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Article de revue

L’évolution de la comptabilité, du contrôle, de l’audit et de leurs métiers au prisme de la Blockchain : une réflexion prospective

Pages 137 à 157

Notes

  • [1]
    Littéralement « Chaîne de bloc » mais le monde francophone semble avoir préférence pour le terme Blockchain, en tant que nom féminin, nous nous rallierons à cet usage pour le reste de l’article.
  • [2]
    Zouarhi S. (2017), Intervention à la conférence Big Block Theory - Lundi 3 avril 2017, Paris.
  • [3]
    Hennebert C. (2017), Intervention à la conférence Big Block Theory - Lundi 3 avril 2017, Paris.
  • [4]
    E.G. Consortium LaBChain regroupant 25 organisations dont la caisse des dépôts, le Crédit Agricole, Allianz, Groupama, Natixis.
  • [5]
    Les quatre plus grands groupes d’audit financier au niveau mondial : Deloitte Touche Tohmatsu ; Ernst & Young ; KPMG ; PriceWaterhouseCoopers.
  • [6]
    À titre d’exemple, nous n’avons ainsi trouvé aucun article couplant Blockchain et évolution des métiers en CCA sur le terrain français.
  • [7]
    Nous entendons la supply chain au sens de Mentzer et al. (2001, p. 4) comme « un ensemble de trois entités ou plus (organisations ou individus) directement impliqués dans les flux, amont et aval, de produits, de services, financiers et/ou d’ information depuis la source jusqu’au client ».

Introduction

1En 2008, le Bitcoin devient la première monnaie virtuelle cryptographique fonctionnant sans autorité centrale ni administrateur unique. « OVNi » du monde économique et monétaire, son existence a connu des hauts et des bas, interroge ou amuse. En 2017, sa capitalisation a dépassé vingt milliards d’euros, dix ans après sa parution, preuve d’une existence tangible. Si ce moyen de paiement, marginal il va de soi, est bien connu, même du grand public, peu sont conscients de sa dimension technologique. Cette technologie numérique est désignée sous l’appellation « Blockchain » [1]et le Bitcoin n’en constitue qu’un exemple d’application.

2Le domaine financier et bancaire est particulièrement actif dans l’utilisation et le développement de la technologie Blockchain. Le Nasdaq a par exemple développé une « Blockchain innovation initiative » ouvrant la possibilité aux entreprises de digitaliser les certificats de transactions papiers, ce qui permet une facilité d’identification et de suivi de titres de propriété. L’utilisation de la technologie commence à être élargie à d’autres champs d’application que celui de la banque et de la finance. Ainsi, Wells Fargo et la Bank of Commonwealth ont annoncé avoir pour la première fois utilisé la technologie pour gérer la livraison de marchandises (balles de coton) entre la Chine et les USA. Son utilisation a permis, grâce à ses caractéristiques de décentralisation et digitalisation, de réaliser en quelques minutes des opérations qui normalement prennent plusieurs jours et sont particulièrement lourdes dès lors qu’il s’agit de négoce international (opérations de douanes, bons de livraisons…). Également, jeunes chercheurs et créateurs de start-ups s’intéressent à la technologie dans d’autres domaines d’application : sécurisation d’objets connectés (Moinet et al., 2017), échanges de données de santé (Zouarhi, 2017 [2]), validation de micro-transaction concernant des échanges d’énergie renouvelable (Hennebert, 2017 [3]). Certaines applications sont plus ambitieuses : RCI bank et services (filiale financière de Renault-Nissan) a commencé à utiliser la Blockchain pour résoudre ou faciliter des problématiques métiers et d’optimisation des process.

3Le propos de cet article est de discuter des conséquences à attendre de cette technologie dans les métiers du champ CCA. Plus précisément, nous chercherons à présenter cette technologie et à en illustrer les aspects novateurs, qui influenceront ces activités dans les années à venir. Notre démarche se base ici sur une réflexion prospective alimentée par une littérature académique et professionnelle, l’étude des applications actuelles et la rencontre avec des acteurs impliqués dans la promotion et le développement des applications basées sur la Blockchain.

4Nous présenterons tout d’abord la technologie Blockchain et détaillerons son principe de fonctionnement (1), puis définirons le statut de la Blockchain d’un point de vue théorique, au regard des concepts d’outils et de technologies de gestion (2). Nous utilisons pour étudier la Blockchain une démarche prospective (3.). Les enjeux pour les métiers de la comptabilité, du contrôle et de l’audit seront ensuite détaillés (4) avant de nous interroger sur l’intérêt de la technologie pour les organisations (5). Dans la perspective du développement émergent de la Blockchain, et de son arrivée future dans les systèmes d’informations des entreprises, nous explorerons les questions suivantes : la Blockchain constitue-t-elle une menace ou une opportunité pour les métiers du CCA ? En quoi celle-ci va-t-elle modifier les pratiques actuelles ? Quelles perspectives au niveau intra et inter organisationnel ?

1 – La technologie Blockchain : caractéristiques et principes de fonctionnement

5Afin de présenter en détail la Blockchain nous revenons dans un premier temps sur les caractéristiques de cette technologie (1.1.) puis nous proposons une modélisation de son fonctionnement (1.2.)

