Notes
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[3]
Enquête conduite entre 2016 et 2018, par le Laboratoire d’études politiques et de sciences humaines et sociales (LEPOSHS) et le Laboratoire international associé (LIA) Inégalité, développement et équilibre politique (IDE-CNRS) en collaboration avec le Laboratoire de sociologie de développement social (LASDES) dans le cadre d’un projet financé par l’Institut de recherche sur le cancer (Maroc). Elle a été autorisée par le Comité d’éthique de la Faculté de Médecine de Fès.
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[4]
Taux de pauvreté : proportion des personnes pauvres dans la population, voir le pourcentage des individus membres d’un ménage dont la dépense par tête est inférieure au seuil de pauvreté relative. En 2007, ce seuil a été de 3 834 Dh (environ 360 €) par personne et par an en milieu urbain et de 3 569 Dh (environ 340 €) en milieu rural (Haut Commissariat au Plan (HCP), Maroc). https://www.hcp.ma/glossary/Taux-de-vulnerabilite-a-la-pauvrete_gw98.html, consulté le 12 août 2019.
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[5]
Taux de vulnérabilité à la pauvreté : proportion des individus dont la dépense annuelle moyenne par personne se situe entre le seuil de la pauvreté relative 3 702 Dh (environ 350 €) et 1,5 fois ce seuil 5 553 Dh (environ 525 €) (Haut Commissariat au Plan, Maroc).
-
[6]
Certificats d’indigence : il a pour but de prouver que son possesseur est dans une situation financière précaire. Il est délivré par les autorités locales après enquête de l’agent territorial. Il permet à son possesseur de bénéficier de certains avantages sociaux, telle que la gratuité ou le paiement d’un prix symbolique afin de bénéficier des différents services médicaux (analyse, diagnostic, opérations chirurgicales, ..) offerts par les grands hôpitaux publics au Maroc. Depuis l’avènement de la carte RAMed, celui-ci n’est plus utilisé.
-
[7]
Caisse nationale des organismes de prévoyance sociale créée en 1950 ; elle représente la Fédération des sociétés mutualistes du secteur public au Maroc.
-
[8]
Caisse nationale de sécurité sociale qui gère l’assurance maladie obligatoire (AMO) pour les salariés et les pensionnés du secteur privé. Ce régime, qui est entré en vigueur le 18 août 2005, a été institué en 2002 par la loi 65.00 portant Code de la couverture médicale.
-
[9]
Accompagnateur (fils adoptif) d’une femme de 72 ans, ayant un cancer au niveau du sein et de la thyroïde, n’ayant pas fait d’études et sans profession, Khénifra (Moyen-Atlas).
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[10]
Femme 67 ans, célibataire, cancer du sein, niveau primaire, ouvrière à la retraite, Fès.
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[11]
Femme 40 ans, mariée, cancer utérus, sans niveau d’étude, sans profession, Douar Matmata (Tahla).
-
[12]
Femme, 65 ans, cancer du sein, Meknès.
-
[13]
Fille d’une mère atteinte d’un cancer de l’utérus, 52 ans, analphabète, peu de moyens.
-
[14]
Femme 53 ans, cancer du sein, Meknès.
-
[15]
Femme 63 ans, cancer du sein, Meknès.
-
[16]
Femme 65 ans, cancer de l’utérus, abandonné par son mari, Fès.
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[17]
Femme 57 ans, vit seule, cancer du sein, niveau primaire, ancienne ouvrière dans la confection, région de Fès.
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[18]
Homme 57 ans, marié, cancer de la prostate, sans niveau d’étude, agriculteur, Taza.
-
[19]
Femme 53 ans, mariée, cancer du sein, sans niveau d’étude, sans profession, Khénifra.
-
[20]
Femme 39 ans, célibataire, cancer de sein, niveau primaire, sans profession, Khénifra.
-
[21]
Femme, 31 ans, mariée, cancer de l’utérus, sans niveau d’étude, sans profession, Fès.
