Couverture de MED_157

Article de revue

Les valeurs internationales à l'épreuve du terrain : adhésions et résistances à la lutte contre le travail des enfants au Maroc

Pages 137 à 152

Notes

  • [1]
    Directeur de l’Institut de recherche sur le Maghreb contemporain (IRMC/Tunis). pierre-noel.denieuil@irmcmaghreb.org
  • [2]
    Enseignante à l’Institut national du travail et des études sociales (INTES/Tunis), chercheure associée au Lise-CNAM/CNRS. houdalaroussi@gmail.com
  • [3]
    Proposées dans le cadre d’un postulat d’universalité des valeurs de base, partagées par toutes les sociétés, telles que : la parité hommes/femmes, l’approche participative et solidaire des acteurs du développement local, la séparation entre la sphère des adultes et celle des enfants, etc.
  • [4]
    L’association avait un double objectif : former son personnel de 2 125 agents et sensibiliser ses 400 000 clients (dont un tiers serait concerné) au respect des droits de l’enfant. Il nous a été demandé d’élaborer des actions (notes de procédure, kits de sensibilisation, charte, formation des agents), étayées par une évaluation auprès des acteurs. Les enquêtes ont été menées par les deux auteurs en 2007 et 2008 sur huit zones témoins : Marrakech, Khénifra, Beni Melal, Kenitra, Mohamedia, Settat, Fes, Casablanca. Elles ont été établies sur un panel de 105 personnes (agents, formateurs, clients, personnels associatifs et institutionnels).
  • [5]
    Selon la Direction de la statistique, des études et de la planification du Ministère marocain de l’Éducation nationale, en juin 2000, près de 2 200 000 enfants de 8 à 16 ans n’ont jamais fréquenté l’école, ou l’ont quittée très tôt.
  • [6]
    Cette convention, outre ses modalités de mise en application, a engendré une importante littérature et a donné lieu, entre autres lors de la célébration de son vingtième anniversaire, à de nombreuses publications. Cf la bibliographie du présent article et les sites de l’Institut universitaire Kurt Bösch (www.iukb.ch/) et de l’Institut international des droits de l’enfant (IDE, www.childsrights.org). La convention relative aux droits de l'enfant, inspirée de différents systèmes juridiques et traditions culturelles, affirme que l’enfant est un sujet capable d’exercer ses droits qui sont les droits fondamentaux de tout être humain. À partir de ce constat novateur, l’IUKB et l’IDE, en relation avec l’Université de Fribourg, ont contribué à valoriser les pratiques professionnelles et institutionnelles développées dans ce secteur (situation de l’enfant dans la famille ou à l’école, position des enfants devant les tribunaux civils et pénaux, relations Nord-Sud et coopération au développement).

1 Cet article traite de la question du travail des enfants à la lumière de la dimension internationale et de la confrontation des valeurs de la modernité industrielle [3] avec celles de la tradition. Son objectif est d’aborder ce propos moins sur la base théorique d’un état des lieux des travaux qu’à partir de données empiriques réunies dans le cadre d’un travail qualitatif de terrain. Nous rendons compte d’une expérience d’enquêtes et d’évaluation conduite à la demande d’une association marocaine de microcrédit œuvrant pour le développement socio-économique par la création de petites entreprises. Cette organisation non gouvernementale (ONG), dans le cadre d’un programme de l’Union européenne, avait décidé en 2007 de sensibiliser ses personnels à la défense des droits des enfants. Nous avons, à sa requête, interrogé la faisabilité à terme d’un projet de charte et d’un programme de lutte contre le travail des enfants, tant auprès de ses agents concernés que vis-à-vis de ses clients bénéficiaires [4].

2 Le thème du travail des enfants a longtemps été considéré comme tabou au Maroc. Objet de nombreuses actions régionales et locales, il est depuis une quinzaine d’années abordé par les autorités publiques marocaines et par le milieu associatif pour la protection sociale dans le cadre national et international de la défense des droits des enfants, comme composante des droits de l’homme. Le Maroc dispose d’un code du travail qui interdit l’emploi des enfants de moins de 15 ans, de moins de 18 ans pour les pires formes de travail, et dispose depuis 2000 d’une loi sur l’obligation scolaire (loi 04-00). Les nombreux travaux produits au début des années 2000 estimaient à 600 000 le nombre des enfants au travail, soit 11% de la population des enfants âgés de 7 à 14 ans, dont 58% de garçons et 42% de filles. Selon ces sources, chez les garçons, 13% sont au travail, 79% sont à l’école, 8% sont sans activité. Chez les filles 9,5% sont au travail, 69,5% sont à l’école, 21% sont sans activité. À l’échelle nationale, 84,6% des enfants au travail n’ont aucun niveau scolaire, et 13,4% ont un niveau primaire. Le pourcentage des enfants qui travaillent tout en fréquentant simultanément l’école était évalué à 12% (Mejjati Alami, 2002 ; Baghagha, 2002).

3 Toutefois, ce phénomène aurait connu une importante régression selon les derniers chiffres officiels publiés. En 2008, l’ENIMSJ (Enquête nationale à indicateurs multiples et santé des jeunes, Ministère de la Santé, 2008, 47-48) recensait 8,3% des enfants en situation d’emploi, dont 36% dans les travaux domestiques (quatre filles pour un garçon) pendant au moins 28 heures par semaine. Ce rapport soulignait que le fait d’être scolarisé réduit l’opportunité de travailler. En effet, moins de cinq enfants sur 100 sont en situation de travail quand ils sont scolarisés. Enfin, il recensait 18% des enfants au travail appartenant aux ménages pauvres, contre 2% des enfants appartenant aux ménages riches.

