Notes
- (*)Université Paris XII-Val de Marne burgos@ univ-paris12. fr
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[1]
Nous préférerons le terme de barriada à celui de bidonville qui n’est pas approprié ici, la majeure partie de Villa el Salvador étant dotée de constructions "en dur".
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[2]
Le terme d’"invasion" est celui qui est communément utilisé pour faire référence aux occupations illégales des terrains vagues de la périphérie de Lima qui apparaissent dès les années 1940, et qui donnent lieu à la constitution de nombreuses " barriadas" peuplées de migrants andins ou de personnes fuyant les taudis du centre-ville de la capitale (voir Jean-Claude Driant, Las barriadas de Lima, Lima, IFEA-DESCO, 1991).
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[3]
Le gouvernement militaire de Velasco ( 1968-1975) lance un projet de participation populaire à grande échelle appelé SINAMOS (système national d’appui à la mobilisation sociale) destiné à encourager la participation des catégories les plus défavorisées au système politique.
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[4]
Ce terme désigne à la fois la ville dans son ensemble et son autorité représentative, c’est-à-dire l’assemblée de délégués qui la dirige.
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[5]
Il existe deux niveaux d’autorités municipales à Lima : la municipalité métropolitaine qui étend son influence sur l’ensemble de la capitale, et les municipalités de districts. Villa el Salvador est un district de Lima depuis 1983.
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[6]
Il s’agit du gouvernement local au niveau du district.
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[7]
Ce chiffre a été récemment établi par la "Commission de Vérité et de Réconciliation du Pérou", qui, le 28 août 2003, a présenté un rapport au Président péruvien Alejandro Toledo en ce sens.
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[8]
El Diario, juillet 1988 (ce journal est le porte-parole des sentiéristes).
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[9]
Cette appellation qui signifie "villages jeunes" est donnée aux barriadas par le gouvernement vélasquiste, afin de valoriser ce type de quartiers.
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[10]
Abimael Guzman, El Diario, juillet 1992.
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[11]
Entretien avec Martin Pumar (maire de Villa el Salvador de 1998 à 2002) à Villa el Salvador, juillet 2000.
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[12]
El Diario, mai 1991.
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[13]
L’un des assassinats les plus marquants dans l’histoire de Villa El Salvador est celui de María Elena Moyano, adjointe au maire et dirigeante de la principale organisation de femmes, la FEPOMUVES (Fédération populaire des femmes de Villa El Salvador).
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[14]
Il s’agit ici de l’autorité représentative traditionnelle de la communauté, constituée des délégués de chaque groupe résidentiel, présente depuis la fondation de la barriada. Lorsque Villa El Salvador devient un district en 1983, et se dote d’autorités municipales élues, naît un conflit de légitimité entre ces deux institutions dont le Sentier Lumineux saura tirer parti.
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[15]
INEI, Compendio Estadístico, Lima, Ed. 2000.
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[16]
Le programme du Verre de Lait a été instauré en 1984 par le maire de Lima, Alfonso Barrantes, du parti de gauche Izquierda Unida, et vise à donner un verre de lait par jour à un million d’enfants. L’initiative, qui connaît un grand succès, permet aux gouvernements locaux, c’est-à-dire les municipalités de districts, de gérer directement le programme. A Villa el Salvador, le programme est cogéré par la municipalité et la FEPOMUVES.
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[17]
Entretien avec Esther Flores, FEPOMUVES, octobre 1999.
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[18]
Entretien avec Asteria, dirigeante de la cantine Santa Rita, secteur 2, Villa el Salvador, septembre 2000.
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[19]
Camille Goirand, "Philanthropes en concurrence dans les favelas de Rio", Critique Internationale, n°4, été 1999, p. 167.
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[20]
Jusqu’en 1983, Villa el Salvador dépendait administrativement d’un district voisin : Villa María del Triunfo.
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[21]
"La experiencia de Villa el Salvador : del arenal a logros fundamentales a través de un modelo social de avanzada", in Bernardo Kliksberg dir., Pobreza, un tema impostergable, CLAD, México, 1993, p. 429.
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[22]
Entretien avec Pablo Morocho, dirigeant du secteur 6 et secrétaire municipal des relations avec la CUAVES, août 2000.
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[23]
Entretien avec Michel Azcueta, maire de Villa el Salvador à plusieurs reprises, septembre 2000.
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[24]
Henry Pease García, "Lima es gobernable : una gestión municipal popular y democrática", Ciudad Alternativa, n°10,1995, p. 103.
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[25]
Ce terme, de traduction difficile en français, fait référence à un résident habitant le même quartier, la même unité territoriale, et avec lequel on partage les mêmes préoccupations.
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[26]
Cándido Monzón Arribas, Miguel Roiz Célix, Mercedes Fernández Antón, "Perfiles de una cultura política autoritaria : el Perú de Fujimori en los años noventa", Revista Mexicana de Sociología, vol. 59, n°2, avril-juin 1997, p. 123.
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[27]
Consultation populaire destinée à soumettre le troisième plan de développement ( Plan de desarrollo integral hacia el 2010 ) aux habitants de Villa el Salvador.
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[28]
Municipio de Lima, Resultados de los talleres del Plan Integral de Desarrollo hacia el 2010, Villa el Salvador, 1999.
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[29]
Entretien (juillet 2000) avec Martín Pumar, maire de Villa El Salvador de 1998 à 2002.
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[30]
Entretien avec Segundo Valencia Jave, président de l’APEMIVES en 2000.
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[31]
Il faut rappeler que Villa el Salvador se situe à une quarantaine de kilomètres du centre de Lima et que les transports collectifs demeurent de mauvaise qualité. Les déplacements, pour les habitants obligés d’aller travailler dans le centre, représentent ainsi un coût non négligeable en termes de temps et d’argent.
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[32]
"Développement communautaire et économie sociale : l’expérience péruvienne de Villa el Salvador", Cahiers de la Chaire de Recherche en Développement Communautaire, Québec, n°5,1998, p. 6.
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[33]
Diana Burgos, "Un bilan de la participation politique", Problèmes d’Amérique latine, n°38, juillet-septembre 2000.
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[34]
Voir Diana Burgos, "La récupération du centre historique de Lima", America, Cahiers du CRICCAL, n°29,1er trimestre 2003, Presses de la Sorbonne Nouvelle.
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[35]
Chiffres fournis par l’ONG Fovida.
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[36]
C’est le cas des études de Hernando de Soto, l’Autre Sentier. La révolution informelle dans le Tiers-Monde, Paris, La Découverte, 1994 ou de José Matos Mar, Crisis del Estado y desborde popular, Lima, IEP, 1984.
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[37]
Ordonnance n°195, article 15, juillet 1999.
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[38]
Ruiz de Somocurcio Jorge, Crespo Hernán (dir.), Lima : la ciudad posible, Municipalidad de Lima, 1999.
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[39]
Mesa Temática de concertación comercio Villa El Salvador, Villa El Salvador, DESCO-FOVIDA, 2000, p. 23.