1 Le Maroc a mis en place plusieurs dispositifs de gratuité des soins, afin de lutter contre les inégalités de santé : la gratuité des soins de santé primaire, la gratuité de l’accouchement et des vaccinations et, enfin, la gratuité de l’hôpital pour les démunis, affiliés au Régime d’assistance médicale (RAMed), généralisé en 2012. Au-delà des dispositif généraux, l’observation de leur mise en œuvre révèle l’existence d’inégalités secondaires entre les bénéficiaires de ces dispositifs qui disposent de certaines ressources et ceux qui n’en disposent pas. La gratuité, en effet, continue à avoir un coût pour ses bénéficiaires, lié à l’insuffisance des ressources du système hospitalier. Les patients et leurs familles doivent payer des soins, des analyses, des médicaments et des transports durant la période où ils sont pris en charge dans une structure hospitalière (il s’agit de l’hôpital de jour comme de l’hôpital de nuit). Cette contrainte est lourde et met en exergue les insuffisances de la protection sociale dont bénéficie les Marocains.
2 Cet article est basé, d’une part, sur l’analyse des données statistiques recueillies auprès du Service de la surveillance du Centre hospitalier universitaire (CHU) de Fès, et sur (a) la situation socio-économique des patients suivis en oncologie, (b) le nombre de consultants atteints du cancer, selon le type de couverture médicale et (c) le nombre de chimiothérapies par couverture médicale. Il est, d’autre part, basé sur l’analyse des données qualitatives de cinquante entretiens semi-directifs conduits dans le Centre d’oncologie et dans le Centre de dépistage du cancer du CHU de Fès, d’octobre 2017 à mars 2018, et sur vingt entretiens réalisés également dans le Centre d’oncologie de l’hôpital provincial de Meknès, en juillet 2018 [3]. Nos données statistiques portent sur la période actuelle et sur la période précédant la généralisation du Régime d’assistance médicale, qui a eu lieu en 2012. Le RAMed établit la gratuité des soins à l’hôpital pour les « pauvres » et les « vulnérables ». Les premiers ne sont pas contributifs alors que les seconds acquittent une cotisation annuelle d’un maximum de 600 Dh par an (environ 56 €). Avant cette période, les démunis pouvaient bénéficier de la gratuité grâce à un certificat d’indigence délivré par un agent d’autorité. Le certificat n’était valable que pour une séquence de soin et devait être renouvelé chaque fois que nécessaire. Les critères d’attribution étaient, de plus, arbitraires, puisqu’ils dépendaient de la « notoriété » de la situation d’indigence du demandeur.
3 Nous montrons, d’abord, l’impact du RAMed sur l’accès aux soins, par rapport au certificat d’indigence, mais aussi par rapport aux autres régimes de couverture médicale (1). Nous évoquons, ensuite, la persistance des inégalités par rapport aux délais d’accès aux soins (2), ainsi que par rapport aux coûts réels de la prise en charge (3). Nous montrons, enfin, l’impact de ces régimes d’inégalités persistant sur les liens sociaux des patients (4).
1. Impact du RAMed sur l’accès aux soins d’oncologie
4 Le premier tableau classe les patients en fonctions du statut leur permettant de bénéficier de la gratuité. Les prisonniers bénéficient de la gratuité prévue par le RAMed. Les sans domicile fixes en bénéficient, sur décisions du directeur de l’hôpital, après instruction de leur dossier par l’assistant social ou l’assistante sociale de la structure de soins.
Origine de la gratuité des patients suivis en oncologie de janvier 2013 à décembre 2018, CHU de Fès
Situationsocio-économique |
RAMed Pauvreté [4] | RAMed vulnérabilité [5] | Établissement social (orphelins, sujets âgés…) | Établissement pénitentiaire | Sans domicile fixe | Total |
Années | ||||||
2013 | 1 826 | 203 | 24 | 1 | 1 | 2 055 |
2014 | 1 852 | 381 | 35 | 3 | 2 | 2 273 |
2015 | 2 115 | 398 | 38 | 5 | 1 | 2 557 |
2016 | 2 443 | 368 | 33 | 4 | 3 | 2 851 |
2017 | 2 537 | 386 | 29 | 6 | 1 | 2 959 |
2018 | 3 112 | 505 | 36 | 5 | 2 | 3 660 |
Origine de la gratuité des patients suivis en oncologie de janvier 2013 à décembre 2018, CHU de Fès
5 Les tableaux 2 et 3 montrent le nombre de patients consultant à l’hôpital pour un cancer avant la généralisation du RAMed. Les tableaux 4 et 5 montrent l’évolution du nombre de patients après la généralisation.
