Couverture de MAV_115

Article de revue

Exploration du cheminement appropriatif des personnels onusiens suite au déploiement du système d’information intégré UMOJA au sein de l’ONU

Pages 91 à 111

Notes

  • [1]
    Par soucis de simplification, nous n’utiliserons pas dans cet article le terme francophone de Progiciel de Gestion Intégré (PGI) qui – bien que pertinent – est devenu moins usuel que celui d’ERP.
  • [2]
    Genève MUSCA (2006), « Une stratégie de recherche processuelle : l’étude longitudinale de cas enchâssé ». M@n@gement, 9 : 3, 145-168.
  • [3]
    Source : d’après les enquêtes menées à l’ONU New York, PNUD et FAO Brazzaville.
  • [4]
    Le groupe 1 (GP1) est constitué des fonctionnaires de grades supérieurs ou d’Experts : GP1 (D2 ; D1 ; P5 ; P4) – Le groupe 2 (GP2) est constitué des fonctionnaires de grades intermédiaires : GP2 (P3 ; P2 ; P1) – Le groupe 3 (GP3) est composé des fonctionnaires de grades moyens : GP3 (G7 ; G6 ; G5) – Le groupe 4 (GP4) est composé des consultants nationaux et internationaux : GP4 (CI ; CN) – Le groupe 5 (GP5) est composé des stagiaires : GP5 (I-1).

1 – Introduction et mise en contexte

1Les actions menées par l’Organisation des Nations Unies (ONU) sont adossées à un système d’information complexe qui vient de subir, ces cinq dernières années, une profonde modernisation basée sur l’intégration des applications et l’homogénéisation des processus. Les objectifs de cette modernisation étaient classiques et opérationnels : plus d’efficacité, plus de transparence et plus de traçabilité dans la fabrique de l’information de gestion et dans l’aide à la décision. Cet article se propose de montrer et décrypter non pas l’implémentation de ce nouveau système d’information mais plutôt les modalités de son appropriation par les experts et les agents onusiens.

2Pour atteindre ce triple objectif et au regard de son ancien système d’information fortement fragmenté et hétérogène, le choix de la direction des systèmes d’information de l’ONU et de ses agences s’est porté sur un système intégré adossé à un progiciel modulaire à base de données unique de type Enterprise Resource Planning (ERP) [1] qui est actuellement leader sur le marché des outils de gestion destinés aux (très) grandes organisations ou entreprises.

3L’une des tâches les plus complexes à aborder était la mise en cohérence des agences onusiennes – réparties de par le monde – et de leur fonctionnement opérationnel avant de procéder à celle des données, des applications et des processus qui les structuraient et en faisaient les spécificités (UNHCR, UNICEF, PNUD, UNESCO, FAO, etc.). Il s’agissait donc de préparer le terrain informationnel à une éventuelle intégration du système d’information global de l’ONU tout en ayant conscience de l’extrême diversité des agences, des tâches et des missions relevant de l’ONU en ce premier quart de siècle (gestion des ressources financières, gestion des agents et experts, gestion des paies, voyages et missions, gestions des achats, référencements, contrats, documentation, rapports, conférences, etc.).

4Dans une logique pragmatique liée à la fabrique de l’information, nous aborderons ici un système d‘information de façon largement instrumentale et classique à la manière des travaux de Laudon et Laudon (2017) pour lesquels « Un système d’information est un ensemble de composantes inter reliées qui recueillent de l’information, la traitent, la stockent et la diffusent afin d’aider à la prise de décision, à la coordination et au contrôle au sein de l’organisation ». Dans la continuité de cette approche pragmatique cet article se propose donc d’explorer les modalités d’appropriation du nouveau SI onusien (un peu) pendant et (beaucoup) après le vaste projet d’intégration nommé UMOJA qui lui a été adossé et qui signifie en effet « unité » en langue Swahili.

5Il est important de noter que ce vaste projet a été initié pour lutter contre le vieillissement coûteux des infrastructures de l’ancien système d’information, contre l’obsolescence de son système d’exploitation (Windows 98) et de ses bases de données, et dans l’espoir de favoriser et accompagner la migration des anciens systèmes d’information hétérogènes et non interopérables vers un ERP standardisé et intégré. En effet, dans une logique assez descriptive, avant l’adoption de « UMOJA » en 2012, l’ONU fonctionnait avec un système informatique (et non pas d’information !) qui était compartimenté en une multitudes de sous-systèmes non reliés possédant chacun leur(s) propre(s) base(s) de données, protocoles et spécificités. Ces systèmes n’offraient donc qu’une capacité limitée d’échange, de traitement et de contrôle des données et informations. Le Système intégré de gestion (SIG) de l’ONU hébergé au siège de New York City, principal système de traitement des données, essentiellement « financières » et « ressources humaines », coexistait avec de nombreux systèmes auxiliaires plus spécialisés et dispersés de par le monde. Or la pérennité même de ces dispositifs étaient en question car « ces systèmes n’étaient pas intégrés, et la maintenance du SIG lui-même n’était pas centralisée » (ONU, 2010).

6C’est pourquoi il fut décidé en 2012 de moderniser, de standardiser et surtout d’intégrer le SI de l’ONU au travers d’un vaste projet qui fut nommé UMOJA. Ce choix d’un vocable symbolique (qui signifie Unité comme celle du SI – unifié – mais également comme celle de l’Organisation mère – réunifiée –) et porté par une langue panafricaine montrait alors l’importance que la communication intra onusienne allait prendre dans la réussite de ce projet dont le périmètre était bien l’organisation toute entière et non pas la seule direction des SI. En effet, UMOJA se devait d’être ambitieux et porteur de coopération entre les agences et les agents. Il ne devait surtout pas rester un simple projet informatique que d’aucuns détracteurs auraient pu réduire à son architecture modulaire et à sa base de données unique.

1.1 – Eléments concernant les questions de recherche principale et secondaire

7Notre question de recherche principale est bien celle des modalités d’appropriation de ce nouveau système par les agents utilisateurs et nous la formulerons ainsi : Comment peut-on expliquer a posteriori le succès de l’appropriation de UMOJA par les centaines de milliers d’utilisateurs de ce nouveau système d’information intégré de l’ONU ?

