Notes
-
[1]
Jean-Yves JUBAN : Univ. Grenoble Alpes, CERAG.
-
[2]
Hervé CHARMETTANT : Univ. Grenoble Alpes, CREG.
-
[3]
Nathalie MAGNE : Univ. Lyon II, TRIANGLE.
-
[4]
Les chiffres de ce paragraphe sont tirés du site de la CGScop : les-scop.coop
-
[5]
On pourra se référer à un dossier spécial récent de la RECMA, Demoustier (2012), qui aborde l’économie sociale et solidaire (ESS), dont font partie les Scop, selon cette perspective théorique.
-
[6]
La révision coopérative est un audit réalisé par des professionnels, les « réviseurs coopératifs », afin de vérifier que l’observation de ces règles est toujours effective. Cette procédure a été étendue par la récente loi ESS.
-
[7]
Cette superposition de statut vaut aussi pour les Scic (société coopérative d’intérêt collectif) issues de la loi du 17 juillet 2001 et qui se différencient des Scop par le fait de faire rentrer à leur capital diverses parties prenantes : consommateurs, bénévoles, collectivités locales, etc. Leur activité doit avoir une « utilité sociale » et des règles encadrent l’utilisation de l’excédent.
-
[8]
Tous les interviewés n’ont pas répondu à toutes les questions puisque l’entretien était semi-directif ce qui a permis de voir quels points du recrutement étaient évoqués spontanément.
-
[9]
Les Scop ont été renommées afin de garantir l’anonymat dont nous les avions assurées en prenant contact. Une liste de correspondance permet de retrouver les descriptifs de ces Scop dans le rapport d’étude publié en 2013, elle est disponible sur notre blog : projetscop.blogspot.fr
-
[10]
On a retrouvé cette pratique dans 3 Scop de plus de 40 salariés et dans de nombreuses Scop plus petites. À chaque fois, la familiarisation au modèle Scop ne s’arrêtait pas à l’entretien d’embauche mais débouchait sur des mécanismes de socialisation des nouveaux salariés et de formation systématique (par exemple à travers la formation « Bienvenue SCOP » proposée par l’URScop).
Introduction
1Fin 2014, la France comptait 2 680 sociétés coopératives (2 272 Sociétés Coopératives et Participatives, Scop, et 408 Sociétés Coopératives d’Intérêt Collectif, Scic) dans lesquelles travaillaient environ 51 000 salariés (47 700 dans les Scop, 3 300 dans les Scic), chiffres en forte hausse depuis une décennie. Ces entreprises sont caractérisées par un certain nombre de spécificités, les Scop superposant ce statut à celui d’entreprise commerciale standard (SARL, SA, SAS). Les salariés ont tous la possibilité de devenir sociétaires (26 900 salariés sont associés en 2014), à condition d’être admis lors de l’Assemblée Générale, et ils doivent être majoritaires au capital et disposer d’au moins 65 % des droits de vote. Ils élisent le dirigeant et prennent part à la gestion de l’entreprise selon le principe « une personne - une voix ». Le partage du bénéfice doit respecter certaines règles : participation au bénéfice pour au moins 25 % (en moyenne, en 2014, 40 %), réserves pour au moins 16 % (en moyenne 49 %) et dividendes pour au plus 33 % (en moyenne 11 %). Enfin, les parts sociales ne sont pas cotées, ne peuvent pas dégager de plus-value et les réserves de la Scop sont impartageables, ne pouvant être ni distribuées, ni incorporées au capital social [4].
2Une étude de terrain menée depuis 2012 par une équipe de chercheurs en économie et en gestion nous a amenés à enquêter auprès de 40 Scop de la région Rhône-Alpes. Cette étude, menée en partenariat avec l’Union Régionale des Scop (URScop) locale, portait sur les relations sociales au sein de ces organisations. Elle visait à mieux connaître les Scop qui sont souvent présentées comme une alternative au modèle classique de l’entreprise mais pour lesquelles on dispose de peu de données. Ce manque de connaissances est particulièrement observable en ce qui concerne les pratiques de gestion et d’organisation qui prévalent au sein des Scop. C’est pourquoi nous nous sommes attachés, dans cet article, à étudier une pratique de GRH cruciale pour toute entreprise : le recrutement.
3À notre connaissance il existe assez peu de travaux de recherche en gestion sur le recrutement comme vecteur de choix organisationnels et garant d’une structure adaptée à la stratégie de l’organisation. La plupart des articles sur le recrutement cherchent à analyser les pratiques (Bessy et Marchal, 2009 ; Fondeur, 2013 ; Gallois-Faurie et Lacroux, 2014), à repérer les acteurs décisionnaires (Garnier-Moyer, 2011-a), à étudier la discrimination dans le processus de recrutement (Garnier-Moyer, 2011-b ; Ndobo, 2014 ; Monchatre, 2014) ou à mesurer l’efficacité du recrutement à travers la phase d’intégration (Paradas, 2007). Une étude (Evraere, 2011) traite les pratiques de GRH des organisations de l’Economie Sociale et Solidaire (ESS) au regard des valeurs de ce secteur de l’économie.
4Le thème du recrutement est apparu essentiel lors de notre étude de terrain tant par les préoccupations exprimées par nos interlocuteurs au sein des Scop, que par son effet déterminant sur les relations sociales du fait de ses incidences sur la composition du collectif et son évolution. Les observations ont montré une grande diversité d’approches et de pratiques représentant un vrai défi à appréhender. Il en est ressorti que l’analyse à mener sur ce thème devait l’être au regard de l’existence d’un double projet économique et socio-politique qui caractérise les Scop. Il s’est agi alors de développer une réflexion sur les tensions entre les projets qui peuvent se manifester lors du recrutement. Logiquement, la question plus normative des pratiques à même de parvenir à un recrutement harmonieusement inscrit dans ce double projet nous est apparue essentielle à traiter.
5Une telle problématique a été explorée par Battilana et Dorado (2010) lors d’une étude sur deux sociétés commerciales de microfinances en Bolivie, précisément à propos du recrutement et de la socialisation des nouvelles recrues. Ces deux auteurs inscrivent leurs travaux au sein d’une branche de la sociologie néo-institutionnaliste qui s’intéresse aux organisations hybrides. Le concept d’organisation hybride (Scott et Meyer, 1991) nous semble être un cadre d’analyse particulièrement adapté, le recrutement par les Scop étant précisément traversé par des préoccupations multiples provenant de ce que nous avons appelé leur double projet. Elles se représentent elles-mêmes dans cette dimension complexe en disant, par la voix de la CGScop (Confédération Générale des Scop), être des « entreprises, mais pas comme les autres ». C’est à travers ce prisme que nous abordons notre sujet en nous demandant si le recrutement dans les Scop peut s’inscrire dans le cadre de leur hybridité, et en cherchant la meilleure manière de réussir un recrutement adapté à celle-ci, c’est-à-dire apte à rendre « soutenable » l’hybridité des Scop. Cette problématique peut être déclinée en deux questions de recherche auxquelles nous tentons de répondre dans cet article.
6La première question peut être formulée ainsi : comment les Scop, en tant qu’organisations hybrides, s’y prennent-elles pour recruter et faire face à la complexité de leur projet organisationnel ? La première partie reviendra sur cette assimilation des Scop à des organisations hybrides et sur les enjeux du recrutement qui en découlent. Cet angle de vue sera repris dans la deuxième partie pour éclairer les constats contrastés sur les pratiques de recrutement des Scop tirés de notre enquête de terrain. Cette grande diversité des pratiques peut être résumée à travers trois modalités types, identifiées dans la littérature sur les organisations hybrides (Pache et Santos, 2013) : le « découplage » avec la polarisation sur l’un des deux projets, la recherche de « compromis » entre les projets, la tentative d’un « couplage sélectif », que l’on peut rapidement définir comme une combinaison de logiques institutionnelles concurrentes par couplage d’éléments intacts tirés de chacune d’elles.
7Le constat de cette diversité fait émerger un second axe de questionnement : quel type de recrutement est adapté à la nature hybride de la Scop ? Compte tenu des effets en retour du type de recrutement sur leur fonctionnement interne et leur évolution, il s’agit de repérer les pratiques qui soient les plus adaptées à leur hybridité. C’est dans la troisième partie que nous tenterons de répondre à cette interrogation d’ordre normatif sur les pratiques de recrutement les plus pertinentes.