Nombre de consultants atteints du cancer selon le type de couverture médicale et l’année, CHU de Fès
Évolution du nombre de chimiothérapiesselon le type de couverture médicale et l’année, CHU de Fès
Années | 2010 | 2011 |
Type de couverture/nombre de chimiothérapies | Nombre dechimiothérapies | Nombre de chimiothérapies |
Certificatsd’indigence | 181 (59,93 %) | 113 (39,51 %) |
CNOPS | 87 (28,81 %) | 116 (40,56 %) |
CNSS | 29 (9,60 %) | 50 (17,48 %) |
Payants | 5 (1,66 %) | 7 (2,45 %) |
Total | 302 (100 %) | 286 (100 %) |
Évolution du nombre de chimiothérapiesselon le type de couverture médicale et l’année, CHU de Fès
Nombre de consultants atteints du cancers elon le type de couverture médicale et l’année, CHU de Fès
Années | 2015 | 2016 | 2017 |
Type de couverture | Nombre de consultants | Nombre de consultants | Nombre de consultants |
RAMed | 2 513 (85,10 %) | 2 811 (85,41 %) | 2 923 (84,19 %) |
CNOPS | 241 (8,16 %) | 263 (8,00 %) | 310 (8,93 %) |
CNSS | 186 (6,30 %) | 205 (6,23 %) | 228 (6,56 %) |
Payants | 13 (0,44 %) | 12 (0,36 %) | 11 (0,32 %) |
Total | 2 953 (100 %) | 3 291 (100 %) | 3 472 (100 %) |
Nombre de consultants atteints du cancers elon le type de couverture médicale et l’année, CHU de Fès
Évolution du nombre de chimiothérapies selon le type de couverture médicale et l’année (CHU de Fès)
Années | 2015 | 2016 | 2017 |
Type de couverture | Nombre de chimiothérapies en hôpital de jour | Nombre de chimiothérapies en hôpital de jour | Nombre de chimiothérapies en hôpital de jour |
RAMed | 1 920 (85,37 %) | 2256 (86,17 %) | 2 390 (85,05 %) |
CNOPS | 190 (8,45 %) | 216 (8,25 %) | 236 (8,40 %) |
CNSS | 133 (5,91 %) | 142 (5,43 %) | 179 (6,37 %) |
Payants | 6 (0,27 %) | 4 (0,15 %) | 5 (0,18 %) |
Total | 2 249 (100 %) | 2618 (100 %) | 2 810 |
6 L’ouverture du Service d’oncologie du CHU de Fès n’a eu lieu qu’en 2009, ce qui explique que le nombre de patients en 2010 et 2011 reste encore faible par rapport à 2015, 2016 et 2017. Le lancement effectif de la généralisation du RAMed en mars 2012, explique que le nombre de patients consultant dans le Service d’oncologie est faible en 2010 et 2011. Le certificat d’indigence était loin de favoriser l’accès aux soins d’oncologie. Il suffit, pour s’en convaincre, de considérer le nombre de consultants à partir de 2013 figurant dans le premier tableau.
7 Selon les données du tableau 2, le nombre de consultants atteint du cancer ayant un certificat d’indigence est de 58 % en 2010, il va baisser à 35 % en 2011. Les bénéficiaires de la Caisse nationale des organismes de prévoyance (CNOPS), relevant du secteur public, étaient, en 2011, plus nombreux que les bénéficiaires du certificat d’indigence. Ce faible taux d’usage du certificat d’indigence peut s’expliquer par plusieurs raisons, à savoir : les conditions d’obtention, et les frais d’environ 1 000 Dh (90 €) pour avoir accès aux soins du Service d’oncologie. À partir de 2015, le nombre de bénéficiaires du RAMed devient largement plus important que le nombre de bénéficiaires de la CNOPS et de la Caisse nationale de sécurité sociale (CNSS), destinées aux salariés du privé, même si les uns et les autres augmentent. Cette différence donne une idée des personnes ne recourant pas aux soins d’oncologie dans les années précédant la mise en œuvre du RAMed. De ce point de vue, il semble que le RAMed ait utilement diminué le non-recours aux soins en facilitant la démarche des patients comme en préservant sa dignité. Le personnel soignant manifestait des réticences par rapport à la prise en charge des patients :
8 « Au début je ramenais ma mère (adoptive) pour les soins du (cancer du) sein (voix basse), à la limite on devait les supplier pour lui fournir les soins. Maintenant avec sa nouvelle maladie de la gorge (cancer), grâce à la carte RAMed, on n’a plus besoin de nous justifier, on passe aux séances de chimiothérapie sans payer et sans se justifier… » [9]
9 En 2015, nous constatons (tableau 5) que le nombre de consultants atteints du cancer utilisant la carte de RAMed est très important par rapport aux autres régimes de couverture médicale (85,37 % RAMed, 8,45 % CNOPS et CNSS 5,91 %). Le nombre de payants demeure insignifiant. Ces taux sont restés stationnaires au cours des trois dernières années. À partir de ces statistiques, on relève que la population des personnes atteintes du cancer fréquentant le CHU de Fès est principalement composée de démunis. Il semble indéniable que le dispositif ait réduit les inégalités d’accès aux soins. De fait, le RAMed est le plus attractif, y compris pour les bénéficiaires d’un autre type de couverture.