4 Confirmant la régression mentionnée, l’enquête publiée en 2010 par le Haut Commissariat au Plan (HCP) a révélé que le travail des enfants âgés de 7 à 15 ans concerne 170 000 personnes en 2009, soit 3,4% de l'ensemble des enfants de cette tranche d'âge, dont 19 000 en milieu urbain et 151 000 en milieu rural. Il en ressort que neuf enfants actifs occupés sur dix vivent en milieu rural, et que les garçons seraient plus touchés que les filles (6 sur 10). Le rapport précise que certains secteurs favorisent le travail des enfants, tels que l’agriculture, les activités forestières et la pêche en milieu rural où ils sont en moyenne 93,5% à travailler. En milieu urbain, les services emploient 43,9% des enfants qui travaillent ; 48,3% des enfants y sont des apprentis, et 23,2% des petites domestiques. L’enquête stipule que 16,6% des enfants qui travaillent le font en parallèle avec leur scolarité alors que 56,1% ont quitté l’école et que 27,3% ne l’ont jamais fréquenté (Achiri, 2010).

5 Une première référence à la diversité géographique de nos enquêtes nous introduira à la complexité professionnelle (types d’emplois) et régionale (contextes socio-territoriaux) de la question du travail des enfants au Maroc. Une seconde partie fera état des objections et des résistances opposées sur le terrain par les agents distributeurs de microcrédits, face à l’objectif affiché par leur hiérarchie de les engager dans un programme de lutte contre le travail des enfants. Notre troisième partie sera consacrée à une radioscopie des rapports noués sur le terrain entre les acteurs replacés dans leur contexte socio-économique. On évoquera, dans un dernier temps, les approches institutionnelles encadrant le travail des enfants. Comment l’État se conforme-t-il aux prescriptions internationales ? Quelles sont, sur le terrain, les conditions de recevabilité des conventions internationales (UNICEF, Organisation internationale du travail) et des injonctions des acteurs de la régulation transnationale (Banque mondiale, FMI) ?

1. LA DIVERSITÉ PROFESSIONNELLE ET RÉGIONALE DU TRAVAIL DES ENFANTS

6 Une réalité multidimensionnelle. Le travail des enfants, du fait de sa dispersion spatiale et de sa non-visibilité, ne recouvre pas une réalité homogène (Bonnet et Schlemmer, 2009 ; Schlemmer, 2006). La mobilisation internationale, en prônant son éradication systématique, a tendance à simplifier sa cible. Nous sommes partis de l’idée que l’on ne peut l’enfermer dans une explication qui le réduirait à un « problème » à résoudre indépendamment du champ de sa compréhension sociétale globale (Ballet et Bhukuth, 2009). Selon nous, la mise des enfants au travail est un phénomène multidimensionnel : 1. Lié à la pauvreté des parents. 2. Attaché à des croyances institutionnelles, sociales et culturelles en la filiation, l’inégalité des âges et des genres, la division des tâches. 3. Déterminé par l’existence d’une déscolarisation ou d’un système scolaire mal approprié. 4. Lié à la défaillance de protections juridiques. 5. Tributaire de la précarité des modes de production ou de la technologie.

7 Nos entretiens en régions ont permis de discerner les logiques sociogéographiques du travail des enfants. Il faut, par exemple, distinguer entre milieu rural (travaux de participation aux corvées de la famille) et milieu urbain. Ce dernier se décompose en secteurs d’activités (apprentis d’artisans et petits métiers chez les garçons, travail à domicile et domestique – petites bonnes – chez les filles, industrie du tapis, petit commerce), travail informel localisé ou travail de rue (Bhukuth, 2009). Il est important de rappeler ces disparités, déterminantes sur le terrain pour les positionnements des agents de crédit que nous avons rencontrés.

8 Les grandes villes, centres de l’artisanat et l’apprentissage . 42% des enfants de moins de 15 ans travaillent dans l’industrie manufacturière et l’artisanat. Hormis le secteur du tapis, qui est le premier employeur de la main-d’œuvre enfantine féminine, les filles sont rarement embauchées comme apprenties (Mejjati Alami, 2002). Dans les quartiers urbains, où les hommes et les artisans se situent souvent en deçà du seuil de vulnérabilité, le travail des enfants résulte d’une excessive pauvreté. Un éducateur nous rapportait le cas de « ce père qui dit : j’ai 4 enfants et vous pouvez tous les prendre, je sais pas quoi faire avec eux. Les parents et les familles demandent qu’on prenne leurs enfants car ils ne peuvent plus jouer leur rôle ». Dans ce contexte, le travail des enfants est moins perçu comme une contrainte que comme une culture de la ville où il ne faut pas laisser un enfant traîner dans la rue. Cette occupation est considérée comme d’utilité sociale. Dans ce cas, il est précisé par l’un de nos interlocuteurs que « l’aide que l’artisan apporte à l’enfant se confond avec une aide sociale »

9 De ce point de vue, ce sont « les parents qui veulent que l’enfant apprenne le métier et il y a une forte demande des parents pour que l’enfant reçoive cette formation professionnelle gratuite », signalait un coordinateur.

10 Les périphéries urbaines aisées des villes touristiques. Dans ces zones, les clients d’associations de microcrédit sont en majorité des salariés et des fonctionnaires des classes moyennes, puis des universitaires, des commerçants, des coiffeurs, des chauffeurs de taxis et des professionnels d’autres services, des loueurs de logements, des propriétaires qui ont un patrimoine, vivent de rentes et sont moins sujets à faire travailler des enfants. Le travail des enfants y prend toutefois deux formes.

11Les enfants se déscolarisent pour se livrer à du travail illicite. La forte occupation des parents et un mode de vie ouvert sur l’international et sur la multiplication des besoins entraînent des formes de délinquance et de travail illicite. Dans ce cadre (zones de Marrakech, Agadir, Fès), le travail des enfants n’est plus seulement un problème de pauvreté. « C’est le problème des milieux aisés où on satisfait tous les désirs. C’est la dépendance à la drogue, l’argent, la cigarette. Dans ces zones internationales, les parents sont très occupés par leur travail et laissent leurs enfants à cette dépendance ».

