Médium 2008/1 N°14

Couverture de MEDIU_014

Article de revue

Symptômes

Pages 182 à 192

Notes

  • [1]
    In Ion.
  • [2]
    Question fébrile de son disciple dans le dialogue de la République qui scelle la mise au ban des poètes.

Gardarèm lou marché, ou l’environnement de Grenelle, Pierre Murat

figure im1
Ici,
chacun s’en donne à cœur joie
et à compte propre
sur tel ou tel sémaphore de l’esprit du temps

1 Dans la colline, ce ne sont qu’arbousiers aux boules trop tôt mûries, dures et rabougries, lauriers-tins recroquevillés, arbrisseaux cramoisis. Inutile de s’acharner à arroser dans le jardin les deux érables ou le magnolia, ils agonisent. Au fond du vallon, l’apiculteur se désespère : bruyères sans fleurs, romarins qui s’effritent à vue d’œil. D’année en année, les ruches ont moins produit ; cette fois-ci, il a laissé à ses abeilles leur peu de miel pour qu’elles subsistent. On apprend cependant – la nouvelle court sur la Toile – que dans les mers surchauffées croissent et embellissent les méduses : les produits contraceptifs dont elles se gavent leur font prendre du tour de taille. De même, les firmes industrielles profitent du détraquement général : le malheur de la planète est leur aubaine. Elle se nomme, dernière arnaque en date, « développement durable ». Autant dire « croissance verte », cela fait moins sec.

2 Il est loin, le temps, post-soixante-huitard, du club de Rome et de ses cassandres, où l’écologie radicale se haussait sur les ruines des dernières idéologies comme l’ultime rempart contre la loi du marché. L’époque n’est plus aux chèvres contre les usines. Ce sont les trusts qui, broutant le vaste pâturage écologique, s’engraissent de produits bio, de recyclages d’immondices, d’éoliennes tournoyantes, de trafic boursier sur les droits à polluer, de rénovation thermique de l’habitat, de changements d’ampoules, de nouveaux carburants, de mise sous cloche d’espaces protégés, bientôt de la planète entière. Excellent chiffonnier, faisant son bien de tout ce qui traîne, le capitalisme avait su récupérer les idées sociales pour solvabiliser et désarmer ceux qu’il exploitait ; le voici recyclant à son profit l’idée écolo du recyclage pour rentabiliser une matière qu’il exploite et embaucher ses opposants.

3 Après tant de battage médiatique, tant de films sur le paradis perdu de la faune, et avec une telle réalité sous les yeux, qui n’investirait dans des entreprises reconverties dans le salut du monde, qui ne voterait pour Al Gore, nouveau saint Jean de nos apocalypses, qui ne croirait qu’on ne peut arrêter le progrès que par un surcroît de progrès ? Pour accroître l’emprise des entreprises, quel meilleur marketing que la peur ? Et quelle meilleure façon de faire marcher le marché et durer le développement que de donner au néo un air de rétro ? Joli coup de jeune que ce retour aux antiques vertus du bois, du sain, du naturel, et naturellement de l’éthique. Mais le proxénète qui laisse exsangue la poule dont il a sans vergogne tiré des œufs d’or, va-t-on croire qu’il se prend soudain d’amour pour la délabrée qu’il jure de soigner et même de sauver ? C’est là seulement l’occasion de vendre les pansements, perfusions et maquillages qui lui donneront un air presque consommable. Car il n’a qu’une « protégée », et il faut qu’elle rapporte encore. Quand on n’est plus trop regardant, la plus belle des poubelles a de beaux restes exploitables avant la déchetterie finale.