10 La CNSS, par exemple, ne couvre pas les prestations à 100 %, contrairement au RAMed pour lequel les prestations de chimiothérapie et de radiothérapie sont gratuites. De plus, les patients ne doivent pas faire d’avance comme le remarque une patiente couverte par la CNSS :
11 « Avec une pension qui ne dépasse pas les 1 500 Dh (environ 139 €), comment veux-tu que j’avance des millions pour l’opération, les médicaments et la chimiothérapie ? C’est comme si on me disait suicide-toi (pleurs)… J’ai déjà vendu tous mes meubles, il ne me reste plus rien ! Là, je suis désespérée, je vais devoir demander de l’argent aux bienfaiteurs pour pouvoir avancer l’argent, sinon je quitte la vie ! Si seulement j’avais la carte RAMed ! (soupir) » [10].
12 Le RAMed est le plus utilisé, si l’on considère la situation antérieure où la gratuité n’était possible que par l’intermédiaire du certificat d’indigence. L’augmentation du chiffre des consultations entre 2010 et 2015 le montre amplement. Toutefois, considéré dans le détail des histoires individuelles, ses avantages sont moindres. Les inégalités persistent et s’installent à l’intérieur même du groupe des bénéficiaires, entre ceux qui peuvent financer des éléments du parcours de soins et ceux qui ne le peuvent pas.
2. Inégalités dans les délais d’accès aux soins
13 Un facteur d’inégalité très important dans la prise en charge des patients est le facteur délais (Thaddeus et Maine, 1994), c’est bien sûr le cas du cancer. Toutefois, si Thaddeus et Maine évoquent trois délais, l’enquête, dans notre cas, permet d’en isoler quatre.
14 Le premier délai débute lorsque les symptômes apparaissent. Certains patients n’ont pas les moyens de consulter un spécialiste dans le privé ; les rendez-vous prennent du temps dans le public. Le retard est parfois dû à des raisons socioculturelles. Il semble que, de manière générale, les personnes issues des milieux sociaux les plus modestes sont diagnostiquées le plus tardivement (Merletti et al., 2011). Il faut également tenir compte de la distance des centres de soins, surtout pour les habitants des zones rurales. La plupart des enquêtés, issus de celles-ci, présentent un retard de diagnostic, à l’exception de ceux qui ont pu bénéficier d’un diagnostic lors des caravanes de sensibilisation :
15 « J’avais une hémorragie qui a duré plus d’un mois, j’avais honte d’en parler ! Je ne pouvais le dire à personne : ni à ma famille, ni à mes enfants et encore moins à mon mari. J’attendais que ça passe dans le silence, mais les choses ne sont pas améliorées. Je ne pouvais même pas partir chez un gynécologue ! On habite très loin, Douar Matmata (zone rurale), et c’est difficile d’en parler avec l’homme (son mari) ! En plus, ça coûte cher ! » [11].
16 La « stratégie » du silence face à la maladie ne permet pas de faire un diagnostic précoce. Les patients arrivent le plus souvent quand la douleur est installée et que la maladie est avancée. La distance entre le milieu de résidence et le lieu de prise en charge pose un problème évident, principalement à cause de la contrainte économique découlant du coût du déplacement. À cette contrainte s’ajoute l’anticipation des frais liés à la maladie et, comme le montre cet entretien, il faut tenir compte de la honte d’en parler au mari ou à la famille, laquelle retarde la décision de consulter.
