Notes
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[1]
LEPII, CNRS, Université Pierre Mendès-France, Grenoble. mehdi.Abbas@upmf-grenoble.fr
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[2]
Il s’agit, en particulier, de l’Accord général sur le commerce des services (AGCS), de l’Accord sur les droits de propriété intellectuelle liés au commerce (ADPIC), de l’Accord sur les obstacles techniques au commerce (OTC) et de l’Accord sur les mesures sanitaires et phytosanitaires (SPS).
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[3]
À savoir le Canada, l’Union européenne, les États-Unis et le Japon.
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[4]
Le G20 comprend entre 22 et 19 pays en développement (PED) et assume, de facto, un rôle de leadership du Sud dans les négociations. Le G33 comprend 44 PED et défend le droit à la rotection des économies du Sud. Le G90 regroupe les pays de l’Afrique, Caraïbes, Pacifique (ACP), les PMA et des pays de l’Union africaine.
1 La quatrième Conférence ministérielle de l’Organisation mondiale du commerce (OMC), tenue du 9 au 14 novembre 2001, a lancé le programme de Doha pour le développement (PDD). Celui-ci est une négociation, placée sous le sceau de l’engagement unique, dont le principal objectif est l’intégration des pays moins avancés (PMA) au "système commercial multilatéral ouvert [et] fondé sur des règles [dans des conditions qui] correspondent aux besoins de leur développement économique" (OMC, 2001).
2 En lançant un cycle pour le développement, les États membres ont décidé de traiter les déséquilibres initiaux résultant des Accords du cycle d’Uruguay dont souffraient les économies du Sud et signifié que la libéralisation n’est pas la finalité ultime des négociations. Mais, force est de constater que ce programme ambitieux peine à aboutir. Cet "agenda en contraction" (Winham, 2007) s’est progressivement transformé en une négociation commerciale classique ayant pour principale thématique l’accès au marché et le démantèlement de barrières non tarifaires (soutien interne et subvention).
3 L’objet de cette contribution est de fournir une analyse de l’enlisement du PDD qui dépasse le réductionnisme de la thèse du nombre conduisant à considérer que les problèmes que rencontre le système commercial multilatéral relèvent de la procédure de votation et à la règle du consensus. Cette lecture permet d’imposer l’idée selon laquelle si le multilatéralisme ne fonctionne pas, c’est en raison des "won’t do countries" ou des "paralyzers countries". Or, le problème n’est pas tant "la capacité de l’OMC à mener son mandat" (Blackhurst, 1998) que le contenu et les implications de ce mandat, c’est-à-dire la substance du régime commercial multilatéral de l’OMC.
4 En effet, l’enlisement du cycle de Doha est la manifestation des contradictions systémiques dont est porteur le régime de commerce, d’investissement et de développement de l’OMC. Celles-ci se déclinent aux travers deux dysfonctionnements. D’une part, l’articulation défaillante entre la substance et le mode opératoire du régime OMC issu du cycle d’Uruguay (1986-1994) donne lieu aux dysfonctionnements du multilatéralisme compétitif. D’autre part, la contradiction entre la substance du sous-régime de commerce et développement et l’évolution de l’équilibre de puissance avec l’affirmation des économies émergentes qui empêche l’élaboration d’une doctrine satisfaisante alliant mondialisation et développement. Cette seconde contradiction se trouve amplifiée du fait de l’importance prise par les crises écologique (climatique et énergétique) et alimentaire auxquelles s’ajoutent les déséquilibres macroéconomiques globaux révélés par la crise financière de 2007. Ces éléments convergent pour poser un problème de soutenabilité environnementale et sociale du régime OMC.
5 L’analyse des liens de causalité entre défaillance du multilatéralisme compétitif, rénovation du compromis Nord-Sud et soutenabilité du régime OMC procèdera en trois parties. La première porte sur la dimension institutionnelle de l’enlisement du PDD, c’est-à-dire le contenu du régime de l’OMC. La deuxième prolonge cet aspect en analysant les contradictions de l’articulation entre mondialisation et développement contenu dans le régime OMC. La troisième partie montre en quoi les contradictions précédemment exposées amplifient la difficulté historique du régime OMC à adresser correctement la question du développement durable.