1 – Les enjeux cruciaux du recrutement pour les Scop en tant qu’organisations hybrides
8Nous commencerons par présenter la complexité des Scop en termes de projet, qui nous amène à parler d’hybridité, pour voir ensuite comment se pose la question du recrutement dans ces organisations.
1.1 – Les Scop au regard de l’analyse des organisations hybrides
9Confrontés à un relatif manque de données sur les Scop, nous avons fait le choix d’une étude de terrain permettant le recueil de données quantitatives et qualitatives. Pour cet article, nous avons traité 40 cas de Scop, employant 667 salariés, (Eisenhardt, 1989). Nous avons enquêté longuement et en profondeur sur le terrain. Ces cas constituent un échantillon d’observation représentatif vis-à-vis de la population régionale de Scop qui en compte 340 au total, au point de vue de l’âge, des effectifs, de la localisation et des secteurs d’activité. Notre échantillon représente 12 % des Scop et totalise 15 % des effectifs des Scop de la région. La majorité des Scop de l’échantillon se trouve dans les services et la culture (70 %), les autres sont dans la construction ou l’industrie. Deux-tiers de nos entreprises ont moins de 10 salariés, l’effectif moyen étant cependant de 17 par Scop car nous avons aussi 5 PME de 50 à 100 salariés dans l’échantillon. L’âge des entreprises montre une certaine solidité des Scop puisque 25 d’entre elles ont plus de 5 ans d’existence (7 ayant même plus de 30 ans). Nos dispositifs d’enquête ont été constitués principalement d’un entretien semi-directif avec un dirigeant de la Scop, ces entretiens durant entre 1 et 2 heures en moyenne. Ils étaient préparés et complétés grâce à des informations comptables et factuelles recueillies auprès de différentes sources. Notre guide d’entretien abordait les points suivants : historique et activité de l’entreprise, structure (avec la question de la délégation), résultats, effectifs, politique RH (recrutement en particulier, mais aussi rémunération, évaluation du personnel et formation), gouvernance coopérative, type de management et climat social. Les entretiens ont été enregistrés et retranscrits intégralement par écrit, les fichiers son et texte sont partagés sur un site collaboratif. Dans un objectif de triangulation des données, nous avons aussi diffusé un questionnaire à destination des salariés dont le taux de réponse a été de 17 % par rapport au nombre total de salariés dans les entreprises de l’échantillon, ce qui représente un peu plus d’une centaine de réponses. Le questionnaire comprenait 78 questions qui portaient sur le parcours professionnel du salarié, l’emploi occupé, le contrat de travail, la rémunération, l’appréciation portée sur le travail réalisé, le climat social et enfin le statut coopératif. Nous avons aussi étudié les sites Internet des entreprises lorsqu’ils existent et consulté les chiffres clés de leur comptabilité sur un site d’informations financières. Nous avons enfin lu tous les documents mis à notre disposition par l’URScop, la CGScop et quelques entreprises de l’échantillon (lettres d’informations, études statistiques, chartes ou statuts par exemple). Une journée d’études réunissant des universitaires et des acteurs du monde des Scop a été organisée en décembre 2013, un rapport d’études intermédiaire étant rendu public à cette occasion. Le rapport final a été diffusé en octobre 2015, lors d’une deuxième journée d’études.
10L’étude de terrain dont est issue cette réflexion sur la question du recrutement pour les Scop nous a amenés à parler du double projet qui les caractérise : d’une part, un projet économique qui consiste en une production offerte sur un marché concurrentiel ; d’autre part, un projet socio-politique qui réside d’abord dans une forme de gouvernance démocratique. Mais, cette dimension socio-politique peut aussi être reliée au choix d’une activité particulière ou à des préoccupations sociétales diverses : protection de l’environnement, revitalisation de l’espace rural, participation citoyenne, ouverture à la diversité culturelle ou encore prosélytisme coopératif, les exemples ne manquent pas au sein de notre échantillon. Ces orientations nous semblent aller dans le sens de ce que prévoit l’article 1er de la loi sur l’ESS du 31 juillet 2014 qui pose comme première des trois conditions requises pour qu’une organisation soit rattachée à l’ESS l’existence d’« un but poursuivi autre que le seul partage des bénéfices ». Elles préfigurent également le statut de « société à objet social étendu » (SOSE) que proposent certains auteurs (Hatchuel et alii, 2015) afin de corriger les dérives de l’entreprise capitaliste.
11Une littérature abondante sur les « organisations hybrides », dont nous nous inspirons, est rattachée à la sociologie néo-institutionnaliste des organisations (Meyer et Rowan, 1977 ; DiMaggio et Powell, 1983) [5]. Un récent article de Battilana et Lee (2014) fait une synthèse de ces travaux qui ont exploré les facteurs d’hybridité des organisations selon trois directions entre lesquelles des ponts existent. La première s’intéresse à l’hybridité au niveau de l’« identité organisationnelle », la seconde au niveau des « formes organisationnelles » et la troisième au niveau des « logiques institutionnelles ». Pour le dire rapidement, ces trois niveaux de l’hybridité s’emboîtent selon une architecture qui va des identités portées par les membres de l’organisation jusqu’aux pratiques en vigueur caractérisant les « formes organisationnelles » qui renvoient elles-mêmes à des « logiques institutionnelles » qui les font naître. Greenwood et alii (2009, p.1, notre traduction) disent de ces « logiques institutionnelles [qu’elles] procurent les « principes directeurs » de la société et guident l’action sociale », rajoutant que « les formes organisationnelles et les pratiques managériales sont les manifestations de, et sont légitimées par, les logiques institutionnelles ». C’est bien dans ce cadre que nous aborderons les pratiques de recrutement des Scop, en tant que « manifestations de » et « légitimées par » les logiques institutionnelles auxquelles ce type d’entreprises est confronté.
12Le double projet qui caractérise les Scop signifie qu’elles sont traversées par plusieurs « logiques institutionnelles », ce qui en fait des « organisations hybrides ». En effet, les Scop sont des entreprises commerciales soumises aux épreuves de marché et confrontées de ce fait aux jugements des clients, de leurs financeurs, etc. Par ailleurs, l’adhésion au statut Scop les oblige à suivre certaines règles strictes de gouvernance, de partage du bénéfice, de lucrativité limitée pour les détenteurs des parts sociales… Au-delà de ces règles, le choix de travailler dans une Scop amène ses membres à se référer à un cadre de valeurs dont on verra qu’il est plus ou moins présent selon les cas. Ces logiques institutionnelles sont mises en œuvre concrètement au sein des Scop qui sont soumises, d’une part à des impératifs comptables comme n’importe quelle autre entreprise et d’autre part, à la vérification du respect des règles coopératives afin de recevoir l’agrément ministériel [6]. Comme nous l’avons déjà évoqué, leur statut juridique laisse transparaître très nettement cette hybridité puisque toute Scop [7] est d’abord une société commerciale standard à laquelle se superpose le statut coopératif édicté par la loi du 10 septembre 1947 amendée par la loi du 19 juillet 1978.
13L’hybridation de ces deux projets peut prendre des configurations variables selon les Scop avec un poids prépondérant donné à l’un ou à l’autre qui résulte de processus mêlant des contingences externes - le degré de concurrence, par exemple - et des choix réalisés en interne - l’ouverture plus ou moins large au sociétariat, par exemple. Nos observations nous ont amenés à constater des contrastes frappants entre des entreprises qui sont pourtant toutes des Scop. Certaines ressemblent très fortement à des entreprises classiques avec seulement quelques salariés sociétaires, souvent les fondateurs, qui les dirigent et très peu de management participatif. D’autres Scop suivent un modèle autogestionnaire avec des décisions prises par consensus, l’absence de structure hiérarchique, des rémunérations égalitaires… Certaines sont dans des activités sans connotation particulière tandis que d’autres ont une activité dont la dimension militante semble primer. Nous avons constaté de tels contrastes, par exemple, dans le bâtiment entre des Scop qui utilisent des procédés standards et des Scop tournées vers l’écoconstruction.
14Les travaux sur les « organisations hybrides » ont pris une place croissante dans la littérature, reflétant leur diffusion dans le tissu des entreprises. Battilana et Lee l’expliquent par la nécessité pour des organisations non-lucratives de trouver des ressources complémentaires d’un côté, et par le souci « éthique » croissant des entreprises lucratives, ce dont témoignent les préoccupations en termes de responsabilité sociale des entreprises (RSE), d’un autre côté. Parmi les cas d’organisations hybrides abordés, on retrouve les entreprises d’insertion par l’activité économique (EIAE) sur lesquelles Pache et Santos (2013) se sont penchées ainsi que les organismes commerciaux de microfinances étudiés par Battilana et Dorado. Les unes comme les autres illustrent bien la combinaison d’une logique marchande avec une autre logique que les auteurs qualifient de « sociale ». Ce type d’organisations est confronté à des tensions, tant internes qu’externes qui mettent en cause leur « soutenabilité », ce que Battilana et Lee explorent dans le détail, en particulier au niveau de « la composition de la force de travail ». Cela nous ramène à notre thème du recrutement.