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[40]
Dans le cadre du référendum, sont autorisés à voter les habitants de Villa El Salvador âgés de plus de 16 ans.
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[41]
Ordonnance municipale n°030-2001-MVES du 4 juin 2001.
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[42]
Il existe cinq agences municipales dans le district : en raison de la taille du district et des difficultés de déplacement interne, la municipalité a décentralisé certaines de ses fonctions administratives sur le territoire de Villa el Salvador.
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[43]
Jean-Jacques Sevilla, "Municipales au Brésil : Porto Alegre demeure le laboratoire de la gauche rouge", Le Monde, 2 octobre 2000.
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[44]
En particulier DESCO, FOVIDA et CALANDRIA.
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[45]
"Algunas cifras de Villa el Salvador", Encuentro Internacional del Presupuesto Participativo, MUVES-DESCO, septembre 2000.
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[46]
La revue péruvienne Caretas recense, dans son numéro du 28 février 2002,18 bandes de jeunes violentes à Villa el Salvador.
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[47]
Hannah Arendt, Qu’est-ce que la politique ?, Paris, Seuil, 1995, p. 42.
1Fort de diverses distinctions, parmi lesquelles le titre de "Cité messagère de la Paix" décerné par l’UNESCO en 1987 ou le Prix " Príncipe de Asturias" attribué par l’Espagne la même année, Villa El Salvador est très probablement aujourd’hui le bidonville le plus connu du Pérou. Cette " barriada" [1], comptant environ 340 000 habitants, tire en effet sa spécificité des caractéristiques de sa fondation (1973), ainsi que des expériences de gestion populaire qu’elle a connues. Fruit de l’association de l’État et de ses premiers habitants, Villa el Salvador se présente dès son origine comme la concrétisation de la ville "modèle" souhaitée par le général Velasco, qui arrive au pouvoir au Pérou en 1968.
2Ce militaire progressiste transforme l’une des nombreuses "invasions" [2] de terrains dans la périphérie de Lima en une initiative urbaine sans précédents, et cherche à construire une ville qui sera la vitrine de son projet de promotion de la participation populaire [3]. Les premiers habitants, d’abord encadrés par des militaires et des urbanistes, mettent en place un nouveau modèle de gestion populaire qui s’appuie sur un réseau associatif dense. La CUAVES [4], "communauté urbaine autogérée de Villa el Salvador", apparaît peu après et devient rapidement un symbole de solidarité et de victoire sur la pauvreté.
3Villa el Salvador se caractérise tout d’abord par un schéma urbain atypique reposant sur le "groupe résidentiel", groupement de plusieurs pâtés de maisons organisés autour d’un espace central autour duquel sont rassemblés des services collectifs (écoles, centre de santé, terrain de jeu). En cela, la barriada se différencie des autres villes latino-américaines qui, sur le modèle espagnol, disposent, elles, d’une place centrale unique, la Plaza de Armas. De plus, Villa el Salvador cherche à acquérir une certaine autonomie économique à travers une zone destinée aux activités industrielles et artisanales, le Parc Industriel, ainsi qu’une zone agricole irriguée par le traitement des eaux usagées.
4Mais si Villa el Salvador, aujourd’hui district de Lima disposant de ses propres autorités municipales [5], compte encore un grand nombre d’associations (plus de 3.000), de nombreux facteurs ont fragilisé ce tissu social durant la décennie 1990 : de nouveaux acteurs sont apparus qui ont écarté les anciens, provoquant des conflits de légitimité et des tensions au sein de la communauté. La tradition d’action collective et de solidarité qui caractérisait Villa el Salvador s’est trouvée mise à mal en raison, principalement, de la violence et du clientélisme politique que le pays a subis ces dernières années (part. I). La communauté a vu par conséquent le déclin des acteurs politiques traditionnels comme la CUAVES, et plus récemment le municipio [6] (la municipalité, ou gouvernement local).
5Une enquête de terrain menée en 1999 et en 2000 nous a permis d’identifier les nouveaux groupes qui essayent aujourd’hui de sauvegarder la tradition associative de la barriada, et d’observer les expériences originales d’action collective qui sont mises en place (part. II). Parmi ces dernières, une nouvelle forme de gestion urbaine adoptée par referendum local en 1999 apparaît comme la plus novatrice : il s’agit du budget participatif, support d’une citoyenneté locale renouvelée.
1– UNE TRADITION D’ACTION COLLECTIVE MISE À MAL
6Le tissu social de Villa el Salvador connaît de profondes transformations tout au long des années 1980 et 1990, dues à des facteurs à la fois externes (irruption de la violence terroriste, modifications du paysage politique péruvien, relations clientélistes entretenues par l’Etat) et internes (évolution du rôle des acteurs clefs de la communauté).
1.1 Les principaux facteurs de déstructuration de l’action collective
a) La violence
7Dès le début des années 1980, le Sentier Lumineux est responsable de l’apparition d’une grande vague de violence qui secoue le pays : il causera la mort d’environ 69.000 personnes entre 1980 et 2000 [7]. L’objectif du Sentier Lumineux est de détruire le pouvoir en place et d’instaurer un nouvel ordre qui assurerait le triomphe des masses populaires opprimées. La voie choisie pour atteindre ce but consiste à imposer la terreur : "le triomphe de la révolution coûtera un million de morts", déclare le leader de l’organisation, Abimael Guzman [8]. Dans cette perspective, le contrôle des "ceintures de fer", c’est-à-dire des barriadas qui entourent la capitale, centre du pouvoir, est décisif. Il permettra, en effet, d’encercler les autorités nationales avant de procéder à l’assaut final : "Lima et les pueblos jóvenes [9] constituent la scène sur laquelle aura lieu la bataille finale de la guerre populaire" [10].
8On comprend donc l’importance stratégique de Villa el Salvador. Ce pueblo joven réunit de nombreuses caractéristiques qui en font une cible prioritaire de l’organisation terroriste. Tout d’abord, sa notoriété permet de donner aux actions terroristes une plus grande répercussion. Les sentiéristes pensent que la destruction de ce symbole de solidarité donnera plus de force à l’organisation. De plus, comme le souligne un des maires de Villa el Salvador, "le Sentier savait que s’il parvenait à contrôler Villa, il parviendrait à contrôler n’importe quoi" [11]. Ensuite, le système d’autogestion qui caractérise la barriada est fortement critiqué par le Sentier Lumineux qui considère que "l’autogestion, c’est de la trahison" [12]. Ce système de gestion ne servirait, selon les terroristes, qu’à amortir les effets de l’absence de l’État sur le terrain social et à retarder la révolte des masses populaires. Enfin, le district est, depuis le début des années 1980, le bastion du grand ennemi du Sentier Lumineux, le parti de gauche Izquierda Unida, accusé de trahir les intérêts des catégories populaires en participant à un système politique corrompu.
9Dans ces conditions, Villa el Salvador devient "le pueblo joven à abattre" : de nombreux attentats y sont perpétrés au début des années 1990, qui prennent pour cibles les autorités municipales et les dirigeants populaires [13], entraînant la fuite à l’étranger de nombreux leaders associatifs et la diminution de la participation locale.