8Nous formulerons une sous-question de recherche en rapport avec notre étude de cas longitudinale effectuée de 2010 à 2019 c’est-à-dire durant notre collaboration avec trois des agences onusiennes : Comment peut-on expliquer a posteriori le succès de l’appropriation de UMOJA au sein des trois sites spécifiques et différenciés – ONU New York, PNUD Brazzaville et FAO Brazzaville – au sein desquels nous avons été amené à intervenir ?

1.2 – Eléments concernant le corpus théorique

9Face à la question de l’appropriation des outils par les acteurs – ici il s’agit d’utilisateurs habilités à intervenir sur le système d’information – et de ses modalités, cheminements et mécanismes intrinsèques, nous avons mobilisé les travaux de deux auteurs principaux. Le premier se réfère au concept d’appropriation des outils de gestion en revisitant en profondeur la logique d’un usage effectif qui serait relié forcément à la conception initiale de l’outil (De Vaujany, 2006, 2009) et le second se réfère au concept de bricolage en montrant que l’improvisation organisationnelle, le tâtonnement et le recyclage de l’existant sont des vecteurs massifs d’appropriation des systèmes par leurs opérateurs (Ciborra, 1997). Une mise en perspective des travaux du second par le premier nous permet de nous rapprocher du concept de bricolage tel que nous l’envisagerons pour expliquer le cheminement de l’appropriation des divers utilisateur de UMOJA confrontés à la fois à la complexité du dit système intégré et à l’impératif de l’utiliser : « Le bricolage désigne donc un ensemble de pratiques reposant sur du matériel de seconde main mobilisé afin de construire une structure ou un artefact lorsque rien de plus approprié n’est à la disposition des acteurs » (De Vaujany, 2009).

1.3 – Eléments concernant le choix d’une méthodologie qualitative

10L’étude de cas est centrée sur l’ONU et son SI. Elle est unique, contextualisée et longitudinale, en l’espèce, elle s’étale sur la période allant de septembre 2010 à Mars 2017, avec une actualisation de nos données en octobre 2018, sachant de plus que nous intervenions à l’ONU à Bonn dès 2003 au sein du PVNU (Programme des Volontaires des Nations Unies).

11L’étude de cas couvre ainsi une période balayant huit années avant 2012, pendant 2012-2013 et après l’implémentation progressive du projet UMOJA à partir de fin 2013. Nous sommes intervenus – de stagiaire à Consultant-Expert – durant cette période sur de nombreux sites et théâtres d’opérations mais plus particulièrement au sein de trois agences et trois sites onusiens au siège des Nations Unies à New York (2010 et 2011) comme stagiaire et PNUD et FAO à Brazzaville (2014, 2015 et 2016) comme expert-national.

12Notre méthodologie longitudinale repose sur des observations, informations, documentations voire « vérités » – prises ici au sens de Pettigrew – mises en lumière qualitativement. Elles sont locales et constituent dans le temps et dans l’espace un flux de continuités et de changements qu’il nous est opportun et utile de relater (Pettigrew, 1985, 1990) pour adresser nos deux questions de recherche. Le projet a donc été observé, pratiqué, documenté et décrypté et, dans ce cadre opérationnel assimilable au « learning by doing » onusien, nous avons effectué de nombreuses rencontres d’agents, d’employés et d’experts et avons également effectué de nombreux entretiens semi-directifs auprès de directeurs et chef de section, chef de centre de compétence (relié à l’ERP), managers métier, experts métiers, utilisateurs clés et utilisateurs finaux.

1.4 – Eléments concernant le plan de notre article

13Nous aborderons tout d’abord le contexte, l’intérêt et l’histoire de la fabrique de l’information au sein de l’ONU, puis nous insisterons sur les aspects théoriques liés à cette évaluation post-implémentation qui oscillent entre les concepts d’appropriation, d’improvisation et de bricolage. Nous aborderons le terrain et notre étude de cas longitudinale avant de mettre en lumière les principaux résultats de cette exploration ainsi que les atouts, limites et perspectives de ce travail en immersion au sein de l’ONU.

2 – Mise en contexte historique et opérationnel

14Nous nous attarderons tout d’abord sur un rapide rappel historique puis sur une mise en lumière des éléments de contexte opérationnel, organisationnel et applicatif du SI de l’ONU.

2.1 – L’historique et l’actualité du SI de l’ONU

15Le système d’information de l’ONU a été créé à New York, par la résolution 13 de l’Assemblée générale, dans la foulée du département de l’information c’est-à-dire en 1946 (Rapport ONU, 2010). Il a en charge d’assurer la promotion d’une prise de conscience mondiale et d’une plus grande compréhension du travail des Nations Unies. Pour cela, il peut disposer de divers instruments et outils de communication dont la radio, la télévision, les publications internes et externes et bien sûr depuis la fin des années 1990 le protocole et le réseau Internet qui lui permet de déployer des vidéoconférences, de la messagerie instantanée et plus largement tout un panel de technologies de l’information et de la communication à couverture mondiale.

16Tout d’abord, le réseau Internet joue, depuis les années 2005, un rôle déterminant à l’ONU avec, au premier rang, le portail Internet emblématique (www.un.org) – et ses 153 déclinaisons linguistiques extranet et intranet – qui en est devenu la principale source de diffusion de l’information. Ensuite, dans les mêmes années mais de façon plus professionnelle et donc moins orientée vers le grand public, les sous-systèmes d’informations onusiens ont continuer à croître et à se développer de façon étanches et fragmentées afin de remplir chacun sa mission sans forcément se soucier de celle des autres et encore moins de la cohérence informationnelle globale (iSeek-External, Unbisnet, e-PAS, SIG X 8, Galaxy, Inspira, etc.). Faire « se parler » les sous-systèmes d’information de l’ONU au sein d’un vaste système d’information qui serait devenu – comme par magie – unique et lisible était devenu une priorité pour la direction de l’information et pour le secrétariat général dès la fin de la première décennie 2000. La décision sera prise en 2010 et UMOJA commencera à voir le jour en 2013 avec une version basée sur une suite propriétaire de l’éditeur d’ERP allemand SAP (notamment SAP ECC 6.0 et SAP Netweaver 7.3) puis une extension en 2014 avec une mise en service de modules usuels de SAP tels que Employee Self-Service (ESS) ou encore Management Self-Service (MSS) proposant aux personnels onusiens un premier « portail self-service ». L’année 2014 verra aussi, grâce à la compatibilité applicative de l’ERP SAP, l’adoption des normes comptables internationales dédiées au secteur public « IPSAS » en remplacement des anciennes normes internes « UNSAS » devenues illisibles de façon à se conformer aux recommandations de l’Assemblée générale en 2006. Une seconde extension était prévue au début de l’année 2017 et la fin du déploiement pour début 2018. Ce calendrier ambitieux de 2014 à 2018 fut globalement respecté par les pilotes du projet UMOJA.