12Le travail domestique des petites bonnes se développe. Des agents nous ont confirmé que certains clients pauvres du milieu rural pouvaient faire travailler leurs filles « à domicile chez des particuliers dans d’autres régions… Nous, on ne peut pas s’impliquer directement dans ce problème, mais on le connaît indirectement » confie un agent. Ainsi que l’analyse judicieusement Mejjati Alami, cette forme de travail est invisible car les petites bonnes ne se présentent pas sur le marché du travail d’elles-mêmes : elles sont recrutées par l’intermédiaire des connaissances de parents ou d’agents de recrutement. Il s’agit d’une forme moins décelable que celle du travail des garçons, ainsi que le confirmait un chef de bureau : « La question des petites bonnes est pire, les filles sont dans des endroits fermés et cachés à l’intérieur des maisons, alors que les garçons sont plus exposés au regard de tous dans l’atelier ». Cette mise au travail hypothèque l’avenir des personnes concernées (plusieurs milliers), ainsi coupées de leur famille et de toute possibilité nouvelle de suivre une scolarisation normale. À ce titre, le travail domestique (Bencomo, 2005) touche les deux extrémités sociales des clients que nous avons enquêtés : les clients les plus aisés, tentés d’employer des jeunes filles venues du milieu rural ; les clients les plus défavorisés des zones rurales, tentés d’envoyer leurs filles en ville.

13 Les petites villes à économie migratoire. Dans ce cas de figure, il faut comprendre le double rôle, paradoxal, de régulation, positive ou négative, que joue l’émigration sur le travail des enfants. Notons, à terme, l’influence positive de l’émigration. Le séjour à l’étranger est vecteur d’évolution. Comme nous l’ont rapporté clients et agents, celui qui revient soit regrette de ne pas avoir été scolarisé, soit conseille la scolarisation à son entourage, ainsi que la poursuite d’une formation professionnelle : « Ils ont amélioré leurs conditions de vie et cela a beaucoup aidé à changer la mentalité ». Toutefois, c’est le souci de partir et d’émigrer qui va pousser l’enfant à quitter l’école et à apprendre un métier. Lorsqu’ils atteignent 18 ans, ces jeunes « veulent imiter certains membres de leurs familles qui sont déjà partis et décident de les rejoindre en Italie ou en Espagne. Une catégorie de ces jeunes maîtrise un métier, alors qu’une autre catégorie préfère partir pour gagner de l’argent facile avec la drogue. ». Ceux qui ne peuvent partir pour avoir un contrat à l’étranger s’orientent vers la formation professionnelle ou travaillent dans des ateliers.

14 Les petites villes rurales et les régions montagneuses. Le secteur agricole reste au Maroc le premier secteur employeur d’enfants travailleurs, et lors des périodes de pointe de travail, il va démobiliser les enfants de l’école. Les taux de féminisation y sont importants, avec une main-d'œuvre familiale non rémunérée (Mejjati Alami, 2002). Ces zones d’activités agro-pastorales dispersées sans écoles à proximité et à faibles infrastructures sont favorables au travail des enfants (notamment l’élevage) ; la fille travaille beaucoup au foyer où elle s’occupe des tâches ménagères, des corvées domestiques. L’autre caractéristique de ce milieu est la domination des hommes sur les femmes. Le mari gère le budget et cela n’est pas sans conséquences : lorsque l’autonomie financière de la femme est limitée, les conditions sont plus favorables pour le travail des enfants. Enfin, c’est là que se recrutent les petites bonnes employées en ville.

Cas de figures et caractéristiques du travail des enfants selon les contextes socioterritoriaux

Contexte socio
territorial
Grandes zones de
pauvreté urbaine
Zones urbaines des
villes touristiques
Petites villes à
économie migratoire
Zones rurales
enclavées
Caractéristiques
sociologiques
La pauvreté incite à la transmission de petits métiers des parents aux enfants, comme « école de la vie » Le niveau de revenu plus élevé des femmes, limite le travail des enfants mais a pour revers la délinquance Effets positifs (scolarisation
valorisée) et effets négatifs (travailler tôt pour partir)
Domination des hommes sur les femmes orientées sur les activités génératrices de revenus (AGR)
Conséquences sur le travail des
enfants
Des clients et des artisans emploient leurs propres enfants
déscolarisés, ou ceux de proches, plutôt que de les laisser dans la rue
Des enfants de clients font du travail illicite dans la rue, ou des filles sont engagées par des clients comme petites bonnes Des enfants, détachés d’études trop théoriques, travaillent très tôt dans les petits métiers avec un projet lucratif en vue d’émigrer Les garçons travaillent aux champs et les filles à domicile. Certaines sont orientées vers le travail
domestique
Des causes ou
des éléments facilitateurs du
travail des
enfants
La pauvreté urbaine, le tutorat social, la culture de transmission de l’artisan Les « valeurs » importées, la déscolarisation des enfants de classe moyenne Inadaptation des études comme de la formation professionnelle,
réseaux à l’étranger
Contexte
d’isolement
géographique et de faiblesse des infrastructures
figure im1

Cas de figures et caractéristiques du travail des enfants selon les contextes socioterritoriaux

2. LES RÉSISTANCES SUR LE TERRAIN À LA LUTTE CONTRE LE TRAVAIL DES ENFANTS

15 Nos enquêtes nous ont donné à voir une réalité de terrain très opposée au projet de lutte contre le travail des enfants et qui nous mettaient, chercheurs, quelque peu en porte-à-faux avec nos commanditaires, vues les réticences des agents qui ont exprimé les principaux points de vue suivants.