1.1 – Émergence et caractéristiques de la technologie Blockchain

6La Blockchain est apparue avec la monnaie cryptographique et système de paiement peer-to-peer Bitcoin en 2008. Il s’agit d’une technologie cryptologique qui permet la tenue d’un registre public de transactions, organisé par ordre chronologique, et qui s’appuie sur un réseau décentralisé d’utilisateurs via Internet. La Blockchain possède trois caractéristiques principales que sont la transparence (information « publique », c’est-à-dire partagée entre les utilisateurs) ; la protection des données (non falsification, vérification des informations par les nœuds du réseau, absence d’effacement des données, anonymisation possible des utilisateurs) ; et la décentralisation (fonctionnement sans organe central de confiance chargé de l’administration, du contrôle, et plus généralement de la gouvernance du système). Ainsi, il faut s’imaginer « un très grand cahier, que tout le monde peut lire librement et gratuitement, sur lequel tout le monde peut écrire, mais qui est impossible à effacer et indestructible » (Delahaye, 2014). Aujourd’hui, cette technologie semble passer un cap en termes de maturité et le monde financier a commencé à s’en emparer en grande partie en raison de ses caractéristiques perçues comme sources d’innovations et d’avantages majeurs. De nombreuses organisations et consortiums[4]investissent dans des applications basées sur la Blockchain afin d’acquérir un avantage concurrentiel encore incertain. Dans les prochains développements, nous présentons les caractéristiques principales de cette technologie en décrivant le protocole de la Blockchain.

1.2 – Fonctionnement de la Blockchain

7Le fonctionnement d’une Blockchain est effectué en cinq étapes, dont l’enchaînement complet nécessite un temps variable selon l’infrastructure informatique mise en place. Ces étapes sont synthétisées dans la Figure 1.

Figure 1

Processus de fonctionnement de la Blockchain

Figure 1

Processus de fonctionnement de la Blockchain

Source : auteurs.

8La première étape (1) s’apparente à la demande d’écriture d’une information type par un agent A à destination d’un agent B dans le registre de la Blockchain (e.g. transaction financière, écriture comptable, contrat, livraison, transfert de propriété…). L’agent A formule sa demande via une interface logicielle spécifique connectée au réseau (par exemple le réseau Internet). La demande d’écriture est ajoutée à un chapitre ou « bloc » d’informations recueillies sur un laps de temps défini auprès de l’ensemble des utilisateurs du réseau, et le bloc est désormais placé dans une « file d’attente » (2). Le bloc va attendre d’être validé par un consensus des utilisateurs (ou nœuds) du réseau pour pouvoir être ajouté de manière ordonnée, irréversible à la chaîne de blocs, registre répliqué à travers tout le réseau.

9La validation par consensus d’un bloc (3) est l’étape clef de la technologie Blockchain. Chaque bloc est soumis à un protocole cryptographique qui décidera l’ajout ou non du bloc à la chaîne de blocs. Ce protocole cryptographique est réalisé par des acteurs (ou groupes d’utilisateurs) volontaires du système appelés « mineurs ». Les mineurs mettent à disposition du réseau la capacité de calcul d’ordinateurs ou de serveurs informatiques pour procéder à l’étape du minage, c’est-à-dire la réalisation de solutions cryptographiques nécessaires à la sécurisation du réseau. Cette cryptographie permettra par la suite d’identifier un bloc, sans en révéler le contenu, et donc de vérifier l’intégrité d’un document. Cette étape mathématique mobilise traditionnellement le principe de la « preuve de travail » (proof of work) qui est une validation par les pairs membres du réseau. Des alternatives émergent aujourd’hui (e.g. méthode de la validation par la preuve d’enjeu ou « proof of stake ») et visent à supprimer ou limiter la complexité de l’étape de minage. Lorsque les utilisateurs de la Blockchain ont validé l’exactitude de l’opération, le bloc est validé, horodaté, et ajouté à la chaîne de blocs (étape 4). In fine, tous les membres du réseau (agents A et B dans la Figure 1) ont la même copie des informations enregistrées au sein de la Blockchain (étape 5). Les blocs sont ajoutés un par un, à intervalle régulier.

10À la suite de cette présentation de la technologie Blockchain (1.) il nous semble intéressant de l’étudier dans le cadre théorique des sciences de gestion (2.) à l’aide d’une démarche prospective (3.) pour pouvoir par la suite comprendre l’effet que cette technologie peut avoir sur les métiers du CCA (4.) et de discuter l’intérêt de son utilisation dans les organisations (5.).

2 – Caractérisation théorique de la technologie Blockchain

11La technologie informatique est omniprésente dans l’environnement des métiers du contrôle, de la comptabilité, et de l’audit. Si les recherches sur le sujet portent, a minima pour le contrôle, plus fréquemment sur les dispositifs organisationnels que sur les appareillages conceptuels (Meyssonnier et Pourtier, 2006), la technologie a permis de faire évoluer voir de révolutionner les pratiques.

12Nous en avons un bon exemple dans le domaine de la comptabilité avec la révolution qu’a constitué le passage à une comptabilité informatisée. De même pour le contrôle de gestion, certains travaux (Besson, 2016) jugent d’une modification de la fonction liée à l’implantation d’une technologie informatique (les ERP). Malgré cette importance, le constat a été récemment fait que le rapport entre contrôle de gestion et systèmes informatiques faisait étonnamment l’objet de peu de recherches (Berland et al., 2016). La portée de la technologie dans les métiers de l’audit est également relevée par ailleurs (Sirois, Marmouzez et Simunic, 2016). Elle est source d’efficience et d’efficacité des prestations (notamment à travers une réduction des coûts de coordination et d’exécution) pouvant aller jusqu’à justifier, au moins en partie, l’avantage concurrentiel des « Big 4 » [5]dans le domaine. Ces éléments, pour certains très récents, de la littérature scientifique dans notre domaine, tendent à montrer l’intérêt de se pencher sur cette nouvelle technologie, qui se diffuse déjà parmi certains secteurs professionnels et académiques.