2.2 – Le fonctionnement et la perception du SI de l’ONU

17Depuis sa naissance et surtout depuis la massification des données – à traiter souvent en contexte d’urgence et de crise – la fabrication d’une information fiable, actualisée et intelligible puis sa circulation sécurisée au sein des nombreux SI des agences de l’ONU a toujours été d’une très grande complexité. Au sein des grandes organisations, la logique opérationnelle de l’ordonnancement des tâches semble souvent inversée et pour l’ONU c’est également le cas. La première des difficultés est bien souvent celle du « comment faire ? » c’est-à-dire la question de la coordination des milliers d’acteurs, d’opérateurs, de processus et de leurs applications (logiciels) et matériels (machines). La seconde difficulté est la question du « que faire ? » c’est-à-dire de la cohérence même des traitements des données et informations collectées. Enfin la dernière difficulté serait la question du « pourquoi faire ? », donc la question de la lisibilité des résultats des traitements, c’est-à-dire les avis et commentaires censés aider à la prise de décision et rédigés le plus souvent en anglais mais parfois dans l’une des six langues officielles de travail (l’anglais, l’arabe, le chinois, l’espagnol, le français et le russe).

18Paradoxalement tant que le fonctionnement du SI restait assez vertical et notamment top-down c’est-à-dire qu’il avait pour objet de véhiculer les décisions, règlementations et normes à appliquer sur le terrain telles qu’elles avaient été élaborées aux sièges des agences la tâche restait aisée, mais, dans les années 1980, le déploiement de pratiques dites ascendantes, ou encore bottom-up, avec des remontées d’information depuis le terrain et les opérateurs a considérablement complexifié la mission du SI notamment en termes de contrôle et de conformité des remontées d’information terrain. Couplé aux évolutions rapides des sciences du numérique, le système informatique des années 1946 à 1990 allait devoir laisser la place à un système d’information 1.0 des années 1990 aux années 2000 puis au système d’information 2.0 des années 2010 avant qu’une intelligence artificielle annoncée ne régisse celui des années 2020 et suivantes. L’homogénéisation, la modularisation et l’intégration du SI tout entier de l’ONU devenait inéluctable et le projet UMOJA allait porter cette ambition à partir des années 2010.

19Fondamentalement le SI de l’ONU était perçu comme complexe et inopérant par ses utilisateurs eux-mêmes. Ces derniers étaient quotidiennement confrontés à sa non intégration en termes de données et à sa non interopérabilité en termes d’application. Ils le percevaient comme la juxtaposition d’une multitude des sous-systèmes (comptabilité, recouvrement, trésorerie, mission, paie, achats, etc.) dont la plupart n’offraient d’une part qu’une capacité limitée d’échange d’informations et d’autre part qu’une capacité réduite de traitements des données financières et RH qui étaient alors l’alpha et l’oméga des opérations informatisées.

20Le SI de l’ONU était donc plutôt perçu comme un système informatique au service de ses concepteurs que comme un système d’information au service de ses utilisateurs. Le projet UMOJA de par son vaste périmètre organisationnel et sa large couverture fonctionnelle fut donc aussi l’occasion de revisiter l’organisation, sa cohésion et ses fondations.

3 – Approche théorique reliant les concepts de bricolage et d’appropriation

21Notre approche théorique est couplée. Elle repose certes principalement sur les travaux de Ciborra (1996, 1997, 1999) qui proposent d’aborder ce type de déploiement massif comme un bricolage assimilable à une large improvisation organisationnelle (Witell et al., 2017) basée sur le réemploi, l’inventivité et le networking. Elle repose ensuite sur ceux de De Vaujany (2006) qui proposent de revisiter l’appropriation ou plutôt la trajectoire appropriative en dépassant le lien entre usage et conception et en mettant les pratiques au centre de l’analyse.

22Dans la logique ciborienne, il s’agit par exemple de mobiliser opportunément l’improvisation organisationnelle « en pratique » en revalorisant le bricolage comme une thématique à part entière en sciences de gestion et même comme un véritable objet de recherche en management des systèmes d’information. Il met en doute les stratégies d’alignement prêtées de façon un peu magique et mécanique aux systèmes d’information et préfère insister sur les pratiques quotidiennes des acteurs et surtout sur les interprétations plus ou moins habiles des consignes et procédures. Ciborra valorise en cela les capacités d’improvisation des acteurs notamment lorsqu’elles sont portées – tel un orchestre de jazz revisitant ses propres classiques – par la puissance créatrice des capacités collectives (Weick, 1998) et de leurs capacités à recycler l’existant et le contrôle pour en faire « du neuf » et de « l’agile ».

23Fondamentalement, le concept de bricolage que présente Ciborra repose avant tout sur un recyclage inventif de ressources aisément et rapidement mobilisables. Le bricolage permet ainsi à moindre frais mais avec beaucoup d’observation et de « faire-avec » d’insérer un peu d’innovation dans un processus de production ou de conception qui fut probablement un peu trop rigide et coercitif et dans lequel l’utilisateur final ne fut pas forcément au centre des préoccupations des ingénieurs, testeurs et développeurs. Le concept d’improvisation, lui, impose de sortir des clous et de « faire un pas de côté ». Il s’agit surtout de ne pas reproduire en l’état et donc de ne pas être « prévisible » pour que l’improvisation surprenne et s’impose. En cela la trajectoire appropriative d’une technologie de l’information – ici il se n’agit ni plus ni moins d’un ERP – peut ne pas être celle qui fut prévue dans le manuel de procédure ou dans la documentation officielle mais plutôt celle qui résulte de ces « pas de côtés » improvisés ou même de ces « recyclage » mobilisés opportunément par les utilisateurs finaux. Ces trajectoires peuvent même produire bien plus que des nouveaux usages à l’image de véritables innovations – ici elles seront managériales – portées à la fois par le hasard, par un concours de circonstances fortuites, par opportunisme, par pragmatisme et donc en un mot par sérendipité.

