Notes
- (*)FASEG/Université de Lomé
-
[1]
Le degré de concentration des échanges mondiaux de phosphate brut est apprécié par le calcul des indicateurs de concentration et d'inégalité, souvent utilisés en économie industrielle, notamment le coefficient de concentration, l'indice de Hirschman-Herfindhal, le coefficient d'entropie et l'indice de Linda (voir Mensah, 2002, pp. 49-68)
-
[2]
Selon les statistiques des Nations Unies jusqu'en 1966-67
-
[3]
Voir Zenaidi Karray, 1987, pp. 113-132
-
[4]
BPL (Bone Phosphore of Lime) exprime le taux de phosphore contenu dans le phosphate.
-
[5]
Sulphur n° 178, janvier/février 1985
-
[6]
Les variables n'étant cointégrées à l'ordre 1, la spécification d'un modèle de cointégration n'est pas possible. La variable de production est stationnaire en niveau alors que les autres ne le sont qu'en différence première.(Mensah, 2002, chapitre 2).
-
[7]
Pour ce graphique 2, ainsi que les graphiques 3,4,5 et 6, l'axe des ordonnées pour les valeurs observées et estimées est à droite ; l'axe des ordonnées pour les résidus est à gauche.
-
[8]
Indépendamment et identiquement distribué.
-
[9]
Le marché oligopolistique découle de la position dominante des deux acteurs dans la production mondiale et leur leadership stratégique sur les marchés du phosphate brut et des engrais phosphatés.
1L'étude s'articule autour des effets qu'exercent les variables de production, de demande et de variation de stock sur la détermination des cours du phosphate brut; ces variables sont caractérisées par des rigidités, qui proviennent en partie de comportements stratégiques des principaux acteurs. Le marché international du phosphate brut est ainsi contrôlé à 70% par l’Office Chérifien du Phosphate (Maroc), les firmes russes (Russie), la Jordan Phosphate Mines Ltd (Jordanie), la Compagnie des phosphates de Gafsa (Tunisie) et un groupe de 8 entreprises américaines formant le Phosrock (USA) face à plusieurs acheteurs dont les plus importants sont l'UE, l'Inde et les USA.
2Phosrock qui est le premier producteur mondial du phosphate brut est faiblement représentée sur le marché international, mais dominent le marché des engrais phosphatés. L'OCP est le deuxième producteur mondial avec la position de leader sur le marché international. La nature oligopolistique du marché tient surtout à la position dominante de l'OCP et de Phosrock dans la production mondiale et sur les marchés de la filière économique du phosphate brut. Le phosphate brut est la matière première principale intervenant dans le processus de production de l'acide phosphorique qui à son tour est indispensable pour la production des engrais phosphatés. Cette situation permet de considérer l'interdépendance entre le marché international du phosphate brut et les marchés des produits dérivés. Les facteurs qui peuvent expliquer l'évolution des cours et du marché mondial du phosphate se rapportent ainsi à la dynamique globale et aux stratégies des acteurs du marché (Calabre 1997), stratégies qui impliquent une tendance au repositionnement des acteurs en aval de la filière économique.
3L'analyse empirique de la dynamique des cours sur le marché international du phosphate brut est fondée sur le modèle général proposé par Labys ( 1999). Spécifiquement, le volet stratégique s'inspire de la démarche de Feinberg and Husted (1999) avec l'estimation des fonctions de réactions.
4Pour connaître les facteurs qui véhiculent des phénomènes de déséquilibre sur le marché international du phosphate, nous procéderons d'abord à l'analyse de l'évolution chronologique du marché.
5 Elle permettra d'expliquer les phénomènes de pénurie et d'excédents qui jalonnent l'historique du marché. Il y a pénurie lorsque l'offre du produit est insuffisante pour couvrir les besoins de la demande ou bien lorsque la progression de l'offre est inférieure à celle de la demande. Dans les cas contraires, le marché connaît des phases d'excédent. Dans l'ensemble, la succession des phases d'excédent et de pénurie mesure l'évolution de la variation du stock. A partir des résultats des tests de racine unitaire, de causalité et de cointégration (Mensah, 2002) menés sur les facteurs répertoriés dans l'analyse statistique du marché, nous procéderons aux estimations économétriques des relations entre le cours du phosphate et les variables explicatives recensés. L'analyse des comportements stratégiques des acteurs du marché viendra compléter les résultats relatifs à la dynamique globale. Nous nous intéresserons particulièrement au comportement des acteurs dominants tels que l'OCP (Maroc) et Phosrock (USA) [1] Pour analyser les comportements stratégiques des acteurs, nous allons recourir à la théorie des jeux, notamment le dilemme du prisonnier, la politique de prédation et la théorie de l'oligopole. Cette démarche permettra de proposer le modèle représentatif de la dynamique du marché mondial du phosphate avec la mise en œuvre d'une procédure de correction asymptotique d'erreur. Cette méthode d'estimation est utile pour capter les influences de moyen terme et les dissocier de celles de long terme.