17 Le deuxième délai débute lorsque le soignant soupçonne quelque chose et qu’il demande un scanner ou une IRM. Quand les patients prennent rendez-vous à l’hôpital, dans le cadre de la gratuité relevant du RAMed, ils se rendent compte qu’il faut attendre pendant plusieurs mois, voire une année. Ils cherchent alors à se procurer de quoi payer un scanner dans le privé. D’autres, au moment de la découverte de la maladie, décident de demander le RAMed, mais la procédure prend du temps :
18 « Lorsque j’ai découvert la maladie, j’ai commencé à faire la procédure pour obtenir la carte du RAMed. Le médecin m’a dit de faire l’opération que lorsque j’aurai la carte du RAMed. J’ai attendu quatre mois pour avoir la carte » [12].
19 Le troisième délai court lorsque les patients dont le diagnostic a été confirmé doivent prendre un rendez-vous pour les séances de chimiothérapie. Ces rendez-vous peuvent aller jusqu’à deux mois ou plus. Ceux qui ont les moyens vont alors se faire soigner dans le privé.
20 Le quatrième délai débute, lui, lorsqu’il s’agit de déterminer l’efficacité des séances de chimiothérapie avant de les poursuivre ; le patient doit alors subir des examens et faire des analyses, parmi lesquels la scintigraphie osseuse et l’immunité. Les délais peuvent alors aller jusqu’à un an :
21 « Un problème pour le scanner et l’IRM, on ne pouvait le faire au CHU puisque les rendez-vous ici sont très éloignés et il n’existe pas de scanner ou d’IRM à l’hôpital de Meknès. C’est grâce au soutien familial qu’elle a pu le faire dans le privé, à Meknès. Ensuite, elle a fait sa cure de chimiothérapie, elle a fait 23 séances de radiothérapies, mais, en contrôlant la maladie, il y a eu l’apparition d’un ganglion. Le médecin lui a recommandé de refaire une biopsie, un scanner. Elle a attendu plus de six mois pour faire le scanner et cela a influencé le cours de la maladie. Tout va être refait comme au début » [13].
22 Nous parlons d’inégalités d’accès aux soins parce que les personnes ayant les moyens de passer par le privé accèdent généralement aux soins dans des délais ne dépassant pas 48 heures. On trouve parfois des patients qui ont les moyens de quitter le parcours public afin de faire un examen ou des analyses dans le privé, puis de retourner dans le public, et ceux qui n’ont pas du tout les moyens de le faire.
3. Les coûts de prise en charge à l’hôpital
23 Malgré la gratuité annoncée, les patients effectuent des paiements à différents moments du parcours de soins. C’est plus encore le cas de ceux qui n’ont pas la carte RAMed au moment où ils découvrent leur maladie :
24 « Au début, j’avais fait la radio chez un médecin dans la région du Rich. Le médecin m’a conseillé de faire un scanner. J’ai fait le scanner à la clinique Kaoutar à 1 500 Dh (environ 140 €). J’ai revu le médecin, il m’a dit qu’il était obligatoire de faire une opération. J’ai subi une opération à Casablanca. Mes cousins ont payé 250 000 Dh. Ils ont découvert que le gros intestin était atteint. Alors, je prends maintenant un traitement. Depuis j’ai fait deux fois les analyses. Je n’ai fait les démarches pour obtenir la carte du RAMed qu’après l’opération. Je l’ai obtenue après deux mois. Le lundi prochain je vais prendre rendez-vous pour faire un autre scanner. J’ai dû dépenser aussi plus de 20 000 Dh de traitement après l’opération » (homme 45 ans, cancer d’estomac, village, Rich).
25 En dehors des cas de non-affiliation initiale au dispositif, les types de paiements effectués par les patients sont les suivants :
26 (a) Paiement de médecins et de cliniques privées pour faire une biopsie :
27 « J’ai découvert au départ quelque chose comme une lentille dans mon sein et j’avais mal dans mon bras. J’ai attendu deux mois avant de voir le médecin parce que je n’avais pas de quoi le payer. Je suis allé voir le médecin quand des gens ont bien voulu m’aider, j’ai fait la radio. Le médecin m’a dit que j’avais quelquechose de méchant… Ce sont les bienfaiteurs qui ont payé la radio, 800 Dh (environ 74 €). Je n’ai jamais vu ni assistante sociale ni psychologue pour le soutien psychologique » [14].