1.2 – Le recrutement au cœur des tensions nées du double projet porté par les Scop
15Effectivement, une problématique importante des travaux s’intéressant aux organisations hybrides concerne les tensions entre les logiques institutionnelles auxquelles elles sont soumises. Ces tensions existent à de multiples niveaux, tant en externe, par exemple vis-à-vis des relations avec leurs financeurs, qu’en interne, par exemple en ce qui concerne la culture organisationnelle. Une telle perspective est très fructueuse pour aborder les Scop et observer les réponses qu’elles essayent d’apporter aux tensions existant entre les deux projets qu’elles portent. Il n’est effectivement pas évident d’introduire des objectifs de bonne gestion au sein d’un collectif dont l’activité est légitimée par l’utilité sociale ou de conserver des principes de gouvernance démocratique en période de difficultés économiques. Pour Battilana et Lee, ces tensions doivent être surmontées faute de quoi c’est la « viabilité » même de l’organisation qui risque d’être remise en cause. Dans « les domaines clés de la vie organisationnelle » où se joue cette « soutenabilité » de l’hybridité, les auteurs citent « la composition de la force de travail » avec un potentiel « désalignement entre les forces de travail et la combinaison des formes » de l’organisation hybride (p. 416, notre traduction). Par les conflits provoqués par ce désalignement, par la paralysie dans la prise de décision qui survient, c’est la survie même de l’organisation qui est en jeu. Mais, c’est aussi la nature hybride de l’organisation qui est susceptible d’être mise en cause par l’émergence d’une forme prédominante, souvent la forme « commerciale ». Il y a donc un risque de « dérapage » (drift) (Scott et Meyer, 1991 ; Ben-Ner, 2002) qui amène l’organisation hybride à privilégier une logique institutionnelle, celle pour laquelle la dépendance des ressources est la plus forte, ce qui explique que l’aspect non-lucratif soit souvent négligé dans ce type d’organisations (Pache et Santos, 2010, p. 458-s).
16Cette question du maintien de l’hybridité des organisations hybrides abordée sous l’angle de la théorie néo-institutionnelle fait écho à des interrogations beaucoup plus anciennes sur les coopératives. Ce sont les époux Webb qui, à la fin du 19ème siècle, à un moment phare de développement du mouvement des coopératives, ont parlé de « dégénérescence coopérative » (Cornforth, 1995, p. 490). Cette expression renvoie aux difficultés de maintenir un fonctionnement de coopérative au cours du temps face à deux écueils : celui de perdre sa vitalité démocratique et ses spécificités coopératives et celui de disparaître en ne résistant pas aux épreuves du marché. Nous interprétons ces dérives en termes de polarisation sur un des projets de la Scop. Lorsqu’elle s’effectue sur le projet économique, la Scop risque de se banaliser quant à ses formes de management et de gouvernance en n’associant que très peu ses membres, soit qu’ils n’aient pas la possibilité de devenir sociétaires, soit que les procédures de participation soient purement formelles. La polarisation peut aussi s’effectuer en faveur du projet socio-politique et ce, au détriment du projet économique : la survie même de la Scop est en jeu car elle risque alors de ne pas réussir à répondre aux critères de gestion nécessaires à assurer un minimum de rentabilité.
17Battilana et Dorado ont montré comment le recrutement intervient de façon centrale dans ces questions-là en agissant sur la composition des « forces de travail » et en la faisant évoluer. Elles ont ainsi abordé la « soutenabilité » de l’hybridité des organisations à travers les pratiques de recrutement et de socialisation de deux sociétés commerciales de microfinances boliviennes. Le point de départ de leur analyse réside dans le fait qu’« à cause de leurs apprentissages, de leur expérience et de leur exposition générale aux travaux d’organisations incorporant des archétypes existants, les recrutés sont des vecteurs des logiques institutionnelles que ces archétypes incarnent » (p. 1420, notre traduction). Elles précisent qu’ils « ont ainsi des idées préconçues sur les attentes et les comportements dans les organisations » (ibid.). C’est la raison pour laquelle leur attention s’est portée sur la façon dont ces organisations d’un nouveau type ont recruté en concluant sur l’importance de cet acte managérial pour la « soutenabilité » de l’hybridité, en lui associant également le processus de socialisation. C’est aussi en envisageant dans sa globalité la gestion des entrées que nous aborderons les pratiques des Scop, en nous intéressant à ses différentes étapes, de la définition des besoins de recrutement jusqu’à l’intégration des nouvelles recrues en passant par les procédures de recherche et de sélection des candidats.
18Certaines circonstances d’entrée de nouveaux membres peuvent encore plus déstabiliser les Scop dans leur gestion des tensions inhérentes au double projet. Quand il s’agit de remplacer des membres anciens, en particulier quand ils ont fait partie des fondateurs de la Scop ou pour les postes à fortes responsabilités, le profil de la recrue est tout à fait déterminant. Nous avons rencontré cette question de façon fréquente dans notre étude de terrain à propos du départ du dirigeant ou de salariés qui avaient joué un rôle de leader et constituaient la mémoire du projet fondateur.
19La forte croissance des effectifs liée au développement de l’activité de la Scop est une autre circonstance dans laquelle le recrutement a des enjeux encore plus déterminants. L’équilibre dans la conduite du double projet de la Scop est à retrouver et le risque est celui de la survenue de conflits entre les nouveaux et les membres plus anciens de la Scop ayant connu un autre schéma de fonctionnement. De telles préoccupations aboutissent souvent, comme nous l’ont précisé nombre des dirigeants interrogés, à choisir une croissance lente et maîtrisée des effectifs. C’est parfois en renonçant à recruter que les Scop contournent les difficultés que cette opération comporte.
20Le recrutement est, nous l’avons vu, étroitement lié aux tensions entre les projets de la Scop. Nous allons maintenant présenter nos observations sur les pratiques adoptées par les Scop en montrant comment celles-ci tentent de s’adapter à leur hybridité et de la préserver.
2 – Les pratiques de recrutement des Scop, reflets de leur hybridité
21Pour imaginer les problèmes posés par le recrutement dans une organisation qui poursuit simultanément deux projets, prenons le cas d’une Scop qui cherche à recruter un collaborateur sur un poste de cadre. Elle cherche à la fois une personne ayant des compétences et de l’expérience, pour satisfaire son projet économique, et une personne qui accepte de ne pas être aussi bien payée qu’elle pourrait l’être ailleurs et de partager son pouvoir de décision avec des collègues non-cadres, pour être en conformité avec le projet socio-politique. Si les décideurs essaient de combiner les deux aspirations, il existe un risque que le cadre recruté accepte mal les contraintes du projet socio-politique, qu’il soit insatisfait et éprouve le désir de quitter ses fonctions.
22Nous allons voir quelles sont les pratiques des Scop désireuses de respecter leur projet socio-politique lors du recrutement, puis nous aborderons les contraintes imposées par le projet économique. Les résultats présentés reposent essentiellement sur les données issues des entretiens semi-directifs. Le seul élément du questionnaire que nous retiendrons porte sur le niveau d’information et de participation des salariés quant au processus de recrutement. Nous avions réalisé 40 entretiens au moment de la rédaction de cet article, 5 sont difficilement exploitables sur le thème du recrutement (premiers entretiens, mal ou pas enregistrés, comptes rendus incomplets), la plupart des chiffres que nous citons sont à rapprocher des 35 entretiens qui nous apprennent quelque chose sur les pratiques de recrutement en vigueur dans les Scop de l’échantillon.