6La question de la dynamique de moyen terme d'une matière première résulte non seulement des mécanismes globaux de développement et de succession des phases d'excédent et de pénurie, consécutives aux phénomènes de consommation de la production commercialisée, mais aussi des comportements stratégiques des acteurs dominants. A cet effet, l'analyse de l'historique du marché (section 1) permet de répertorier les événements qui l'ont caractérisé, et donc de connaître les variables qui expliquent son évolution. A partir de là, il est possible de formaliser les relations qui s'établissent entre elles en vue d'appréhender les effets du rapport entre production et consommation sur le cours mondial du phosphate(section 2). La troisième section intègre dans le modèle précédent les stratégies des acteurs dominants.
1. L'ÉVOLUTION DU MARCH É IN TERN ATION AL DU PH OSPH ATE AVAN T ET APRÈS LA CRISE DE 1973
7La section offre un aperçu chronologique de l'évolution du marché du phosphate autour de l'événement marquant qu'est la crise des années 70. Elle permet de répertorier les différents facteurs qui affectent le bilan statistique du marché et par conséquent les cours mondiaux du phosphate. Bien que la flambée des cours de 1973 découle d'une décision unilatérale du Maroc, des signaux sur l'état d'approvisionnement du marché l'ont favorisée. Le premier paragraphe expose donc les tendances préparant la crise de 1973 (1.1), le deuxième analyse la crise (1.2) et le troisième étudie l'évolution du marché après 1979 (1.3).
1.1 Situation avant 1973 : tendances préparant la crise
8Durant les années ’50, le marché international du phosphate est dominé par les USA et la France. La position de cette dernière a pour origine les mines de phosphate qui existent dans ses colonies africaines, Nord africaines particulièrement. La stratégie d'entente adoptée par les deux pays a permis de stabiliser le marché. Ils assuraient d'ailleurs la quasi-totalité des exportations mondiales. Les prix (en dollars courants) étaient stables et se situaient entre 7-8 dollars la tonne métrique f.o.b en moyenne [2](graphique 1).
9Avant la flambée des cours de 1973, le cours mondial du phosphate a connu deux phases d'évolution. La première qui couvre la période de 1960 à 1967 correspond à une phase de stabilité en raison de la stratégie d'entente suivie par les USA et la France. La seconde phase qui porte sur une période de six ans est marquée par l'effondrement des cours. Au cours de cette seconde période l'offre est supérieure à la demande, situation qui ne pouvait encourager les producteurs à investir. Mais de mauvaises récoltes et la sécheresse ont alors provoqué une augmentation de la demande que l'offre ne pouvait satisfaire sans une augmentation préalable des capacités de production.
1.2 La crise de 1973 [3]
10Suite à l’accroissement de la demande de phosphate, créant une situation de pénurie artificielle, l’Office Chérifien des phosphates (O.C.P.) a pris la décision de relever de 200% le prix du phosphate naturel. Tous les autres acteurs du marché ont adopté le même comportement. Le Sénégal et le Togo, avec les phosphates de meilleure qualité, ont majoré leur prix de près de 230%. Il en est de même des USA où le prix moyen est passé de 6 $ à 20 $ la tonne. L’augmentation des cours a été relativement moindre chez les autres pays exportateurs comme la Tunisie et la Jordanie. Dans l'ensemble, il y eut alors retournement de la tendance à la baisse des cours, amorcée depuis le début des années 60.