4 Là aussi le libéralisme se saisit des oripeaux du libertarisme, la consommation se nourrit de sa contestation et Voltaire absorbe Rousseau : le mondain épris du « doux commerce », après en avoir constaté les menaces pour sa propre survie, joue la carte du promeneur solitaire, et c’est tout bénéfice pour le grand commerce. Leur opposition qui paraissait frontale, était-elle au fond si fondamentale ? Déjà au xviii e, Lumières et illuminés faisaient bon ménage, et les jardins réglés au cordeau s’accommodaient des « espaces verts », comme on ne disait pas encore pour désigner les jardins à l’anglaise. Du romantisme aux impressionnistes, l’enchantement de la nature a fait fortune chez les citadins et alimenté un fructueux marché de l’art. Quand, rentabilité et sensiblerie aidant, fermèrent les zoos, le tourisme a profité des réserves et parcs naturels, ces camps de concentration qui fonctionnent comme des parcs d’attractions où considérer des animaux dénaturés : « Dont feed the squirrels », lit-on sur les pancartes de Yellowstone au pied desquelles rotent paisiblement des écureuils, en attendant les prochaines friandises. Des charters en quête de pureté se déversent sur le désert, les trekkers arpentent sans trêve les toits du monde, les tour-opérateurs leur livrent des paysages préservés par leurs soins, où les accueillent des spécimens d’humanité à l’authenticité garantie.

5 Il faut s’y faire, la nature perdue et à retrouver est de longue date un marché. Un marché de dupes où qui croit gagner perd à tout coup.

6 Depuis le temps qu’on lutte contre l’œuvre du temps, un temps de bourgeois entichés d’antiquités et de musées, celui d’un Schliemann stupéfait d’exhumer la face d’Agamemnon intacte sous son masque d’or, celui des foreurs du métro fellinien découvrant, émerveillés, dans les souterrains de Rome les images vives du passé, l’on a fini par savoir, tout comme Orphée l’avait appris en perdant son Eurydice arrachée aux Enfers, qu’on ne fait que voir disparaître à jamais ce que l’on vient de ressusciter : sitôt réveillée par le baiser de son amant, l’air vicié qu’il lui insuffle tue la belle au bois dormant. Notre combat même contre la mort, de la chirurgie esthétique à la cryogénie, nous le savons aussi vain et fallacieux que ces cadavres maquillés saluant, dans des funeral homes fleuris, leurs amis survivants d’une voix synthétique. Malgré ce, notre époque, folle de patrimoine et bercée par l’illusion de tant de façades ravalées, se satisfait de ravauder des couches d’ozone, pense restaurer la faune comme on fait des fresques, jusqu’à les rendre plus éclatantes qu’au jour de leur création, préserver la flore comme on fait des momies dans leur habitacle aseptisé, ou reconstituer le climat comme on bâtit des reproductions de grottes peintes fidèles à s’y méprendre.

7 Mais il n’y a plus de course contre la montre : dès sa fabrication, nous avons fait gagner la montre. L’heure n’est plus à refaire ce qui a été défait, à bricoler ersatz ou emplâtres, même pas à mettre la pédale douce ou à réduire la voilure pour différer l’échéance et autres bonnes blagues des pollueurs-bateleurs convertis par l’urgence et reconvertissant leurs sources de revenus. Elle est celle de l’attente du Septième Sceau : consommons la crainte de l’apocalypse pour mieux admirer le miracle de leur miséricorde. Pour eux, un déluge de profits se profile. Après eux, le déluge ou le déménagement sur Mars, les idées ne manquent pas. C’est ainsi que le capital est grand et qu’il nous faut imaginer ses dirigeants heureux.

8 Pierre Murat est professeur de lettres en classes préparatoires à Marseille.

Spinoza mode d’emploi, Daniel Bougnoux

9 Professeur de littérature française du xviii e siècle à l’université Stendhal de Grenoble, Yves Citton vient de signer sur Spinoza une étude d’une ampleur qui étonnera bien des philosophes chevronnés.

10 Ce Spinoza-hypertexte est d’abord déchiffré à travers ses premiers lecteurs et ses détracteurs (qui furent, par étrange ruse médiologique, ses meilleurs propagandistes !). En ouverture, Citton nous propose donc d’épouser les chances d’une pensée, d’accompagner son élan sur les chemins bifurqués d’une transmission aléatoire ; le bloc compact de l’Éthique se trouve ici étiré sur un siècle, déplié, dépecé au hasard des rencontres qui essaiment une doctrine en la faisant vivre. D’emblée, le critique rend palpable cette évidence qu’une grande philosophie est un texte piège que son auteur lui-même n’a pu jusqu’au bout maîtriser, et qu’il convient par conséquent d’étirer ses propositions, de les développer ou de les traduire.