28 (b) Paiement des radios et des analyses au début du parcours de soin ou lorsque les rendez-vous sont trop distants. La pression de la peur explique que les patients préfèrent ne pas attendre :
29 « Lorsque j’ai fait un diagnostic précis par IRM, j’ai dû payer 1 000 Dh (environ 93 €), normalement je devais payer 1 800 Dh (environ 167 €) mais je n’avais pas les moyens » [15].
30 (c) Paiement des médicaments, ce qui est le plus fréquent, particulièrement les médicaments pour faire face à la nausée, pour renforcer l’immunité :
31 « Pour les médicaments, à certains on les leur donne, à d’autres on les envoie au centre de santé, d’autres à l’associationde Hay Anass, certains à la pharmacie privée. Selon ton visage on va te donner ou non ! Un médicament se termine au bout de trois jours, un médicament qui coûte 49 Dh (environ 5 €) j’ai dû dépenser, au début, la somme de 8 000 à 9 000 Dh (entre 645 et 735 €) » [16].
32 (d) Paiement des frais des déplacements à l’hôpital, importants pour ceux qui n’habitent pas dans les villes où se trouvent les structures de soins ; plusieurs patients viennent de loin (Errachidia, Hoceima, Nador, Oujda, Taounate, Séfrou, Khénifra, Tahla, Dakhla, etc.). Il est nécessaire de faire plusieurs déplacements :
33 « J’ai dû faire un crédit pour venir ici, cela me coûte 50 Dh (environ 4,5 €). Je vis dans une chambre que mon père m’a laissée. Mais si mes sœurs décident de la vendre, je n’ai pas où aller » [17].
34 Les patients habitant loin des grandes villes où se situent les centres d’oncologie se plaignent du manque de proximité de ces centres ou de la limitation du choix du centre hospitalier, comme le cas d’une patiente qui a un parent à Meknès et qui préfèrerait être prise en charge dans la même ville pour éviter les frais de transport à Fès. Elle critique le fait que la carte RAMed ne soit pas acceptée partout au Maroc. Son origine géographique, Al Hoceima, sur la côte méditerranéenne du Maroc, détermine son lieu de soin à Fès. La non-prise en charge du transport comme l’obligation de payer son séjour, lorsqu’il n’y a pas d’hospitalisation, représentent ainsi une dépense importante. C’est le cas d’un patient qui vient de Dakhla (environ 2 000 km de Fès), père de 4 enfants, âgé de 44 ans, atteint d’un cancer de l’estomac, presque guéri après trois années de lutte contre la maladie. Il fait deux jours de route en bus pour ses séances de chimiothérapie :
35 « Le plus grave ce n'est pas la maladie mais le remboursement des dettes à la banque. On va bientôt saisir mes biens et mes enfants vont se retrouver dans la rue. Mon fils aîné a dû abandonner ses études pour travailler et pourvoir aux besoins de la petite famille. J’espère un don de la princesse pour payer mes dettes ou des allocations pour les familles précaires comme proposées par l'ex-Chef du gouvernement ».
4. Difficultés matérielles et dislocation des liens sociaux
36 Malgré les aides de différentes sources, plusieurs patientes ou patients ont été abandonnés par les leurs (les enfants, les époux ou épouses, cessation des aides apportées par des parents trop sollicités…). De telles situations étaient documentables s’agissant, par exemple, de maladies avec une forte stigmatisation sociale comme l’infection par le VIH (Tantchou, 2015 ; Zahi et al., 2015). Il ressort de l’étude que la charge même de la maladie peut suffire à provoquer la dislocation des liens sociaux. Celle-ci est aussi corrélée à l’âge, au statut familial et au sexe. Les mères qui dépassent la cinquantaine trouvent plus de solidarité et de reconnaissance de la part de leurs enfants alors que les pères âgés de plus de cinquante ans et qui sont atteints de la maladie ressentent davantage un sentiment d’inutilité par rapport à leur famille, dans la mesure où leur rôle de pourvoyeur de revenus s’affaiblit avec le coût et les conséquences de la maladie. Ils passent à la charge de ceux dont ils se chargeaient. Ils ressentent leur situation comme une déchéance :
37 « La chose la plus dure dans la vie est de savoir que tu as un problème de prostate, un cancer. Tu sens que c’est presque la fin de la vie (pleurs). Je préfère éviter de voir ma famille, à chaque fois je pars chez mon frère ou chez ma fille à Fès, je ne sais pas si je vais pouvoir vivre une vie normale ! » [18].