Évolution des prix de phosphate brut par pays exportateurs [4]
Évolution des prix de phosphate brut par pays exportateurs [4]
11Dès 1975, suite à une baisse de la demande, de nombreux exportateurs ont dû consentir des ristournes et des rabais pour conserver les parts du marché. La baisse du prix s’est poursuivie pendant deux ans, obligeant les exportateurs africains et moyen-orientaux à s’entendre pour s’opposer à la baisse des cours. Cette initiative n'a pas empêché la chute des cours puisqu’en 1977 les prix courants du phosphate étaient inférieurs à leur niveau de 1976.
12La hausse des cours de 1978, bien que le marché soit excédentaire, s’explique par les stratégies des deux leaders du marché mondial : le Maroc et les USA. Le Maroc cherchait à profiter aussi longtemps que possible des rentrées de devises, dans la mesure où les exportations de phosphate en constituent la source principale. Et les firmes américaines visaient la rentabilité des nouveaux gisements de Floride en remplacement des anciens : ces nouvelles exploitations étant situées plus au sud impliquent des coûts de production plus élevés en raison des contraintes d’environnement.
1.3 L'évolution du marché de1979 à 2000
13A partir de 1979 les cours ont amorcé une légère tendance à la hausse jusqu'en 1980, où ils atteindront 41-42 dollars la tonne métrique f.o.b. Le contexte économique global à la fin des années 70, était caractérisé par le deuxième choc pétrolier ( 1979) et l’accroissement des déséquilibres macro-économiques des principaux pays importateurs, notamment d’Europe de l’Ouest. Cette situation a été d’ailleurs aggravée par la hausse des cours du dollar de 1980 à 1984. Il en résulta la hausse des coûts de production du phosphate et la diminution des importations à cause du déséquilibre de la balance commerciale des principaux importateurs.
14En outre, les bonnes récoltes enregistrées au niveau mondial et l’embargo sur les exportations agricoles vers l’URSS ont eu des répercussions négatives sur le marché du phosphate. Il en résulta un accroissement des stocks des produits agricoles entraînant une tendance à la baisse des prix agricoles. Aux USA, la diminution des revenus agricoles et la mise en jachère des surfaces cultivées pour soutenir les cours des produits agricoles ont accentué les déséquilibres offre-demande du phosphate. Cette situation a été aggravée par la hausse des cours du souffre [5] qui est un complément au phosphore dans la fabrication des engrais phosphatés. En effet, toute hausse du cours du souffre se répercute sur celui des engrais phosphatés, avec un effet négatif sur la demande de ces derniers et donc sur celle du phosphate brut. Mais la faiblesse des cours du phosphate au début des années 80 s’explique par le niveau élevé de la production mondiale. En effet, la baisse de la production des deux leaders du marché a été atténuée par la mise en production de nouvelles exploitations de Chine, de Jordanie, d’Irak, de Syrie, de Brésil et de Tunisie. Malgré la baisse d'environ 20 millions de tonnes de la production des deux leaders, la production mondiale n'a diminué que de 17 millions de tonnes. Et l'offre demeurait relativement plus élevée que la demande. Cet état du marché en conjonction avec la situation financière critique des industries d'engrais et le cours élevé du dollar ont entraîné la baisse du cours du phosphate : les cours mondiaux sont passés de 46 dollars en 1980 à 33 dollars en 1985 et à 31 dollars la tonne en 1987. A partir de 1988, les cours vont remonter à cause de la contraction des stocks américains amorcée depuis deux ans, contraction conjuguée à une hausse de la demande mondiale de 4%. Ils atteignent 42 dollars en 1991/92. Mais dès la fin de 1992, la baisse du cours allait reprendre.
15Bien que les firmes américaines opèrent en dessous de leurs capacités de production le marché était demeuré excédentaire. Ainsi, entre 1988 et 1993/94, les exportations mondiales sont passées de 46,8 à 28 millions de tonnes, il s’en est suivi une chute des cours de 8%. L’évolution des stocks aux USA montre le rôle régulateur qu’ils ont joué afin que la situation ne puisse s’empirer : le volume global des stocks est d'abord passé de 9,3 en 1988 à 12,6 millions de tonnes en 1992 avant de redescendre à 9,2 en 1993. L’augmentation des stocks a permis de faire baisser les cours, favorisant ainsi la reprise de la demande.