11 De faire communiquer par exemple le texte de l’Éthique avec celui de Jacques le fataliste : qui parle dans cette polyphonie ou dans le chaos joyeusement démocratique des voix orchestrées par Diderot ? Car les individus ne sont pas plus « séparables » dans la substance-une de Spinoza que dans la narration tournante inaugurée par Diderot, ou que dans les visions et vaticinations du Rêve de d’Alembert. Et l’on pourrait relever dans l’Éthique comme chez le romancier un dialogisme actif, entretenu notamment par la place des scolies, et la constitution de la vérité dans les jeux de l’interlocution.

12 Taillant dans ce gemme de mots, Citton cisèle des vocables d’une illuminante proximité, bien faite pour éclairer notre époque : famille du monde, de l’onde, du mode, de la mode et de l’ode ; cousinage de la justice et de l’ajustement, ou encore de la raison, du réseau et de la résonance (les réseaux compliquent le mystère de l’individuation, mais celle-ci également s’y fomente) ; saute-mouton sur Spinoza l’épineux, mais aussi l’araignée… Le mode/ monde est un chant, l’écologie, une échologie, le relativisme, un relationnisme, et partout la loi l’adjuvant de la liberté. Voici un traité des résonances à longue portée, un livre des ruses aussi – « Caute ! » – et de la contrebande d’écrire, ou de communiquer. On y feuillette les couches d’un texte équivoque, on y affronte son ironie tenace, on y poursuit à sauts et à gambades la grande passion, toujours rallumée au cœur des hommes, de la liberté. Mais cette liberté nous vient à l’envers de tout ce qui détermine et borne notre condition, la liberté artificielle n’est nulle part donnée par la nature mais lui est arrachée, construite contre elle ou à l’écart.

13 Des pages particulièrement fortes traitent d’une face rarement découpée dans la philosophie de Spinoza, son esthétique. Citton montre comment le spinozisme sape le régime représentatif de l’art en concevant le beau, mais aussi le vrai, comme affirmation plutôt qu’imitation, et en inclinant la valeur de l’œuvre vers l’aval des utilisateurs plutôt que vers l’amont d’un modèle. « Mon Dieu, délivrez-moi du modèle ! » : cette citation de Diderot porte loin, esthétiquement, politiquement. L’esthétique est d’ailleurs étroitement conjointe par Spinoza à la politique, dans la mesure où l’efficace réelle de nos actions sur autrui tient largement à ce qui en fait des gestes. Mais il faudrait à ce sujet accompagner Citton du côté de Gabriel Tarde, et de René Girard, pour mieux comprendre la dynamique croisée des influences sous chaque action individuelle, ou encore pour pointer dans le somnambulisme une vérité fondamentale de la rêveuse nature humaine ; à cet égard, des pages également fortes sont consacrées ici aux médiums, médias et autres magnétiseurs (circa 439).

14 Un livre libre : en est-il d’autres ? Cette liberté est rendue palpable, et contagieuse, dans la passion d’écrire d’Yves Citton, docteur en oxymores, en passages secrets, en étymologies baroques et en objets biscornus, statues élastiques, harpes éoliennes… Oui, nous « sentons et nous éprouvons que nous sommes éternels » autant que Spinoza lui-même, dès lors que nous laissons des enfants, des traces, des effets, et que nous participons de la substance. Non, nul ne s’explique à partir de lui-même, et l’incomplétude est de règle au niveau du soi-disant individu, mais chacun entre dans un réseau, une résille, un tricot de causes et de conséquences qui le solidarisent et inscrivent sa chétive existence de mode dans une plus large aventure.

15 Ainsi déployé, le scandaleux spinozisme, ce corps de doctrine dont son auteur lui-même mesura mal la portée (car nous ne savons pas a priori « ce que peut un corps »), cascade, rebondit, infiltre notre modernité, il est désormais partout.

16 Yves Citton, L’Envers de la liberté, l’invention d’un imaginaire spinoziste dans la France des Lumières (Éditions Amsterdam, 2006) ; cet ouvrage a été couronné en 2007 par le prix Rhône-Alpes du Livre.