16 Pas chez nous. On nie. Pour certains des agents, la première réaction est de dire qu’il n’y a pas d’enfants qui travaillent chez leurs clients. Puis, par la suite, ils insistent sur son aspect caché et indicible : « les gens ne vont pas le dire, et le plus souvent on cache les enfants qui travaillent… Quand on parle aux experts, on dit qu’on ne fait pas travailler les enfants, mais en fait tout le monde le fait ». Oui, mais on n’y peut rien, et la situation y oblige. On reconnaît une impuissance. On ne peut pas contrôler les clients en les faisant arrêter, et « il y aura toujours des petites fraudes que feront les clients ». Mais, poursuivent d’autres interlocuteurs, « vous voulez le scolariser, mais qui va aider sa famille ? ». Cet agent encadrant insiste avec ironie : « Le problème, c’est que ces besoins minimums n’existent même pas pour les adultes qui en manquent ». Les agents évoquent le fatalisme de la pauvreté et de la rareté économique, puis les liens existants entre le travail des enfants et le chômage ou la précarité de leurs parents (El Aoufi et al., 2005). C’est plus rentable de faire travailler un enfant que de faire travailler un adulte. Pour d’autres, il s’agit là d’un choix logique et légitime. « Si l’artisan a le choix entre un jeune de 20 ans et celui de 7 ans, il va préférer le second car il mettra tout son cœur dans le métier, sera plus patient et apprendra mieux, il est plus léger et plus vif, il peut mieux capter et coûtera moins cher que celui de 20 ans ».

17 C’est toujours mieux que la rue ! Beaucoup y voient un moindre mal. « Bien sûr, c’est un problème le travail des enfants. L’enfant est fait pour l’école. Mais c’est mieux de le faire travailler et de le conserver dans un endroit avec un maître, que de le laisser dans la rue. Cela fait mal au cœur mais je ne peux rien faire ».

18 Nous avons constaté lors de cette enquête que la quasi-totalité des agents concernés craint un affaiblissement dommageable, voire une perte, de la relation de confiance qu’ils sont parvenus à établir avec leurs clients et l’entrée dans une relation professionnelle procédurale : « Si on dit à un client qu’il ne bénéficiera pas de notre prêt s’il fait travailler des enfants, leur confiance en nous va diminuer, on va sortir de cette relation humaine pour entrer dans une relation de procédure ». C’est ainsi que, en dépit d’un accueil respectueux à l’égard de nos enquêtes, la majorité des agents s’est montrée réticente à l’objet de notre mission sur leur « territoire ».

19 Les artisans et la défense de l’apprentissage. Beaucoup de personnes enquêtées considèrent l’aspect socialement positif de l’apprentissage chez le mâallem, comme une école professionnelle, voire une école de la vie. Éducation et apprentissage ne sont pas dissociés. Les parents issus de milieux défavorisés « obligent » les enfants déscolarisés à apprendre un métier avec le mâallem (Harrami, 2007), dont le rôle consiste à éduquer l’enfant (« un atelier, c’est aussi une famille pour le gosse ») (Mejjati Alami, 2002 ; Lahlou, 2001). Les témoignages insistent sur la légitime « respectabilité » de l’institution artisanale en allant jusqu’à évoquer la nécessaire « sauvegarde du patrimoine ». « Des métiers doivent être transmis aux enfants pour être conservés et ce serait dommage pour le patrimoine culturel marocain qu’ils disparaissent », nous confie un artisan.

20 De leur côté, les artisans estiment jouer un rôle de bienfaiteur social en palliant l’insuffisance du système éducatif et les carences de l’État en matière de scolarisation : « Les organismes internationaux nous considèrent comme des criminels parce que nous faisons travailler des enfants… Il y a une contradiction quelque part : ce que nous, artisans, ne comprenons pas, c’est que cet enfant a été chassé de l’école et que nous l’avons récupéré, disons même sauvé de la rue, et maintenant on vient nous dire que nous ne connaissons pas les droits de l’enfant, je crois que pour ce que nous faisons nous méritons des prix et pas des blâmes » (Felk, 1994, 16). L’artisan pense détenir le monopole d’une formation qui pallie les carences publiques : « les jeunes du centre de formation professionnelle (CFP) n’apprennent pas bien le métier, les artisans préfèrent embaucher des plus jeunes qu’ils forment ».

21 Enfin, il faut noter la confrontation des systèmes de valeurs. D’une part, les artisans fonctionnent avec des « logiques communautaires qui impliquent droits et devoirs à l’égard des aînés et l’effacement de la personne au profit du groupe d’appartenance » (Ibid., 4). D’autre part, le concept d’enfance ne renvoie pas, dans leurs visions, à celui développé dans les approches internationales. Ils ne considèrent, en général, que deux types de droits de l’enfant : le droit à l’école, et le droit à ne pas être maltraité.

22 Le secteur informel et la scolarité. Les dysfonctionnements de l’école stimulent le secteur informel et le travail des enfants. Les secteurs dits des petits métiers et de l’artisanat traditionnel relèvent de l’espace dit informel qui, avec une indéniable fonction régulatrice d’économie de survie, est au Maroc le deuxième employeur du travail des enfants. On y trouve 77% des garçons de moins de 15 ans contre 23% des filles. Un tiers des enfants y a moins de 12 ans, avec un niveau scolaire très faible (Baghagha, 2002). Les enfants engagés dans le secteur informel ont le statut d’aides familiaux, d’apprentis ou de travailleurs occasionnels. Mejjati Allami distingue deux types de secteur informel : le secteur informel localisé (activités de commerce, petite réparation et services divers souvent réduits à des tâches domestiques dans les cafés et gargotes) ; le secteur informel non localisé (travail de rue) lié à l’urbanisation et à l’émigration vers les villes. Le travail indépendant, forme d’auto-emploi souvent lié à un impératif de survie, est plus spécifique aux activités informelles ambulantes et de rues.