1. L’INCAPACITÉ À RENDRE OPÉRATIONNEL LE RÉGIME DE L’OMC
6 Si, dans un premier temps, les analyses ont insisté sur les éléments de continuité entre le GATT et l’OMC, il apparaît désormais que cette dernière marque un changement de nature dans la régulation multilatérale des échanges. Cette appréciation découle de deux séries de facteurs.
7 La première renvoie au fait qu’avec l’OMC le système commercial multilatéral aborde la troisième génération d’obstacles aux échanges. Les Accords de l’OMC ne portent plus uniquement sur les protections aux frontières mais concernent les "mesures au-delà des frontières" et les dispositifs réglementaires et institutionnels. Les questions de subventions, de propriété intellectuelle, de services et de marchés publics constituent des déterminants de la compétitivité structurelle des économies. Dès lors, l’une des fonctions de la négociation OMC est de créer les conditions de la contestabilité en réduisant les contraintes juridiques, institutionnelles (brevets, normes sanitaires, techniques, labels) et stratégiques mises en place par les États, les politiques de libéralisation et d’ouverture économiques étant associées à une réduction des barrières à l’entrée d’un marché (Graham, Lawrence, 1996). Le régime OMC inaugure une nouvelle place pour les normes dans la prévention des entraves techniques au libre-échange faisant que la contestabilité des marchés porte sur les politiques non commerciales et les différences dans les régimes de régulation (politiques environnementale et de concurrence, standards de protection de la propriété intellectuelle) et les barrières qualitatives aux échanges.
8 La seconde série de facteurs , de nature réglementaire, découle de l’observation faite par S. Ostry (2007), selon laquelle les Accords du Cycle d’Uruguay, substituent à une régulation négative (c’est-à-dire ce qu’un gouvernement ne peut pas faire) une régulation positive (c’est-à-dire ce qu’il doit faire) [2]. L’agenda de l’OMC comporte un nouveau corpus de règles avec des recommandations de mise en conformité, des normes de procédures, des normes substantives.
9 Ces deux séries de facteurs font que le système commercial multilatéral est passé d’une logique où il s’agissait de réguler les tendances protectionnistes des États membres à une logique d’incitation à la libéralisation. Celle-ci se trouve consolidée par la multiplication des questions relevant du "Trade and… agenda " (commerce et investissement, commerce et concurrence, commerce et environnement, commerce et standard technique) (Hoeckman, Kostecki, 2009). Mais ce que nous révèle l’évolution du PDD c’est que le multilatéralisme de l’OMC peine à trouver son mode opératoire pour au moins trois raisons.
10 Premièrement, les États membres n’ont, semble-t-il, pas pris la mesure de la difficulté et de la complexité technique de négociations où les questions commerciales sont périphériques (Baldwin, 2006). Cette évolution conduit à une confrontation entre plusieurs corps de normes juridiques et à une réflexion sur la connexion et la hiérarchie à établir entre les différents systèmes normatifs (juridique, politique, technologique, culturel, social, commercial). C’est un chantier d’une redoutable complexité par rapport auquel il n’existe pas de consensus entre les membres.
11 Deuxièmement, la nature multisectorielle des négociations, qui dans le cadre de négociations classiques garantit l’obtention d’un compromis entre les offres et les demandes d’accès aux marchés, est ici inopérante. La complexité des problèmes concurrentiels, normatifs et réglementaires implique que les négociations soient menées sur une base sectorielle. L’espace disponible pour un compromis s’en trouve réduit. Force est de constater que les schémas d’analyse de Krugman (1997), Bagwell et Staiger (1999) et Hoeckman et Kostescki (2009) mettent en avant la rationalité procédurale et non substantive des négociations. Ils ne permettent pas de rendre opérationnelle une négociation ne portant pas essentiellement sur l’échange réciproque de concessions tarifaires, ce qui explique, par exemple, le retrait des dossiers concurrence et investissement, d’autant plus que les gains attendus par cette négociation ne sont pas démontrés (Panagariya, 2002).
