1Pour introduire ce numéro de RMA, je souhaitais revenir sur les fondamentaux de la prospective et dire ô combien, une relecture d’un texte publié dans le numéro 2 de RMA de notre ami Louis Gimbert trouvait quelques années après un écho tout à fait intéressant dans le contexte organisationnel actuel.
2Louis Gimbert nous invitait à réfléchir aux trois obstacles qui font que la Prospective, selon lui, ne trouvait pas en 2004, la place méritée. Lisons le : « En dépit de débuts brillants et prometteurs, ainsi que de travaux souvent remarquables, la prospective n’occupe toujours pas la place ni le rang qu’elle mériterait. Les raisons en sont multiples et de nature diverses : échecs qu’on lui a imputés à tort ou à raison, qualité discutable de certaines de ses prestations, orientations libérales de l’économie mondiale, approches méthodologiques parfois déroutantes… mais aussi, et peut-être avant tout, des fondements conceptuels souvent boiteux et qui constituent autant d’obstacles épistémologiques, au sens que l’épistémologue Gaston Bachelard leur a donné… Les malentendus, les contre-sens, les incompréhensions, les défiances qui se dressent comme autant d’obstacles aux développements et à la reconnaissance de la prospective sont de nature les plus diverses. Nous les avons regroupés dans les trois grandes catégories suivantes : les obstacles de circonstance, les obstacles épistémologiques, la pauvreté de notre imaginaire.
3Obstacles de circonstance : ce sont généralement les plus connus, ceux qui nous viennent spontanément à l’esprit. Ce sont les échecs, attribués à tort ou à raison à la prospective, la qualité, des plus variables des prestations à visées prospectivistes, les orientations libérales de l’économie mondiale, l’hétérodoxie des schémas de pensées et des méthodes de la prospective.
4a) Parmi les échecs, imputés à plus ou moins juste titre à la prospective, pourraient figurer les essais ratés, dans les années cinquante, de l’approche par panel d’experts tentés par la Rand Corporation, ainsi que des évènements apparemment non prévus tels que les chocs pétroliers de 1973 et 1979 et leurs conséquences sur l’économie mondiale, l’implosion de l’URSS à la fin des années 80…
5b) La qualité des réflexions et travaux se réclamant de la prospective est éminemment variable ; il arrive que l’on y rencontre le meilleur et le pire. L’utilisation, et parfois l’abus de l’outil mathématique et informatique, peuvent contribuer à masquer le vide conceptuel, la pauvreté de la pensée aux yeux d’un public peu averti. Bien pire, le genre se prête au sensationnel et à la dramatisation dont ne se privent guère certains « gourous ».
6Ce risque de pollution de la démarche prospectiviste par des marchands de sensationnel et d’illusions est facilité par ce que Jean-Pierre Le Goff nomme la sous-culture du management moderne, laquelle, selon lui, nous propose un monde incompréhensible et vain, fantasme, idéalisé et que l’on s’imagine pouvoir décrire au moyen de grilles de lecture uniques, simplistes et d’une extrême naïveté. Les porte-parole de cette sous-culture ne cessent de prôner le changement pour le changement (il faut faire bouger les choses), vers un avenir indéterminé, aux noms de la mobilité, de la flexibilité, de la réactivité… le tout accompagné d’un activisme communicationnel ! Il faut bien reconnaître que ces portraits-charges contiennent une certaine dose de vraisemblance et même de vérité.
7c) Les orientations plus libérales adoptées par l’économie mondiale depuis une vingtaine d’années ont eu pour conséquence un raccourcissement très significatif de l’horizon du management. Le poids croissant du financier tend à focaliser l’attention sur le court terme, ce qui rend plus que problématique la mise en œuvre de stratégies dignes de ce nom pour les sociétés privées, qui ne sont pas des entreprises familiales.
8d) La méthode et les schémas de pensée de la prospective sont loin, faute d’être bien compris, d’avoir trouvé partout droit de cité. La méthode de la prospective est la dialectique, au sens que lui a donné Hegel. Elle s’inscrit dans une très vieille tradition philosophique qui s’efforce de penser le changement. Selon elle, ce dernier serait attribué au pouvoir du négatif (conflit, contradiction …), considéré comme étant le moteur du devenir.
9La dialectique inspire les approches systémiques, plus aptes à exprimer le changement et la complexité (à travers l’écheveau des interactions entre les éléments d’une structure) que la rationalité cartésienne, pensée linéaire et sans moteur. Née au cours de la deuxième guerre mondiale, la systémique, outil de travail très puissant, reste encore, faute d’être suffisamment connue et comprise, en état de sous-emploi.