24Il n’y aura toutefois pas de bricolage sans acteur en situation c’est-à-dire sans « l’acteur situé » avec un fort couplage des infrastructures technologiques ou informationnelles, des usages, des routines et de leur contextualisation. Le bricolage face à une technologie présentée par Ciborra comme un monstre autonome et ambigu sera un compromis fruit d’une nécessité, d’une appétence, d’un jeu ou au moins d’un regard de l’utilisateur ou de la collectivité d’utilisateur sur la technologie qui leur est parfois proposée et plus souvent imposée. À ce propos, Ciborra (1999) introduit le concept « d’hospitalité envers la technologie » car il faudra bien arbitrer et contourner avant d’affronter sachant que cette hospitalité implicite – et temporaire – peut donc évoluer vers une hostilité explicite – et pérenne.

25Notre approche théorique peut s’appuyer sur les sept propositions de Ciborra (1991) qui permettraient d’accompagner les actes d’apprentissage, plutôt que d’affronter des situations de surveillance et de contrôle, comme ce fut le cas pour le personnel onusien.

  1. valoriser le bricolage
  2. favoriser l’expérimentation locale
  3. accepter la sérendipité
  4. laisser se développer les innovations émergentes
  5. accepter d’apprendre « sur le tas »
  6. accepter les échecs
  7. collaborer mais sans imiter

26Nous proposons d’ajouter ces sept propositions au cadre conceptuel mobilisé par Witell et al. en 2017 afin de tester la pertinence de ce modèle dans le cas du déploiement du SI intégré UMOJA à l’ONU depuis ces dernières années.

4 – Méthodologie de l’étude de cas

27Nous avons utilisé une méthodologie mixte (qualitative et quantitative) pour la réalisation de cette étude ainsi que des études de cas (ONU New York, PNUD et FAO Brazzaville). Le choix d’une étude de cas longitudinale est dû à sa particularité car les données de notre recherche ont été recueillies aux cours d’au moins deux périodes distinctes avec les mêmes types de sujets comparables d’une période à l’autre. Ceci nous a permis de retracer l’évolution observée dans les pratiques des SI au sein du système des Nations Unies. Ainsi comme le présente Pettigrew (1990) « l’étude de cas longitudinale peut porter sur un cas unique ou sur plusieurs cas ». « Le choix d’une étude de cas unique (types 1 et 2) est une stratégie de recherche fréquente en gestion. La validité externe des résultats peut alors être améliorée en les confrontant minutieusement à la recherche (Yin, 2003) » [2]. Aussi en cas d’une étude multi-cas, d’après l’article publié par MUSCA en 2006 « Pettigrew a mis en œuvre ce principe d’enchâssement dans des études multi-cas réalisées avec son équipe (Pettigrew, 1990 ; Pettigrew et al., 2001) ». Différents niveaux de contexte sont pris en compte dans l’analyse, depuis le contexte intra-organisationnel jusqu’au contexte international.

28En effet, les recherches quantitatives ont pour objectif de quantifier et mesurer un phénomène. Par contre les recherches qualitatives visent à « comprendre les personnes et les organisations, c’est-à-dire les contextes sociaux et culturels dans lesquels ils se trouvent » (Avison et Myers, 2002, p. 57). Le recours à une recherche qualitative présente l’intérêt de pouvoir satisfaire notre ambition de proposer des apports théoriques (Miles et Huberman, 2003). Les recherches quantitatives s’attachent davantage à tester des théories. Ainsi, l’étude de cas résulte à la fois de l’objet de recherche et de sa structure. Une étude de cas longitudinale semble donc appropriée pour faire émerger la réalité, l’imbrication et la diversité des trajectoires allant de l’acceptation à l’appropriation du vaste système UMOJA.

4.1 – Terrain de recherche

29Notre terrain de recherche a eu lieu au siège des Nations Unies à New York où nous avons effectué 6 mois de stage et sur les différentes missions onusiennes en tant qu’Expert que nous avons effectuées à UNV à Bonn en Allemagne, à la FAO et au PNUD au Congo Brazzaville (de 2011 à 2016). Notamment sur le niveau d’implication du SI onusien et sur la mise en place d’un ERP « UMOJA » afin d’unifier les différents systèmes existants en un seul système. Pour répondre à ces questions, nous adoptons une démarche qui est orientée vers une approche qualitative du terrain en faisant un aller et retour constant entre les enseignements des théories existantes et l’observation empirique. L’observation nous a permis de s’immerger personnellement dans le milieu observé. En tant qu’« observateur » et « praticien », cette double casquette a été très bénéfique pour recueillir les informations nécessaires et utiles ainsi que dans l’analyse des données. Nous cherchons à mettre en évidence les pratiques à l’origine des nombreux bricolages, recyclages et réemplois au sens de Ciborra.

4.2 – Les précisions sur l’échantillonnage

30Un échantillon représentatif des utilisateurs et bénéficiaires des projets ERP a été sélectionné, et des experts de l’ONU ont été consultés à l’aide d’un questionnaire et des interviews. Ce travail de recherche a été réalisé en adoptant une méthode mixte qui associe à la fois de techniques d’enquête et de recherche documentaire. Notre recherche terrain s’est déroulée à travers des questionnaires que nous avons soumis aux employés de l’ONU après une période d’observation. Par exemple, pendant les interviews nous cherchons à savoir si l’ONU a pu installer un ERP ou un système intégré dans son organisation afin d’accroître sa productivité. Quelles sont les difficultés d’adoption de ce nouvel outil de gestion (ERP) et comment les fonctionnaires de l’ONU, du PNUD et de la FAO s’adaptent-ils au niveau de son utilisation ?