17 Daniel Bougnoux est professeur émérite à l’université Stendhal de Grenoble.

Un étrange médium : la poésie, Alain Moreau

18 Pourquoi des poèmes dans notre dernier numéro ? La question a été posée. Un lecteur a répondu…

19 D’abord, parce que l’émetteur « Je » « est un autre » (Rimbaud). Ensuite, parce que le récepteur, lui aussi, est un autre. Pris dans un suspend de la temporalité banale (le trois en un : passé, présent, avenir). Tous se retrouvent communément « possédés », comme le dit le jeune Platon [1] – lorsqu’il aimait encore Homère !

20 Ce moment tissé d’instants différents et toujours recommencés fait un milieu de transmission. Ce milieu, à son tour, fait l’émetteur et le récepteur. Car ils sont d’emblée dans une connivence qui les fait se co-respondre – cela avant même l’entame du poème. Ils se disposent et cette disposition n’est-elle pas la condition initiale de toute transmission ? : « On n’entend pas parce qu’on a des oreilles, on a des oreilles parce qu’on écoute » (Heidegger, penseur que l’on devine sulfureux dans les parages de Médium !).

21 Maintenant les outils : rythme, images, mots. Étranges outils encore ! En quoi un rythme peut-il être moyen de transmission ? Eh bien, parce qu’il nous donne la cadence, que dans cadence il y a danse et que « danse » est à la racine de « parler ». Mise en branle, hypnose. Le poète et l’écoutant sont transportés dans une espèce de transe : la poésie « verse l’oubli en même temps que l’ivresse » (Hölderlin). C’est par là que s’instaure ce milieu médiumnique, comme lorsque l’hypnotiseur dit : « Dormez, je le veux » pour que de la mémoire profonde remontent les Significations profondes.

22 « L’image vraie rend visible l’invisible » (Heidegger encore). Ce « donner à voir » est une lanterne magique. Entre chien et loup, elle laisse filtrer sa vérité. Mais cette vérité doit rester cachée, elle ne se dévoile que dans l’oubli (a-lethé-ia : toute mémoire profonde est mémoire d’oubli). Pointe à nouveau ce décalage par rapport au réel habituel, ce quotidien qui est notre « défaite » (Michaux).

23 « Car la chose n’est rien sans que le nom soit dit » (Cocteau). Le mot proféré intronise la chose. Le nom porte la chose à une puissance seconde, lui donne aura et résonance. Ici encore, la fait sortir du monde banal – du bavardage. Ce que l’on transmet alors est aussi « autre ». De toutes parts, milieu bordé d’un autre milieu. Le mot est son et sens ; cela, les linguistes nous l’ont appris. Mais voilà, dans la poésie les significations viennent portées par les sons, « union du sensible et de l’intelligible ». Ce qui des mots est pro-féré leur donne autorité. Sur le récepteur mais aussi sur l’émetteur (le gardant de tout abus de son pouvoir) : cette identité là – le poème – fait que s’accroît celui qui entre dans la danse. Toute transmission ne suppose-t-elle pas cette autorité ?

24 Émetteur, récepteur, milieu, outils : tout dans la poésie est autre. Quand on y est pourtant, tout apparaît comme même. Comme si cet autre était en fait notre lieu, le lieu d’un même qui serait à l’origine, au commencement de tout.

25 La poésie ne nous ferait-elle pas un signe : de la vérité de toute transmission ? Et qu’il faut nous garder de rester trop uniment à la surface des choses. Et de nous-mêmes. Rappelons-nous que « le palais de la mémoire » est fait de multiples cours et arrière-cours. Et que les vérités qui « s’avancent sur des pattes de colombes » filtrent de l’ombre de ces arrière-cours. Et non de l’insolent soleil du vieux Platon qui n’aimait plus les poètes, ni même Homère [2] !

26 Alain Moreau est poète, essayiste et économiste. A publié notamment Structure de la relation (L’harmattan), LAcier en mouvement (Presses de l’École des mines»), Éloge de la vieillesse (Bibliophane).


Date de mise en ligne : 22/01/2013

https://doi.org/10.3917/mediu.014.0182

Notes

  • [1]
    In Ion.
  • [2]
    Question fébrile de son disciple dans le dialogue de la République qui scelle la mise au ban des poètes.

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Sciences Humaines et Sociales

Sciences, techniques et médecine

Droit et Administration

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