13Penser les impacts managériaux, organisationnels, structurels et stratégiques de la Blockchain au sein du champ comptabilité-contrôle-Audit (CCA) nécessite dans un premier temps d’identifier le positionnement de cette technologie d’enregistrement et de communication au regard du premier objet d’étude concerné par un changement de technologie informatique : l’outil de gestion. Plus généralement il s’agit de positionner la Blockchain au regard des sciences de gestion et de répondre à la question suivante : peut-on assimiler la Blockchain à un outil de gestion, un instrument de gestion ou une technologie de gestion ?

14Il nous semble intéressant pour commencer notre propos de revenir sur le concept d’outil de gestion de façon à pouvoir positionner la Blockchain au regard de ce dernier. En effet, si la Blockchain constitue une innovation technologique d’enregistrement des données, son impact sur le champ CCA se fera au travers des outils de gestion. Si Moisdon (1997) propose une définition acceptée depuis longtemps en Sciences de Gestion : « tout schéma de raisonnement reliant de façon formelle un certain nombre de variables issues de l’organisation et destinées à instruire les divers actes de la gestion » nous privilégierons pour notre propos la définition de Hatchuel et Weil (1992), basée sur une logique de décomposition des éléments de l’outil. Les auteurs expliquent que « tout outil de gestion est le fruit de trois éléments en interaction : un substrat technique qui est l’abstraction sur laquelle repose l’outil et qui lui permet de fonctionner, une philosophie gestionnaire qui traduit l’esprit de la conception et des usages de l’outil et peut donc faire référence à des règles de gestion et enfin une vision simplifiée du système de rôles sous-jacent à l’outil. Cette dernière désigne les concepteurs, les utilisateurs, les conseils, les contrôleurs ». Si l’outil de gestion ne se limite pas à son artefact mais intègre aussi les usages et les effets qu’il est susceptible de produire (Aggeri et Labatut, 2010), il s’appuie cependant toujours sur un substrat technique, formel. Ce substrat technique regroupe les concepts et vocabulaires utilisés, les schémas (la forme de l’outil) ou plus généralement les interfaces d’outils informatiques (Grimand, 2006). Les sciences de gestion n’ont pas cherché à expliciter plus en amont l’outil de gestion. Pourtant, en amont de ces interfaces, schémas et graphiques se trouvent ce que les travaux en système d’information appellent techniques informatiques et techniques de télécommunications (Reix, 2006). Il s’agit ici de la boîte noire des logiciels et applications, dont le gestionnaire utilise l’interface, que les sciences de gestion ont dénommé substrat technique. En système d’information, les interfaces et les techniques informatiques et de télécommunications forment un tout appelé technologie de l’information dont les objectifs sont « saisir, transmettre, stocker, traiter, restituer » l’information (Reix, 2006). C’est au cœur de cette transmission, de ce stockage et de cette restitution que se situe la technologie Blockchain, dans la boîte noire, invisible au manager, du substrat technique (Figure 2) et c’est pour cette raison qu’elle peut avoir des conséquences sur la philosophie gestionnaire et sur les systèmes de rôle des outils de gestion comme nous l’expliquerons par la suite.

Figure 2

Positionnement de la Blockchain au regard de l’outil de gestion

Figure 2

Positionnement de la Blockchain au regard de l’outil de gestion

Source : auteurs.

15Ainsi, la Blockchain n’est pas un outil de gestion mais un élément de technologie de l’artefact de ce dernier. On pourra également parler d’un élément technologique de l’objet de gestion au sens de De Vaujany (2006). Aussi, la Blockchain n’est pas une technologie de gestion au sens de Mazars-Chapelon (2010) ou de Bobillier-Chaumon et Dubois (2009) qui assimilent le terme aux ERP mais plutôt un artefact technologique au sens d’Orlikowski (2000). La Blockchain n’est pas non plus un instrument de gestion qui, pour sa part, dépasse la simple matérialité de l’artefact en incluant une réflexion sur les usages de ce dernier (Aggeri et Labatut, 2010).

16Cette caractérisation théorique de la Blockchain nous a permis de montrer qu’au-delà de l’aspect technique et technologique, existent également des enjeux organisationnels. Les caractéristiques de la Blockchain dessinent en effet une « philosophie » gestionnaire, dont les modalités et conséquences restent à définir. Fort de cet éclairage, nous discuterons, sous un angle prospectif, les conséquences du déploiement d’une telle technologie.

3 – Méthodologie

17Scouarnec (2008), s’inspirant de Wickham et al. (1996), définit la prospective comme « l’élaboration d’une réflexion sur les avenirs possibles et reposant sur une méthodologie appropriée […]. La prospective est de l’ordre de l’anticipation, même imparfaite, des changements, des discontinuités, des éventualités. […] L’exploration prospective se confirme pluridisciplinaire et contingente au champ d’action considéré ». Boyer et al. (1999), précisent que « la novation de la démarche prospective c’est qu’elle consiste en une vision de l’avenir au pluriel, procédant conjointement de la nécessité, du hasard et de la volonté ». Cinq caractéristiques de la prospective sont mises en évidence par Hatem et Préel (1995) : c’est une approche globale, longue, rationnelle, d’appropriation et c’est une vision pour l’action.