12 Troisièmement, la contestabilité internationale des marchés fait que le régime de l’OMC a compétence sur l’action régulatrice des États, ce qui a pour effet de circonscrire leur pouvoir discrétionnaire dans l’organisation de leur économie et d’encadrer des politiques qui relevaient auparavant de leur souveraineté dans la mesure où de telles politiques affectent leurs importations. De plus, la procédure de règlement des différends expose de façon permanente les pays au risque d’une procédure. Le plus sûr moyen d’éviter ces deux phénomènes est de ne pas inscrire de nouveaux secteurs à l’ordre du jour de la libéralisation ou d’adopter une stratégie de blocage. Elle confère aux arbitres du commerce multilatéral un pouvoir de sélection et de validation des normes, qui échappe à la diplomatie commerciale des États et réduit considérablement leur autonomie réglementaire (Balmelli, Chaisse, 2008). À ces éléments endogènes à l’architecture commerciale multilatérale s’ajoutent les critiques adressées au paradigme du libre-échange, matrice théorique de la mondialisation. Le PDD est lancé au moment où ce paradigme est contesté du fait de la crise asiatique et de la montée des inégalités au sein des pays développés principalement.
13 La croyance en un commerce international systématiquement bénéficiaire n’est plus théoriquement fondée dès lors que les marchés sont imparfaits et que les acteurs ont des stratégies non réductibles aux principes de l’avantage comparatif. À côté du conflit distributif associé à la montée des inégalités, la mondialisation donne lieu à une redistribution des spécialisations, dont l’émergence est l’aspect le plus visible, source à son tour de contestation de la libéralisation. Jusqu’à la Conférence de Cancun, les négociations fonctionnaient selon une logique oligopolistique supervisée par la Quadrilatérale [3], voire duopolistique (États-Unis et Union européenne). Or, ce modèle avec inclusion par palier des économies de second rang en vue d’obtenir une masse critique avant que le compromis ne soit proposé à l’ensemble des pays membres, qui a fait ses preuves durant près d’un demi-siècle, est pris en défaut. Graduellement, le modèle de club (peu de membres décident pour tous) cède la place à un modèle de coalitions dans lequel un ensemble de membres décident pour tous. Ces réseaux de coalitions se forment sur une base d’intérêts sectoriels autour de questions d’accès au marché et non plus sur une base idéologique ou géopolitique.
14 En effet, l’un des enseignements du PDD est qu’il n’existe pas nécessairement de synergie et encore moins une communauté d’intérêt entre ce G3 (Brésil, Chine, Inde) élargi à un G20 et le G90. Ainsi, la Conférence ministérielle de Genève a-t-elle vu s’opposer le groupe Afrique au Five Interested Parties (FIP) (États-Unis, Union européenne, Brésil, Inde, Australie) et le G33 au G20 [4]. Aussi, la séquence allant de Cancun à Hong Kong impose de distinguer le "Sud Global" (Brésil, Chine et Inde), qui mérite une attention particulière compte tenu de son potentiel concurrentiel et de sa capacité compétitive sur l’ensemble de la chaîne de valeur et non uniquement sur les activités intensives en main-d’œuvre ou en ressources (Yusuf et al., 2007 ; Bello, 2005).
15 De plus, les externalités environnementales et climatiques accompagnent la prise de conscience d’un écart sans cesse croissant entre les gains privés du libre-échange et les coûts collectifs que la libéralisation peut générer (dégradation de l’environnement, croissance des émissions de CO2, déséquilibres régionaux, surexploitation agricole, destruction d’emplois, etc.). Et, de fait, l’OMC n’est pas en mesure de démontrer que la libéralisation multilatérale des échanges constitue une réponse soutenable et collective aux défis de l’intégration économique internationale (problèmes environnementaux, inégalités, délocalisations, instabilité monétaire et financière).
16 Le PDD aurait dû, et pu, être l’occasion d’une réflexion approfondie sur les effets adverses de la mondialisation. Or, il reste fondé sur l’hypothèse que les États membres s’engagent dans les négociations uniquement en vue d’élargir et d’approfondir la libéralisation commerciale multilatérale (Jones, 2010). Cette confusion permanente entre multilatéralisme et libre-échange, qui date du cycle d’Uruguay, s’avère préjudiciable au système
17 Le régime de l’OMC se trouve ainsi pris en défaut vis-à-vis d’un système commercial international. Celui-ci est désormais déterminé par des tendances à l’intégration et par les mises en réseaux des structures productives. Cette contradiction entre une économie mondiale intégrée de façon croissante par les réseaux de firmes et des négociations de nature strictement interétatique expliquerait les défaillances du multilatéralisme en tant que régime de construction d’un système de droit international sur un mode intergouvernemental (Deblock, 2010). Cette contradiction est amplifiée par le fait que l’OMC cloisonne les thématiques, alors qu’il y a convergence entre politique commerciale et politique sociale et environnementale, entre politique commerciale et politique technologique et, bien entendu, entre politique commerciale et politique de développement.