23 Le salariat, qui procure stabilité et revenu, ne concerne qu’une très faible proportion et les filles en sont totalement exclues. Ces activités échappent à la réglementation et les conditions de travail y sont difficiles et précaires.

24 Selon Berrada Gouzi (2002), le contexte économique marocain est caractérisé par une économie duale au niveau de son système d’éducation et de son marché du travail. Les enfants ayant reçu une éducation dans l’école publique, la quittent prématurément pour entrer sur le marché du travail informel, afin de travailler comme apprentis, alors que les enfants issus de l’école privée s’intègreront sur le marché du travail formel (Bhukuth et Bennani, 2006 ; Bhukuth, 2009). Le problème du travail des enfants se pose donc davantage en termes de sous-emploi et de travail mal rémunéré, ou médiocre, dans l’économie informelle (Berrada Gouzi, 2002), dans un contexte d’inégalité de sexe pour l’accès à l’emploi, mais aussi à l’éducation et à l’apprentissage, ainsi que de défaillance du système scolaire et éducatif public.

25 Nos enquêtes ont confirmé la thèse selon laquelle les parents qui ont eux-mêmes un faible niveau d’éducation [5] ne croient pas à l’efficacité de la scolarisation et accordent une plus grande valeur à l’utilité du travail car ils ne sont pas sûrs des retombées financières positives qu’aurait cette scolarisation. Ces parents sont souvent analphabètes et n’ont pas pu inscrire tous leurs enfants à l’école : « mes autres enfants ne vont plus à l’école, y a pas de raison pour le laisser continuer l’école », explique un client. Ce manque d’attrait est renforcé, d’une part, par la faiblesse des infrastructures scolaires et de la formation des enseignants publics, et, d’autre part, par la montée du chômage des diplômés.

26 Les résistances de nos interlocuteurs, qui entérinent les observations ci-dessus sur la défense de l’apprentissage et sur les dysfonctionnements du système scolaire, s’appuient sur le constat d’une injonction internationale décalée par rapport à la réalité. On serait ici dans un paradoxe entre des valeurs positives d’une représentation internationale sur le plan éthique, du travail des enfants, mais qui deviendraient sujettes à débats, ou non réalistes, lorsqu’on les confronte à la réalité vécue sur le terrain. Nos propositions se sont alors orientées sur la nécessité d’une première sensibilisation, progressive, conscientisée et organisée.

3. TROIS NIVEAUX DE SENSIBILISATION À LA QUESTION DU TRAVAIL DES ENFANTS : L’HUMAIN, LE SOCIO-ÉCONOMIQUE ET L’ERGONOMIQUE

27 On résumera les propositions de sensibilisation rencontrées lors de nos enquêtes selon trois visions complémentaires : la sensibilisation au développement humain, le raisonnement en termes d’avantages économiques, le plan pour l’amélioration des conditions de travail.

28 La sensibilisation au développement humain. La sensibilisation au développement humain s’appuie sur les actions des organisations internationales qui ont proposé au gouvernement marocain des principes de « decent work », de scolarisation et d’éducation (Bureau international du travail), et l’application de certaines procédures afin d’enrayer la maltraitance des enfants « actifs ». Ces mesures consistent dans une application de l’âge minimum de 15 ans pour tous les enfants qui travaillent, dans leur garantie des mêmes droits que pour les autres travailleurs, dans l’élimination des « pires formes » de travail, et dans l’élaboration de sanctions à l’égard des employeurs et/ou des recruteurs de main-d’œuvre qui maltraitent les enfants. Il s’agit d’une première étape vers la prise de conscience, mobilisant des valeurs humaines, structurée par l’idée qu’à terme il faut « stimuler la scolarisation des enfants » et « rappeler l’interdiction du travail et de l’exploitation de l’enfant mineur », qui « est un crime social ». Dans cette perspective, d’autres interlocuteurs recommandent de s’appuyer sur les résultats positifs de l’implication des femmes : plus on implique la femme, plus on introduit une ouverture familiale et affective qui pourra intervenir dans la lutte contre le travail des enfants. Ainsi que le proposait un agent conseillant la sensibilisation au développement humain, « s’appuyer sur l’aspect financier avec le père et sur l’aspect affectif avec la mère ».

29 Toutefois, ce premier niveau, s’il est nécessaire, n’est pas suffisant. La majorité des associations engagées dans la sensibilisation estiment que cela peut rendre les populations plus conscientes, mais « qu’ils finiront par trouver des arguments pour faire travailler les enfants ». Elles souhaitent alors associer la sensibilisation à des arguments plus économiques.

30 La preuve par le socio-économique. Deux types d’arguments sont ici convoqués par les interviewés. Le premier est de ne pas enfermer la sensibilisation dans une perspective humanitaire, mais plutôt de raisonner en termes de coûts et d’avantages économiques. Le second type d’argument montre que, contrairement aux idées reçues, un enfant ne revient pas moins cher qu’un adulte. « Il faut lui dire : moi je gagne mais toi aussi. Et lui montrer qu’à long terme ce n’est pas rentable, proposer des avantages et des contreparties ». Les défenseurs de cette thèse souhaitent expliquer à leur client qu’il aura plus à gagner en scolarisant ses enfants (ils évoquent la non-rentabilité d’un enfant pour la mobilisation de l’attention, le risque d’accidents), en améliorant leurs conditions de travail (ils mettent en avant le risque de dégradation sanitaire, la mise en responsabilité juridique).

31 De telles positions supposent de prôner l’intérêt de l’école, puis d’inciter les parents à des formes d’alternance entre scolarisation, formation et activité professionnelle. Il devient alors nécessaire de distinguer entre travail/apprentissage (apprendre le métier et ses savoir-faire) et travail/exploitation (manque de rémunération, maltraitance). Le travail-exploitation a des causes économiques. Dans ce cas, le client ou le micro-entrepreneur ne cherche pas à éduquer l’enfant en lui apprenant un métier mais s’attache plutôt à baisser ses charges professionnelles par une main-d’œuvre gratuite. La question est alors, explique un agent, « de montrer qu’on peut faire des bénéfices tout en libérant les enfants et en impliquant mieux les adultes ».