Encadré 1 – Les cinq caractéristiques de la prospective

Types de caractéristiquesContenus
Approche globaleLa prospective est pluridisciplinaire et transversale. Une approche systémique permet d’éclairer la complexité du réel. La dimension du long terme est nécessaire. La créativité exige d’expérimenter des rapprochements et des confrontations pour imaginer les changements en germe.
Approche longueLa prospective a pour ambition de voir large et loin :
  • parce que l’histoire relativise les modes du moment et renvoie aux courants profonds ;
  • parce que seule la vision longue permet de faire émerger les ruptures, les seuils, les inversions de tendance, de périodiciser des cheminements ;
  • parce que l’avenir introduit des degrés de liberté croissants avec l’horizon temporel : à court terme, on peut réagir, à long terme, on peut agir.
Approche rationnelleLa démarche doit s’appuyer sur le bon sens et la rigueur, en utilisant des outils éprouvés et en privilégiant la lisibilité et la transparence.
Approche d’appropriationSeule une démarche participative, impliquant en profondeur les décideurs et leurs conseillers permet de donner la valeur opérationnelle recherchée.
Vision pour l’actionLa prospective renvoie à deux préoccupations distinctes :
  • un souci d’anticipation : on explore le futur afin de déceler les lignes directrices des grandes évolutions en cours, les principales incertitudes, les ruptures potentielles ;
  • une volonté d’action : on ne cherche pas à prédire l’avenir mais à le construire, en agissant sur ce qui est maîtrisable.
Source : Adaptées de Hatem et Préel (1995) par Boyer et Scouarnec, 2005 ; Scouarnec, 2008.

18Notre approche se veut globale, pluridisciplinaire et systémique. Nous tentons en effet de traiter de l’évolution d’un « champ » de métiers (CCA), en confrontant des développements de cryptographie aux sciences de gestion. Notre approche se veut également longue. L’application de la Blockchain à d’autres domaines que celui de la finance apparaît comme très récente. Nous essayons donc de projeter une vision d’une potentielle rupture des pratiques en CCA sous l’influence de la technologie. C’est véritablement une vision pour l’action que nous tentons de déterminer, afin de définir les potentielles évolutions des métiers du champ CCA sous l’influence de la Blockchain. Une réflexion critique est élaborée. Notre approche se veut également rationnelle : nous essayons tout d’abord d’adopter une forme de bon sens, facilité par notre connaissance des professions en CCA. Également, une méthodologie particulière de collecte des données a été déployée, afin de permettre l’appropriation.

19Nous constatons le caractère globalisant et systémique de la prospective. La prospective valorise actuellement les méthodes dites d’experts, basées sur plusieurs interactions qui permettent d’avoir une vision systémique et complexe du phénomène étudié. Il est possible de distinguer différents types d’experts (Roubelat, 1999, cité par Scouarnec, 2008) : l’expert-décideur consulté en raison de son rôle dans les processus de décision liés à la problématique (stratège ou manager d’unité opérationnelle) ; l’expert consulté en raison de sa connaissance directe ou indirecte du sujet, travaillant dans des domaines connexes mais intéressant la problématique. « Ce qui importe finalement dans le choix des experts, c’est leur proximité avec le sujet, leur capacité à se mobiliser autour d’un projet et à créer du sens » (Scouarnec, 2008). La difficulté de ce projet de recherche est que le contexte français inclut des experts Blockchain, des experts en CCA (professionnels et académiques), mais finalement assez peu d’experts identifiables et identifiés couvrant les deux champs [6].

20Ainsi, notre démarche prospective sefonde sur une démarche deréflexion (auteurs-experts), que nous avons confrontée aux spécialistes de la Blockchain. Nos réflexions ont été partagées avec ces experts afin d’enrichir et de crédibiliser la construction de scénario prospectif. Cette confrontation d’idées a été menée au moyen d’une veille Internet de deux années (articles professionnels, consultation de blogs, utilisation de forums de discussion) réalisée par l’ensemble des co-auteurs. Également, des entretiens informels ont été menés auprès de spécialistes de la Blockchain, notamment lors d’une conférence professionnelle de référence organisée par Blockchain France à Paris, ESCP Europe, en avril 2017.

4 – Réflexion sur les effets organisationnels de la technologie Blockchain

21Aujourd’hui le développement technologique, via les réseaux de communication comme Internet, permet aisément de transférer des documents, des fichiers, des informations. Il s’agit à chaque fois d’un transfert sous forme de copie et cela est possible aisément d’un individu à un autre, par exemple par mail. Par contraste, l’échange monétaire par mail n’a pas été rendu possible, une transaction de ce type exige l’usage d’un intermédiaire qui confirmera l’identité des acteurs de la transaction et servira de caution de confiance, enregistrant la transaction et s’assurant de sa bonne réalisation, souvent en facturant sa prestation. Tapscott et Tapscott (2016) avancent que les caractéristiques de la technologie Blockchain rendent possible cette transaction entre deux acteurs sans l’usage d’intermédiaires (tout du moins d’intermédiaires actifs), tout en assurant la confirmation de l’identité des échangeurs et le suivi et la bonne réalisation de la transaction. La vérification continue des donnés sur la Blockchain, l’impossibilité de leurs falsifications permettra ce type de transactions entre acteurs présents sur le réseau Blockchain, réduisant ainsi les coûts de transactions.

22Ainsi, au sein du réseau Blockchain, les coûts de vérification des données et d’authentification des acteurs est potentiellement nul (Catalini et Gans, 2016). Le système distribué permet à chaque utilisateur de s’assurer que les intervenants sur le réseau sont authentifiés de manière sécurisée et de s’informer de l’historique et de l’avancée des transactions à tout moment. Bien sûr il est possible d’ajouter des « couches » de privatisation dans le protocole de la Blockchain, pour que toute information ne soit pas accessible à n’importe quel autre acteur présent sur le réseau. De la même manière, l’absence d’intermédiaire diminue le coût de la mise en réseau, les échanges peuvent se faire sans recours à un intermédiaire de confiance et les acteurs sont à même de se trouver et de communiquer directement. Cette gratuité et facilité de vérification contribuent à la réduction des coûts de transactions mais, au-delà de cet impact sur les coûts, la technologie Blockchain va également avoir des conséquences organisationnelles importantes sur les métiers du CCA : la sécurisation des informations et des échanges (4.1) ; la dématérialisation (4.2) ; la fidélité et la sincérité (4.3) ; et la coordination des organisations (4.4).