10Mais la violence n’est pas la seule stratégie de déstructuration utilisée par le Sentier Lumineux, qui cherche également à déstabiliser les principales organisations communautaires. Ainsi, des sentiéristes infiltrent la CUAVES [14] en se faisant élire comme délégués. Il est dès lors facile de profiter de la rivalité qui oppose la CUAVES au conseil municipal, et d’aiguiser les conflits existants. La CUAVES entame alors une période de perte de crédibilité, et par conséquent de légitimité, dont elle souffrira durant les années 1990. D’autres organisations subiront le même sort, ce qui contribuera à affaiblir durablement le tissu social de Villa el Salvador.
b) Le développement du clientélisme
11Le paysage politique des années 1980 et 1990 est marqué, au Pérou, par le déclin des syndicats et des partis politiques traditionnels. La victoire d’un indépendant à la mairie de Lima en 1989, Ricardo Belmont, puis l’accession à la présidence de la République un an plus tard d’un quasi-inconnu, Alberto Fujimori, sont les premiers signes de cette évolution.
12Les districts populaires de Lima n’échappent pas à ce phénomène : quasiment tous les pueblos jóvenes (dont Villa el Salvador) élisent des candidats indépendants lors des élections municipales de 1993. Les catégories populaires, déçues par la politique de l’APRA (parti d’Alán García, président jusqu’en 1990), lassées de la corruption d’un monde politique qui selon eux ne représente plus leurs intérêts, se tournent vers des hommes éloignés du système politique traditionnel : sur 33 listes présentes aux élections municipales de 1993 à Villa el Salvador, 24 sont indépendantes. [15]
13Etroitement associée à ce phénomène, se développe, entre l’État et les catégories populaires, une forme particulière de relation qui renoue avec la tradition populiste. En effet, Alán García et Alberto Fujimori, au pouvoir de 1985 à 1990 pour le premier, et de 1990 à 2000 pour le second, mettent en place des relations clientélistes avec les quartiers populaires, par l’intermédiaire de programmes sociaux spécifiques. Ainsi, le PAIT (Programme d’aide au revenu temporaire) d’Alán García ou le PRONAA (Programme national d’assistance alimentaire) d’Alberto Fujimori, présentent des caractéristiques qui contribuent à déstructurer l’action collective et la participation politique à Villa el Salvador comme dans les autres districts populaires. En effet, ces programmes sociaux visent à assurer à leur promoteur un soutien populaire et un plus grand contrôle sur les gouvernements locaux ( municipios).
14Le cas du PRONAA est révélateur : ce programme dépend directement du "ministère de la Présidence", sorte de secrétariat personnel d’Alberto Fujimori et deuxième ministère en termes budgétaires après le ministère de l’Economie. Ce ministère permet au chef de l’État d’associer directement son nom à la mise en œuvre de projets, comme la construction d’écoles ou de routes. Le PRONAA, qui est l’un des nombreux programmes financés par le ministère de la Présidence, gère exclusivement le domaine de l’assistance alimentaire : il s’agit pour Fujimori de contrôler les milliers de cantines populaires apparues dans le pays pendant la décennie 1980 en leur faisant parvenir directement des vivres, contournant les institutions qui faisaient auparavant office d’intermédiaires, et notamment les municipalités.
15Mais ce programme devient rapidement une arme politique pour le chef de l’État, qui l’utilise comme moyen de pression sur les femmes travaillant dans les cantines populaires. Ces dernières sont fortement incitées à se mobiliser en faveur de Fujimori lors de manifestations d’appui au gouvernement ou lors de célébrations comme l’anniversaire du président. A Villa el Salvador, les femmes des cantines populaires n’échappent pas à ce chantage.
16La relation directe instaurée par le chef de l’État avec elles a, en outre, d’autres conséquences directement visibles sur le tissu social de Villa et qui remettent en cause les relations entre certains acteurs de la communauté. En effet, Villa el Salvador compte deux grands groupes d’organisations de femmes : d’un côté, les clubs de mères, qui disposent des cantines populaires aidées par le PRONAA ; de l’autre la FEPOMUVES, associée à la municipalité du district, notamment dans le cadre de la gestion d’un autre programme lancé par la mairie de Lima, le Verre de Lait [16].
17La politique de promotion des cantines populaires menée par le gouvernement provoque une confrontation entre ces deux groupes d’acteurs. Pour la présidente de la FEPOMUVES, " il y a des pressions par l’intermédiaire des programmes. Les cantines sont organisées par le PRONAA et les bénéficiaires sont obligés de soutenir le gouvernement. Les cantines sont sous pression. Avant, la FEPOMUVES avait beaucoup de cantines populaires autogérées, les ONG nous appuyaient. Mais depuis que le gouvernement centralise tout avec le PRONAA, ces institutions ne reçoivent plus de dons. Tout est géré par le PRONAA, qui est contrôlé par le gouvernement et qui contrôle les cantines. Alán García avait bien organisé les clubs de mères. Il n’a pas supprimé ce qui existait, il a simplement créé son propre secteur. Mais le gouvernement actuel n’a pas respecté les organisations existantes" [17].
18Une dirigeante de cantine populaire explique le conflit de la façon suivante : " Il existe des conflits entre la FEPOMUVES et les clubs de mères, car les clubs ne reçoivent rien de la municipalité. La FEPOMUVES est très politisée, mais pas nous, car la faim n’a pas de couleur politique" [18].
19Toutefois, ces reproches dissimulent un autre enjeu, celui de la détention de ressources précieuses : les fonds du PRONAA pour les femmes des cantines populaires, et ceux du Verre de Lait pour la FEPOMUVES. Au total, l’État parvient, par l’intermédiaire de programmes d’assistance alimentaire, à déstructurer l’action collective à Villa el Salvador, en provoquant des tensions entre les groupes d’acteurs.
20Bien que travaillant sur le même terrain et avec le même objectif, les femmes engagées dans l’action d’assistance alimentaire se divisent alors à Villa el Salvador en deux blocs antagonistes. Comme le souligne Camille Goirand dans l’une de ses études sur les favelas de Rio, " les stratégies de bienfaisance (… ) ont un caractère antidémocratique car, tout en produisant des effets de redistribution, elles détournent de la mobilisation et de la revendication sociale" [19].
2– DES ACTEURS POLITIQUES EN DÉCLIN
a) La CUAVES
21La CUAVES est la plus ancienne autorité représentative de Villa el Salvador. Etroitement associée à l’organisation urbaine de la communauté, elle se fonde sur la cellule de base, le groupe résidentiel. Les délégués de chaque groupe forment au sommet de la pyramide l’assemblée des délégués de la CUAVES, qui gère la barriada depuis son origine. Cette institution symbolise la spécificité de Villa el Salvador, représentant l’extrême organisation participative de la communauté, ainsi que son caractère autogestionnaire.