31Ainsi, il était question dans notre démarche de recueillir les opinions des fonctionnaires et des experts de l’ONU (ONU New York, FAO et PNUD Brazzaville) sur le fonctionnement des SI de l’ONU. Tous les fonctionnaires de l’ONU ont été très coopératifs et nous ont accompagnés dans nos recherches sur le terrain (les interviews, la récolte d’information à partir des questionnaires que nous avons mis à la disposition des fonctionnaires et experts de l’ONU). Nous avons interviewés 66 fonctionnaires (employés en CDI, CDD, Consultants, Stagiaires) [3] et Experts qui sont représentés ci-dessous (catégories et grades des personnes[4]) :

  • Fonctionnaires de grades supérieurs (GP1 : D2, D1, P5, P4) : ONU New York (17) ; PNUD Brazzaville (0) ; FAO Brazzaville (0) ; soit un total de 17.
  • Fonctionnaires de grades intermédiaires (GP2 : P3, P2, P1)) : ONU New York (15) ; PNUD Brazzaville (0) ; FAO Brazzaville (0) ; soit un total de 15.
  • Fonctionnaires de grades moyens (GP3 : G7, G6, G5) : ONU New York (7) ; PNUD Brazzaville (3) ; FAO Brazzaville (4) ; soit un total de 14.
  • Consultants Internationaux et nationaux, Autres (GP4 : CN, CI) : ONU New York (3) ; PNUD Brazzaville (3) ; FAO Brazzaville (4) ; soit un total de 10.
  • Stagiaires (GP5 : I-1) : ONU New York (10) ; PNUD Brazzaville (0) ; FAO Brazzaville (0) ; soit un total de 10.

4.3 – Les techniques d’enquêtes

32Nous avons choisi d’enquêter sur toutes les catégories du personnel onusien de cadres supérieurs jusqu’aux niveaux intermédiaires (consultants, employés locaux et stagiaires). Nous avons privilégié une approche qualitative reposant sur un échantillon sélectionné en tenant compte de nos contacts dans les agences et de notre expérience du terrain au regard des préoccupations des utilisateurs étant habilités à intervenir sur les systèmes et sous-systèmes des Nations Unies (UN New York, UNV Bonn, PNUD et FAO Brazzaville). C’est donc sur la base d’un échantillon restreint et de deux enquêtes (fonctionnaires et experts) que nous avons effectué le maillage de tous les employés et fonctionnaires onusiens.

Enquête auprès des fonctionnaires de l’ONU (NY), de PNUD et de la FAO Brazzaville :

33Les objectifs de cette enquête visent principalement à caractériser les activités et les modes de fonctionnement des fonctionnaires de l’ONU sur l’utilisation des TIC. En termes généraux l’objectif assigné à l’enquête « fonctionnaires de l’ONU » est de tester l’efficacité relative de l’utilisation des TIC de l’ONU. Il s’agit de faire une description de leurs équipements et de leurs contributions directes dans la conception des SI ainsi que de leur rendement au travail avec l’introduction de technologies intégrées. Grâce aux informations ainsi collectées, nous serons en mesure d’évaluer l’efficacité de l’introduction des ERP dans le système des Nations Unies des forces et des faiblesses que les progiciels intégrés ont pu apporter dans la bonne marche de l’ONU. Nous allons évaluer aussi la capacité de généralisation et la portabilité de l’ERP dans les organes décentralisés de l’ONU à travers le monde.

34Deux types de questionnaires sont utilisés. Le premier vise les fonctionnaires utilisateurs des SI et le second des fonctionnaires Experts des SI. Les questionnaires doivent répondre à des objectifs spécifiques retracés principalement dans les modules suivants : l’identification des Experts en SI de l’ONU et les fonctionnaires utilisateurs des SI ; les caractéristiques de l’exploitation et de l’activité ; les conditions de demande, d’utilisation des SI ; l’accès des fonctionnaires aux TIC. Certains de ces modules présentent évidemment des différences selon qu’ils s’adressent à des fonctionnaires ou à des Experts de l’ONU.

Enquête auprès des Experts de l’ONU (NY), de la FAO et du PNUD Brazzaville :

35Cette enquête chercherait spécifiquement à faire ressortir l’impact des outils ERP dans l’amélioration des conditions de production et de rentabilité de l’ONU. Elle viserait aussi à éclairer l’effet des TIC à l’ONU. Cette étude auprès des experts va permettre de mettre en lumière un éventuel écart, en termes d’efficacité économique et d’acceptation sociale, entre l’ancien et le nouveau système. Ces derniers peuvent couvrir par exemple les modules suivants : les caractéristiques de l’exploitation et de l’activité ; les coûts d’implantations des ERP ; l’évaluation de l’effet ERP sur les fonctionnaires et sur les performances perçues des ERP au sein de l’ONU.

5 – Mise en lumière des principaux résultats

36Nous avons listé trois types de résultats, les premiers sont liés aux usages (aux bricolages), les seconds aux spécificités (aux trajectoires appropriatives) et les derniers aux pays membres.

5.1 – Les usages et bricolages relevant des fonctionnaires utilisateurs de l’ERP

37Cette sous-section propose donc une synthèse des résultats liés aux pratiques au sein de l’ONU. Nos entretiens montrent une grande diversité de pratiques ayant toutes pour objectif de faciliter la fabrique de l’information mais également sa diffusion et son accessibilité Les items les plus significatifs au sujet des employés de l’ONU nous ont permis de metre en lumière le fonctionnement intrinsèque du SI de l’ONU. Nous remarquons que tous les GP1 (D2, P5, P4) ont clairement la maîtrise des ERP (17/17 soit 100 %). En revanche, les catégories inférieures n’ont pas toutes la même maîtrise des ERP (GP2 : P3, P2, P1 : 7/15). Cela s’explique par le niveau de professionnalisation et de recrutement. Les catégories supérieures sont recrutées avec un niveau de spécialisation assez pointilleux. Les cadres supérieurs sont recrutés en tenant compte de conditions très strictes sur la durée d’expérience professionnelle qui varient entre 8 et 20 ans si bien qu’avec cette longue expérience acquise dans d’autres grandes entreprises ou multinationales leur degré d’appropriation du projet ERP est très élevé. Ainsi, comme le souligne De Vaujany dans un article : « L’appropriation est un processus long qui débute bien avant la phase d’utilisation de l’objet et se poursuit bien après l’apparition des premières routines d’utilisation (axiome 4). L’appropriation commence ainsi avec une phase que l’on pourrait qualifier de « pré-appropriation » » (cf. les travaux de Vaujany, 2005, « De la conception à l’usage, Vers un management de l’appropriation »). Ainsi, dans la phase d’appropriation originelle comme le souligne De Vaujany des multiples processus sociopolitique et culturel peuvent entraîner des tensions au sein de l’Organisation des Nations Unies. Car cela peut entraîner au sein des utilisateurs de l’ERP, une certaine routine comme l’explique De Vaujany (2005). Ces routines nécessitent une réappropriation qui débouchera comme le souligne Ciborra (2000) par le déploiement de « bricolages » et d’ « improvisations » qui seront validées ex-post par l’organisation. Ainsi, selon De Vaujany (2005a) « Le processus d’appropriation ne s’achève donc pas par la formation de routines ‘définitives’ », néanmoins, lors de notre retour sur le terrain onusien, début 2020, nous constatons la pérennisation de nombres de ces routines.