18 Cela nous conduit à traiter de la deuxième contradiction que révèle le déroulement du PDD, celle de l’impossibilité d’élaborer un paradigme opérationnel de la relation mondialisation-développement.
2. LES LIMITES DE L’ARTICULATION MONDIALISATION-DÉVELOPPEMENT DU RÉGIME DE L’OMC
19 Le premier élément illustrant ce dilemme réside dans les résultats décevants en matière de gains commerciaux résultant des engagements souscrits jusqu’à présent dans le cadre du PDD.
20 Partant d’une projection initiale estimant que la négociation améliorerait le revenu mondial de 520 milliards USD, la Banque mondiale a révisé ses estimations pour établir que le gain serait de 287 milliards, dont 90 milliards "seulement" pour les pays en développement (Hertel, Winters, 2005). En 2005, date censée conclure le Programme, la Banque mondiale produisait une nouvelle estimation des "bénéfices" de la négociation chiffrée à 100 milliards USD, dont 18 milliards seulement pour les PED (Anderson et al., 2005).
21 Les estimations de l’Institut Peterson à l’occasion de la Conférence ministérielle de Genève (2009), indiquent que le PIB mondial augmentera de 0,2%, en se répartissant à hauteur de 66% pour les pays développés et 34% pour les PED (Alder et al., 2009). D’autres travaux indiquent que les gains commerciaux attendus seraient de 99 milliards USD, tout en admettant que leurs calculs ne prennent pas en compte les coûts de la libéralisation et que des investissements significatifs seraient nécessaires dans les PED pour que ces gains se réalisent (Minor et Tsigas, 2008). Quant à Decreux et Fontagné (2009), ils pronostiquent un gain de 57 milliards USD pour l’agriculture et l’accès au marché industriel, et de 11 milliards USD pour les services. Ils soulignent que l’aide au développement décidée à Hong Kong permettrait un gain potentiel de 100 milliards USD, ce qui rejoint la projection de la Banque mondiale. Mais ce résultat est également conditionné par d’importants investissements que le PDD ne prévoit pas. Cette faiblesse des gains attendus est amplifiée par leur inégale répartition. Les travaux convergent tous pour indiquer que les pays qui bénéficieraient le plus d’un accord en l’état des propositions sont l’Argentine, le Brésil, la Chine, l’Inde, le Mexique, la Thaïlande, la Turquie et le Vietnam (Polski, 2006). Outre l’absence de critères et de finalité quant au contenu développement du Programme évoqué plus haut, un nouveau défaut surgit. Avoir lancé un programme pour le développement signifiait dès le départ qu’un ensemble de pays (les PED) allait "gagner" plus que d’autres ; encore eût-il fallu préciser quels étaient les PED concernés et veiller à ce que les gains soient équitablement répartis entre eux ? En effet, la distribution inégale des gains attendus de la négociation ne crée aucune incitation à la ratification d’un compromis.
22 De surcroît, la libéralisation commerciale induirait une perte de revenu douanier (et donc une perte de capacité fiscale et redistributive) pour les pays en développement, estimée à 63,4 milliards USD par Cordoba et Vanzetti (2006). L’argument de la perte de revenu fiscal ne doit pas être sous-estimé dans des pays où les droits de douane constituent l’instrument de taxation le plus efficace et la principale source de financement des gouvernements (Emran, Stiglitz, 2005). Ce constat résulte de la transformation du PDD en une négociation commerciale où la dimension développement est ramenée soit à l’équilibre gain/coût de la libéralisation commerciale (Gallagher, 2007), soit aux effets concurrentiels positifs de la réduction tarifaire, voire à une articulation entre le traitement spécial et différencié et l’aide au commerce (Ismail, 2007). Or cela n’est suffisant ni pour répondre aux enjeux du développement, ni pour redresser l’inéquité du système.