16Les échanges mondiaux sont ainsi passés de 26 millions de tonnes en 1993 à 29,1 millions en 1994 et augmentent régulièrement jusqu’à atteindre 31 millions en 1998, soit 19% d’augmentation contre 18% pour la production. On remarque une croissance plus rapide de la demande par rapport à l’offre. Toutefois, l’accroissement et la modernisation des capacités de production se heurte à une demande qui devient plutôt atone. La chute de la demande en Europe a été compensée par la demande additionnelle d’Asie. Il en résulte une augmentation de la demande d’acide phosphorique, donc de phosphate brut et par conséquent du cours qui va atteindre le niveau de 44 dollars la tonne métrique en 2000.
17L'évolution des cours du phosphate brut s'explique par le rapport entre la production et la consommation mondiale du produit. Elle est aussi fonction de la demande mondiale des engrais phosphatés obtenus par transformations successives du minerai. En outre, elle tient aux stratégies des acteurs, stratégies de coopération et de conflit. Le premier comportement stratégique concerne l'entente observée d'abord entre les USA et la France au début des années 60, ensuite entre les USA et le Maroc pour la stabilisation des cours. Le second type de comportement stratégique, celui de conflit, se rapporte à la crise de 1973 déclenchée par le Maroc. Il concerne également la période d'avant la crise avec l'effondrement des cours dû aux pratiques de ristournes et de rabais opérées par les firmes. Pour la dynamique globale du marché, le rapport entre la production et la consommation sur le cours est mesuré par le stock. La variation du stock est donc la variable explicative de l'évolution des cours. Par ailleurs, la consommation d'engrais peut s’approcher de la demande de phosphate brut. Le marché des engrais fournit en général des informations utiles pour apprécier les effets d'interdépendance entre les marchés de la filière économique du phosphate.
2. ÉVOLUTION DES COURS ET INTERDÉPENDANCE DES MARCHÉS EN AMONT ET EN AVAL DU PHOSPHATE BRUT
18Calabre (1978,1997,1998) situe l'analyse de l'évolution des cours à moyen terme, c'est-à-dire le temps nécessaire pour que puisse apparaître effectivement le rapport entre production et consommation. Ce schéma est caractérisé par l'enchaînement des phases de stockage du produit, lequel enchaînement provoque un décalage entre la production et la consommation. Il en résulte des excédents et des pénuries sur le marché, provoquant au fil des années une influence sensible sur les cours.
19La section est donc consacrée à la vérification empirique de la dynamique globale du marché mondiale du phosphate. Par les moindres carrés ordinaires et la correction généralisée d'erreur de Newey-West ( 1987), nous pouvons vérifier les relations de moyen terme entre le prix du phosphate et les variables explicatives non co-intégrées. Le modèle estimé évalue dans un premier temps l'impact du rapport production/consommation sur le cours mondial du phosphate brut ( 2.1) et y intègre les stratégies des acteurs dominants (2.2).
2.1 Interaction production/consommation et cours mondial du phosphate
20L'estimation du cours mondial retient d'abord la production et la demande mondiale de phosphate brut comme variables explicatives. La consommation mondiale d'engrais phosphatés (LEPC) permet de mesurer la demande. Un second modèle retiendra la variation de stock du phosphate brut aux USA.
21Enfin une troisième spécification représente le bilan statistique du marché par le différentiel entre les taux de croissance de la production et de la consommation; la consommation étant toujours représentée par la consommation mondiale d'engrais phosphatés (LEPC). Toutes données intervenant dans les estimations sont des valeurs logarithmiques couvrant la période 1960-2000.
22Dans les deux premiers cas, le modèle estimé s'inspire de Labys (1999, pp. 23-
27). La structure fondamentale d'un tel modèle explique typiquement l'équilibre
du marché comme un processus d'ajustement entre les variables d'offre, de
demande, d'investissement et de prix. De manière beaucoup plus formelle :
23comme différence entre la production (Qt) et la consommation (Dt). La relation (2.1) renseigne alors sur l'impact de la variation du stock sur l'évolution du cours. L'évolution de la variation de stock (production+stock-consommation) va se refléter dans l'évolution du cours entraînant un mouvement de hausse en phase de pénurie et des mouvements de baisse en cas d'excédent. Dans ces conditions, les deux variables de variation du cours et de variation du stock vont évoluer en sens opposé : ce qui correspond à un signe négatif du coefficient de la variable de variation du stock. Mais en considérant la spécification initiale de Labys, le coefficient de la production serait affecté du signe positif et celui de la consommation du signe négatif.