38 Les mères, elles, sont fières quand leurs fils les accompagnent et les prennent en charge :
39 « Mon fils, que Dieu le bénisse, il s’occupe de moi à chaque fois, il me ramène en voiture. Je me sens forte, quand je suis bien soutenue. Ma sœur qui est plus jeune que moi et célibataire et qui avait la maladie (cancer) moins dure que la mienne est partie (morte) ! La pauvre, elle n’avait personne qui la soutenait (soupir) » [19].
40 Quand la maladie survient chez les moins de vingt ans, ceux-ci ont du mal à se projeter dans les études et dans la carrière professionnelle ; les jeunes célibataires se soucient de la difficulté de projection dans un mariage. Au-delà de la maladie, l’avenir devient incertain :
41 « Depuis que j’ai découvert ma maladie, je ne me sens pas à l’aise, ni psychiquement, ni moralement ! Ce n’est pas la douleur physique qui me fait mal, mais c’est mon avenir que je le sens incertain, je ne peux plus faire de projet de famille, et je me sens comme un fardeau pour ma famille ! (soupir) » [20].
42 Une femme célibataire atteinte de cancer a du mal à penser au projet de mariage ou de fonder une famille, d’où la difficulté de se projeter dans l’avenir. Pour les femmes mariées, si la maladie survient à l’âge de la procréation entre la trentaine et la quarantaine, il y a toujours le risque du divorce, surtout quand la femme perd les signes et les attributs culturellement valorisés de sa féminité, notamment s’agissant des cancers du sein et de l’utérus :
43 « Depuis que j’ai eu cette hémorragie (cancer de l’utérus), je n’ose pas affronter mon mari du regard et même mon mari me fuit (pleurs). J’essaie de me sentir forte pour les enfants, je ne sais pas si mon mari va me répudier ou me tromper. Je ne vis maintenant que pour mes enfants ! Je ne veux pas partir et les laisser ! » [21].
44 Depuis que cette patiente est au courant de la nature de sa maladie, elle est non seulement génée de son statut d’épouse en évitant le regard de son mari, mais elle est surtout dans une situation de souffrance et d’appréhension vu les risques de divorce ou d’infidélité. C’est la fonction de la mère qui devient la plus valorisée dans ce cas de figure.
Conclusion
45 Si certaines prestations sont prises en charge totalement par le RAMed comme la chimiothérapie et la radiothérapie, il n’en demeure pas moins que le fonctionnement du RAMed, pour les patients atteints d’un cancer, pose un certain nombre de problèmes. Parmi ces difficultés, les frais médicaux supplémentaires payés par les patients, et qui sont souvent lourds, puis les frais des déplacements dus à l’éloignement des structures de soins. Par ailleurs, le RAMed ne compense pas la perte des revenus provenant du travail.
46 Les stratégies de financement des soins et des déplacement non pris en charge par le RAMed sont très faibles : les patients pauvres ou vulnérables ont du mal à payer les analyses, les radiographies ou l’IRM, lorsque celles-ci ne peuvent être effectuées par la structure de soins publique dont ils relèvent ; ils ont du mal à se déplacer. Ils recourent à leurs économies, à l’endettement ou à la solidarité familiale. Celle-ci a des limites. De ce point de vue, le RAMed n’est pas considéré comme un dispositif suffisant pour contrecarrer efficacement les inégalités d’accès aux soins, puisque tout un volet de la protection sociale lui échappe. La prise en charge de la vie quotidienne est l’une des composantes essentielles de cette protection sociale, qui est un dispositif holiste. L’existence de ce dispositif devient nécessaire à la réalisation effective de la gratuité.
- MERLETTI F., GALASSI C., SPADEA T. (2011) The socioeconomic determinants of cancer, Environmental Health, vol. 10 (suppl. 7), 1-7.
- TANTCHOU J. (2015) L’acceptabilité du test VIH par les professionnels de santé et les femmes enceintes dans les établissements de soins de santé de base au Maroc, Horizons sociologiques, n° 2, 61-82.