23 Le "paquet développement" issu de la Conférence ministérielle de Hong Kong (décembre 2005), et qui reste à ce jour la dernière proposition concernant les PED-PMA, consiste à fournir un accès au marché des pays industrialisés aux pays les plus pauvres membres de l’OMC (97% des exportations de 90 pays membres). On en revient à une logique de préférences commerciales ciblées, sélectives et sans obligation juridique d’octroi concernant essentiellement les pays les moins avancés. Le paquet admet des actions spécifiques sur quelques produits de base et une aide au commerce dont la portée opérationnelle reste à déterminer. Cette victoire de l’interprétation commerciale de la Déclaration de Doha est synonyme de l’échec dans la forme et la substance d’une négociation orientée vers le développement (Wilkinson, 2007).
24 L’OMC demeure dans la logique héritée de la partie IV du GATT, comme si une force de rappel empêchait l’Institution d’envisager autre chose que l’octroi de préférences commerciales. Cette logique, défendable dans un contexte protectionniste (1950-1985), ne l’est plus aujourd’hui. Pour leur part, les PMA souhaitent que l’OMC serve de levier en matière d’aide au commerce et de mise en cohérence des différents mécanismes multilatéraux d’aide au commerce. Selon eux, le système commercial multilatéral doit servir à la construction de capacités commerciales, à équilibrer les règles, de sorte qu’elles garantissent un accès équitable aux marchés pour leurs exportations (Ismail, 2005). Par-delà le problème du nombre, l’enlisement du PDD et l’impossibilité de trouver un compromis tiennent au fait que le Sud global n’est plus disposé à accepter les termes d’un compromis aussi asymétrique que ceux du Cycle d’Uruguay.
25 Le dossier agricole illustre les dilemmes de cette situation. Lancée en 2001, la négociation visait la résolution du problème des surproductions structurelles, alors que désormais la question agricole mondiale se pose en termes d’augmentation de la production avec diversification de l’offre et des zones de production pour répondre aux enjeux de sécurités alimentaire et écologique (Pisani, Chatellier, 2010 ; Mattoo, Subramanian, 2008). Or l’agenda de la négociation reste très éloigné de ces préoccupations. De même, pourquoi l’idée d’un espace politique pour le développement a-t-elle été rejetée, alors qu’elle offrait un complément à l’approche de l’OMC (Abbas, 2006) ? Pense-t-on réellement que la résolution de problèmes comme les changements climatiques, la sécurité alimentaire, la lutte contre la pauvreté passe uniquement par des politiques de libéralisation commerciale ? Est-il possible d’envisager une stratégie de développement ou de croissance pro-pauvres en faisant abstraction de l’ouverture, de la globalisation, de l’organisation internationale des filières de production et d’échange et des nouveaux équilibres internationaux comme tentent de l’imposer certains membres, relayés par le Secrétariat ? L’OMC est, certes, une organisation du commerce, mais dans une économie globalisée où la politique commerciale possède des effets et des dimensions non commerciales.
3. SOUTENABILITE DU RÉGIME DE COMMERCE ET DE DÉVELOPPEMENT DE L’OMC
26 L’OMC ne traite pas explicitement du développement durable. Le préambule instituant l’Organisation stipule que la libéralisation multilatérale des échanges permet "l’utilisation optimale des ressources mondiales conformément à l’objectif de développement durable, en vue à la fois de protéger et préserver l’environnement et de renforcer les moyens d’y parvenir d'une manière qui soit compatible avec leurs besoins et soucis respectifs à différents niveaux de développement économique" (GATT, 1994, 11). Mais, le préambule n’a aucune valeur juridique contraignante. De fait, l’OMC ne parvient pas à penser la soutenabilité environnementale et sociale de son régime de commerce et de développement exposé dans les deux précédentes sections. Elle se contente de reprendre à son compte les thèses développées dans la déclaration de Rio (1994) et l’Agenda 21 intitulé Promouvoir le développement durable par le commerce (Damian, Graz, 2001). Cette thèse étend la doctrine du développement extraverti à la protection de l’environnement et à la promotion du développement durable par la libéralisation des échanges. Tout en affirmant la primauté de la libéralisation des échanges sur la protection de l’environnement (Nordström, Vaughan, 1999), l’OMC fait de la libéralisation commerciale un levier de la protection de l’environnement (OMC, 2004). Le Comité du commerce et de l’environnement de l’OMC a une lecture unilatérale de la relation et ignore les débats autours des conditions nécessaires pour atteindre un développement durable (Tisdell, 2000 ; Cole, 1999).