24La première spécification du modèle estimé s'écrit :
25Dans le cadre de la deuxième spécification du modèle de Labys, il faut remarquer que de 1960 à 1970, l’évolution du niveau des stocks de phosphate aux USA est caractérisée par une tendance à la hausse consécutive à l’augmentation de la production entre 1955 et 1965 (graphique 2 bis), et cette production n’avait pas été entièrement écoulée.
26Le stock est passé de 4,1 millions de tonnes en 1960 à 13,2 en 1970 pour
atteindre son niveau le plus bas lors de la plus grave crise du secteur en 1974,
soit 5,8 millions de tonnes. Si dans le même temps, entre 1955 et 1965 la
production mondiale avait plus que doublé, il en est même pour le stock entre
1960 et 1970, soit un décalage de 5 ans. On assiste alors à partir de 1974 à une
tendance à la hausse du stock qui atteint un niveau record de 20,2 millions de
tonnes en 1981, soit une croissance en taux annuel moyen de l’ordre de 35%. A
partir de cette période, la tendance est à la baisse jusqu’à nos jours, soit une
baisse annuelle moyenne de 3,7%. Durant cette période, il y a lieu de relever la
hausse des cours durant la crise du marché, suivie d’une chute en 1975, puis
d’une série de hausses moins prononcées au début des années 80,90 puis 2000.
La dernière hausse, bien que plus élevée que les deux dernières demeure
moindre que celle de la crise. Cette analyse descriptive confirme l'existence
d'une causalité entre la production mondiale, le stock aux USA et le cours
mondial du phosphate (Mensah, 2002). Elle nous conduit à proposer la seconde
spécification du modèle de Labys (1999). La formulation du modèle estimé est
analogue à la précédente :
27Calabre (1997) explique les mécanismes de la corrélation négative observée entre le cours mondial et les phases d'excédent et de pénurie, liées aux variations de stock d'un produit minier comme les phosphates.
28La troisième spécification que nous proposons de la dynamique globale du
marché est développée par Calabre (1997, p. 110) qui définit le bilan statistique
du marché comme «… la différence entre le taux de croissance de la production
et de la consommation qui détermine l'apparition des phases de surproduction
et de pénurie » : [8]
29En fait, l'évolution du bilan statistique du marché international du phosphate se reflète dans les fluctuations du cours. Il en est de même du taux de variation passée du cours. On assiste alors à des mouvements de hausse en période de pénurie et des mouvements de baisse en cas d'excédent. Ces mouvements en sens opposé du cours mondial et des stocks expliquent le signe négatif du coefficient de la variable de variation du stock de (2.7) ou du signe négatif de LEPC et positif de LQ dans (2.5). Dans les deux cas, il s'agit bien de la représentation de la différence entre l'offre et la demande de phosphate brut. Mais seuls les résultats de (2.7) sont significatifs.
30En cas de hausse prolongée du cours international, l'utilisation intensive des capacités de production pour accroître la production est limitée; ce qui implique des projets d'investissement en vue de son accroissement et donc un retard de réaction de la production à l'augmentation des cours, surtout dans le domaine des exploitations minières nécessitant de nouvelles machines et infrastructures de production. Cette réaction retardée de la production deviendrait excessive par suite de la concurrence entre les firmes productrices. Une telle offre excédentaire face à une demande insuffisante va engendrer un accroissement des stocks avec un impact négatif sur le cours mondial. Dans le secteur du phosphate, nous avions relevé que les investissements réalisés par les producteurs américains visaient à promouvoir la reconstruction de l'Europe après la guerre. La croissance effective de la production n'avait été opérationnelle qu'à partir de 1955, soit un délai de 10 ans environ. Mais l'augmentation de la production n'avait pas été entièrement absorbée par la demande ; elle avait servi en partie à alimenter les stocks des producteurs en raison de la surproduction et l'effondrement des cours du début des années 1970. Avec la flambée des cours de 1973, les stocks ont fortement chuté, mais le marché demeurait excédentaire en 1975. En outre, la réaction des consommateurs a conduit à une baisse de la demande, obligeant certains acteurs à consentir des ristournes et des rabais pour maintenir leurs parts de marché. Par ailleurs, les bonnes récoltes enregistrées en 1980 dans les pays développés, impliquant la baisse des prix agricoles, devait accentuer la situation excédentaire du marché et maintenir les cours du phosphate bas.
