour Lacan, cette « vérité menteuse » n’est pas simplement un passage nécessaire, mais logique, structural, dans le sens où nous ne pouvons pas accéder à notre vérité sans passer par la feinte, la tromperie. C’est une Autre scène qui est indispensable à l’être parlant pour prendre sa place dans ce monde. L’homme doit prendre place « comme celui qui porte la parole mais il ne saura la porter que dans la structure de fiction [7] ». Sans le recours à la fiction, aux mythes ou à toutes formes d’art, nous ne pourrions pas avoir une idée de cette autre scène où se joue la vérité individuelle.

Notes

  • [1]
    Freud, Sigmund « Le créateur littéraire et la fantaisie », dans L’inquiétante étrangeté, Paris 1 998.
  • [2]
    « Fait d’hystoire, autant dire d’hystérie » : proposition de Lacan pour s’hystoriciser de lui-même, dans la préface de la version anglaise : « Séminaire XI « Autres Ecrits, Paris, éditions du Seuil, 2001
  • [3]
    Lacan, Jacques, Le séminaire livre XX, Encore, Paris, Le Seuil, p. 137.
  • [4]
    FREUD, Sigmund, « Le créateur littéraire et la fantaisie », dans L’inquiétante étrangeté, Paris 1998.
  • [5]
    G. Guillemot, Résistante, mémoires d’une femme, de la résistance à la déportation, Paris, Michel Lafond, 2009. P. 205.
  • [6]
    P. Grimbert, Un Secret, un film de Claude Miller, avant-scène, cinéma, n) 565, octobre 2007, p. 15-16.
  • [7]
    Lacan, Jacques, Le séminaire livre X, l’angoisse, Paris, Le Seuil, 2004, p. 137.
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