- THADDEUS S., MAINE D. (1994) Too far to walk : maternal mortality in context, Social Sciences and Medicine, vol. 38, n° 8, 1091-1110.
- ZAHI K. H., GUILLERMET E., GRUENAIS M.-E. (2015) Mères vivant avec le VIH/Sida au Maroc : vulnérabilité et isolement dans la gestion de la maladie et l’accompagnement des enfants infectés et affectés, Horizons sociologiques, n° 2, 83-91.
Mots-clés éditeurs : vécu des patients, Maroc, inégalités, cancer, délais, accès aux soins
Date de mise en ligne : 04/10/2019
https://doi.org/10.3917/med.187.0085Notes
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Enquête conduite entre 2016 et 2018, par le Laboratoire d’études politiques et de sciences humaines et sociales (LEPOSHS) et le Laboratoire international associé (LIA) Inégalité, développement et équilibre politique (IDE-CNRS) en collaboration avec le Laboratoire de sociologie de développement social (LASDES) dans le cadre d’un projet financé par l’Institut de recherche sur le cancer (Maroc). Elle a été autorisée par le Comité d’éthique de la Faculté de Médecine de Fès.
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Taux de pauvreté : proportion des personnes pauvres dans la population, voir le pourcentage des individus membres d’un ménage dont la dépense par tête est inférieure au seuil de pauvreté relative. En 2007, ce seuil a été de 3 834 Dh (environ 360 €) par personne et par an en milieu urbain et de 3 569 Dh (environ 340 €) en milieu rural (Haut Commissariat au Plan (HCP), Maroc). https://www.hcp.ma/glossary/Taux-de-vulnerabilite-a-la-pauvrete_gw98.html, consulté le 12 août 2019.
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Taux de vulnérabilité à la pauvreté : proportion des individus dont la dépense annuelle moyenne par personne se situe entre le seuil de la pauvreté relative 3 702 Dh (environ 350 €) et 1,5 fois ce seuil 5 553 Dh (environ 525 €) (Haut Commissariat au Plan, Maroc).
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Certificats d’indigence : il a pour but de prouver que son possesseur est dans une situation financière précaire. Il est délivré par les autorités locales après enquête de l’agent territorial. Il permet à son possesseur de bénéficier de certains avantages sociaux, telle que la gratuité ou le paiement d’un prix symbolique afin de bénéficier des différents services médicaux (analyse, diagnostic, opérations chirurgicales, ..) offerts par les grands hôpitaux publics au Maroc. Depuis l’avènement de la carte RAMed, celui-ci n’est plus utilisé.
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Caisse nationale des organismes de prévoyance sociale créée en 1950 ; elle représente la Fédération des sociétés mutualistes du secteur public au Maroc.
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Caisse nationale de sécurité sociale qui gère l’assurance maladie obligatoire (AMO) pour les salariés et les pensionnés du secteur privé. Ce régime, qui est entré en vigueur le 18 août 2005, a été institué en 2002 par la loi 65.00 portant Code de la couverture médicale.
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Accompagnateur (fils adoptif) d’une femme de 72 ans, ayant un cancer au niveau du sein et de la thyroïde, n’ayant pas fait d’études et sans profession, Khénifra (Moyen-Atlas).
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Femme 67 ans, célibataire, cancer du sein, niveau primaire, ouvrière à la retraite, Fès.
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Femme 40 ans, mariée, cancer utérus, sans niveau d’étude, sans profession, Douar Matmata (Tahla).
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Femme, 65 ans, cancer du sein, Meknès.
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Fille d’une mère atteinte d’un cancer de l’utérus, 52 ans, analphabète, peu de moyens.
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Femme 53 ans, cancer du sein, Meknès.
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Femme 63 ans, cancer du sein, Meknès.
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Femme 65 ans, cancer de l’utérus, abandonné par son mari, Fès.
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Femme 57 ans, vit seule, cancer du sein, niveau primaire, ancienne ouvrière dans la confection, région de Fès.
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Homme 57 ans, marié, cancer de la prostate, sans niveau d’étude, agriculteur, Taza.
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Femme 53 ans, mariée, cancer du sein, sans niveau d’étude, sans profession, Khénifra.
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Femme 39 ans, célibataire, cancer de sein, niveau primaire, sans profession, Khénifra.
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Femme, 31 ans, mariée, cancer de l’utérus, sans niveau d’étude, sans profession, Fès.