22C’est pourquoi, lorsqu’en 1983 Villa el Salvador devient un district de Lima doté de ses institutions municipales [20], se pose un problème nouveau, celui de la coexistence sur le même territoire de deux autorités. L’une fonde sa légitimité sur l’histoire de la communauté, sa fondation et sa consolidation, l’autre sur l’existence d’élections. L’une présente un caractère informel, puisqu’elle ne s’appuie sur aucune loi existante, alors que l’autre permet d’officialiser la barriada en l’intégrant au système politique et administratif du pays. Apparaît alors un système de cogestion inédit au Pérou, qui repose sur l’association des deux autorités gouvernant le district par le biais de commissions mixtes composées de représentants de la CUAVES et de la municipalité. Un "Acte d’engagement" est signé par lequel le conseil municipal reconnaît non seulement la légitimité de la CUAVES et le système participatif sur lequel elle repose, mais également son droit à gérer la communauté, et par conséquent à lever des impôts.
23Cet âge d’or ne dure qu’un temps, et bientôt les conflits de pouvoir apparaissent. La coexistence des deux autorités devient " une relation étrange, faite de négociations, d’accords et de conflits", selon l’expression de Carlos Franco [21], dans laquelle les conflits prennent vite le pas sur les accords. Dès la fin des années 1980, les commissions mixtes cessent de fonctionner et la CUAVES perd progressivement de sa légitimité. Cette détérioration s’explique en grande partie par le discrédit dû à l’infiltration du Sentier Lumineux, les conflits de pouvoir personnels qui apparaissent au sein de l’institution et la popularité croissante du maire. De plus, l’institution peine à intégrer dans sa structure les groupes d’acteurs qui apparaissent dans les décennies 80 et 90 (notamment les femmes et les commerçants), alors que la municipalité sait profiter de ces évolutions et, en promouvant ces nouveaux acteurs, s’assure un soutien durable. Actuellement, la CUAVES existe encore, mais certains dirigeants associatifs estiment que " la direction de la CUAVES est aujourd’hui en crise. Elle ne représente plus personne" [22].
24D’autres considèrent que l’organisation ne correspond plus aux réalités actuelles et entrevoient sa fin : " Il faut créer de nouvelles organisations. La CUAVES n’a pas su faire le bond dans la modernité (… ) Son problème a été de ne pas voir la réalité actuelle de Villa el Salvador (… ) Nous ne pouvons regarder toujours vers le passé. Il faut assumer les défis de l’avenir" [23].
25Outre les aspects politiques et les conflits de pouvoir, l’une des raisons principales du déclin de la CUAVES nous semble être en relation directe avec l’évolution des besoins et des aspirations de la communauté. Le système représentatif de la CUAVES reposait sur une participation des résidents au niveau de chaque pâté de maisons et reprenait en cela les structures de solidarité villageoise andine (les premiers résidents provenaient en effet majoritairement des Andes et étaient par conséquent imprégnés d’une culture d’action collective). Cette configuration a pu se maintenir tant que les besoins de première nécessité n’étaient pas satisfaits. Ainsi, les luttes pour l’obtention des premières infrastructures (tout-à-l’égout, électricité, routes) favorisaient la mobilisation des habitants d’un même quartier et leur participation aux réunions. Une fois les services de base obtenus, les résidents s’investissent dans d’autres structures plus directement liées à leur activité professionnelle. Cette évolution de la participation va permettre à la municipalité de se consolider, après sa création en 1983, en prenant en charge les responsabilités autrefois réservées à la CUAVES, et en promouvant le développement de nouvelles associations.
b) La municipalité
26Alors que la CUAVES décline, la municipalité gagne, dans un premier temps, en popularité. Cette dernière profite du discrédit de sa concurrente pour étendre son aire d’influence en favorisant l’apparition de groupes d’acteurs. C’est le cas, par exemple, de la FEPOMUVES à qui elle délègue la gestion du Verre de Lait. Mais c’est aussi le cas des petits industriels et artisans de Villa el Salvador. Le premier maire de Villa, Michel Azcueta, les regroupe en 1986 au sein d’une association, l’APEMIVES ( Association de petits et moyens industriels de Villa el Salvador), et organise leur installation dans la zone du Parc Industriel, jusqu’alors inoccupée. La municipalité appuie également la création du FUCOMIVES (Front unique des commerçants détaillants de Villa El Salvador), en 1989.
27Les femmes, les industriels et les commerçants de Villa el Salvador sont autant de groupements qui n’étaient pas représentés par la CUAVES, cette institution refusant de les inclure dans son schéma participatif. Le gouvernement local, profitant de cette faiblesse, restructure ainsi le tissu social du district.
28La légitimité de la municipalité repose également sur la popularité de la figure du maire, plus proche des habitants. Dans le cas de Villa el Salvador, Michel Azcueta, présent dans la barriada depuis les premières années de fondation en tant qu’enseignant, devient une personnalité appréciée par les habitants qui s’adressent à lui plus directement qu’à la direction de la CUAVES. A Villa, comme dans les autres villes du pays, " l’autorité municipale est plus proche du peuple en chair et en os, et celui-ci se sent plus libre de lui présenter ses problèmes et ses critiques" [24]. Les habitants n’hésitent pas à le tutoyer et à l’appeler par son prénom. Michel est un " vecino" [25] comme les autres. Une enquête, réalisée en 1992, montre d’ailleurs que les deux figures politiques les plus appréciées sont le président de la République et le maire [26].
29Cependant, si la municipalité entame progressivement le pouvoir de la CUAVES, elle n’échappe pas non plus, ces dernières années, à une perte de légitimité, comme le montrent les conclusions d’une consultation populaire réalisée en 1999 à Villa El Salvador [27]. Les comptes rendus des ateliers de discussion organisés à cette occasion révèlent les faiblesses du pouvoir municipal et indiquent une perte de légitimité de l’institution [28].
30Parmi les souhaits exprimés par la population, on note celui d’" une meilleure coordination avec les autorités" ; les ateliers relèvent également des tendances négatives, notamment " une coupure entre le gouvernement municipal et les organisations sociales", une " augmentation du mauvais gouvernement, (… ) et du chaos municipal", et une " corruption des autorités"; parmi les points faibles, on note " un manque de coordination entre les dirigeants de quartier et les autorités locales", " un manque de crédibilité des leaders de la population", et des "autorités municipales corrompues"; enfin, les comptes rendus soulignent " les désaccords politiques entre le gouvernement central et les gouvernements locaux, qui rendent difficile le développement du district, favorisant les maires de la ligne politique gouvernementale", ainsi qu’une " mauvaise utilisation du pouvoir politique et social". Le décalage entre la politique municipale et les besoins de la population est donc mis en avant, de même que la corruption des fonctionnaires et la mauvaise utilisation des fonds publics.
31Ces conclusions attestent d’une perte de popularité de l’institution municipale. La municipalité, qui était parvenue à détrôner la CUAVES et à se faire accepter par les habitants de Villa el Salvador comme la nouvelle autorité représentative, se trouve confrontée au début du XXIe siècle à une perte de confiance de la part de la population. Cette chute de popularité semble être liée principalement à deux facteurs : la corruption des autorités municipales et leur coupure avec les associations de base.