31En cas de baisse du prix, les firmes vont maintenir leur rythme de production en vue de sauvegarder les parts du marché. Ce comportement risque d’entraîner une guerre des prix, chaque producteur cherchant à baisser ses tarifs dans les contrats de vente. Cette situation va induire des pertes et provoquer des faillites. Et, entre-temps, le niveau du stock aura augmenté. La baisse du prix finit par annuler les profits des firmes les plus compétitives. Il en résulte une diminution de la production ou des stocks accumulés. Le processus de résorption des stocks excédentaires influence à la baisse le volume de la production future. Et les firmes vont opérer en dessous de leur capacité de production potentielle. Pour le phosphate, la baisse de la production des deux leaders du marché, afin de faire remonter les cours, a été atténuée par la mise en production de nouvelles exploitations de Chine, de Jordanie, d'Irak, de Brésil, de Tunisie. Cet état du marché caractérisé par une offre toujours supérieure à la demande avait entraîné la baisse des cours mondiaux de 46 dollars en 1980 à 31 dollars en 1987. Par la suite la contraction des stocks conjuguée à une hausse de 4% de la demande a permis la remontée des cours à 42 dollars en début 1992. Et le volume global des stocks qui était de 9,2 millions de tonnes en 1988 avait remonté à 12,6 millions en fin 1992 avant de redescendre à 9,2 millions de tonnes en 1993. La baisse des cours allait donc reprendre dès la fin de l'année 1993 avec la hausse des stocks. Au cours de cette dernière décennie, l'augmentation de la demande est légèrement supérieure à celle de l'offre, provoquant une tendance à la hausse des cours.
3. COURS MON DIAL DU PHOSPHATE, COMPORTEMEN TS STRATÉGIQUES ET MARCHÉ DES EN GRAIS
32Le modèle estimé incorpore dans le modèle précédent les comportements stratégiques des acteurs dominants que sont l'OCP et Phosrock. Le premier paragraphe présente les comportements stratégiques des acteurs dominants (3.1), le deuxième paragraphe expose le modèle estimé (3.2) et le troisième analyse les résultats empiriques (3.3).
3.1 Comportements stratégiques de l'O CP et de Phosrock
33Trois types de stratégies ont marqué le marché mondial du phosphate entre 1960 et 1975/1978. Les bas prix observés entre 1960 et 1967 sont la conséquence d'une entente entre les firmes américaines et les firmes africaines contrôlées par la France. Les deux acteurs étaient, à la fois, producteurs du phosphate brut et consommateurs. La production d'engrais phosphatés leur permettait une plus grande compétitivité dans la filière économique du produit. La deuxième stratégie correspond à des diminutions secrètes de prix en vue de gagner des parts du marché mondial après l'accession à l'indépendance des colonies françaises d'Afrique : c'est la phase de la concurrence qui va de 1968 à 1972. Enfin l'OCP a déclenché la crise de 1973 pour revendiquer une position dominante sur le marché international.
34Le contrat de vente de phosphate brut entre l'OCP et Phosrock constitue une alliance stratégique, empêchant toute nouvelle crise du marché international du phosphate. Le prix issu de ce contrat de vente, portant sur plus d'une décennie et révisé systématiquement chaque année, est actuellement de l'ordre de 40/45 dollars la tonne ; il est inférieure au coût d'exploitation de nouveaux gisements (90/100 dollars la tonne) et empêche la pénétration du marché par de nouveaux producteurs. La coalition dispose en outre d'une grande capacité de production et plus de la moitié des réserves mondiales. Par cette arme, la coalition peut créer une situation de marché excédentaire et empêcher l'entrée de concurrents par une baisse passagère des cours. La logique de la politique de prix-limite est la même que celle d'un système de prix-producteur. Le système permet une régulation contrôlée du marché et une stabilité du prix (Calabre, 1997, op. cit, p. 179). Il a donné des expériences intéressantes dans les années 50 et 70 pour le plomb, le zinc, l'aluminium, le nickel, le molybdène, le platine et le cobalt.