4.1 – L’impact de la sécurisation et ses effets dans le champ CCA

23La technologie, telle que nous l’avons présentée, permet un usage au sein d’un réseau global (type Internet), ouvrant un accès aux informations à tout acteur lié à ce réseau. Mais il est également possible de créer un réseau fermé, interne à une ou plusieurs organisations, dans lequel un nombre limité d’acteurs clairement identifiés peuvent transmettre de manière sécurisée et fiable des informations. Ainsi, une Blockchain peut être soit totalement publique, soit privée c’est-à-dire ouverte à un ensemble d’acteurs choisis et limités. Quel que soit le degré d’ouverture d’une Blockchain, la caractéristique de sécurisation est au cœur du système. La technologie garantit en effet la protection des données (non falsification, vérification des informations par les nœuds du réseau, absence d’effacement des données, anonymisation).

24Le fait de garantir l’authenticité des opérations, des temps et des acteurs promet ainsi d’importantes économies dans les métiers de back office car la vérification des erreurs et des fraudes est radicalement simplifiée. La question de la fiabilité du reporting pourrait ne plus se poser. Dans ce cadre nous pouvons émettre le postulat qu’à terme la Blockchain devienne la « technologie socle » du contrôle interne (certitude des informations pour les parties prenantes : actionnaires, clients, institutions, etc.).

25Les applications en contrôle paraissent particulièrement pertinentes du point de vue de l’outillage de gestion (voir supra). Les outils phares que sont les tableaux de bord sont fréquemment mis en œuvre selon le principe gigogne, de regroupement calqué sur l’organigramme des organisations. Cette mise en œuvre implique des opérations de reporting et de consolidation multiples et contraignantes pour les acteurs, multipliant les aléas (absence de reporting, reportings partiels, fraudes) néfastes au suivi et au pilotage. Avec l’utilisation de la Blockchain, les procédures contraignantes de reporting et de consolidation, ainsi que les aléas pourraient être limités.

26La Blockchain est, de façon relativement simple, assimilable à un livre de compte où des informations sont enregistrées les unes à la suite des autres. Il existe néanmoins deux différences majeures. Premièrement, l’information doit être validée par des entités différentes de l’émetteur pour qu’elle soit définitivement enregistrée dans le système. Secondement, l’information est enregistrée de façon collective et certifiée par l’ensemble des utilisateurs du système.

27La Blockchain présente l’intérêt de protéger les organisations d’un piratage de leurs données comptables. Les récents piratages informatiques des entreprises et administrations mettent en exergue l’importance du sujet et d’une solution que semble apporter la Blockchain.

28Cet accès à de l’information fiable et sécurisée ouvre également des possibilités particulièrement intéressantes pour un contrôle de gestion inter-organisationnel. Avec la Blockchain, les différentes organisations membres du réseau sont en mesure de connaître l’état d’avancement de leurs partenaires dans la réalisation de leur activité et de leurs échanges. Nous dénombrons plusieurs types d’applications à ce sujet. La première concerne la gestion des flux, au travers, par exemple, d’une sécurisation de la gestion des flux de documents grâce à la signature des transactions Blockchain via des smart contrats. La technologie Blockchain ouvre des possibilités nouvelles autour du supply chain management[7]. Tout membre du réseau peut alors contrôler les transactions réalisées, les informations, les heures de ces transactions. Il existe des protocoles d’automatisation de génération de transactions via la Blockchain, pouvant par exemple être associés à des lignes de productions signalant la fin d’un lot ou à la réception d’une livraison. Les possibilités d’identification au sein de la Blockchain permettent d’assurer l’authenticité de documents (titres, factures…) de manière décentralisée, partout dans le monde, sans reposer sur les usages traditionnels de documents papiers ou le recours à un acteur central. Ces documents deviennent digitalement uniques, et ne peuvent pas être copiés ou altérés.

4.2 – L’impact de la dématérialisation et ses effets dans le champ CCA

29La technologie Blockchain conforte aujourd’hui un peu plus la dématérialisation des pratiques comptables au sens large. Trois objets de dématérialisation semblent pouvoir être identifiés : les transactions et contrats ; les certificats d’identités ; les procédures de contrôle et vérification. Si les deux premiers objets ne sont pas nouveaux et ne doivent en rien leur existence à la Blockchain, il n’en reste pas moins que cette dernière en garantissant un très haut niveau de sécurité tel que présenté précédemment permet de nouvelles applications de la dématérialisation comme le suivi en temps réel des flux et l’établissement automatique de contrats mais aussi des règlements. Les possibilités d’identification au sein de la Blockchain permettent d’assurer l’authenticité de documents (titres, factures…) de manière décentralisée, partout dans le monde, sans reposer sur les usages traditionnels de documents papiers ou le recours à un acteur central. Mais l’intérêt de la Blockchain en termes de dématérialisation se perçoit lorsque l’on prend conscience que ces échanges de transactions, contrats et identités peuvent avoir lieu aussi bien à travers des réseaux privés d’entreprises ou inter-entreprises que des réseaux publics ou semi-publics intégrant des parties prenantes plus ou moins éloignées comme les auditeurs, les actionnaires ou les clients. Ainsi, à la dématérialisation des documents et transaction tournée vers les flux, une dématérialisation des procédures de contrôle (client, actionnaire, auditeur) s’ajoute. Le document original unique n’étant plus un document papier mais un document électronique avec une identification unique et inviolable, la procédure de contrôle peut se faire à distance permettant ainsi d’une part un gain de temps et une économie vraisemblable par rapport au contrôle sur pièce « classique » et d’autre part une diffusion simultanée et sécurisée à une diversité de parties prenantes.