32Malgré le déclin des deux autorités politiques représentatives, de nouvelles formes d’action collective voient le jour dans les années 1990, sous l’impulsion de nouveaux acteurs qui s’imposent progressivement sur la scène publique, et de nouveaux projets de gestion urbaine tels le budget participatif.
3– À LA RECHERCHE DE NOUVELLES FORMES D’ACTION COLLECTIVE
33Les nouvelles formes d’action collective s’organisent principalement autour de deux axes : les associations d’ordre professionnel (commerçants, industriels, agriculteurs) qui supplantent progressivement les associations de quartier, et les espaces de dialogue et de décision mis en place dans le cadre du troisième plan de développement de la ville.
3.1 De nouveaux groupes d’acteurs
34De nouveaux groupes d’acteurs occupent aujourd’hui une place non négligeable dans l’espace public local. Après les femmes, qui font leur apparition en tant qu’acteurs politiques dynamiques durant les années 1980 (et qui le sont encore actuellement), ce sont des groupes d’ordre "professionnel" qui s’imposent comme des acteurs de premier rang à Villa el Salvador, notamment les artisans, les commerçants et les agriculteurs.
35Les petits industriels et artisans : le Parc Industriel, promu par la municipalité et par diverses ONG, devient rapidement une vitrine du succès économique de Villa el Salvador. Il dispose aujourd’hui d’environ 30.000 emplois (dont la moitié sont permanents) répartis dans 8.000 petites entreprises. La municipalité n’hésite d’ailleurs pas à présenter le Parc comme un succès de sa politique, qui permet au district d’atteindre une certaine autonomie économique en offrant des emplois pour une partie de sa population et en attirant des investissements extérieurs : " Le Parc est ce qui a le mieux fonctionné à Villa el Salvador, avec ses micro-entreprises de menuiserie, d’artisanat, de meubles, de chaussures. Le Parc a non seulement gagné du terrain au niveau national grâce à la qualité de ses produits, mais a aussi stimulé l’économie locale" [29]. L’association qui rassemble les artisans du Parc, l’APEMIVES, réunit en effet sept groupes d’activités : le textile, la chaussure, l’artisanat, l’alimentation, les métaux, la mécanique et les métiers du bois.
36Les foires industrielles organisées par les entrepreneurs du Parc attirent une grande partie des habitants du Cono Sur (partie sud de la banlieue de Lima). La première, organisée en 1997, a permis aux différents ateliers de vendre leurs produits sur place [30]. Villa el Salvador est aujourd’hui le seul district populaire de Lima à disposer d’un tel pôle productif qui permette à un certain nombre de ses habitants de développer une activité professionnelle sur leur lieu d’habitation [31]. Les agriculteurs : tout comme le Parc Industriel, la " zona agropecuaria", vaste terrain destiné à l’agriculture, était incluse dans le projet originel du gouvernement militaire de Velasco. Villa el Salvador est également le seul district à recycler ses eaux usées, ce qui permet d’irriguer une zone d’agriculture et d’élevage qui s’étend sur environ 745 hectares. Comme le note Louis Favreau, " habituellement, la ville chasse la campagne : à Villa El Salvador, la campagne est intégrée à la ville" [32].
37Toutefois, les agriculteurs subissent en janvier 2000 une "invasion" de terrains organisée par plus de 10.000 personnes extérieures à Villa el Salvador. La confrontation violente qui en découle provoque la mort de cinq personnes. Cet événement est immédiatement utilisé par le gouvernement d’Alberto Fujimori pour mettre en œuvre l’une de ses plus grandes manœuvres clientélistes. Les participants à l’invasion sont déplacés vers d’autres zones de la périphérie et le gouvernement promet des lotissements à tous les participants à l’occupation. Cette stratégie permet de discréditer l’équipe municipale de Martín Pumar, accusée par le gouvernement de ne pas avoir su gérer la crise [33], et simultanément de gagner de nouveaux électeurs en vue de l’élection présidentielle de 2000.
38Cette occupation illégale contribue cependant à mettre en lumière l’importance de la zone agricole et permet à un groupe d’acteurs de sortir de l’ombre. Les agriculteurs se sont en effet fortement mobilisés à la suite de cette crise, en essayant de grouper les différentes coopératives existantes pour créer une centrale associative qui leur permettrait de réagir de façon plus cohérente dans l’éventualité d’une nouvelle "invasion" et qui, de plus, leur assurerait une meilleure représentation dans le cadre du budget participatif. Enfin, les résultats du referendum local organisé par la municipalité en 1999, qui montrent que la priorité des habitants est de faire de leur district "une ville verte", favorisent le développement de la zone agricole. Dès lors, l’écoute des revendications des agriculteurs devient également l’une des priorités de la politique municipale.
39Les commerçants : réunis au sein du FUCOMIVES, ils ont également gagné du poids sur la scène politique et économique du district. Ils représentent désormais un groupe d’acteurs dont l’appui est devenu un enjeu pour une municipalité en perte de vitesse. Mais ce rapprochement n’est pas seulement dû à la nécessité pour le gouvernement local de trouver de nouveaux alliés. Il s’inscrit également dans le cadre de la politique menée par le maire de Lima, Alberto Andrade, à la fin des années 1990, qui cherche à promouvoir la "formalisation" ou la légalisation du commerce, et par conséquent à éradiquer le commerce ambulant. Or, cette politique, fortement associée à la restauration du centre historique de Lima [34], s’accompagne de l’expulsion des commerçants ambulants du centre, ce qui provoque un retour dans leur district d’origine d’un grand nombre d’entre eux..
40Ainsi, Villa el Salvador et d’autres districts populaires connaissent ces dernières années une recrudescence du commerce dit "informel", qui entraîne le durcissement de l’opposition entre les commerçants ambulants et les commerçants "formels". Aussi, les commerçants de Villa el Salvador (estimés à environ 16.000 [35]) se divisent en deux grands groupes antagonistes : le FUCOMIVES, constitué des groupes légalisés, c’est-à-dire les marchés, magasins et stands de rue, et la FETRAAVES (Fédération de travailleurs ambulants de Villa el Salvador) qui regroupe une grande partie des vendeurs ambulants (informels) du district.
41Jusqu’à la fin des années 1990, le commerce informel n’est pas combattu au Pérou, certains y voyant même le signe du dynamisme d’une frange de la population qui ferait ainsi preuve de son esprit d’initiative, compte tenu de l’incapacité de l’État à résoudre le problème de l’emploi [36]. Ce n’est que lorsque le projet de réforme du commerce est lancé par la mairie de Lima que les districts populaires, s’alignant sur cette politique, doivent lutter contre le commerce ambulant. L’ordonnance municipale prévoit, en effet, "l’ordonnancement et l’éradication du commerce ambulant dans ses diverses modalités sur les voies publiques (stands, foires et similaires) en le déplaçant vers les marchés sous-utilisés" [37]. A la fin de l’année 1999, la politique d’expulsion des commerçants ambulants est presque achevée dans le centre de Lima, puisque 90% d’entre eux sont installés dans de nouvelles zones [38].