2.1 – Des pratiques soucieuses du projet socio-politique caractéristique des Scop
23L’outillage analytique que nous utilisons dans cette partie pour aborder le processus de recrutement est largement inspiré de l’approche développée en termes de « conventions de qualité » par des chercheurs du Centre d’Etudes de l’Emploi (Fondeur et De Larquier, 2012). Nos observations portent sur deux temps centraux du processus de recrutement : d’une part, la mise en relation de l’entreprise et des candidats et, d’autre part, le mode de sélection entre les candidats. Concernant les modes de mise en relation, deux constats marquants ressortent de notre étude sur les Scop. Elles font parfois appel à ce qu’on peut appeler des réseaux solidaires et des contacts personnalisés. Les réseaux solidaires existent sous formes de site Internet (Rhône-Alpes Solidaire, Aradel) et aussi à travers la fédération que constitue l’URScop. Ces initiatives montrent une volonté de développer l’inter-coopération afin de créer une solidarité entre les Scop. Les réseaux solidaires ne sont cependant utilisés que dans 6 Scop [8] selon les réponses des interviewés, parfois en combinaison avec d’autres moyens.
24C’est surtout la cooptation qui joue un rôle central puisque 23 personnes interrogées lors des entretiens disent y avoir recours et 10 déclarent ne rechercher des candidats que de cette façon. Par cooptation, nous entendons la recherche et le choix d’un candidat au sein d’un réseau restreint de personnes connues directement ou indirectement par recommandations d’autres membres du réseau. Le choix est, en général, assumé par le dirigeant. Cette modalité concerne surtout les petites entreprises (moins de 10 salariés) avec quelques exceptions notables comme Scopélectrique [9], une SCOP industrielle de plus de 60 salariés. Le responsable de Scopédition : « On essaye de repérer le bon profil parmi nos proches » ; celui de Scopélectrique : « Le recrutement se fait par réseaux, on fait part du besoin sur un poste aux salariés et le lendemain on a trois ou quatre CV ». On retrouve, à travers ces pratiques de cooptation, le recours aux relations personnelles, ce qui n’est guère spécifique aux Scop. Ce qui l’est plus, en revanche, c’est l’existence de réseaux informels reposant sur des contacts directs entre dirigeants de Scop qui peuvent ainsi les mobiliser en cas de besoin de recrutement. Il existe enfin quelques Scop qui fonctionnent comme des associations de travailleurs indépendants (sans être des Coopératives d’Activité et d’Emploi pour autant), les recrutements sont alors réalisés par cooptation pure (recrutement exclusif de personnes connues ou clairement recommandées au sein du réseau des Scop). C’est le cas de Scopgéologie qui réunit trois experts géologues : l’affaire a démarré autour de deux personnes qui se connaissaient de longue date, lorsque l’activité s’est développée elles ont contacté une autre personne qu’elles connaissaient pour lui proposer d’intégrer leur entreprise.
25En ce qui concerne les modalités de sélection des candidats lors du recrutement, les entretiens font ressortir l’importance des « valeurs coopératives » dans les caractéristiques extra-professionnelles recherchées chez les candidats. Cette observation nous permet de rapprocher ce type de Scop des entreprises dont la convention de GRH est qualifié de « délibérative » (Pichault et Nizet, 2013 ; Juban, 2015). L’expression « valeurs coopératives » regroupe ce qui a été désigné par les dirigeants en ces termes : « les valeurs de l’autogestion », « l’état d’esprit Scop » ou encore « ouverture d’esprit » et « une certaine conception du métier », « une vision pas trop ouvrier/patron ». Un élément valorisé par les dirigeants de Scop semble revenir dans ces citations, il s’agit de la capacité à prendre des initiatives indépendamment de la hiérarchie.
26Si on distingue la phase de recrutement proprement dit, qui consiste à attirer les profils recherchés par l’entreprise, et celle de sélection, qui porte sur le choix du bon candidat, nous pouvons proposer l’analyse suivante. 34 dirigeants interrogés ont abordé directement la question des profils recherchés et mentionnent l’importance des valeurs coopératives, mais 5 seulement disent explicitement ne pas recruter en fonction des compétences, considérant que celles-ci peuvent s’apprendre sur le terrain. Parmi ceux qui privilégient l’état d’esprit, nous relevons les témoignages suivants : « La sensibilisation aux Scop est très importante au niveau de l’entretien de recrutement », « Il faut quelqu’un qui a les compétences et l’esprit de l’autogestion » ou « L’esprit Scop est essentiel, surtout pour le chef de projet ». La prise en compte des valeurs ne varie pas selon l’activité ou la taille de l’entreprise mais parfois selon le poste à pourvoir : plusieurs dirigeants soulignent son importance pour le recrutement de cadres dirigeants.
27Dans la phase de sélection, les formes de jugement par lesquelles est évaluée la sensibilité des candidats aux valeurs coopératives sont variables. Lors de l’étude du CV, certains recruteurs disent se référer au « bas du CV » (valorisant par exemple la pratique de sports collectifs). Lors de l’entretien, la connaissance du modèle Scop est valorisée (« La stagiaire recrutée avait déposé des CV surtout auprès de Scop ») et le recruteur passe parfois du temps à expliquer en détails le fonctionnement des Scop (« On commence par parler des Scop pendant au moins une heure » [10]). Enfin, le style de vie est parfois pris en compte (« Le profil type auparavant était celui du décroissant qui mange bio »).
28Nos observations de terrain ont mis au jour une dimension collective présente à différents moments du processus conduisant au recrutement dont on peut penser qu’elle témoigne de la gouvernance démocratique typique des Scop. Certains dirigeants décrivent le recrutement comme un moment emblématique d’application de la démocratie directe : « les entretiens se font en présence de tous les membres de la SCOP… en général les candidats sont assez étonnés ! » ou encore « On tourne, à chaque fois deux personnes s’occupent des entretiens et on prend la décision finale tous ensemble en réunion hebdomadaire ».
29Les salariés ont aussi été interrogés sur cette dimension collective du recrutement, afin de permettre une triangulation des données. L’importance du collectif est confirmée : les salariés qui ont répondu à notre questionnaire se disent plutôt bien informés (80 %) et plutôt bien impliqués (59 %) dans la prise de décision concernant les mouvements de personnel. Et ce d’autant plus que le taux de sociétariat de la Scop est élevé.
30À partir des déclarations des dirigeants, notre étude permet de distinguer trois situations principales : celles où le dirigeant prend la plupart des décisions liées au recrutement majoritairement seul (5 cas), celles où il délègue quelques tâches et décisions à d’autres salariés (18 cas), celles où il partage l’essentiel du travail et des décisions avec les salariés de la Scop (17 cas). La catégorie intermédiaire (délégation partielle et sélective) cache aussi une grande diversité puisque les tâches déléguées vont de la rédaction de l’annonce à celle du guide d’entretien, en passant par l’entretien lui-même ou une simple consultation sur le choix final. Ainsi chez Scopconseil : « À la fin, quand il ne reste plus que deux ou trois candidats, c’est sur le mode du consensus avec tous les membres de la Scop », alors que dans une autre Scop, le dirigeant délègue tous les entretiens jusqu’à ce qu’il ne reste que deux candidats qu’il rencontre.
31L’exemple de Scopcouture peut être développé pour illustrer une situation dans laquelle le projet socio-politique domine. Il s’agit d’une entreprise qui s’est créée en Scop afin d’assurer un emploi à des personnes licenciées dans le cadre d’un vaste plan social dans le textile. Elle réalise un chiffre d’affaires un peu supérieur à 1 M€ et emploie une trentaine de salariés. La gérante décrit la hiérarchie en utilisant la métaphore de la pizza (plate) par opposition à la forme classique en pyramide. Une assistante de direction est en charge des ressources humaines (RH) mais la gérante est très présente lorsqu’il faut prendre des décisions importantes en la matière. Le savoir-faire étant important, des tests pratiques sont proposés aux candidats lors des entretiens de recrutement. Ce qui domine cependant lors du recrutement tient à la diversité des profils retenus, à la richesse promise par la confrontation des personnalités et des expériences. La gérante affirme recruter « en tenant compte des compétences, mais aussi en fonction du mental et en ayant en tête le souci de la diversité, surtout pour le genre et l’origine sociale ». Elle conclut son propos sur le recrutement par cette phrase : « La force de notre projet, c’est d’avoir réuni des gens qui étaient différents, qui a priori ne se seraient pas mélangés, et qui, là, se mélangent ».
32Ainsi, nos observations ont permis de faire ressortir l’existence de pratiques au sein des Scop dont on peut présumer qu’elles sont choisies avant tout pour repérer des candidats aptes à adhérer au projet socio-politique. Ces pratiques sont possibles parce que les candidats eux-mêmes peuvent être attirés par le projet socio-politique développé au sein des Scop (Detchessahar, 1998). Mais, elles sont souvent supplantées par des pratiques beaucoup plus classiques comme nous allons le voir maintenant.
