1L’histoire du Saint-Simonisme au XIXe siècle est un roman d’aventures dans lequel on trouve, tout à la fois, des prédicateurs d’une nouvelle religion, des apôtres de l’industrialisme, l’annonce d’un messie féminin, mais aussi l’origine de nombreux projets tels le développement des chemins de fer en France ou le canal de Suez.
2L’initiative de Jean Lebrun de republier en un volume un peu raccourci, l’œuvre de Sébastien Charléty « Histoire du Saint-Simonisme » parue en 1931, est à saluer, tant le Saint-Simonisme est aujourd’hui plus connu que compris.
3Les Saint-Simoniens sont les disciples de Claude-Henri de Rouvroy, comte de Saint-Simon (1760-1825). Celui-ci fut tout à la fois économiste et philosophe qui théorisa l’apparition et le développement de la société industrielle. Ce fut un libéral qui combattit aux côtés de La Fayette pendant la guerre d’indépendance américaine.
4Claude-Henri de Saint-Simon est passionné par les nouvelles découvertes scientifiques et entreprend de nombreuses études, en physique comme en médecine. Cela l’amène à élaborer une philosophie prônant le développement de l’humanité par la science et l’industrie. Il collabore avec Augustin Thierry et Auguste Comte, ce qui l’amène à intégrer une vision historique et évolutive dans sa philosophie.
5Il publie, notamment, les ouvrages suivants : Le Politique (1819), L’Organisateur (1820), Le Catéchisme des industriels (1823-1824), Le Nouveau Christianisme (1825). Ces titres sont révélateurs de ses intérêts. La doctrine de Saint-Simon est une sorte de religion de la science, où Dieu est assimilé à la gravitation universelle. Ses idées religieuses sont surtout morales ; le but est l’accroissement du bien-être général de la société et, en quelque sorte, l’avènement du Paradis sur terre. Pour lui, si la société évoluait, la religion devait également évoluer et correspondre à la philosophie de son temps.
6Charles-Henri de Saint-Simon n'eut pas grande influence, mais ses idées inspirèrent un groupe de jeunes enthousiastes, souvent polytechniciens, sous la direction du « Père Enfantin » (1796-1864). C'est principalement autour de la vie de ce personnage atypique que se déroule le livre de Sébastien Charléty.
7Les disciples de Saint-Simon, qu’on appelle « Saint-Simoniens », se manifestèrent surtout après sa mort. C’est ainsi que, après le décès de Claude-Henri de Saint-Simon, en 1825, trois de ses disciples, Olinde Rodriguès, Saint-Amand Bazard et Barthélemy Prosper Enfantin fondèrent un journal, Le Producteur – Journal philosophique de l’industrie, des sciences et des beaux-arts, afin de diffuser ses idées. Ce journal dura une année. Il est intéressant de s’attarder un peu sur Olinde Rodriguès (1795-1851), qui eut un rôle fondamental dans la diffusion des idées de Saint-Simon. Olinde Rodriguès, qui était issu d’une famille juive de Bordeaux, devint professeur de mathématiques, puis banquier, ce qui lui permit de devenir le financier du groupe. Plus tard, il se séparera de Prosper Enfantin, tout en continuant à éditer et à diffuser les œuvres de Saint-Simon. Parmi ses diverses activités, il fut enseignant à l’École Polytechnique et eut un rôle très important dans le développement des chemins de fer, en particulier la création des compagnies de chemin de fer Paris-Saint-Germain et Paris-Orléans, cela en association avec ses cousins, les frères Émile et Isaac Péreire, eux aussi célèbres banquiers.
8Le plus fameux Saint-Simonien reste Barthélemy-Prosper Enfantin, dit « le Père Enfantin ». Celui-ci naquit à Paris en 1796 et y mourut en 1864. Il suivit un étonnant parcours dans des domaines très variés : bien sûr, la diffusion du saint-simonisme avec, entre autres, la création d’une communauté saint-simonienne dans le quartier de Ménilmontant à Paris. Mais il fut également à l’origine du Canal de Suez, contribua au développement des chemins de fer en France et fut directeur de divers organes de presse.
9Prosper Enfantin commence des études à l’École Polytechnique en 1813, mais il doit la quitter en 1815 car il n’avait pas pu obtenir de bourse. Néanmoins, par la suite, on verra constamment des liens entre le saint-simonisme et l’École Polytechnique.
10Prosper Enfantin se met à travailler comme négociant en vin et voyage dans de nombreux pays d’Europe, y compris la Russie (où il retrouve d’anciens camarades de Polytechnique, avec lesquels il échafaude des projets de toutes sortes). Il est ami d’Olinde Rodriguès qui le fait rencontrer Saint-Simon en 1825, avant la mort de ce dernier. C’est peu de temps après que le journal Le Producteur est fondé. Plus tard, en 1830, les Saint-Simoniens rachèteront le journal Le Globe, dont ils feront leur organe principal afin de diffuser leurs idées.