38En revanche au niveau des GP3 (G7, G6, G5) : 5/14, GP4 (CN, CI) 3/10 et GP5 (I-1) : 2/10, les exigences ne sont pas les mêmes. Un stagiaire et un Consultant n’ont pas besoin d’avoir la maîtrise des ERP afin d’être recrutés à l’ONU. C’est le cas également pour un employé au niveau local et cette maîtrise est repoussée à son intégration – éventuelle – au sein de l’organisation avec une validation en ligne ex-post.

39Ainsi, les employés de l’ONU selon qu’ils évoluent à New York ou à Brazzaville réussissent tant bien que mal à s’adapter et à s’imprégner des nouveaux outils de gestion qui sont mis à leur disposition. Il y a fréquemment des formations en interne, l’entre-aide entre collègues est quasi systématique et surtout entre collègues de mêmes origines culturelles ou linguistiques, le tâtonnement (le « Learning by doing » est souvent documenté) et l’improvisation sont acceptés des supérieurs, ceci afin d’arriver à une adoption satisfaisante voire à une utilisation correcte de ces nouveaux ERP d’où ce que nous pouvons nommer un bricolage à la Ciborra.

40La tendance est la même au niveau des autres items que nous avons renseignés, mais par contre pas au niveau de l’item qui traite de la formation. Nous constatons que le besoin de formation est plus exprimé par les catégories inférieures que supérieures car les stagiaires, les Consultants et les catégories inférieures (G7, G6, G5) qui n’ont pas la possibilité d’accéder dans les formations de pointe à l’extérieur saisissent cette opportunité qui est offerte par l’ONU de se former à titre gratuit afin d’améliorer leur niveau de compétence. Pendant notre période de stage nous avons bénéficié de plusieurs formations notamment sur la maîtrise de certains logiciels (SPSS, STA, Project, etc.).

41Aussi, au niveau de la connaissance des innovations et des innovations futures le groupe des cadres et Experts GP1 est le plus informé par rapport à d’autres groupes. Cela traduit aussi leur niveau de compétences car pour être recruté au niveau P4, P5 jusqu’en D2, il faut avoir au moins une expérience de plus de 7 ans dans une grande institution étatique, une grande ONG ou dans une grande multinationale. Ce sont des cadres qui sont souvent déjà bien formés avec des grandes compétences que l’ONU recrute. La tendance est la même au niveau du groupe GP2, cette catégorie des cadres intermédiaires de l’ONU nécessite aussi un certain niveau de professionnalisation et d’expérience autour de 5 années ou plus.

42Plusieurs fonctionnaires de l’ONU se sont exprimés en ces termes : « L’introduction des nouveaux progiciels intégrés est une véritable aubaine car ces progiciels rendent le système plus performant et avec des formations de mise à niveau qui nous permettent de se familiariser aux nouveaux outils. Ce sont des initiatives à encourager et à renforcer. L’accessibilité à certaines données devient plus rapide et plus facile ainsi que l’obtention des informations… ».

43Ainsi, l’importance du renouvellement des nouveaux ERP, montre bien que l’introduction des ERP a une importance capitale sur le bon fonctionnement de l’ONU et de l’épanouissement professionnel des fonctionnaires qui trouvent que l’introduction des TIC au sein de l’ONU est un progrès énorme. Les pratiques professionnelles au quotidien et la maîtrise des progiciels intégrés par 51, 56 % des fonctionnaires traduisent bien l’engouement que les fonctionnaires ont sur l’utilisation de ces progiciels intégrés. Ainsi, tous les fonctionnaires sont pour l’introduction et la maîtrise totale de ces progiciels au sein de l’ONU. Si bien que l’improvisation, le tâtonnement et le bricolage permettent aux utilisateurs de s’approprier ces nouveaux outils. La maîtrise des progiciels intégrés par 51,56 % des fonctionnaires a permis d’améliorer les tâches au quotidien dans leur travail. Certains fonctionnaires souhaiteraient avoir la maîtrise complète de ces progiciels.

44D’autres par contre se contentent de l’utilisation de base qui leur permet de bien faire leur travail. Certains utilisateurs trouvent que même avant l’introduction de ces nouveaux progiciels leur travail était toujours efficace. Nous soulignons le fait que l’introduction des ERP est en pleine expansion. Grâce à ces progiciels intégrés plusieurs fonctionnaires de l’ONU ont amélioré leur rendement de travail. Le travail est devenu plus intéressant. C’est ainsi que plusieurs fonctionnaires déclarent avoir adopté définitivement les nouveaux ERP. Ils souhaiteraient approfondir leurs connaissances sur la maîtrise de ces nouveaux progiciels intégrés.

5.2 – Les différentes spécificités en termes d’appropriation de l’ERP

45Ces spécificités sont surtout liées à l’appropriation des TIC par le Secrétariat général de l’ONU qui est l’organe de décision qui peut ou non promouvoir l’essor des TIC au sein de cette Organisation en tenant compte des enjeux et des défis à relever afin de rendre plus performante cette Organisation. Ainsi, les Experts soulignent le fait que « sur le plan hiérarchique au sein du Secrétariat Général des Nations Unies à New York, le secteur des SI est sous représenté par rapport aux enjeux actuels du rôle joué par les TIC ». Ils suggèrent au Secrétariat Général la création d’un poste de Sous Secrétaire Général chargé des SI afin de promouvoir les TIC au sein de cette Organisation. Car une sous représentation ne favorise malheureusement pas le développement des TIC au sein de l’Organisation. L’utilisation des ERP a une conséquence positive sur les activités professionnelles des fonctionnaires de l’ONU comme indiqué précédemment et au niveau de la Figure 1. Nos résultats statistiques relatifs à l’impact des ERP sur le niveau d’activité des employés de l’ONU montrent que l’augmentation de la productivité est de 65,15 %. Cela nous permet de souligner que l’introduction des ERP permet de rendre plus performantes les différentes tâches que les fonctionnaires accomplissent et cela permet d’augmenter significativement la productivité de leur activité comme le montre la Figure 2.