2.2 – Des contraintes liées au projet économique et qui s’imposent aux Scop
33Les pratiques variées que nous venons de mettre en évidence illustrent la dualité des préoccupations qui ont un impact sur les modalités de recrutement dans les Scop : le projet socio-politique oriente les recruteurs vers des canaux de type réseaux solidaires ou cooptation, amène à partager les informations avec les salariés, à s’intéresser aux valeurs des candidats et à agir et décider de manière plutôt collective. Le projet économique introduit d’autres pratiques et nous observons que c’est le cas, soit sous la pression de certaines contraintes, soit par choix managériaux qui sont justifiés aussi par des impératifs d’efficacité vécus comme des contraintes.
34Les dirigeants de Scop affirment avoir recours au marché du placement et à des prédicteurs d’appariement (Fondeur et De Larquier) classiques (adéquation au poste et compétences acquises) en évoquant ainsi souvent l’existence de contraintes incontournables. Les 5 dirigeants qui disent ne recruter que sur les compétences techniques des candidats, éprouvent le besoin de se justifier en faisant référence aux difficultés de recrutement (les Scop en question sont effectivement situées dans des régions à bassin d’emploi peu dynamique) : « L’embauche se fait sur les compétences, pas sur l’adhésion aux valeurs coopératives, sinon il serait impossible de trouver des candidats (Scopweb) ».
35Tous les dirigeants interrogés disent avoir recours à une première sélection sur CV suivie d’un entretien avec le candidat. La quasi-totalité a également recours à une période d’essai, plus ou moins longue et plus ou moins officielle. Ce qui varie en revanche selon les Scop, c’est la plus ou moins grande formalisation de la procédure : le spectre va de l’entretien formel avec critères précis (certains mentionnent des exercices de mise en situation) à des entretiens « très informels » et jusqu’à la décision prise « au feeling ». Pour détecter les compétences techniques, certains dirigeants mettent en place des exercices techniques lors des entretiens (Scopformation, Scopcouture) mais la pratique ne semble pas très répandue.
36Un exemple de Scop dans laquelle le projet économique est dominant nous est fourni par Scopmétallurgie, une entreprise devenue Scop après avoir connu des problèmes économiques et au sein de laquelle les mots « innovation, marketing, intégration » reviennent fréquemment dans les propos du gérant. Elle réalise 6 M€ de CA et emploie 70 salariés, dont 90 % sont sociétaires. Certains recrutements sont réalisés par des cabinets spécialisés, c’est le cas en particulier pour les commerciaux, les autres sont faits par le responsable RH. Le gérant reconnaît cependant : « J’y mets quand même en général mon nez, à un moment ou à un autre ». Il affirme avoir recours à des procédures assez classiques et souhaite en finir avec une époque où les recrutements étaient « quasiment familiaux, ce qui était très enfermant, très pesant ». Il justifie la priorité donnée au projet économique de la façon suivante : « Quand vous êtes sur un marché mondial, avec des concurrents énormes qui sont des multinationales, vous êtes une entreprise et les contraintes sont les mêmes que si j’avais un autre statut. Après il y a comment, finalement, on choisit de les vivre et de les gérer ».
37La gestion des entrées est une opération particulièrement sensible à la nature hybride des Scop, le choix des pratiques éclairant la dimension du projet privilégiée. En ce sens, l’adoption d’une procédure peu participative, le recours à des canaux standards et l’attention exclusive portée aux caractéristiques professionnelles sont autant de signes d’une priorité donnée au projet économique et aux forces institutionnelles du marché auxquelles est confrontée une Scop. À l’inverse, celles qui recourent à des démarches plus collectives, qui passent par des canaux spécifiques et qui s’intéressent aux qualités extra-professionnelles du candidat, et en particulier à sa sensibilité à la dimension coopérative, accorde une importance plus grande au projet socio-politique. Mais, pour juger de leur pertinence, il faut aller plus avant dans l’analyse en intégrant le poids respectif de ces deux ensembles de pratiques et leurs modes de combinaison.
38Nous voyons donc que les pratiques de recrutement contrastées, que l’on a essayé d’associer à un des projets de la Scop, sont le reflet de leur hybridité. Nous allons maintenant passer ces pratiques au prisme de l’analyse néo-institutionnaliste pour tenter de dégager des pistes sur les « bonnes pratiques » pour les Scop.
3 – Recrutement et socialisation : essai de propositions sur les « bonnes pratiques » pour les Scop
39Nous verrons en premier lieu que le recrutement axé sur un seul projet de la Scop est porteur de déséquilibres. Nous constaterons que la voie du compromis, si elle permet d’éviter les « dérapages », n’est pas toujours envisageable. Le couplage sélectif sera alors appliqué à notre objet d’étude.
3.1 – Les risques du « découplage » et de la polarisation sur une seule dimension du projet de la Scop
40La littérature néo-institutionnelle sur les organisations hybrides fournit des pistes afin de juger des pratiques managériales en fonction des combinaisons des logiques institutionnelles auxquelles elles sont soumises, ou des formes organisationnelles qu’elles adoptent, ou encore des identités organisationnelles qu’elles mobilisent, si l’on reprend la déclinaison entre les trois approches complémentaires de ce corpus théorique (Battilana et Lee). Les stratégies adoptées par les organisations hybrides pour élaborer ces combinaisons ont été explorées par différents auteurs (Selznick, 1949 ; Meyer et Rowan, 1977 ; Oliver, 1991). Kraatz et Block (2008, notre traduction) les ont classées en 4 modalités d’adaptation à ce qu’ils désignent comme le « pluralisme institutionnel » (p. 250 et s.) :
- La première approche consiste à « « effacer » ou marginaliser quelques-unes des identités organisationnelles et obligations afférentes que les instances externes cherchent à imposer » ;
- « Une deuxième approche (…) est de « compartimenter » les identités et de les rattacher séparément à des constituants internes différents » ;
- « Une troisième approche (…) vise à brider de telles tensions. En particulier, les organisations essayent d’équilibrer les demandes distinctes » ;
- La dernière approche correspond au fait que « quelques organisations sont capables de forger dans la durée des identités propres à elles et d’émerger comme institutions de leur propre droit ».
41Les pratiques de gestion des entrées des Scop, telles que nous les avons décrites dans la deuxième partie, peuvent être rapportées à ces 4 stratégies. Pour ce qui est des deux premières, elles peuvent être rassemblées par le terme, d’usage répandu dans les travaux néo-institutionnels, de découplage. C’est le terme qu’utilisent précisément Pache et Santos (2013) dans leur article sur les entreprises d’insertion par l’activité économique prises comme illustratives des organisations hybrides. En matière de gestion des entrées, ce découplage consiste dans l’attention portée quasi-exclusivement à une des dimensions du projet des Scop, renvoyant la seconde à un pur formalisme. Moins fréquemment, ce découplage peut être associé à des sous-groupes au sein de l’entreprise. Les commerciaux sont, par exemple, souvent considérés comme ayant un état d’esprit assez peu compatible avec les valeurs du monde des Scop.
42Nous avons trouvé un faible nombre de cas parmi les Scop enquêtées où l’on puisse parler d’une absence totale du projet socio-politique dans les processus de recrutement. Le cas plus net est celui de Scopcharpente, une entreprise de construction d’une vingtaine de salariés dans laquelle il est fait appel à des intérimaires avant embauche et sans qu’il soit fait mention du statut de Scop. Le dirigeant exprime le sentiment qu’« ils ne calculent pas qu’ils sont dans une Scop », disant par ailleurs qu’« [il a] beaucoup de mal à recruter des gens compétents ». Les problèmes que soulève le dirigeant se cumulent : « beaucoup de passage de personnel » et donc un fort turn-over, difficultés de renouveler les associés, mais aussi démotivation du personnel du fait du manque de sérieux des jeunes recrutés dans l’entreprise : « ça met la zizanie, c’est motivant pour personne ».