11Les Saint-Simoniens, au début des années 1830, développent le projet de bâtir un canal reliant la mer Rouge à la Méditerranée, pour lequel Prosper Enfantin élabore des plans. Le Canal de Suez est une espèce de synthèse de tous les idéaux saint-simoniens : un chef d’œuvre de l’industrie humaine permettant les échanges spirituels entre tous les peuples. Jusqu’à la fin de sa vie, le Père Enfantin ne cessera de poursuivre ce grand dessein. Néanmoins, le pacha Méhémet Ali a des objectifs différents et il préfère un barrage sur le Nil, ainsi qu’un chemin de fer reliant Suez et Le Caire. Les Saint-Simoniens sont donc amenés à s’investir dans des travaux qui ne correspondent pas entièrement à ce qu’ils envisageaient. Mais cela en vaut la peine, et ils se mettent à la tâche dans la construction du barrage du Nil, et dans divers autres projets agricoles ou industriels (le chemin de fer ayant été finalement attribué à des ingénieurs anglais). Les Saint-Simoniens se sont alors transformés en des sortes de coopérants officiels de la France, venus aider l’Égypte dans son développement économique.
12Cependant les choses ne se passent pas si facilement. Le pacha Méhémet Ali n’est pas enthousiasmé par la propagande idéologique des Saint-Simoniens, une épidémie de peste fait des ravages parmi les ouvriers du barrage, et l’on reproche aux Saint-Simoniens leur conduite trop libertine. Quant au Père Enfantin, il est déçu de ne pas avoir réalisé tous ses rêves. Il revient donc en France fin 1836, début 1837, avec la plupart des Saint-Simoniens. C’est ainsi que le chantier du barrage sera abandonné en 1838.
13Après son aventure égyptienne, Prosper Enfantin est loin de rester inactif. Il se lance dans des aventures tout aussi ambitieuses dans des secteurs industriels ou économiques. Il se consacre au développement des chemins de fer et il crée en 1845 l’« Union pour les chemins de fer de Paris à Lyon », absorbée par la suite par la « Compagnie des chemins de fer Paris-Lyon-Méditerranée » (PLM) dont il est l’un des premiers dirigeants.
14Il est considéré comme un grand spécialiste du monde arabe et est nommé membre de la « Commission des recherches et explorations en Algérie ». Il part pour l’Algérie fin 1839 où il reste quelque temps, mais où il désapprouve les actions de l’armée française et du maréchal Bugeaud. Il retourne alors en France.
15L’une des idées principales du Père Enfantin était le développement des réseaux de transports afin de permettre la communication entre les peuples. Il s’était largement investi dans les chemins de fer, mais son grand projet était néanmoins la construction du Canal de Suez à laquelle il consacra toute son énergie, réalisation qui devait assurer le lien entre l’Occident et l’Orient. Il crée, en 1846, une « Société d’étude pour le Canal de Suez », société internationale dans laquelle il associe Ferdinand de Lesseps, ancien consul de France en Égypte [1]. Mais Prosper Enfantin se fait berner par Ferdinand de Lesseps qui récupère tout le projet pour lui, d’autant que ce dernier bénéficie de la confiance totale du pacha d’Égypte. Aucun ingénieur saint-simonien n’est associé aux travaux. Le chantier du Canal de Suez commence en 1859 pour s’achever en 1869.
16C’est cette grande histoire, à la fois aventure humaine, religieuse, politique et économique que nous fait revivre l’ouvrage de Sébastien Charléty. Comme le montre l’ouvrage, le dirigisme économique sur lequel s’est bâtie la France doit sans doute beaucoup au Saint-Simonisme tel qu’il fut reçu et développé par les disciples de Saint-Simon. Ainsi, Napoléon III eut plusieurs conseillers saint-simoniens en la personne de Michel Chevalier qui avait été l’un des principaux animateurs de la communauté de Ménilmontant et de Paulin Talabot.
17Près d’un siècle plus tard, d’autres jeunes polytechniciens cherchèrent à influencer le développement économique de la France, le groupe X-crise. L’un des membres de ce groupe, Louis Vallon évoque la sympathie des polytechniciens envers Saint-Simon : « Ce faisant, nous restons fidèles à la tradition saint-simonienne, déjà centenaire, qui fut celle de nos grands anciens, fondateurs et animateurs de l’économie française moderne » [2].
18Plus tard, entre 1982 et 1999, la Fondation Saint-Simon réunira grands capitaines d’industries, banquiers et intellectuels souvent issus de l’École des Mines ou de Polytechnique. Le groupe X-Sursaut fondé en 2005 lui aussi au sein de l’École Polytechnique, se référera également au groupe X-Crise et bien entendu à Saint-Simon.
19Le discours Saint-Simonien possède un côté universel toujours prêt à ressurgir dans les utopies managériales. La pensée Saint-Simonienne, suffisamment protéiforme et interprétable continue à séduire. Ne serait-ce que pour cela, la lecture de l’ouvrage de Charléty est indispensable à la compréhension de ce mouvement.