32 Ces analyses préconisent de lutter contre ce phénomène en présentant des avantages sociaux qui détermineront la « productivité sociale » de l’entreprise : élaborer des partenariats, rassembler les clients dans des coopératives, assurer une formation gratuite en gestion de projet, favoriser l’adhésion à la chambre de commerce. Elles se préoccupent d’expliquer que les mauvaises conditions technologiques (faiblesse de la mécanisation) et socio-économiques (faible accès au crédit) de l’organisation et du développement des micro-entreprises se répercutent sur le travail des enfants (Mejjati Alami, 2002). Ainsi, « le recrutement d’enfants apparaît comme le meilleur moyen pour compenser le faible développement technologique de la plupart des unités de production et pour soutenir la concurrence internationale, aussi bien sur le marché local qu’à l’exportation » (Lahlou, 2001). En ce sens, l’octroi de microcrédit (Laroussi, 2009) à l’artisan ou au micro-entrepreneur concerné, s’il est investi dans l’achat de machines, peut s’avérer une solution efficace pour éviter l’embauche d’enfants.

La comparaison avec la révolution industrielle européenne

Gillet (site http) donne une définition en termes économiques du travail des enfants : « utilisation et exploitation d’une main-d’œuvre enfantine dans le processus productif ». Elle l’explique comme un phénomène structurel du capitalisme lié à la période préindustrielle de non-séparation entre le travail productif et l’ensemble des activités domestiques. L’enfant y est une force de travail comme une autre, mais exploité car moins payé que les adultes.
Cette analyse présente l’intérêt de poser le problème en termes économiques, puis juridiques et étatiques, et non moraux. La prolifération du travail des enfants lors de la révolution industrielle aurait été liée à l’absence de législation au démarrage de l’époque industrielle. Ce sont les États qui sont intervenus pour faire progressivement une législation. Ainsi, pour les ramoneurs en France, pour les enfants travaillant dans le textile, certains industriels et politiciens “généreux” vont introduire un certain humanisme dans les considérations économiques en disant que la main-d’œuvre sera d’autant plus efficace et productive qu’elle sera mûre, instruite et formée. De ce point de vue, Gillet montre que le complément de la législation contre le travail des enfants a bien été la scolarité obligatoire et gratuite, et que c’est plutôt cette lutte-là qui a endigué le travail des enfants. Il y a des dates clefs : 1876 : scolarité obligatoire ; 1892 : école gratuite ; 1920 : fin du travail à mi-temps pour les enfants. À cet égard, les lois pour développer la scolarité ont plus d’effets que celles sur l’interdiction du travail.
Toutefois, on ne peut se contenter de prétendre que le travail des enfants constitue un des moments « obligé » de la révolution industrielle, ce serait une façon de justifier qu’un tel processus affecte les pays en développement comme il a affecté les pays européens. Ce serait sous-entendre un progrès universel alignant les pays en développement sur l’Europe.

33 L’amélioration des conditions de travail. Si, comme on l’a vu, peu se risquent à interdire, beaucoup souhaitent tout au moins intervenir sur l’amélioration des conditions de travail. Il est ici question de proposer une sensibilisation à l’amélioration des « pires formes » de conditions de travail, visant à convaincre les parents, d’une part de la nécessité d’une limitation du nombre d’heures de travail des enfants, et, d’autre part, des dangers sanitaires de ce travail. Les partisans d’une telle attitude proposent de réfléchir aux séquences dangereuses d’une activité : produits, exposition du corps, travaux de force, dépassement de la durée ergonomique d’une tâche, respect des normes d’hygiène et de sécurité, outils de protection (lunettes, masques à colle, à respiration, etc.). Ils souhaitent agir pour l’amélioration de l’environnement économique des unités informelles et artisanales par des dispositifs de sécurité et d’hygiène, au moyen de microcrédits, et par la veille sur les conditions de travail, les rémunérations équitables, sur l’introduction de plages horaires pour l’éducation, la formation et les loisirs. Ainsi, sans se substituer aux institutions concernées, l’agent estime devoir être attentif aux « conditions dans lesquelles s’effectue l’apprentissage sur le tas », et devoir influencer le client vers la mise en place d’un « système de formation plus approprié ». En ce sens, les formations par apprentissage en alternance, dans l’artisanat de production et de services, pour les jeunes en rupture de scolarité, constituent des expériences intéressantes.

4. LE TRAVAIL DES ENFANTS ET LE SYSTÈME D’ACTION INTERNATIONALE

4.1 L’harmonisation nationale avec les règles internationales encadrant l’emploi des enfants

34 Le Royaume du Maroc a signé la convention internationale des droits de l’enfant (CDE) en 1990 et l’a ratifiée en juin 1993. Il a adhéré aux protocoles additionnels de cette convention : l’un relatif à l’engagement des enfants dans des conflits armés ; l’autre relatif à la vente d’enfants, la prostitution infantile et la pornographie impliquant des enfants. En mai 1995, le Maroc s’est doté d’un Observatoire national des droits de l’enfant (ONDE), chargé du suivi de la convention relative aux droits de l’enfant. L’ONDE, qui organise chaque année la Journée nationale de l’enfant, a soumis au Gouvernement des propositions d’harmonisation des lois nationales avec les dispositions de la CDE.