Figure 1

Bricolage en situation d’improvisation

Figure 1

Bricolage en situation d’improvisation

Source : L. Witell et al., 2017.
Figure 2

Impact des ERP sur les activités professionnelles

Figure 2

Impact des ERP sur les activités professionnelles

46Les groupes enquêtés sont tous d’accord sur l’intégration réussie du SI au sein de l’ONU : 100 % ont donné un avis favorable sur cet item. Car cela se traduit sur le terrain : sans un système d’information performant le fonctionnement de l’ONU serait difficile. Malgré certains balbutiements le système d’information de l’ONU a permis à cette grande Organisation de fonctionner parfaitement.

47Nous remarquons que près de 70 % des employés de l’ONU y compris les stagiaires et les consultants connaissent les logiciels qu’ils utilisent au sein de l’ONU, et arrivent à les nommer. Cela s’explique par le fait qu’il y a à chaque instant des formations dans les différents départements. Environs 65 % affirment que l’introduction des nouvelles technologies et l’adoption de certains progiciels intégrés ont permis d’augmenter leurs productivités en améliorant par la même occasion leurs conditions de travail. Ce pourcentage est le même sur la circulation des informations entre agences de l’ONU dans les différentes régions du monde. Majoritairement les employés de l’ONU savent comment l’information circule au sein de cette Organisation.

48L’ONU a mis un système de formation permanente en place. Le personnel onusien est soumis à plusieurs formations pour se mettre à niveau. Dès l’adoption de l’ERP UMOJA, il y a eu plusieurs formations et séminaires sur UMOJA qui ont permis au personnel malgré quelques routines et balbutiement de s’approprier le nouvel ERP. C’est ce qui fait la force des employés de l’ONU. Ces formations sont réservées aux fonctionnaires de l’ONU ainsi qu’aux stagiaires et consultants. Nous avons aussi bénéficié de plusieurs formations. Ainsi, à force de bricolage et d’improvisations, suivis des différentes formations pour renforcer les compétences des employés, l’appropriation de l’ERP UMOJA est une réalité. C’est ce qui donne le caractère « heureux » des utilisateurs des SI au sein de l’ONU en plus du statut de fonctionnaire international. Tout le monde s’y met afin d’éviter d’être traité d’incompétent et de se faire licencier. C’est ce qui explique les réponses dans ces deux graphiques. Notons que peu de candidats sont enclin à dire qu’ils ne maîtrisent pas les nouveaux outils de gestion qui ont été mis en place car cela remettrait en cause leur potentielle titularisation ou plus simplement le renouvellement de leur contrat comme agent.

Figure 3

Les effets directs des ERP sur l’amélioration des conditions de travail

Figure 3

Les effets directs des ERP sur l’amélioration des conditions de travail

49Ce graphique permet de traduire la satisfaction globale suite au déploiement de l’ERP au sein de l’ONU. Nous constatons que 100 % des employés interrogés soulignent le fait que ce type de TI permet la revalorisation de leur travail et la facilitation des tâches. Ce qui a pour conséquence directe l’amélioration de leurs conditions de travail. L’introduction des progiciels intégrés au sein du système d’information de l’ONU a une conséquence positive sur l’amélioration des conditions de travail et de vie de tous les employés de l’ONU.

5.3 – Les pays membres face à l’adoption du projet UMOJA

50L’ONU est une grande Organisation dont chaque état membre apporte une contribution pour le fonctionnement de cette institution. L’adoption d’un ERP performant nécessite des fonds qui sont très élevés. En règle générale, les Etats – notamment les plus modestes – ont du mal à mobiliser les ressources financières pour permettre le développement d’un système d’information interne à l’ONU car leur perception d’un tel dispositif est plutôt celle d’un outil de gestion (centre de coûts) que celle d’une ressource informationnelle (centre de profit). Néanmoins, certains états – notamment les plus riches – ont réussi à débloquer des financements assez importants qui ont finalement permis d’aller au bout de l’implantation de l’ERP UMOJA. Ainsi, la mise en place d’une protection efficace et l’amélioration de l’outil informatique a permis à tous les systèmes des Nations Unies de fonctionner avec un minimum d’interruptions et d’être globalement plus efficaces que ceux des systèmes des autres grandes organisations publiques et privées où la gestion de l’information tient une place essentielle. Le Secrétariat est maintenant pourvu de systèmes de communication interne et d’outils de gestion du personnel, comme iSeek et e-PAS (cf.), qui fonctionnent bien. Aussi, les normes instituées pour les principaux éléments d’infrastructure sont respectées par tous les bureaux des Nations Unies, dont les systèmes sont gérés plus efficacement grâce à un dispositif plus rigoureux de contrôle de gouvernance interne. Il est bon de rappeler aussi que l’ONU sait se montrer remarquablement efficace lorsqu’il faut établir rapidement des liaisons avec des régions où l’infrastructure est inexistante ou a été endommagée.