30Ces pratiques de dématérialisation ont des conséquences concrètes pour les organisations en termes de coûts, de pratiques organisationnelles et plus généralement d’impacts environnementaux. Si l’arrivée de l’informatique a conduit à une baisse sensible de la conservation des documents papiers, la Blockchain pourrait marquer la fin pure et simple de toutes archives comptables ou contractuelles réduisant l’utilisation du papier et le déplacement de diverses parties prenantes souhaitant faire « un contrôle sur pièce ». Les coûts d’intégration et de mise en œuvre de la technologie Blockchain pourraient ainsi être largement compensés par une réduction des consommations de papier, d’envois de documents et des temps de déplacement des auditeurs, réductions bienvenues à l’ère de la RSE.

31Là où la comptabilité est aujourd’hui une information cloisonnée, propre à chaque entreprise et certifiée en interne, la Blockchain permettra de transformer la comptabilité en un système d’information partagé et certifié collectivement donnant ainsi naissance à une comptabilité à « triple entrées » composée de la double-entrée classique et de la sécurisation-cryptographie (Andersen, 2016). La grande majorité des opérations comptables étant des opérations mêlant l’entreprise et une entité extérieure on pourrait imaginer une comptabilité commune garantie par la Blockchain permettant une facilitation du travail des auditeurs (l’écriture est validée par le vendeur et l’acheteur) et une baisse du coût des audits (du fait d’une diminution du nombre d’écritures à certifier et de la possibilité de réaliser un tel travail à distance).

Figure 3

Vérification coûteuse via un intermédiaire (audit) versus vérification peu coûteuse sur une Blockchain

Figure 3

Vérification coûteuse via un intermédiaire (audit) versus vérification peu coûteuse sur une Blockchain

Source : Catalini et Gans (2016), traduit par les auteurs.

4.3 – Les effets de la consolidation des principes de fidélité et sincérité dans le champ CCA

32La confiance dans la comptabilité repose aujourd’hui sur l’assurance, via un travail d’audit, de l’exactitude des états financiers d’une organisation. Cette opinion est ensuite rendue publique, permettant aux personnes extérieures à l’organisation, comme les investisseurs, de prendre des décisions. Ces personnes doivent donc avoir confiance, d’une part dans le fait que les vérifications des auditeurs aient été approfondies et impartiales, et d’autre part, que l’entreprise n’a pas donné de fausses informations au vérificateur. Autrement dit, les personnes extérieures à l’entreprise doivent faire confiance à deux entités dont l’une est l’émetteur de l’information, et dont l’autre est le client, avec un risque de fraude collaboratif ou individuel important.

33Or, comme nous l’avons précisé précédemment, la Blockchain peut être assimilable à un livre de compte. La validation et l’enregistrement par plusieurs utilisateurs permet une certification collective des informations intégrées. Cette co-construction comptable, combinée aux caractéristiques d’infalsifiabilité et de transparence de la technologie, a un impact positif important sur la fidélité et la sincérité des informations. Le travail d’audit s’en voit également affecté comme nous l’avons développé.

34Au-delà de l’audit des informations comptables, ces effets sur la fidélité et la sincérité des opérations enregistrées à travers la Blockchain concernent l’ensemble de l’organisation. Par exemple, dans le cas de l’enregistrement des transactions commerciales, l’information est dans un premier temps partagée entre acheteur et vendeur (les deux parties enregistrant l’écriture correspondant à leur part de la transaction). L’écriture est co-validée par les deux parties, puis sauvegardée instantanément dans la Blockchain, venant ainsi alimenter en temps réel un registre général de l’entreprise, qui permet à son tour une édition d’états comptables « en temps réels » (comptes de résultats et bilans par exemple). Cette information peut intéresser investisseurs ou grands groupes possédant des filiales, pour la consolidation et le suivi des comptes. L’administration publique peut également être intégrée aux utilisateurs ayant accès à la diffusion et lecture de l’information comptable de l’entreprise, permettant de nouvelles applications, par exemple d’automatisation fiscale ou de lutte contre la fraude comptable.

4.4 – Vers un renforcement de la coordination

35Nous avons évoqué la possibilité d’utiliser la technologie en « réseau fermé », autour d’un nombre réduit d’organisations, coopérant par exemple au sein d’une supply-chain. Les perspectives d’application de la Blockchain dans le cadre du contrôle inter-organisationnel peuvent prendre des formes différentes en fonction du type de réseau.

36Elle peut tout d’abord trouver une application au sein de relations duales. Au sein de ces relations, on peut considérer que le contrôle inter-organisationnel est « un processus d’influence visant à s’assurer que le partenaire a les capacités matérielles et humaines de satisfaire aux attentes et qu’il se comportera conformément à ces attentes qui peuvent évoluer dans le temps » (Nogatchewsky, 2009). Les perspectives sont alors nombreuses en mobilisant la Blockchain, notamment par l’utilisation de Smart Contracts (programmes qui exécutent automatiquement les termes prédéfinis d’un contrat lorsque les conditions sont remplies) qui permettent un échange mutuel d’information et l’automatisation de certains process.

37Au sein de réseaux étendus, les perspectives d’application s’ouvrent à des formes de contrôle plus diverses. Par réseau étendu, nous entendons les relations inter-organisationnelles qui concernent un nombre important de parties prenantes. Ces réseaux peuvent être structurés autour d’un centre hiérarchique (exemple : réseaux de sous-traitants coordonnés par un assembleur, tels que rencontrés dans l’automobile ou l’aéronautique), mais peuvent également ne pas être centrés sur un acteur-pivot (réseau « non-centré »), tout en disposant d’instances exerçant à un niveau stratégique (exemple de la plupart des réseaux territorialisés ou clusters). Dans ce type de réseau, les applications concrètes de la Blockchain peuvent être bénéfiques pour l’ensemble des acteurs.