42Dans ces conditions, les commerçants formels du FUCOMIVES sont en position de force dans leur négociation avec les autorités du district. Longtemps laissés à l’écart en raison d’un laisser-faire qui tendait à favoriser le développement du commerce ambulant, ils ont obtenu en 1999 la création d’une "Table du Commerce", sorte d’atelier de travail au sein duquel ont lieu des réunions entre les représentants de la municipalité, des ONG et des commerçants, afin de " développer des mécanismes et des instruments pour le renforcement du secteur commercial" [39]. La mise en place de cet atelier a favorisé un renforcement de relations et de la solidarité entre les commerçants, qui prend le pas sur les comportements plus individualistes qui avaient prévalu jusqu’alors.
43Après une période de conflits, le dialogue entre commerçants formels et informels a repris, les seconds étant désormais des " commerçants en voie de formalisation". Les premiers disposent aujourd’hui d’une revue, " La Voz de los Comerciantes", d’une association plus structurée, d’un cadre institutionnalisé de négociations avec les autorités municipales, et devraient parvenir à concrétiser un vieux projet : l’ouverture à Villa el Salvador d’une grande centrale d’approvisionnement qui ravitaillerait tous les districts de la banlieue sud de Lima et qui permettrait un renforcement de l’autonomie économique de la barriada (les commerçants sont obligés jusqu’à présent d’acheter leurs produits dans un autre district de Lima).
44Les agriculteurs, les industriels et les commerçants sont donc aujourd’hui des acteurs clefs sur la scène politique de Villa el Salvador, comme en atteste également leur active collaboration au budget participatif.
3.2 Une expérience nouvelle : le budget Participatif
45" Le budget participatif a comme objectif le renforcement des organisations de base, la gouvernabilité et le développement de Villa el Salvador, par la promotion d’une plus grande et d’une meilleure participation citoyenne et par la démocratisation de la prise de décisions dans le cadre du Plan Intégral de Développement du district" : c’est par ces mots que l’ordonnance municipale n°030-2001-MVES officialise, le 4 juin 2001, un nouveau modèle de gestion urbaine.
a) Comment se met en place le budget participatif ?
46En novembre 1999, la municipalité soumet à référendum le troisième plan de développement de Villa el Salvador, qui doit régir le développement de la ville jusqu’en 2010. Les axes principaux de ce " Plan Integral de Desarrollo hacia el 2010" sont discutés durant les mois qui précèdent le référendum, dans le cadre d’une consultation populaire sans précédent dans l’histoire de Villa el Salvador. Sous l’impulsion de la municipalité et de plusieurs ONG, des espaces de dialogues sont aménagés, afin de consulter la population sur les principaux problèmes que rencontre le district et sur les solutions qui peuvent être envisagées.
47Bien que cette consultation soit organisée par le gouvernement local dans un souci de relégitimation, elle permet le réveil d’une certaine dynamique participative : plusieurs ateliers sont constitués, ainsi que des tables (tables du commerce, de l’éducation, des jeunes, des industriels) qui aboutissent, en novembre 1999, à une esquisse de plan de développement proposant l’objectif général suivant : " Villa el Salvador est un district de producteurs, leader, organisateur et générateur de richesse. C’est une ville moderne et saine, avec des hommes et des femmes de toutes les générations, porteurs de valeurs humaines, qui jouissent d’une égalité des chances, de formation et d’emploi, et qui participent démocratiquement à la gestion de son développement : êtes-vous d’accord ?".
48Le plan est approuvé le 14 novembre 1999 par 83,7% de "oui". Environ 48.000 personnes ont participé au scrutin sur une population totale de 320.000 habitants, qui compte 120.000 électeurs [40]. Deux priorités de développement sont également approuvées : "Villa el Salvador, une ville saine, propre et verte" et "Villa el Salvador, une communauté éducative".
49En reconstituant des espaces de dialogue et en se posant comme le trait d’union entre les différentes composantes du tissu social, la municipalité cherche à retrouver la légitimité perdue. Mais c’est paradoxalement au résultat contraire qu’aboutit cette consultation, les comptes rendus des ateliers de discussion soulignant la rupture du lien entre le gouvernement local et la base associative de la barriada. Promoteur de cette initiative, la municipalité n’en retire pas les fruits escomptés, et cela, malgré l’approbation du plan.
50Cependant, la dynamique participative semble être lancée ; elle est confirmée par la mise en place, dans le cadre de ce plan de développement, d’un nouveau mode de gestion de la ville : le budget participatif. Sur le modèle de villes comme Porto Alegre ou Belém au Brésil, l’équipe municipale de Villa el Salvador, associée à des ONG, esquisse à l’issue du référendum les bases d’une gestion du budget qui sera menée par les habitants eux-mêmes. La première " Rencontre internationale du budget participatif" a lieu à Villa el Salvador, en septembre 2000, en présence des représentants des villes de Santo André et de Porto Alegre (Brésil), Montevideo (Uruguay), Ciudad Guayana (Venezuela) et Villa el Salvador, à l’initiative du Programme de Gestion Urbaine de l’ONU.
b) Le fonctionnement du budget participatif
51Mis en place dès l’année 2000, et officialisé en 2001 [41], Le montant du budget participatif est prélevé sur la part budgétaire que la municipalité destine aux travaux et aux investissements. C’est le conseil municipal qui décide du montant prélevé chaque année (pour l’année 2000, le montant alloué était de 2 millions de sols). Chaque secteur de la ville dispose d’une part budgétaire différente en fonction de ses besoins estimés.
52Une fois que le montant a été défini pour chaque secteur, ce budget est discuté par les groupes d’acteurs de Villa El Salvador organisés selon deux axes : un axe territorial et un axe thématique (en cela, l’organisation est calquée sur le modèle du budget participatif de Porto Alegre). Il s’agit, pour la base territoriale, de "comités de développement territorial ou sectoriel" (la ville étant dans cette perspective divisée en huit secteurs) auxquels participent les associations de base (en général les associations de quartier) et les représentants des agences municipales [42]. En ce qui concerne la base thématique, plusieurs "tables thématiques" sont constituées, traitant chacune d’un sujet spécifique (éducation, santé et environnement, jeunesse, PME, commerce, genre) et permettant une vision plus large, censée couvrir la totalité du district.
53C’est dans le cadre de ces institutions géographiques et thématiques que sont établies les priorités et que sont votés les projets. Ces trois dernières années, les principales réalisations ont concerné la restauration d’écoles, le dallage de certaines rues, la construction de locaux sportifs ou l’installation du tout-à-l’égout dans les quartiers les plus pauvres du district. Les résidents sont invités à participer aux travaux en apportant leur savoir-faire ou du matériel de construction.