35 Le 6 janvier 2000, le Maroc a ratifié la convention internationale du travail n°138, enregistrée au BIT, sur l’âge minimum d’admission à l’emploi. Le 6 janvier 2001, il a ratifié la convention internationale du travail n°182, enregistrée au BIT, sur les pires formes du travail des enfants. On note, par la suite : l’harmonisation de la législation nationale avec les principes des conventions internationales du travail relatives au travail des enfants dans le nouveau code du travail, publié au Bulletin officiel n°4800 du 1er juin 2000 et adopté en juillet 2003 ; puis l’adoption du nouveau code du travail qui le met en conformité avec l’âge fixé pour la fin de la scolarité obligatoire, en interdisant tout emploi d’enfant de moins de 15 ans, et supprime l’abattement légal du salaire en fonction de l’âge. Il stipule que « l’enseignement fondamental est obligatoire pour tous les enfants de 6 ans à 15 ans révolus ». Dans ce cadre, il a mis en place un secrétariat à l’éducation non formelle.

36 Toutefois, il existe un décalage entre les conditions légales retenues pour l’emploi des enfants et la réalité. Des secteurs ne sont pas couverts par ce code : l’artisanat traditionnel, l’emploi domestique ou familial, le secteur informel. De plus, les allocations familiales ne bénéficient pas aux familles non affiliées à la sécurité sociale.

4.2 L’évolution de l’OIT : passer de l’interdiction à l’aménagement des conditions de travail

37 L’OIT est à l’origine d’un important dispositif : la convention n° 29, de 1973, sur le travail forcé ou l’âge minimum ; la Convention internationale sur les droits de l’enfant, sur laquelle elle s’est appuyée. Cette convention, dont l’initiateur est l’UNICEF, a été votée à New York en 1989 [6]. Ces textes, en dépit de leur nécessité, n’ont pas réussi à endiguer le travail des enfants. On est passé d’une interdiction brutale à une approche plus empirique et pragmatique : la convention 182 sur « les pires formes » a été adoptée en 1999, avec pour but seulement d’endiguer les formes les plus intolérables, telles l’esclavage, la prostitution, l’atteinte à la santé et à la sécurité, mais sans toutefois que des exemples et des cas précis d’application soient donnés. Le risque de cette convention sur les « pires formes » est d’établir une discrimination positive risquant d’encourager, ou, pour le moins, de légitimer, les formes qui ne sont pas les pires.

38 Notons qu’en juin 2010, les pays membres de l’OIT ont décidé d’adopter une « feuille de route » pour l'élimination des pires formes de travail des enfants d'ici à 2016, et de rédiger une nouvelle convention internationale fixant le cadre de protection pour tous les travailleurs domestiques, dont beaucoup ont moins de 18 ans. Ainsi que le précise Zermatten (2010, 1), aucun des textes existant « ne limite, interdit ou tente de régler la question du travail domestique ; au contraire, la convention 173 indique que le travail domestique peut échapper à la limite d’âge ». Pourtant, poursuit l'auteur, le travail domestique reste « l’une des formes de travail qui a depuis longtemps inquiété les défenseurs des droits de l’homme et de l’enfant. »

39 Le mémoire de Cadiou sur Le travail des enfants montre que ce débat a opposé « d’un côté les abolitionnistes, pour qui l’enfant doit être à l’école et non au travail et les non-abolitionnistes, comme des ONG partisanes d’une solution plus pragmatique et réaliste ». L’auteure explique qu’il s’agit d’un vaste problème de réponse à la situation de pauvreté. Selon elle, « si la communauté internationale veut être crédible dans son discours, elle ne peut exiger de ces pays qu’ils mettent effectivement en œuvre des lois interdisant le travail des enfants. En effet, la situation engendrée par cette exigence serait pire que la situation actuelle ; les familles ne peuvent souvent pas se passer du revenu généré par le travail de leurs enfants, donc les enfants continueront à travailler mais plus clandestinement encore qu’aujourd’hui et donc dans des conditions encore plus précaires, et seront encore plus difficilement protégeables car inaccessibles » (Cadiou, 2002).

40 À ce titre, les préconisations faites par nos enquêtés, concernant tant les arguments socio-économiques que la sensibilisation au développement humain, nous ont permis de distinguer les contraintes économiques qui ne peuvent être supprimées dans l’immédiat des contraintes sociales qui supposent une évolution des comportements et qui sont susceptibles d’être levées par des politiques et des incitations adaptées. En ce sens, si la convention de l’UNICEF impliquait plutôt le droit civil en matière de réglementation du travail, la convention sur les « pires formes » vise à éviter la justification économique de nouvelles formes d’esclavage qui doivent être prohibées à l’aide de sanctions pénales. Mais elle ne peut intervenir sur les contraintes socio-économiques.

4.3 Le rôle des États et les perturbations des régulations transnationales

41 La question du travail des enfants en appelle aux États qui doivent définir les règles du jeu. Le débat se situe à deux niveaux : les uns préconisent la nécessité d’un État protecteur et régulateur ; s’il y a carence des États (Cetim, 2007), d’autres préconisent le relais pris à l’international par le versement d’un revenu universel aux parents, ou des bourses compensatoires aux familles. Ce second point de vue montre que le recul des États face à la montée d’une régulation transnationale, ainsi que la dérégulation des marchés, ont entraîné le démantèlement des dispositifs de protection sociale des travailleurs. On doit alors replacer le sujet dans une perspective d’internationalisation et de transnationalisation (Cetim, 2001). La question du travail des enfants s’insère dans un système d’acteurs internationaux dans lequel on distingue deux types d’organisations : d’un côté, les organisations onusiennes qui défendent l’effectivité des droits économiques et sociaux du travail, comme l’OIT ; d’un autre côté, des organisations transnationales telles le FMI et la Banque mondiale, moins sensibles aux questions du droit du travail, qui considèrent les premières comme énonçant de simples recommandations. Pour preuve, la Banque mondiale, si elle interdit bien le travail forcé, rejette les principes de liberté d’association de la société civile, et entretient une méfiance vis-à-vis des partenaires syndicaux. En ce sens, on pourrait dire que le FMI et la Banque mondiale soutiendraient plutôt les codes de conduite des grandes sociétés transnationales qui ne font pas toujours mention des thématiques ou des réglementations prônées par l’OIT (liberté d’association, travail forcé, travail des enfants). Cette dualité fragilise l’application des conventions signées par les États.