27 La thèse du soutien mutuel s’appuie sur deux arguments théoriques. La courbe environnementale de Kuznets (CEK) constitue le premier. Nous ne nous attarderons pas sur la fragilité de la démonstration de la CEK (Lekalis, 2000). Le second renvoie aux trois effets du libre-échange en matière d’environnement (Copeland, Taylor, 2003 ; Grossman, Krueger, 1993). L’effet d’échelle et l’effet composition du commerce international ont un impact indéterminé, l’effet technique joue favorablement car l’ouverture des frontières stimule l’investissement porteur de transferts de technologies propres.
28 Contrairement à Hoeckman (2005), nous ne soutenons pas la thèse selon laquelle l’OMC a évolué pour devenir une "organisation du commerce et du développement durable". Tout d’abord, ce régime s’appuie sur une vision orthodoxe et instrumentale du rapport entre l’économie et la biosphère, celle-ci étant au service de la première. Les actions autorisées pour protéger, ou sauvegarder, les ressources naturelles et animales au titre de l’article XX du GATT-1994 sont envisagées comme des dérogations à la norme multilatérale et au droit à l’exportation. Le régime OMC est hermétique aux arguments soumettant la libéralisation commerciale aux impératifs de la préservation de la biosphère et à l’impossibilité de concilier libre-échange et internationalisation multilatérale des coûts environnementaux (Daly, 1996). Ensuite, la seule soutenabilité envisageable dépend de l’effet technique du libre-échange. Or, depuis S. Jevons et le "paradoxe du charbon" (1866), nous savons que le progrès technique ne réduit pas l’intensité de la ponction sur l’écosystème. Enfin, ce régime évacue les conséquences du libre-échange multilatéral et de l’extraversion en termes de déstructuration des sociétés des pays du Sud, de perte de biodiversité, d’appauvrissement des sols en raison de la spécialisation. L’écart entre les coûts collectifs de la dégradation de l’environnement et les gains privés du libre-échange et son corollaire, la croissance, est évacué de l’analyse.
29 La thèse du soutien mutuel est réaffirmée à l’occasion de la publication du rapport OMC-PNUE (2009) sur la dimension commerciale de la lutte contre les changements climatiques. La libéralisation (paragraphe 31 de la Déclaration de Doha) des biens et services environnementaux y est présentée comme la voie privilégiée pour mettre "la politique commerciale au service du climat". Simultanément la consolidation de l’ADPIC est présentée comme le meilleur moyen d’obtenir les technologies en mesure d’engager les pays du Sud sur un sentier de croissance verte. Cette vision, selon laquelle un renforcement des règles multilatérales serait un mieux pour le développement, est réfutable à l’aune du cycle d’Uruguay et de ces quinze dernières années de négociations. Le régime de l’OMC est fondé sur le paradigme de la mobilité des biens, des capitaux et des facteurs productifs qui implique une croissance des émissions de CO2. Les travaux montrent la corrélation positive entre libre-échange et croissance des émissions (Managi et al., 2008 : Anteweiler et al., 2003).
30 Ainsi, le discours de l’OMC n’a pas évolué, malgré le changement de nature et d’échelle que constitue la problématique des changements climatiques et les enjeux de soutenabilité écologique que soulève le régime globalisé de croissance actuel (Abbas, 2010). L’émergence, en réduisant l’espace des spécialisations profitables et en accroissant la demande mondiale pour les ressources naturelles et agricoles, peut conduire à une surexploitation de ces ressources comme seul moyen à disposition des PED non émergents et des PMA pour retirer un gain de la globalisation, du moins du modèle de globalisation contenu dans les Accords de l’OMC.