43Un autre cas est celui de Scopmécanique où les recrutements de jeunes ouvriers ont été réalisés par l’intermédiaire de Pôle Emploi et sur la base de la seule adéquation professionnelle et géographique avec le poste. La DRH explique que « c’est déjà compliqué de trouver des personnes sur des postes spécifiques, alors le côté Scop… on le met de côté ». Les exemples qu’elle nous expose ramènent aux problèmes évoqués ci-dessus, de manque de fiabilité et de turn-over. Elle rajoute : « On a eu quelques petits désagréments à la suite des recrutements ». C’est confirmé par le P-DG, rencontré également, qui parle de « recrutements à l’emporte-pièces », « pas très judicieux ». Il explique qu’« [il n’a] pas le temps nécessaire » et qu’il a délégué au responsable technique le recrutement des ouvriers de l’atelier. Mais, le recrutement d’un responsable d’atelier s’est opéré de façon bien différente, le dirigeant l’ayant personnellement choisi, pour sa personnalité et son expérience, après l’avoir rencontré chez un fournisseur. On voit que pour un niveau plus élevé de responsabilité, l’enjeu plus crucial de recrutement a imposé une autre pratique que celle utilisée pour les opérateurs.
44Le découplage a été observé aussi dans un sens totalement opposé, avec une focalisation sur l’adhésion aux valeurs coopératives. Un exemple caricatural d’une telle démarche nous a été relaté, avec distanciation, par un membre de Scopédition à propos de recrutements effectués parmi les participants à une manifestation. Cette orientation reposait sur une croyance dans la possibilité d’acquérir les compétences nécessaires pour toutes les personnes à partir du moment où on leur donnait leur chance et où elles étaient en phase avec la dimension politique autogestionnaire très forte. L’exigence d’adhésion y était très impérieuse puisque l’entrée dans le sociétariat, obligatoire, était immédiate. Si notre interlocuteur présente cette démarche avec un recul critique aujourd’hui, c’est du fait des déconvenues auxquelles elle a abouti, que ce soit par l’inadéquation aux fonctions à occuper ou par l’absence de réelle intégration, pourvoyeuse de conflits interpersonnels. Chez Scoprestauration, le recrutement a parfois été effectué sur une base purement affinitaire, l’expression par un proche de son désir de rentrer dans l’entreprise ayant abouti à son recrutement. Le résultat a été que ce nouveau membre de la Scop a déstabilisé l’ensemble du collectif en faisant supporter les coûts de son inefficacité aux autres membres obligés de le suppléer.
45On a vu les échecs auxquels peuvent aboutir ces pratiques de découplage dans un sens comme dans l’autre, vis-à-vis de l’entrée de nouvelles personnes aptes à faire vivre le projet de la Scop. Plus globalement, ces pratiques ne permettent pas de maintenir la nature hybride de la Scop. On observe qu’elles sont cohérentes avec le mode de gouvernance et de management, polarisé sur une dimension soit économique, soit sociopolitique et renforcent de ce fait cette polarisation. Lorsque le sociétariat est très restreint, que la direction est hiérarchique, il n’y a effectivement pas de raison à ce que le recrutement se fasse différemment des entreprises classiques puisqu’il n’y a pas d’attente sur l’adhésion au projet socio-politique des nouveaux embauchés. C’est l’illustration du risque de « dérapage » évoqué plus haut, ce qui correspond aussi à celui de « banalisation » auquel les auteurs s’intéressant aux coopératives font référence depuis longtemps. Si la gestion des entrées est cohérente avec la nature de la Scop, on peut néanmoins considérer qu’elle tend à priver l’entreprise des avantages que peut fournir ce statut. Ce n’est pas l’essentiel de notre propos, mais le constat d’une plus grande résilience des coopératives et de leurs performances peut être mis en rapport avec l’implication supérieure de leurs membres. Imbert (1997) a recensé différents « effets de participation » incluant les effets de surveillance mutuelle, de participation aux décisions, de partage de l’information et d’autres encore qui sont susceptibles d’aboutir à un niveau plus élevé de coopération au sein de ce type d’organisation ainsi qu’à une coordination plus efficace. On peut d’ailleurs au passage constater que le management influencé par le statut coopératif inspire des entreprises classiques qui cherchent ainsi à bénéficier de tels effets bénéfiques (Benhamou, 2010 ; Getz, 2009). L’enjeu est encore plus crucial dans les Scop « militantes » qui recrutent dans le déni de la nécessaire attention aux capacités professionnelles puisque c’est leur survie même qui est en cause. Le risque de « disparition » lié à cette forme de « dérapage » est lui aussi repéré depuis longtemps par la littérature, les pratiques de recrutement entretenant par leurs choix un entre soi qui peut accentuer le risque.
46Les exemples de recrutement effectué sans tenir compte de la nature hybride des Scop montrent clairement les désagréments auxquels elles s’exposent ce qui les amène à s’en écarter. Comment réussissent-elles à mieux adapter alors leurs pratiques à leur hybridité ?
3.2 – Du « compromis », base des pratiques des Scop, au « couplage sélectif » comme perspective à explorer
47Les observations des modalités de gestion des entrées par les Scop font ressortir effectivement le plus souvent une volonté d’« équilibrer les demandes distinctes », selon la présentation de Kraatz et Block. Cette voie consiste à essayer de former un compromis dans les exigences mises dans le processus de recrutement et liées à chacune des dimensions du projet de la Scop. C’est sous le terme de compromis que Pache et Santos (2013) désignent d’ailleurs cette voie consistant à « mettre en œuvre les prescriptions institutionnelles dans une forme légèrement altérée, construisant un mélange acceptable entre les attentes conflictuelles » (p. 975).
48En matière de gestion des entrées, c’est ce qu’on observe lorsque la sélection des candidats s’opère sur un tri des CV qui mêle des éléments d’appréciation professionnelle à des jugements sur le savoir-être à partir du « bas du CV ». Il peut aussi être invoqué dans les cas de cooptation qui supposent que les liens familiaux ou de voisinage par lesquels les candidats sont recherchés apportent une certaine garantie quant à la capacité d’intégration dans la Scop.
49Scopélectrique présente bien les caractéristiques de ce positionnement de compromis. C’est une Scop dans le domaine de la fabrication et de la pose d’installations électriques. Elle est installée dans une zone un peu reculée de la région Rhône-Alpes, sur un plateau montagneux. Elle emploie 62 salariés et réalise un CA de 7,5 M€. Nous parlons de compromis à son sujet car le P-DG souligne la contrainte géographique du bassin d’emploi auquel il a accès et insiste sur l’importance de l’état d’esprit des candidats, ce qui constitue deux paramètres parfois difficiles à prendre en compte simultanément lors d’un recrutement. Les compétences techniques sont indispensables dans le métier de Scopélectrique et les candidats locaux ne les ont pas forcément lors du recrutement : « Là ce qu’on cherche c’est des gens pour la production, donc on fait de la formation interne, c’est un métier bien spécifique ». Pour maintenir le fort taux de sociétariat des salariés (plus de 95 %) et l’état d’esprit coopératif (« On ne cherche pas prioritairement à faire du chiffre et de la rentabilité »), le recrutement se fait beaucoup par cooptation : « Lors des embauches il y a des cooptations, ce qui écarte les brebis galeuses et permet ensuite un fonctionnement loyal en général ». Le P-DG affirme que « les habitants du plateau se connaissent tous et qu’ils ont intérêt à ce que celui qu’ils conseillent soit dans l’esprit ». On constate avec cet exemple que les attentes économiques (compétences pour la production) et socio-politiques (état d’esprit) doivent être modérées si on veut les rapprocher. La Scop est confrontée à cette situation en raison de sa localisation et parce que ses responsables veulent préserver les valeurs coopératives.
50Cette voie du compromis n’est cependant pas toujours possible du fait des contraintes de recrutement que les Scop connaissent très souvent. Ces difficultés peuvent provenir d’un manque de main d’œuvre lié à l’implantation dans des territoires peu peuplés ou à des offres peu attractives en termes de rémunération vis-à-vis de postes qualifiés de niveau équivalent dans des entreprises classiques. Elles peuvent provenir aussi de besoins ciblés de compétences techniques qui ne permettent pas de rajouter des critères en termes de « sensibilité aux valeurs coopératives ». Les Scop n’ont donc pas toujours la possibilité d’opérer des compromis dans leur recrutement entre les profils alignés sur le projet économique et ceux alignés sur le projet socio-politique.
51En reprenant les modalités d’adaptation au « pluralisme institutionnel » énumérées par Kraatz et Block, une dernière approche est celle qui repose sur l’édification d’une organisation hybride capable de forger un modèle en soi, assez fort en termes d’identité propre pour dépasser les tensions entre logiques. C’est cette modalité que nous associons à ce que Pache et Santos (2013) appellent le couplage sélectif et qu’ils caractérisent de la sorte : « les organisations hybrides combinent des logiques concurrentes d’une façon systématique en couplant sélectivement au niveau organisationnel des éléments intacts tirés de chaque logique » (p. 973, notre traduction). C’est une approche qui est à explorer pour imaginer les bonnes pratiques en matière de recrutement pour les Scop, lorsque la voie du compromis semble peu praticable et pour bénéficier de l’engagement maximum de son personnel.