51Jusqu’avant l’adoption de l’ERP « UMOJA », les différents systèmes informatiques de l’ONU sont compartimentés et techniquement en déphasage avec la plupart des systèmes informatiques (avant le projet ERP, jusqu’à une période récente). Ces systèmes n’offraient qu’une capacité limitée d’échange et de traitement des données et de l’information. Faute de principes directeurs s’inscrivant dans une politique convenablement articulée, les systèmes autonomes, et souvent redondants, se sont multipliés. Le Système intégré de gestion (SIG), principal système de traitement des données financières et des données de gestion des ressources humaines, coexiste avec de nombreux systèmes auxiliaires plus spécialisés. Or, « ces systèmes ne sont pas intégrés, et la maintenance du SIG lui-même n’est pas centralisée » (l’ONU, 2010). C’est un système qui n’était pas intégré jusqu’à une période récente avant l’adoption d’un projet ERP en 2011/2012…/2015. Le défaut de cohérence est une réalité quotidienne dans l’organisation et la gouvernance des services d’information à l’ONU, ce qui entraîne des chevauchements d’activités. Il existait avant la mise en place de l’ERP des unités informatiques distinctes dans six départements au moins, et rien n’était en place pour en coordonner efficacement leurs activités. De plus, « les responsables du secteur informatique et télématique occupant une position relativement modeste dans la hiérarchie du Secrétariat, les cadres dirigeants des autres secteurs mesurent rarement tout l’impact que pourrait avoir la mise en œuvre stratégique de moyens informatiques et télématiques pour améliorer le fonctionnement du Secrétariat et mieux éclairer les décisions dont il procède » (d’après les constats d’un Expert, ONU, 2009, 2010, 2011). Ces dysfonctionnements qui caractérisent le dispositif informatique et télématique de l’ONU tiennent à la survivance de systèmes dépassés et à la persistance de pratiques ancrées dans des traditions qui remontent à des dizaines d’années. Ces dysfonctionnements ont empêché l’ONU d’exploiter à fond les possibilités de réforme de la gestion offertes par la mise en œuvre de nouvelles solutions technologiques. Néanmoins, les améliorations techniques n’ont pas produit tous les avantages attendus, faute d’une véritable stratégie de gestion de l’information, lacune qui fait obstacle à la transmission des connaissances entre les fonctionnaires des différents lieux d’affectation et départements. Force est de reconnaître que ni les habitudes onusiennes, ni les moyens technologiques en place ne favorisent les échanges des connaissances.

6 – Conclusion et perspectives

52L’adoption du système UMOJA a permis d’une part l’unification des différents systèmes utilisés et d’autre part de l’organisation onusienne elle-même. UMOJA est assimilable à un progrès dans la gestion des ressources technologiques mais aussi humaines, financières et matérielles. Ainsi, UMOJA a amélioré la productivité et les performances de l’ONU, du moins au regard de la perception de ses agents et fonctionnaires, il permet le traitement rapide des informations avec des gains de productivités énormes. Sa mise en œuvre en 2012 a amélioré la productivité et l’efficacité des différentes missions accomplies par l’ONU à travers le monde.

53L’adoption du système actuel est une aubaine pour l’ONU qui est en phase avec l’évolution des technologies de l’information et de la communication (TIC). La mise en place d’un nouveau ERP (UMOJA) a permis de remplacer une pléthore de systèmes informatiques obsolètes au sein du système des Nations Unies. Cette unification des systèmes par un nouveau ERP a facilité la mise en œuvre des normes comptables internationales (normes IPSAS), le traitement rapide de l’information et sa diffusion au sein du système des Nations Unies. Comme l’a souligné un expert : « La mise en place d’un ERP était bien plus qu’un projet TIC, mais une condition pour parvenir à des améliorations dans des domaines comme les achats, la budgétisation et la gestion axée sur les résultats, la comptabilité par type de coûts, ainsi que les normes IPSAS » (ONU, 2010). Ainsi, l’inaction reviendrait à dépenser plus d’argent pour mettre à jour des applications incompatibles et obsolètes.

54Au terme de ce travail, nous soulignons que l’impact des ERP à l’ONU est prometteur, tout en incitant à la prudence. En effet, les ERP, en visant la promotion de l’initiative à la fois individuelle et collective des employés de l’ONU, apparaissent comme un moyen de favoriser l’autonomie ainsi que de rendre plus performantes les pratiques professionnelles au sein de cette Organisation.

55Ainsi, la mise en œuvre d’un projet ERP a nécessité un pilotage de grande envergure car le personnel doit s’adapter à un tel changement et s’approprier ce nouvel ERP. Pour gérer les changements d’une telle ampleur il est nécessaire d’élaborer une stratégie de veille informationnelle. Ce dispositif de veille a permis de constituer un comité restreint qui a pour mission d’assurer la gestion du changement. Ce bureau du changement a été doté d’un mandat précis et limité dans le temps afin d’assurer une bonne transition entre l’ancien et le nouveau système. Cela a favorisé la réussite de l’implantation du projet ERP à l’ONU et de son appropriation par le personnel.

56La transformation organisationnelle et notamment son « déracinement » (Besson et Rowe, 2011) opéré par UMOJA au sein du SI de l’ONU en particulier et, de l’ONU en général ne sera réellement visible que dans quelques mois. Mais déjà, en ce début 2020, le projet a permis au personnel – du plus modeste agent sur le terrain au plus important dirigeant new yorkais – d’appréhender collectivement la grande diversité, complexité et transversalité des tâches pilotées par leur organisation. Dès lors, UMOJA, a déjà atteint une petite partie de son objectif, c’est-à-dire « unifier » ce qui n’est pas encore une « grande maison » mais déjà beaucoup plus qu’un simple « machin » selon le mot fameux du général de Gaulle en 1960.

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Notes

  • [1]
    Par soucis de simplification, nous n’utiliserons pas dans cet article le terme francophone de Progiciel de Gestion Intégré (PGI) qui – bien que pertinent – est devenu moins usuel que celui d’ERP.
  • [2]
    Genève MUSCA (2006), « Une stratégie de recherche processuelle : l’étude longitudinale de cas enchâssé ». M@n@gement, 9 : 3, 145-168.
  • [3]
    Source : d’après les enquêtes menées à l’ONU New York, PNUD et FAO Brazzaville.
  • [4]
    Le groupe 1 (GP1) est constitué des fonctionnaires de grades supérieurs ou d’Experts : GP1 (D2 ; D1 ; P5 ; P4) – Le groupe 2 (GP2) est constitué des fonctionnaires de grades intermédiaires : GP2 (P3 ; P2 ; P1) – Le groupe 3 (GP3) est composé des fonctionnaires de grades moyens : GP3 (G7 ; G6 ; G5) – Le groupe 4 (GP4) est composé des consultants nationaux et internationaux : GP4 (CI ; CN) – Le groupe 5 (GP5) est composé des stagiaires : GP5 (I-1).
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