54Supervisant l’ensemble du processus, un "Comité de gestion du plan de développement et du budget participatif", composé des conseillers municipaux et des représentants des comités de développement territorial et des tables thématiques, est censé vérifier la cohérence entre les priorités et les orientations du Plan de développement. En réalité, c’est le conseil municipal qui, jusqu’à présent, évalue la réalisation des travaux et dresse un compte-rendu pour chaque secteur.
c) Les limites du budget participatif
55L’expérience du budget participatif rencontre, depuis sa mise en œuvre en 2000, divers obstacles de nature financière qui entravent son fonctionnement, notamment les dettes contractées par l’équipe municipale de Martín Pumar. Le nouveau maire de Villa el Salvador, Jaime Zea, élu au début de l’année 2003, qui a fait campagne sur la " nécessaire moralisation de la vie publique à Villa El Salvador", mise toutefois sur la poursuite et le perfectionnement de cette expérience pendant son mandat. Le budget participatif ne s’élève pour l’instant qu’à 8,5 % du budget général du district, mais ce pourcentage est relativement élevé, compte tenu de la jeunesse du projet. A titre de comparaison, Porto Alegre, qui expérimente ce mode de gestion depuis 1988, n’attribue au budget participatif que 15% du budget total de la ville [43].
56De plus, certains des rouages du processus fonctionnent avec difficulté, ou pire, ne sont pas opérationnels. Ainsi, l’instance de supervision générale qu’est censé être le Comité de gestion du plan de développement et du budget participatif n’a pas d’activité effective. C’est le conseil municipal qui a rempli jusqu’à présent les fonctions qui sont attribuées à cet organe. De même, la relation entre les deux niveaux, thématique et territorial, qui devrait s’établir par un dialogue entre les Tables thématiques et les comités de développement, demeure embryonnaire. A cet égard, quelques Tables, comme celle du commerce, sont très dynamiques, alors que d’autres, comme celle de la jeunesse, le sont beaucoup moins.
57Le budget participatif est également confronté aux nombreux défis de la participation. Ainsi, les acteurs engagés dans le processus ont mis l’accent, lors des entretiens, sur leur difficulté à mobiliser les jeunes, sur l’absence de femmes aux postes de direction (alors qu’elles participent activement aux réunions), sur la difficulté à renouveler les cadres dirigeants (les leaders du budget participatif sont, en général, les anciens dirigeants des groupes résidentiels) et sur l’inégale participation des différents secteurs. Il apparaît que la participation la plus dynamique s’effectue au niveau des associations qui ont compris les avantages qu’elles pouvaient retirer de ce nouveau mode de gestion urbaine. Les résidents, en tant qu’individus isolés, sont plus réticents à participer aux réunions et aux débats qui s’y tiennent. En cela, le processus du budget participatif est moins mobilisateur que la structure communautaire de la CUAVES dans les années 1970.
58Le démarrage difficile de cette initiative est cependant compréhensible. En effet, tout comme à Porto Alegre, où la participation avait été faible les premières années, les habitants paraissent attendre les premiers résultats concrets avant de s’impliquer dans un processus de participation coûteux en termes de disponibilité. De plus, le budget participatif souffre d’un déficit de légitimité, dans la mesure où il est encore perçu comme la continuation des anciennes structures communautaires aujourd’hui discréditées. C’est pour inverser cette situation que les ONG [44] préparent aujourd’hui une vaste campagne d’information (quasiment inexistante jusqu’à présent) destinée à présenter à la population du district le caractère novateur du processus.
CONCLUSION
59Villa el Salvador a connu ces dernières années des transformations notables de son tissu social, ainsi que des formes d’action collective qui lui sont associées. Son histoire atypique, ainsi que certaines de ses caractéristiques, qui en font un district "à part", ne le rendent cependant pas imperméable aux évolutions de la société péruvienne et de son système politique. Le déclin des partis politiques traditionnels, les politiques clientélistes, les crises économiques, la violence inhérente à l’histoire récente du pays et la montée des valeurs individualistes ont laissé des traces à Villa el Salvador, brouillant son image de "communauté urbaine autogérée", symbole de solidarité.
60Aujourd’hui, le district est loin d’avoir résolu certaines faiblesses. 38.000 personnes sont en situation d’extrême pauvreté (environ 11% de la population totale) [45] et le taux de croissance de la population en 2002 était de 5%, alors que le district ne dispose plus de possibilité d’extension urbaine (encadré au nord, à l’est et au sud par d’autres districts, et à l’ouest par l’Océan Pacifique); enfin, la délinquance ne cesse d’augmenter, situant Villa El Salvador parmi les districts les moins sûrs de Lima [46].
61Cependant, si des formes d’action collective ont disparu, elles ont laissé la place à d’autres, porteuses de nouvelles expériences et de nouvelles identités dans un district désormais nommé " Gouvernement local de Villa El Salvador". Le tissu social a connu des transformations et s’accompagne d’une évolution des aspirations. Le budget participatif peut être le cadre dans lequel ces nouveaux objectifs se traduisent par des projets concrets, dans la mesure où un espace public local est en cours de constitution, porteur d’un nouveau rapport au politique.
62Si, comme le souligne Hannah Arendt, " la politique prend naissance dans l’espace "qui est entre les hommes", donc, dans quelque chose de fondamentalement "extérieur à l’homme" (… ), la politique prend naissance dans l’espace intermédiaire et elle se constitue comme relation" [47], alors les espaces de discussion offerts par le budget participatif peuvent donner naissance à cette relation. Ils permettent en effet, par l’intelligibilité des enjeux qui y sont débattus (de l’achat de matériel pour les écoles à la construction d’un nouveau terrain de sport) et par la prise de conscience d’une véritable incidence sur l’amélioration des conditions de vie, de donner une signification plus concrète à la notion de "citoyenneté".
Mots-clés éditeurs : action collective, violence politique, autogestion, clientélisme, budget participatif, participation
Notes
- (*)Université Paris XII-Val de Marne burgos@ univ-paris12. fr
-
[1]
Nous préférerons le terme de barriada à celui de bidonville qui n’est pas approprié ici, la majeure partie de Villa el Salvador étant dotée de constructions "en dur".
-
[2]
Le terme d’"invasion" est celui qui est communément utilisé pour faire référence aux occupations illégales des terrains vagues de la périphérie de Lima qui apparaissent dès les années 1940, et qui donnent lieu à la constitution de nombreuses " barriadas" peuplées de migrants andins ou de personnes fuyant les taudis du centre-ville de la capitale (voir Jean-Claude Driant, Las barriadas de Lima, Lima, IFEA-DESCO, 1991).
-
[3]
Le gouvernement militaire de Velasco ( 1968-1975) lance un projet de participation populaire à grande échelle appelé SINAMOS (système national d’appui à la mobilisation sociale) destiné à encourager la participation des catégories les plus défavorisées au système politique.
-
[4]
Ce terme désigne à la fois la ville dans son ensemble et son autorité représentative, c’est-à-dire l’assemblée de délégués qui la dirige.
