C’était à New York, il n’y a pas si longtemps, et la salle pourtant immense était comble. Il avait même fallu réquisitionner des appariteurs musclés pour refouler ceux qui avaient naïvement cru qu’il suffisait d’arriver à l’heure. Jacques Derrida entra, très à l’aise. Il aimait l’exercice de la conférence qui rend justice au vif de la parole et qui fait droit à l’inachèvement de toute pensée. Et puis, même s’il n’était pas dupe de l’usage simplificateur et dévotement infidèle qui y était fait de son travail, il se sentait chez lui dans cette Amérique qui lui avait ouvert les portes des Universités les plus prestigieuses, alors que celles-ci lui restaient closes en France. La conférence avait été annoncée en anglais. Jacques Derrida s’exprima en français. Quelques très rares auditeurs quittèrent la salle. Les autres, en majorité exclusivement anglophones, restèrent. Ils restèrent parce qu’ils avaient le sentiment de participer à un grand événement intellectuel, celui d’une pensée forte qui s’offre en se cherchant à même la peau de la langue. Ils restèrent pour mettre une voix, une respiration, des intonations sur des textes lus et relus en traduction.
Le titre que Jacques Derrida avait choisi de donner aux propos de ce soir-là était : « Le secret de la littérature ». Ce secret, il ne se proposait nullement de le lever, encore moins de le percer, tout au plus de le cerner en acceptant avec intelligence et modestie l’hospitalité des textes. Car il savait le texte accueillant à l’autre, à la lecture par l’autre, et il savait aussi que par cet accueil, le texte disait son consentement à sa déconstruction…