31 Le PDD est sensé résoudre la question des conflits et des synergies de normes entre les accords multilatéraux d’environnement (AME) et les accords de l’OMC. Les principaux problèmes identifiés sont : la discrimination de l’accès au marché pour motifs environnementaux, l’usage de mesures de politique commerciale pour obtenir la mise en œuvre de la politique environnementale, l’élaboration d’instruments de politique commerciale permettant d’améliorer les gains environnementaux de la libéralisation et l’amélioration des synergies entre l’Adpic et les AME concernant le transfert de technologies propres. Aucun dossier ne semble connaître d’avancée notable.
32 La cohérence de la gouvernance globale n’est pas de la seule responsabilité de l’OMC, mais il ne faudrait pas que la question de la soutenabilité du développement ne soit envisagée qu’au travers du prisme commercial. Cela passerait, d’une part, par une analyse critique de la thèse du soutien mutuel et, d’autre part, par un élargissement de la participation à la réflexion d’autres organisations. Cela est d’autant plus nécessaire que dans une économie internationale intégrée la politique commerciale possède d’autres dimensions appelant une réflexion sur ses interfaces avec la politique environnementale et sociale. De ce fait, le chantier de l’inter-normativité et de la hiérarchie entre les différents champs de la gouvernance globale devrait être prioritaire afin de mieux cerner les défaillances à traiter et les modalités pour le faire.
CONCLUSION
33 Le Programme de Doha pour le développement en tant que projet de rénovation des rapports Nord-Sud et de "corrections" des asymétries héritées du cycle d’Uruguay n’existe plus. L’opportunité d’orienter le système commercial multilatéral vers la prise en compte des problématiques du développement durable est perdue. Certes le "paquet global de Doha" (Lamy) sera ratifié, mais est-ce pour autant que les contradictions qu’aura révélées le PDD seront levées ?
34 Nous avons mis en évidence la tension entre le multilatéralisme compétitif et l’orientation développement du régime OMC. Le PDD n’a pas été en mesure de lever cette tension qui est au cœur, partie, de la contradiction entre les capitalismes historiques et émergents. Il en résulte l’abandon de la dimension développement au profit d’une approche strictement commerciale. Cela laisse entière la question de la soutenabilité environnementale et sociale du régime OMC tant celui-ci ne privilégie qu’un type de développement, celui tiré par l’expansion des exportations.
35 Nous avons tenté de mettre en évidence l’écart existant entre l’agenda de la négociation défini en 2001 et les enjeux d’économie politique globale de 2011. De nouvelles contraintes systémiques (changements climatiques, crise alimentaire, transition énergétique) conduisent à remettre en cause le paradigme de la globalisation et, par conséquent, le régime OMC qui en est une des institutions clés. Dès lors, les États Membres ne pourront faire ni l’économie d’un débat sur les limites et les frontières du régime de l’OMC ni s’interroger sur sa soutenabilité. Ils ne pourront éviter un débat sur les modalités de la coopération commerciale multilatérale et l’élargissement de cette coopération à d’autres forums et organisations internationales qu’impose la nouvelle géographie de la richesse et de la puissance issue d’une économie internationale de plus en plus intégrée.
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Mots-clés éditeurs : traitement spécial et différencié, multilatéralisme, libre-échange, émergence
Date de mise en ligne : 08/06/2011
https://doi.org/10.3917/med.154.0017Notes
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[1]
LEPII, CNRS, Université Pierre Mendès-France, Grenoble. mehdi.Abbas@upmf-grenoble.fr
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[2]
Il s’agit, en particulier, de l’Accord général sur le commerce des services (AGCS), de l’Accord sur les droits de propriété intellectuelle liés au commerce (ADPIC), de l’Accord sur les obstacles techniques au commerce (OTC) et de l’Accord sur les mesures sanitaires et phytosanitaires (SPS).
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[3]
À savoir le Canada, l’Union européenne, les États-Unis et le Japon.
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[4]
Le G20 comprend entre 22 et 19 pays en développement (PED) et assume, de facto, un rôle de leadership du Sud dans les négociations. Le G33 comprend 44 PED et défend le droit à la rotection des économies du Sud. Le G90 regroupe les pays de l’Afrique, Caraïbes, Pacifique (ACP), les PMA et des pays de l’Union africaine.