35L'analyse des comportements stratégique a montré que l'attitude de l'OCP consiste dans une première étape à réagir en sens contraire du comportement de Phosrock qui est son premier client; à la seconde étape, la détermination du cours mondial résulte d'une entente entre les deux acteurs dans la mesure où leur production agrégée explique l'évolution du cours. Or, il existe des négociations annuelles pour la vente de phosphate brut de l'OCP au Phosrock, négociations impliquant aussi les fabricants d'engrais phosphatés. Les autres producteurs du marché mondial se réfèrent au cours issu des négociations dans leurs contrats de vente. Une telle considération nous a amené à estimer une seconde variante du modèle prenant la quantité de phosphate négocié et le cours des engrais phosphatés comme variables explicatives du cours mondial du produit brut. Mais les résultats obtenus dans ce dernier cas ne sont pas significatifs (Mensah, 2002, p. 175).
3.2 Présentation du modèle
36Dans le cadre de la dynamique globale du marché, nous avons présenté et estimé trois modèles qui s'inspirent des travaux de Labys (1999) et de Calabre (1997). Les modèles expriment l'équilibre du marché comme un processus d'ajustement entre les variables d'offre, de demande, d'investissement et de prix (Labys, 1999 op. cit.).
37En ce qui concerne les stratégies développées par les acteurs, des résultats (Mensah, 2002, op. cit.) révèlent l'existence d'une relation positive entre le cours mondial du phosphate brut et celui des engrais phosphatés, le marché des engrais étant dominé par les firmes américaines. Spécifiquement, les cours du phosphate brut vendus par les acteurs dominants dépendent aussi du cours des engrais phosphatés; la variation de stock et la variation du volume des exportations interviennent comme seconde variable explicative pour Phosrock et OCP respectivement. Par ailleurs, l'existence d'un contrat de vente de phosphate entre les deux acteurs montre l'importance du cours des engrais dans la dynamique de moyen terme du marché du produit brut. Il en est de même de la stratégie de dénonciation systématique de l'OCP envers Phosrock; elle permet de compenser toute hausse ou baisse de la production des firmes américaines par une variation en sens opposé de la production de l'OCP.
38Au niveau stratégique, la détermination du cours se réalise à la seconde étape du jeu par le volume de production agrégé des deux acteurs. Mais cette variable entretient des liens de causalité avec la variable de variation de stock. Ainsi, le cours mondial dépend du stock et du cours des engrais phosphates. Le modèle estimé est :
3.3 Analyse des résultats d’estimation
39 En utilisant des données annuelles couvrant la période 1960 - 2000, nous avons estimé les relations 2.8 et 2.9 par la méthode des moindres carrés ordinaires et la procédure de correction d'erreur de Newey-West. La taille des retards est limitée à deux comme dans les estimations précédentes. Le résultat d'estimation (2.11) de la relation de long terme révèle un impact non significatif de la variation du stock (LSTUS) sur le cours. Par contre, toute variation de 1% du prix des engrais phosphatés provoque 1,29% de hausse du cours du phosphate brut. Dans l'ensemble, les valeurs estimées du cours s'écartent beaucoup des valeurs observées (cf. graphique 5) à cause de la variable LSTUS qui n'a pas d'effet de long terme sur le cours. La constante de régression est aussi significative.
40Comme l'indique la relation estimée ( 2.12), le différentiel de la variation du stock a un effet négatif et significatif sur la variation du cours; ce qui n'est pas le cas pour la variable de correction d'erreur (ecm) et le cours des engrais phosphatés (LPEP). Toutefois, la statistique de Fisher signale que les trois variables ont un pouvoir explicatif d'ensemble au seuil 5% de significativité. La représentation graphique des résidus d'estimation (2.12) est relativement meilleure par rapport à celle de long terme.
41Ce résultat pose le problème de la représentativité réelle du cours issu des
négociations entre l'OCP, Phosrock et les industriels d'engrais, étant donné
l'impact positif non significatif du cours des engrais phosphatés. En effet, la
comparaison avec les résultats (2.13) et (2.14) de l'estimation des cours
pratiqués respectivement par Phosrock et l'OCP donne sensiblement la même
élasticité de LPEP par rapport au cours :
42L'entente, le conflit et la prédation constituent les principales stratégies adoptées par l'OCP (Maroc) et Phosrock (USA) depuis 1960. La politique du prix-limite du comportement de prédation découle de l'important contrat de vente entre les deux acteurs. En effet, le cours issu du contrat sert de référence aux autres producteurs. Ce cours est actuellement de 40 dollars la tonne métrique, alors que l'exploitation de nouveaux gisements nécessite 60-100 dollars pour couvrir les coûts de production; ce qui élimine l'entrée de l'industrie par d'autres firmes potentielles. Par ailleurs, la grande capacité de production dont pourrait disposer une coalition OCP-Phosrock, avec plus de 60% des réserves, constitue une arme de dissuasion contre toute tentative de provoquer une flambée des cours, similaire à celle de 1973/74.