38Ici encore, ce sont les caractéristiques même de la technologie qui sont susceptible d’apporter un avantage reconnu par tous les acteurs. Il s’agit avec l’organisation en réseau non-centré, de souligner la nécessaire substitution qui s’établit entre hiérarchie et cohésion. En plus du fonctionnement décentralisé de la Blockchain, qui s’adapte parfaitement aux caractéristiques de gouvernance des réseaux non-centrés, les caractéristiques de transparence, de protection des données (non falsification, vérification des informations par les nœuds du réseau, pas d’effacement des données, anonymisation), sont potentiellement à même de consolider la cohésion du réseau en facilitant les transactions entre acteurs. Globalement, cette perspective peut s’appliquer à la fois en situation de compétition, mais également de coopération ou coopétition, dans le cadre d’une chaîne de valeur inter-organisationnelle.

5 – Conclusion

39Les précédents développements nous ont permis de tracer un cadre d’impacts généraux de la technologie Blockchain ainsi que des effets potentiels dans le champ CCA. Ces développements sont synthétisés dans la Figure 4.

Figure 4

Attributs, impacts de la Blockchain, et effets potentiels de la technologie dans le champ CCA

Figure 4

Attributs, impacts de la Blockchain, et effets potentiels de la technologie dans le champ CCA

Source : auteurs.

40En résumé, les perspectives que nous avons dégagées renforcent des éléments clés traditionnellement recherchés dans les activités en CCA (sécurisation des données, image fidèle et sincère), qui impliquent des mutations potentielles dans l’organisation de ces activités au niveau intra et inter-organisationnel en se conjuguant avec d’autres impacts (dématérialisation, information en temps réel, amélioration de la coordination) pour les organisations établies ou en structuration.

41Nous pensons également que ces quatre types d’impacts identifiés sont à même de redéfinir les contours du marché de la prestation de service en CCA, et les contours des métiers.

5.1 – Vers une refonte des métiers dans le champ CCA ?

42En conséquence des points précédemment abordés, une question cruciale sur les métiers de l’expertise et du commissariat aux comptes apparaît, notamment sur le contenu des missions d’audit. En effet, au même titre que l’arrivée de pure players de la comptabilité en ligne (conduisant à une industrialisation du travail comptable) amène les cabinets « classiques » à adapter leur offre, l’arrivée de la Blockchain (réduisant par son fonctionnement le besoin de certification a posteriori) devrait conduire à une adaptation de la mission de vérification et certification des comptes. En d’autres termes, cela signifie une possible disparition des tiers de confiance (ou plus précisément une réduction de leur champ d’intervention) la Blockchain assurant la validité des informations. Cependant, au-delà d’une menace pour les comptables de ces cabinets, la Blockchain apparaît comme une opportunité pour l’expertise et le commissariat au compte d’une réorientation majeure sur le conseil aux entreprises. Le métier même de l’audit pourrait glisser vers les systèmes d’information avec la naissance d’un champ de compétence en audit consacré à la vérification du code et de la structure de la Blockchain. Une formation indispensable sur l’audit technologique pourrait être à prévoir pour les futurs auditeurs.

5.2 – La Blockchain est-elle une simple curiosité ou une panacée ?

43Il existe des contraintes à une application généralisée de ce type de technologie, et tout particulièrement celles des coûts induits par sa mise en œuvre. Ainsi, une première limite technique existe, le réseau sur lequel se transmet la Blockchain exige des connexions de qualités entre les « mineurs », ce qui génère nécessairement un certain coût de gestion du parc informatique et de leur mise en réseau. Ce type de limite peut être dépassé par le développement de la rémunération des « mineurs », si tant est que ce procédé soit pertinent dans une application organisationnelle, mais nuance la gratuité liée à l’aspect open source de la technologie. De même la consommation énergétique de la mise en réseau de ces ordinateurs et l’utilisation de la technologie à grande échelle a intéressé certains acteurs qui extrapolent des dépenses très importantes. O’Dwyer et Malone (2014) ont par exemple estimé que la consommation du réseau destiné au Bitcoin était probablement de l’ordre de grandeur de la consommation électrique d’un pays comme l’Irlande, soit environ 3 GW. Outre le coût énergétique, cette situation s’accommode mal de stratégies organisationnelles de plus en plus orientées vers le développement durable. Un tel point questionne la rentabilité intégrale de la technologie Blockchain (Cappelletti, 2012).

5.3 – Quelle rentabilité intégrale de la Blockchain ?

44Le point précédent amène à questionner la rentabilité intégrale (Cappelletti, 2012) de la technologie Blockchain pour une organisation, c’est-à-dire le résultat financier d’une opération simple : (performances visibles + performances cachées) - (coûts visibles + coûts cachés). En l’état actuel des choses (une utilisation quasi inexistante dans les entreprises) le chiffrage est difficile. Cependant, les sources de ces quatre éléments peuvent être identifiés et quelques éléments de coût ou d’économie de coût peuvent être discutés, notamment au regard des travaux sur les coûts et performances cachés (Savall et Zardet, 1989). En effet, le retour sur investissement de la technologie Blockchain, vue comme innovation immatérielle, doit pouvoir être évalué.