42 On voit ainsi, après être parti du terrain, que le débat sur le travail des enfants se situe à une échelle de résolution macropolitique : il faut désormais en référer non plus à un système où les organisations internationales seraient régulatrices, mais à un système transnational géré par des organisations à régulations non plus politico-éthiques, telles l’ONU ou l’OIT, mais à régulations économiques, telles le FMI et la Banque mondiale.

CONCLUSION

43 Nous avons conclu pour l’association avec laquelle nous avons enquêté à la non-faisabilité d’une procédure trop contraignante. D’après les propos de certains agents, une interdiction aurait été mal venue, connotée « étranger ». Selon eux, toute attitude de restriction du crédit face au travail des enfants, sans mesure d’accompagnement pour assurer aux familles des contreparties, pourrait menacer leur survie et déboucher vers l’emploi des enfants dans des activités encore plus informelles et plus dangereuses.

44 Cette recherche-action nous a permis de spécifier les contradictions, rencontrées tout au long de nos enquêtes, entre les injonctions internationales, voire nationales, en faveur de l’arrêt du travail des enfants dans la société marocaine, et la réalité sociale et économique ne présentant pas un terrain favorable, contradictions elles-mêmes sources de résistances de nombre d’agents chargés d’appliquer les directives humanitaires. C’est en ce sens que l’apprentissage nous a été présenté comme une alternative non négligeable et non réductible à de l’exploitation face à la faillite de l’enseignement public. C’est aussi en ce sens que de nombreux agents valorisent la sphère domestique et les activités économiques dites « précapitalistes » comme un îlot de sociabilité, comme une forme de transition nécessaire, face à la mise en place problématique du travail formel, réglementé et salarié coupé de la sphère domestique.

45 De l’examen de ces contradictions, nos interlocuteurs concluent que les ménages n’ont pas le choix et que le travail des enfants résulte « d’un problème d’intégration pour les familles ». Ils estiment que son éradication concerne les causes de la pauvreté, de la déscolarisation, ainsi que les fondements culturels, et que « c’est le travail à long terme de toute une société qui doit collaborer », au sein d’un vaste plan d’action engageant toutes les institutions et l’État comme chef de file. Ils font référence au décalage des instances internationales (« les bailleurs internationaux nous parlent de moralité internationale et de procédures décalées et impossibles à traiter »), et surtout à la carence des institutions et de l’État (« La loi marocaine ne peut pas interdire totalement le travail des enfants. Même la Caisse nationale de sécurité sociale (CNSS) et les inspecteurs du travail ont du mal à faire appliquer ces lois là »). La solution finale alors préconisée est un grand besoin de coordonner au plan national l’action de lutte contre le travail des enfants avec les autres structures de l’État et les autres associations.

Bibliographie

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Mots-clés éditeurs : travail des enfants, développement humain, microcrédit, association, éducation, valeurs internationales, secteur informel

Mise en ligne 13/04/2012

https://doi.org/10.3917/med.157.0137

Notes

  • [1]
    Directeur de l’Institut de recherche sur le Maghreb contemporain (IRMC/Tunis). pierre-noel.denieuil@irmcmaghreb.org
  • [2]
    Enseignante à l’Institut national du travail et des études sociales (INTES/Tunis), chercheure associée au Lise-CNAM/CNRS. houdalaroussi@gmail.com
  • [3]
    Proposées dans le cadre d’un postulat d’universalité des valeurs de base, partagées par toutes les sociétés, telles que : la parité hommes/femmes, l’approche participative et solidaire des acteurs du développement local, la séparation entre la sphère des adultes et celle des enfants, etc.
  • [4]
    L’association avait un double objectif : former son personnel de 2 125 agents et sensibiliser ses 400 000 clients (dont un tiers serait concerné) au respect des droits de l’enfant. Il nous a été demandé d’élaborer des actions (notes de procédure, kits de sensibilisation, charte, formation des agents), étayées par une évaluation auprès des acteurs. Les enquêtes ont été menées par les deux auteurs en 2007 et 2008 sur huit zones témoins : Marrakech, Khénifra, Beni Melal, Kenitra, Mohamedia, Settat, Fes, Casablanca. Elles ont été établies sur un panel de 105 personnes (agents, formateurs, clients, personnels associatifs et institutionnels).
  • [5]
    Selon la Direction de la statistique, des études et de la planification du Ministère marocain de l’Éducation nationale, en juin 2000, près de 2 200 000 enfants de 8 à 16 ans n’ont jamais fréquenté l’école, ou l’ont quittée très tôt.
  • [6]
    Cette convention, outre ses modalités de mise en application, a engendré une importante littérature et a donné lieu, entre autres lors de la célébration de son vingtième anniversaire, à de nombreuses publications. Cf la bibliographie du présent article et les sites de l’Institut universitaire Kurt Bösch (www.iukb.ch/) et de l’Institut international des droits de l’enfant (IDE, www.childsrights.org). La convention relative aux droits de l'enfant, inspirée de différents systèmes juridiques et traditions culturelles, affirme que l’enfant est un sujet capable d’exercer ses droits qui sont les droits fondamentaux de tout être humain. À partir de ce constat novateur, l’IUKB et l’IDE, en relation avec l’Université de Fribourg, ont contribué à valoriser les pratiques professionnelles et institutionnelles développées dans ce secteur (situation de l’enfant dans la famille ou à l’école, position des enfants devant les tribunaux civils et pénaux, relations Nord-Sud et coopération au développement).
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