52Ce couplage sélectif nous semble à l’œuvre, par exemple, chez Scopétudes, bureau d’études de taille importante. La pré-sélection sur CV se fait effectivement sur les critères du diplôme nécessaire pour être en adéquation avec les besoins de recrutement et en recourant à des canaux classiques. C’est de toute façon nécessaire compte tenu d’un développement dynamique créant de forts besoins de recrutement sur des compétences assez rares sur le marché du travail. Toutefois, le premier entretien de recrutement assuré par le dirigeant est entièrement consacré à la présentation des particularités du statut coopératif et des dispositifs spécifiques qui ont été instaurés dans l’entreprise. L’embauche dès le départ en CDI est aussi un signal fort de la volonté d’intégrer durablement la nouvelle recrue. Par ailleurs, les pratiques de cette Scop font écho aux préconisations de Pache et Santos (2013), selon qui « les organisations peuvent réussir en construisant une identité forte qui focalise l’attention de leurs membres sur les moyens convergents, tout en recrutant des membres libres de tout attachement institutionnel à la source des conflits d’objectifs » (p. 995, notre traduction). Cette identité forte ressort très nettement des observations du management de Scopétudes tant par la présence de dispositifs de participation que par l’élaboration d’outils de gestion originaux, par exemple en matière de politique salariale. De plus, son dirigeant nous a livré sa préférence pour le recrutement de jeunes diplômés n’ayant pas été marqués par une expérience antérieure de travail dans une entreprise classique, plus hiérarchisée. C’est typique des pratiques observées chez une des sociétés de microfinances boliviennes par Battilana et Dorado qu’ils ont qualifiées d’« approche tabula rasa (…) donnant la priorité à des individus non engagés dans aucune des logiques à combiner » (p. 1432, notre traduction).
53Cette stratégie s’illustre par ailleurs dans les actions menées en aval du recrutement dont on peut rattacher les modalités à un des deux projets plus particulièrement. Ainsi, c’est la formation professionnelle qui est privilégiée quand le recrutement a suivi plutôt une logique consistant à repérer une « sensibilité aux valeurs coopératives » chez les candidats. Par exemple, chez Scopjeux le recrutement de la responsable administrative s’est fait sur la base d’un « profil atypique », en l’occurrence une coiffeuse. C’est sa personnalité, que le dirigeant avait eu l’occasion de découvrir dans un cadre non professionnel, qui avait été considérée comme une source potentielle d’enrichissement pour la Scop. Une action de formation professionnelle de longue durée a été menée suite au recrutement, ce qui a permis à cette ex-coiffeuse d’acquérir les compétences nécessaires.
54Le choix entre compromis et couplage sélectif peut dépendre du niveau du poste à pourvoir, tant en termes de technicité que de responsabilités. La technicité élevée des métiers, chez Scopétudes par exemple, impose de se centrer initialement sur les compétences en termes de métiers. Pour sa part, un poste à plus haute responsabilité nécessite de recruter quelqu’un profondément imprégné du projet socio-politique car les décisions qu’il sera amené à prendre sont essentielles dans la conduite de ce projet. C’est ce que l’on a observé chez Scoppeinture au moment de recruter un chef de projet, poste à hautes responsabilités. La phase initiale de recrutement a reposé sur la sélection de « profils particuliers », en s’intéressant d’abord à leurs activités extra-professionnelles. Mais, la phase suivante de recrutement est passée par une confrontation directe à l’activité pour laquelle le recrutement est effectué par une mise en situation grandeur nature de façon à tester les capacités professionnelles des candidats. On voit là encore que ces phases sont à relier à chacun des projets, économique et socio-politique, que combine la Scop, illustrant bien cette stratégie de couplage sélectif mise en avant ici pour un poste au cœur de l’activité créatrice propre à cette Scop. Une alternative au recrutement pour ce type de postes que l’on a souvent observée consiste à favoriser la promotion interne et la formation continue de façon à pourvoir ces postes en combinant la garantie d’une imprégnation de leur titulaire par les valeurs coopératives et d’un niveau de compétences adéquat.
55La possibilité du couplage sélectif est conditionnée cependant à l’existence d’une identité propre à la Scop forte, et partagée par tous, « holographique » selon la terminologie utilisée par Albert et Whetten (1985). Chez Scoppeinture, de même que chez Scopétude, la vie collective est très forte, avec des dispositifs de participation développés et un projet dans lequel l’activité intègre en elle-même la dimension socio-politique, à travers l’amélioration du cadre de vie. C’est un élément bien mis en avant chez Battilana et Lee comme distinctif des organisations hybrides lorsque les logiques à l’œuvre sont intégrées « au cœur de l’activité » et non pas dissociées entre ce cœur et des activités périphériques. Le risque alors est que ce couplage sélectif ait comme résultat un éclatement du collectif de la Scop en sous-groupes porteurs chacun d’une des dimensions du projet. C’est ce que Battilana et Dorado ont observé dans l’autre société commerciale de microfinances qui a gravement pâti d’une scission en son sein entre les employés issus de la banque et ceux issus du travail social. Une illustration nous en est donnée par le cas de Scoptôlerie dont les tentatives, par deux fois, de recruter un directeur général se sont heurtées au refus du groupe des ouvriers de l’atelier de reconnaître sa légitimité. Ces dirigeants extérieurs étaient pourtant entrés au sociétariat mais la formation coopérative suivie n’a pas permis leur intégration au sein d’une Scop à la forte culture ouvrière. Ce cas illustre l’existence d’une identité hybride « idéographique », selon toujours Albert et Whetten, signifiant que des sous-groupes ont développé des identités plus rattachées à une des logiques à combiner, ce qui est source de conflits tels que l’on a pu en rencontrer chez Scoptôlerie.
Conclusion
56Le recrutement de nouveaux salariés est une opération qui mobilise fortement les fondements mêmes des organisations. Pour les Scop, organisations hybrides marquées par la coexistence en leur sein d’un double projet économique et socio-politique, le recrutement est lourd d’enjeux pour l’équilibre entre ces deux projets. Au cœur des deux écueils qui les guettent - la disparition ou la banalisation - le recrutement peut renforcer la combinaison des projets réalisée par les Scop, il peut aussi devenir le vecteur d’une polarisation sur un de ces projets.
57On peut avancer que la réussite économique des Scop repose en grande partie sur leur management participatif et leur gouvernance démocratique, et en retour qu’elle est une condition facilitatrice d’un tel fonctionnement organisationnel. Compte tenu de ce constat, les pratiques de recrutement doivent garantir l’arrivée de salariés aptes à renforcer la synergie entre ces deux projets. En sacrifiant un de ceux-ci par des pratiques polarisées, la Scop s’expose à perdre sur les deux plans. Par ailleurs, le compromis ne peut pas toujours être mis en œuvre du fait des conditions de recrutement qui correspondent à un contexte souvent pénalisant pour l’un des projets constitutifs de la Scop ou lorsque le recrutement concerne un poste à haute technicité ou responsabilité.
58C’est donc en procédant au couplage sélectif selon le concept de Pache et Santos (2013), c’est-à-dire en introduisant des pratiques conformes à celui des projets qui est repéré à l’origine comme étant en retrait lors du recrutement, que les Scop peuvent concilier dynamiquement des projets semblant parfois difficilement compatibles. Ces deux auteurs soulignent par ailleurs l’importance d’avoir développé une identité forte autour de la configuration hybride spécifique qui caractérise les organisations de l’ESS, et donc les Scop en particulier, afin d’amener la recrue à intégrer les attentes collectives. C’est donc d’abord en se singularisant et en assumant leur singularité vis-à-vis des parties prenantes externes, dont font partie les candidats au recrutement, que les Scop réussiront comme « entreprises » tout en demeurant « pas comme les autres ».
Bibliographie
Bibliographie
- ALBERT S. & WHETTEN D.-A. (1985), “Organizational identity”, Research in Organizational Behavior, n° 7, p. 263-295.
- BATTILANA J. & DORADO S. (2010), “Building sustainable hybrid organizations : The case of com-mercial microfinance organizations”, Academy of Management Journal, Vol. 53, n° 6, p. 1419-1440, Dec.
- BATTILANA J. & LEE M. (2014), “Advancing research on hybrid organizing. Insights from the study of social enterprises”, The Academy of Management Annals, vol. 8, n° 1, p. 397-441.