10Obstacles épistémologiques : le terme d’obstacle épistémologique a été inventé par Gaston Bachelard au cours de ses réflexions sur la philosophie des sciences. Par obstacle épistémologique il entendait un ensemble d’habitudes irréfléchies, un ensemble de routines qui portent notre esprit à se satisfaire de ses premières connaissances, connaissances naïves ou trop rapidement généralisées. Ces obstacles épistémologiques naîtraient de la structure de notre esprit, de nos instincts et de nos désirs, de notre expérience, de nos mythes préférés, de notre culture, du pittoresque des choses portées à notre connaissance… Bachelard recommandait de s’en débarrasser, au prix d’un état pédagogique permanent, pour permettre à la science de progresser. Les obstacles de ce type, qui s’opposent au bon développement de la prospective, par les illusions qu’ils entretiennent, se glissent et se terrent au cœur des nombreux concepts et hypothèses fondatrices implicites à cette discipline. Ils en brouillent ou en faussent le sens et contribuent souvent à l’entraîner vers des voies en impasses. En ce qui concerne la prospective, nous avons relevé un certain nombre de points de vue, de façons de penser, qui constituent de véritables obstacles épistémologiques, avec toutes les conséquences que cela comporte.
11Citons : la conception d’un temps spatialisé, pseudo-temps dénoncé par Bergson, le postulat d’un déterminisme laplacien, pur et dur et d’une rationalité unique, l’existence, comme seul monde possible, d’un univers fermé, définitif et exempt de toute création nouvelle, l’assurance d’un progrès continu, héritage des lumières, l’identification de la nature du social à une substance comparable à la matière de la physique, la propension à des généralisations et des universalisations naïves et hâtives, dictées par notre volonté de puissance et notre cupidité, la croyance au pouvoir explicatif total de nos représentations intellectuelles, la projection, dans nos réflexions sur le devenir, de nos mythes favoris, c’est-à-dire des représentations érigées en idéal, et concrétisant les aspirations d’un groupe. Ces multiples obstacles épistémologiques, conséquence d’une ontologie constituée de concepts insuffisamment explicités et définis, confère à la prospective un statut épistémologique ambigu.
12Pauvreté de notre imaginaire : En chacun de nous sommeille, peu ou prou un petit bourgeois, au sens où K. Marx définissait cet état (c’est celui dont l’esprit, dont la conscience ne dépasse pas les limites qu’il a tracées à ses activités…). Bien plus, la société industrielle, dans laquelle nous vivons, produit une communication dogmatique et de masse, véritable religion sociale, vouée à l’idéologie d’une rationalité totale qui tend à assécher et tarir notre imaginaire.
13On est bien forcé de constater ex-post que les prévisions et, a fortiori, les visions de prospective pêchent par excès de timidité et que le réel observé se trouve presque toujours bien au-delà de ce que l’on avait imaginé. L’esprit humain, épris de régularité et de continuité, privilégie naturellement les scénarios centraux s’inscrivant sur la tendance. Cette pauvreté de l’imaginaire est liée, pour une large part, à notre fascination pour la raison, comme nous le verrons plus loin.
14…L’avenir a de tout temps fasciné et fait rêver les hommes. Cette soif d’anticipation est, en outre, exacerbée à notre époque dans un registre plus prosaïque, par la nécessité de concevoir des infrastructures à longue durée de vie, par la mise en œuvre de stratégies, industrielles voire militaires, requérant des équipements lourds… En toute logique, tout cela paraît propre à créer un puissant appel d’air favorable à la prospective… Enfin, est-il bien nécessaire de rappeler que la prospective n’est pas seulement une affaire de concepts, de paradigmes, de schémas d’intelligibilité, de méthodes et de grilles de lecture, mais aussi, et peut-être davantage, de sensibilité, de finesse, d’intuition, d’imagination, d’ouverture d’esprit, d’honnêteté et de rigueur intellectuelle ? ».
15La catégorisation que nous proposait Louis Gimbert apparaît aujourd’hui en 2015 tout à fait d’actualité pour caractériser la peur de penser l’avenir, et en particulier celui de nos organisations. L’obstacle de circonstance a tendance à surtout privilégier l’instant, le court-terme sans penser et construire la vision ou les visions pour demain. C’est pourtant bien dans cette construction des visions possibles que l’organisation peut évoluer et même survivre. Il serait donc utile de bien intégrer cette dimension dans les pratiques managériales. L’obstacle épistémologique a lui aussi un intérêt tout particulier de nos jours où si peu de questions, de vraies questions sont posées quant à la posture adaptée pour penser le futur en management. Il y a un champ ouvert que notre revue, modestement essaie de nourrir mais nous pourrions encore aller plus loin. Enfin, le troisième obstacle lié à la pauvreté de notre imaginaire est peut-être celui où de modestes avancées sont pressenties avec la mode de la créativité, du design thinking, etc. mais là encore, de beaux et durables efforts sont encore à faire, tant du côté de la recherche que des praticiens. Tout cela pour lancer un plaidoyer pour encore plus de recherches appliquées en prospective utiles à tous.
16Bonne lecture.