-
[5]
Il existe deux niveaux d’autorités municipales à Lima : la municipalité métropolitaine qui étend son influence sur l’ensemble de la capitale, et les municipalités de districts. Villa el Salvador est un district de Lima depuis 1983.
-
[6]
Il s’agit du gouvernement local au niveau du district.
-
[7]
Ce chiffre a été récemment établi par la "Commission de Vérité et de Réconciliation du Pérou", qui, le 28 août 2003, a présenté un rapport au Président péruvien Alejandro Toledo en ce sens.
-
[8]
El Diario, juillet 1988 (ce journal est le porte-parole des sentiéristes).
-
[9]
Cette appellation qui signifie "villages jeunes" est donnée aux barriadas par le gouvernement vélasquiste, afin de valoriser ce type de quartiers.
-
[10]
Abimael Guzman, El Diario, juillet 1992.
-
[11]
Entretien avec Martin Pumar (maire de Villa el Salvador de 1998 à 2002) à Villa el Salvador, juillet 2000.
-
[12]
El Diario, mai 1991.
-
[13]
L’un des assassinats les plus marquants dans l’histoire de Villa El Salvador est celui de María Elena Moyano, adjointe au maire et dirigeante de la principale organisation de femmes, la FEPOMUVES (Fédération populaire des femmes de Villa El Salvador).
-
[14]
Il s’agit ici de l’autorité représentative traditionnelle de la communauté, constituée des délégués de chaque groupe résidentiel, présente depuis la fondation de la barriada. Lorsque Villa El Salvador devient un district en 1983, et se dote d’autorités municipales élues, naît un conflit de légitimité entre ces deux institutions dont le Sentier Lumineux saura tirer parti.
-
[15]
INEI, Compendio Estadístico, Lima, Ed. 2000.
-
[16]
Le programme du Verre de Lait a été instauré en 1984 par le maire de Lima, Alfonso Barrantes, du parti de gauche Izquierda Unida, et vise à donner un verre de lait par jour à un million d’enfants. L’initiative, qui connaît un grand succès, permet aux gouvernements locaux, c’est-à-dire les municipalités de districts, de gérer directement le programme. A Villa el Salvador, le programme est cogéré par la municipalité et la FEPOMUVES.
-
[17]
Entretien avec Esther Flores, FEPOMUVES, octobre 1999.
-
[18]
Entretien avec Asteria, dirigeante de la cantine Santa Rita, secteur 2, Villa el Salvador, septembre 2000.
-
[19]
Camille Goirand, "Philanthropes en concurrence dans les favelas de Rio", Critique Internationale, n°4, été 1999, p. 167.
-
[20]
Jusqu’en 1983, Villa el Salvador dépendait administrativement d’un district voisin : Villa María del Triunfo.
-
[21]
"La experiencia de Villa el Salvador : del arenal a logros fundamentales a través de un modelo social de avanzada", in Bernardo Kliksberg dir., Pobreza, un tema impostergable, CLAD, México, 1993, p. 429.
-
[22]
Entretien avec Pablo Morocho, dirigeant du secteur 6 et secrétaire municipal des relations avec la CUAVES, août 2000.
-
[23]
Entretien avec Michel Azcueta, maire de Villa el Salvador à plusieurs reprises, septembre 2000.
-
[24]
Henry Pease García, "Lima es gobernable : una gestión municipal popular y democrática", Ciudad Alternativa, n°10,1995, p. 103.
-
[25]
Ce terme, de traduction difficile en français, fait référence à un résident habitant le même quartier, la même unité territoriale, et avec lequel on partage les mêmes préoccupations.
-
[26]
Cándido Monzón Arribas, Miguel Roiz Célix, Mercedes Fernández Antón, "Perfiles de una cultura política autoritaria : el Perú de Fujimori en los años noventa", Revista Mexicana de Sociología, vol. 59, n°2, avril-juin 1997, p. 123.
-
[27]
Consultation populaire destinée à soumettre le troisième plan de développement ( Plan de desarrollo integral hacia el 2010 ) aux habitants de Villa el Salvador.
-
[28]
Municipio de Lima, Resultados de los talleres del Plan Integral de Desarrollo hacia el 2010, Villa el Salvador, 1999.
-
[29]
Entretien (juillet 2000) avec Martín Pumar, maire de Villa El Salvador de 1998 à 2002.
-
[30]
Entretien avec Segundo Valencia Jave, président de l’APEMIVES en 2000.
-
[31]
Il faut rappeler que Villa el Salvador se situe à une quarantaine de kilomètres du centre de Lima et que les transports collectifs demeurent de mauvaise qualité. Les déplacements, pour les habitants obligés d’aller travailler dans le centre, représentent ainsi un coût non négligeable en termes de temps et d’argent.
-
[32]
"Développement communautaire et économie sociale : l’expérience péruvienne de Villa el Salvador", Cahiers de la Chaire de Recherche en Développement Communautaire, Québec, n°5,1998, p. 6.
-
[33]
Diana Burgos, "Un bilan de la participation politique", Problèmes d’Amérique latine, n°38, juillet-septembre 2000.
-
[34]
Voir Diana Burgos, "La récupération du centre historique de Lima", America, Cahiers du CRICCAL, n°29,1er trimestre 2003, Presses de la Sorbonne Nouvelle.
-
[35]
Chiffres fournis par l’ONG Fovida.
-
[36]
C’est le cas des études de Hernando de Soto, l’Autre Sentier. La révolution informelle dans le Tiers-Monde, Paris, La Découverte, 1994 ou de José Matos Mar, Crisis del Estado y desborde popular, Lima, IEP, 1984.
-
[37]
Ordonnance n°195, article 15, juillet 1999.
-
[38]
Ruiz de Somocurcio Jorge, Crespo Hernán (dir.), Lima : la ciudad posible, Municipalidad de Lima, 1999.
-
[39]
Mesa Temática de concertación comercio Villa El Salvador, Villa El Salvador, DESCO-FOVIDA, 2000, p. 23.
-
[40]
Dans le cadre du référendum, sont autorisés à voter les habitants de Villa El Salvador âgés de plus de 16 ans.
-
[41]
Ordonnance municipale n°030-2001-MVES du 4 juin 2001.
-
[42]
Il existe cinq agences municipales dans le district : en raison de la taille du district et des difficultés de déplacement interne, la municipalité a décentralisé certaines de ses fonctions administratives sur le territoire de Villa el Salvador.
-
[43]
Jean-Jacques Sevilla, "Municipales au Brésil : Porto Alegre demeure le laboratoire de la gauche rouge", Le Monde, 2 octobre 2000.
-
[44]
En particulier DESCO, FOVIDA et CALANDRIA.
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[45]
"Algunas cifras de Villa el Salvador", Encuentro Internacional del Presupuesto Participativo, MUVES-DESCO, septembre 2000.
-
[46]
La revue péruvienne Caretas recense, dans son numéro du 28 février 2002,18 bandes de jeunes violentes à Villa el Salvador.
-
[47]
Hannah Arendt, Qu’est-ce que la politique ?, Paris, Seuil, 1995, p. 42.