45La performance s’articule selon nous autour de deux axes : la création de potentiel (impacts généraux précédemment identifiés) et la réduction des coûts cachés. La création de potentiel de la technologie Blockchain s’exprime très clairement à travers la dimension « coordination » mise en exergue dans les développements précédents. Il s’agit d’accroître la satisfaction des clients et fournisseurs, et plus généralement de l’ensemble des parties prenantes par des processus et transactions ne présentant plus de retard ou erreur et nécessitant moins de contrôle. La réduction des coûts cachés est liée à cette création de potentiel. Les coûts de fraudes, d’arbitrage ou plus généralement les coûts de transaction seront nettement réduits par la mise en œuvre des smart contracts par exemple (Pons, 2017 ; Figuet, 2016). De plus, le déploiement de la technologie Blockchain devrait se traduire par une réduction importante des saisies (comptables) répétitives peu créatrices de valeur et source de nombreuses erreurs. La conséquence pourrait être (notamment pour un certain nombre de cabinets comptables) une réduction des effectifs et par là-même des coûts cachés liés aux indicateurs sociaux (absentéisme et turnover) ainsi qu’une réduction des défauts de qualité liés à l’automatisation des transactions et des contrats de transaction.

46À l’opposé de ces gains attendus un certain nombre de coûts doivent être anticipés. Concernant les coûts visibles tout d’abord, l’investissement dans des solutions informatiques adéquates mais également dans la formation des salariés ne doit pas être négligé. La technologie et les produits ou services pouvant en découler nécessiteront une adaptation des compétences des salariés du champ CCA. Au-delà des coûts liés au capital humain il existera des coûts d’exécution des transactions (Pons, 2017) qui restent cependant aujourd’hui mal identifiés. Waelbroeck (2017) évoque un coût de quelques centimes par transaction sans plus de précision. La dépense énergétique et l’existence de « gardiens » du réseau génèrera nécessairement des coûts. Ces coûts de fonctionnement sont cependant à mettre en parallèle des économies de coûts d’infrastructure possible. À titre d’exemple, Pavel (2017) citant une étude de InnoVentures évoque « la technologie Blockchain pourrait réduire les coûts d’infrastructure des banques de 15 à 20 milliards de dollars par an » à l’horizon 2022.

47À ces coûts directs, les problématiques classiques d’adoption et d’appropriation de la technologie se posent également. En effet, comme déjà évoqué, les impacts de la Blockchain peuvent aisément conduire à des réorganisations sous l’effet du renouvellement de compétences à déployer, de l’obsolescence de certains postes, fonctions ou services fonctionnels. Ce point peut générer tensions et oppositions dans les organisations conduisant cette fois à une détérioration des indicateurs sociaux et des coûts cachés associés comme cela a été soulevé dans le cadre des ERP (El Amrani et Saint-Léger, 2013 ; Bertrand et Geffroy, 2005 ; Saint-Léger, 2004). L’arrivée d’une technologie ayant ce potentiel disruptif dans l’organisation des process comptables, et dans les relations entre l’organisation et ses partenaires, aura certainement des conséquences sur le pouvoir des acteurs de l’organisation. Nous anticipons alors des scénarii où cette innovation devient l’objet de jeux d’acteurs et où son adoption n’est pas liée à sa rentabilité intrinsèque mais davantage à l’appropriation que les acteurs s’en font. Seules des études de cas précises pourront permettre d’évaluer avec précision ces coûts et la rentabilité intégrale de la Blockchain. Ce dernier point soulève l’importance pour la communauté scientifique du champ CCA d’entamer des travaux dans ce sens. À ce titre nous identifions quelques interrogations pouvant servir de base à un agenda de recherche.

Figure 5

Interrogation quant à la rentabilité de la Blockchain et scénarios d’utilisation

Figure 5

Interrogation quant à la rentabilité de la Blockchain et scénarios d’utilisation

Source : auteurs.

5.4 – Un agenda de recherche utile à l’évaluation de la Blockchain

48Si les enjeux organisationnels et commerciaux de la Blockchain commencent à être identifiés il n’en est pas de même concernant son impact financier et sa performance propre. Aussi, il nous semble qu’à court terme des réflexions pourraient être menées en ce sens en visant notamment à répondre aux questions suivantes :

49Combien coûte la Blockchain en phase d’usage ? Pour quel type de transaction ?

50Peut-on identifier le coût complet d’une transaction ? Plus généralement quel est le coût complet de cet investissement immatériel ?

51Peut-on identifier des indicateurs de mesure et de pilotage de la performance de la Blockchain ? Plus généralement, quelle efficacité de la Blockchain ?

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Date de mise en ligne : 17/10/2018

https://doi.org/10.3917/mav.103.0137

Notes

  • [1]
    Littéralement « Chaîne de bloc » mais le monde francophone semble avoir préférence pour le terme Blockchain, en tant que nom féminin, nous nous rallierons à cet usage pour le reste de l’article.
  • [2]
    Zouarhi S. (2017), Intervention à la conférence Big Block Theory - Lundi 3 avril 2017, Paris.
  • [3]
    Hennebert C. (2017), Intervention à la conférence Big Block Theory - Lundi 3 avril 2017, Paris.
  • [4]
    E.G. Consortium LaBChain regroupant 25 organisations dont la caisse des dépôts, le Crédit Agricole, Allianz, Groupama, Natixis.
  • [5]
    Les quatre plus grands groupes d’audit financier au niveau mondial : Deloitte Touche Tohmatsu ; Ernst & Young ; KPMG ; PriceWaterhouseCoopers.
  • [6]
    À titre d’exemple, nous n’avons ainsi trouvé aucun article couplant Blockchain et évolution des métiers en CCA sur le terrain français.
  • [7]
    Nous entendons la supply chain au sens de Mentzer et al. (2001, p. 4) comme « un ensemble de trois entités ou plus (organisations ou individus) directement impliqués dans les flux, amont et aval, de produits, de services, financiers et/ou d’ information depuis la source jusqu’au client ».

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