- BEN-NER A. (2002), “The shifting boundaries of the mixed economy and the future of the nonprofit sector”, Annals of Public and Cooperative Economics, n° 73, p. 5-40.
- BENHAMOU S. (2010), « Améliorer la gouvernance d’entreprise et la participation des salariés », Rapports et documents du Centre d’Analyse Stratégique, n° 27, La Documentation Française, 156 p.
- BESSY C. & MARCHAL E. (2009), « Le rôle des réseaux et du marché dans les recrutements. Enquête auprès des entreprises », Revue Française de Socio-Economie, Vol. 1, n° 3, p. 121-146.
- CORNFORTH C. (1995), “Patterns of cooperative management : beyond the degeneration thesis”, Economic & Industrial Democracy, Vol. 16, n° 4, p. 487-523, Nov.
- DEMOUSTIER D. (coord.) (2012), dossier « De l’approche entrepreneuriale à la vision institutionnelle de l’économie sociale et solidaire », RECMA : Revue Internationale de l’Économie sociale, n° 325.
- DETCHESSAHAR M. (1998), « L’homologie des trajectoires socioprofessionnelles des acteurs de la coopération interentreprises : un vecteur de confiance et de stabilité », Finance Contrôle Stratégie, Vol. 1, n° 1, p. 49-70, Mars.
- DIMAGGIO P. & POWELL W. (1983), “The iron-cage revisited : Institutional isomorphism and collective rationality in organizational fields”, American Sociological Review, Vol. 48, n° 2, p. 147-160, April.
- EISENHARDT K.-M. (1989), “Building Theories From Case Study Research”, Academy of Management Review, Vol. 14, n° 4, p. 532-550, Oct.
- EVRAERE C. (2011), « Valeurs et pratiques de GRH dans l’économie sociale », Revue Française de Gestion, vol. 8, n° 217, p. 15-33.
- FONDEUR Y. & DE LARQUIER G. (coord.) (2012), « Pratiques de recrutement et sélectivité sur le marché du travail », Rapport de recherche du Centre d’Etudes de l’Emploi, n° 72, La Documentation Française, 225 p.
- FONDEUR Y. (2013), « Systèmes d’emploi et pratiques de recrutement », Revue de l’IRES, n° 76, p. 31-43.
- GALOIS-FAURIE I. & LACROUX A. (2014), « Serious games et recrutement : quels enjeux de recherche en Gestion des Ressources Humaines ? », @GRH, n° 10, p. 11-35.
- GARNER-MOYER H. (2011-a), « Sélection et sélectivité en GRH : quelle place pour l’éthique dans le processus de recrutement ? », Humanisme et Entreprise, n° 303, p. 57-72.
- GARNER-MOYER H. (2011-b), « La beauté : l’attention qui lui est allouée en phase de recrutement. Constat établi à partir d’un test de correspondances », Revue Internationale de Psychosociologie, Vol. 17, n° 41, p. 185-206.
- GETZ I. (2009), “Liberating leadership : how the initiative-freeing radical organizational form has been successfully adopted”, California Management Review, Summer, Vol. 51, n° 4, p. 33-59.
- GREENWOOD R., DIAZ A.-M., LI S.-X. & LORENTE J.-C. (2010), “The multiplicity of institutional logics and the heterogeneity of organizational responses”, Organization Science, n° 21, p. 521-539.
- HATCHUEL A., LEVILLAIN K., SEGRESTIN B. & VERNAC S. (2015), La Société à Objet Social Etendu, Les Presses des Mines, Paris, 126 p.
- IMBERT P.-A. (1997), « Approche théorique et empirique de l’efficacité de la démocratie dans l’entreprise », in Les avancées théoriques en économie sociale et leurs applications, éd. Eicher J.-C. et Gadreau M., XVIIes journées de l’Association d’Économie Sociale, Institut de Recherche sur l’Économie de l’Éducation, tome 2, p. 571-588, Dijon.
- JUBAN J.-Y. (2015), « Les Scop relèvent-elles d’un modèle de GRH homogène ? Enseignements d’une recherche de terrain », @grh, n° 15, p. 79-98.
- KRAATZ M.-S. & BLOCK E.-S. (2008), “Organizational implications of institutional pluralism” in R. GREENWOOD, C. OLIVER, K. SAHLIN & R. SUDDABY (Eds.), The Sage handbook of organizational institutionalism (p. 243-275), Thousand Oals, CA : Sage.
- MEYER J.-W. & ROWAN B. (1977), “Institutionalized organizations : formal structure as myth and ceremony”, American Journal of Sociology, Vol. 83, n° 2, p. 340-363, Sept.
- MONCHATRE S. (2014), « Petits arrangements avec la diversité. Le recrutement entre marché et mobilisation salariale », Revue Française de Sociologie, Vol. 55, n° 1, p. 41-72.
- NDOBO A. (2014), “Attractiveness effect and the hidden discourse of discrimination in recruitment : the moderating role of job types and gender of applicants”, Revue Internationale de Psychologie Sociale, Vol. 27, n° 1, p. 127-144.
- OLIVER C. (1991), “Strategic responses to institutional processes”, Academy of Management Review, Vol. 16, n° 1, p. 145-179, Jan.
- PACHE A.-C. & SANTOS F. (2013), “Inside the Hybrid Organization : Selective Coupling as a Response to Competing Institutional Logics”, Academy of Management Journal, Vol. 56, n° 4, p. 972-1001, Aug.
- PACHE A.-C. & SANTOS F. (2010), “When worlds collide : The internal dynamics of organizational responses to conflicting institutional demands”, Academy of Management Review, Vol. 35, n° 3, p. 455-476.
- PARADAS A. (2007), « Mutualiser la formation et le recrutement dans les PME : une variété de réponses », Revue des Sciences de Gestion, n° 226-227, p. 147-155, Jul-Oct.
- PICHAULT F. & NIZET J. (2013), Les pratiques de gestion des ressources humaines. Conventions, contextes et jeux d’acteurs, Editions du Seuil, Paris, 368 p.
- SCOTT W.-R. & MEYER J.-W. (1991), “The organization of societal sectors : propositions and early evidence”. In Powell W.-W. & DiMaggio P.-J. (Eds.), The new institutionalism in organizational analysis, University of Chicago Press, Chicago, 486 p.
- SELZNICK P. (1949), TVA and the grass roots. Berkeley : University of California Press.
Notes
-
[1]
Jean-Yves JUBAN : Univ. Grenoble Alpes, CERAG.
-
[2]
Hervé CHARMETTANT : Univ. Grenoble Alpes, CREG.
-
[3]
Nathalie MAGNE : Univ. Lyon II, TRIANGLE.
-
[4]
Les chiffres de ce paragraphe sont tirés du site de la CGScop : les-scop.coop
-
[5]
On pourra se référer à un dossier spécial récent de la RECMA, Demoustier (2012), qui aborde l’économie sociale et solidaire (ESS), dont font partie les Scop, selon cette perspective théorique.
-
[6]
La révision coopérative est un audit réalisé par des professionnels, les « réviseurs coopératifs », afin de vérifier que l’observation de ces règles est toujours effective. Cette procédure a été étendue par la récente loi ESS.
-
[7]
Cette superposition de statut vaut aussi pour les Scic (société coopérative d’intérêt collectif) issues de la loi du 17 juillet 2001 et qui se différencient des Scop par le fait de faire rentrer à leur capital diverses parties prenantes : consommateurs, bénévoles, collectivités locales, etc. Leur activité doit avoir une « utilité sociale » et des règles encadrent l’utilisation de l’excédent.
-
[8]
Tous les interviewés n’ont pas répondu à toutes les questions puisque l’entretien était semi-directif ce qui a permis de voir quels points du recrutement étaient évoqués spontanément.
-
[9]
Les Scop ont été renommées afin de garantir l’anonymat dont nous les avions assurées en prenant contact. Une liste de correspondance permet de retrouver les descriptifs de ces Scop dans le rapport d’étude publié en 2013, elle est disponible sur notre blog : projetscop.blogspot.fr
-
[10]
On a retrouvé cette pratique dans 3 Scop de plus de 40 salariés et dans de nombreuses Scop plus petites. À chaque fois, la familiarisation au modèle Scop ne s’arrêtait pas à l’entretien d’embauche mais débouchait sur des mécanismes de socialisation des nouveaux salariés et de formation systématique (par exemple à travers la formation « Bienvenue SCOP » proposée par l’URScop).