43Par ailleurs, le haut degré d'intégration verticale des firmes américaines explique leur position dominante sur le marché mondiale des engrais phosphatés au détriment des deux marchés en amont, bien qu'elles soient premières productrices de phosphate brut et d'acide phosphorique. Cette stratégie mise en œuvre au lendemain de la crise de 1973 induit le cours des engrais phosphatés comme variable explicative du cours du phosphate brut. Les tests sur les propriétés dynamiques des deux séries ont permis de valider cette hypothèse. En considérant un marché de duopole [9], nous avons estimé les fonctions de réaction de l'OCP et de Phosrock dans le cadre du modèle de jeu du « dilemme du prisonnier ». Les résultats montrent que la firme marocaine réagit toujours en sens contraire des décisions de production de Phosrock. Elle augmente sa production si précédemment Phosrock a diminué la sienne et la diminue dans le cas contraire. Il s'agit de pouvoir répondre aux besoins de la demande de Phosrock, son principal client. Il s'ensuit ainsi une seconde étape du jeu qui consiste en une entente déguisée en négociations annuelles entre les deux joueurs pour la conclusion d'un contrat de vente de phosphate brut.
44L'analyse de la dynamique des cours et du marché mondial du phosphate révèle
le rôle prépondérant des firmes américaines, étant donné l’influence
significative qu’y exercent les variables de variation de stock et du cours des
engrais phosphatés. En effet, l'évolution de la variation du stock de phosphate
brut aux USA permet de représenter l'interaction production/consommation au
plan mondial, et donc de capter l'impact de l'évolution du bilan statistique du
produit sur le cours mondial. La relation négative observée nous indique qu'en
cas d'excédent sur le marché, c'est-à-dire lorsque l'offre du produit est
supérieure à la demande, le cours mondial du produit va diminuer. En cas de
pénurie, le mécanisme contraire va impliquer une hausse du cours. La variable
de variation du stock, plutôt déterminée par les données de la filière américaine
du phosphate, devient exogène au modèle mondial, et par conséquent une
variable stratégique utile à la stabilisation du marché. La relation négative
estimée est valable pour le moyen terme, l'impact de long n'étant pas
significatif. Ce résultat permet aussi de comprendre la grande compétitivité des
USA sur le marché mondial des engrais phosphatés avec une influence certaine
sur le marché mondial du phosphate brut.
***
Bibliographie
BIBLIOGRAPHIE
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Mots-clés éditeurs : Phosphate, dynamique, cours, stratégies, jeux
Notes
- (*)FASEG/Université de Lomé
-
[1]
Le degré de concentration des échanges mondiaux de phosphate brut est apprécié par le calcul des indicateurs de concentration et d'inégalité, souvent utilisés en économie industrielle, notamment le coefficient de concentration, l'indice de Hirschman-Herfindhal, le coefficient d'entropie et l'indice de Linda (voir Mensah, 2002, pp. 49-68)
-
[2]
Selon les statistiques des Nations Unies jusqu'en 1966-67
-
[3]
Voir Zenaidi Karray, 1987, pp. 113-132
-
[4]
BPL (Bone Phosphore of Lime) exprime le taux de phosphore contenu dans le phosphate.
-
[5]
Sulphur n° 178, janvier/février 1985
-
[6]
Les variables n'étant cointégrées à l'ordre 1, la spécification d'un modèle de cointégration n'est pas possible. La variable de production est stationnaire en niveau alors que les autres ne le sont qu'en différence première.(Mensah, 2002, chapitre 2).
-
[7]
Pour ce graphique 2, ainsi que les graphiques 3,4,5 et 6, l'axe des ordonnées pour les valeurs observées et estimées est à droite ; l'axe des ordonnées pour les résidus est à gauche.
-
[8]
Indépendamment et identiquement distribué.
-
[9]
Le marché oligopolistique découle de la position dominante des deux acteurs dans la production mondiale et leur leadership stratégique sur les marchés du phosphate brut et des engrais phosphatés.