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Article de revue

L' impact du multi-canal sur le rôle et le management des forces de vente. Le cas du secteur de la beauté professionnelle

Pages 139 à 155

1A la suite de la diffusion rapide des nouvelles technologies, mais aussi à l’intensification de la concurrence, la grande majorité des entreprises met en place une structure multi-canal. En rendant plus facilement disponibles les produits de l’entreprise aux consommateurs (Coelho et Easingwood, 2003), elles recherchent de nouveaux relais de croissance (Colla et Lapoule, 2011). Grâce aux synergies développées entre les multiples canaux (Steinfield et al., 2002) comme l’utilisation d’infrastructures communes et le déploiement d’opérations marketing conjointes, elles espèrent aussi devenir plus compétitives. Mais la commercialisation de produits sur le web peut engendrer une migration de la clientèle, le canal virtuel additionnel pouvant capter les clients du canal traditionnel.

2Cette concurrence interne peut mettre en difficulté le canal traditionnel, compromettre le résultat économique de l’activité multicanale (Poirel et Bonet Fernandez, 2008) et « provoquer une dégradation du niveau de service à la clientèle » (Vanheems, 2013). Ces migrations sont en partie inévitables mais les clients ne migrent souvent qu’en partie. Ils peuvent rester clients de l’entreprise multi-canal en utilisant les différents canaux de vente pour des produits, des occasions, des moments différents. L’entreprise multi-canal doit, en conséquence, s’adapter aux exigences de ses consommateurs en définissant non seulement une stratégie pour chaque canal mais aussi une stratégie pour l’ensemble des canaux. Une coordination efficace des canaux peut devenir un facteur de succès dans un univers multi-canal concurrentiel.

3Dans ce contexte, nous avons souhaité comprendre l’impact du multi-canal sur le rôle et le management des forces de vente pour mieux appréhender la nouvelle stratégie de distribution ainsi que la politique de management de la force de vente à mettre en œuvre par les entreprises pour exploiter les avantages possibles et réduire les inconvénients. Nous avons choisi de conduire notre travail d’investigation empirique auprès des professionnels du secteur des produits de beauté parce que le rôle de la force de vente aux coiffeurs est particulièrement important et que la croissance du canal web oblige les marques à le repenser. Afin de dégager des implications managériales et quelques éléments de prospective pour les marques, nous avons commencé par réaliser une revue de la littérature sur l’impact de l’introduction d’un nouveau canal ainsi que sur les avantages possibles et les risques liés aux interactions entre le canal web et la force de vente. Nous avons ensuite confronté les résultats de l’état de l’art de la littérature avec les enseignements tirés des expériences menées en France dans ce secteur, que nous avons analysées au travers d’interviews de clients coiffeurs et de managers des marques.

1 – Eclairage théorique mobilisé et revue de la littérature

1.1 – Le comportement du client multi-canal

4Dans une relation B2B, de plus en plus de clients initient le processus d’achat sur Internet, définissent leurs besoins, recherchent de l’information, comparent et sélectionnent les produits avant l’arrivée du commercial. Pour ces clients professionnels, comme pour le consommateur final, la visite du site de la marque peut être « l’occasion d’une expérience ludique, hédoniste ou cognitive » (Vanheems, 2013) qui précède la rencontre avec le commercial de la marque. Après avoir visité le site de la marque, ils souhaitent consacrer moins de temps à l’achat auprès du commercial et y sont mieux préparés (Belvaux, 2005).

5En captant des clients habitués à passer commande auprès des commerciaux, l’e-commerce peut entraîner l’abandon du canal traditionnel et compromettre l’économie de coûts attendue sur l’ensemble du système. Les risques de cannibalisation sont considérables dès lors que les canaux ne s’adressent pas à de nouvelles cibles (Jeanpert et Salerno, 2013). Cette migration peut être liée à la perception qu’ont les clients du web. S’ils l’assimilent à un canal à part entière, les clients auront tendance à abandonner le canal traditionnel ou à n’y faire appel que de façon épisodique (Heitz, Douard et Cliquet, 2011). A l’inverse, s’ils le perçoivent comme un service annexe, ils seront plutôt fidèles au canal traditionnel. Mais même s’ils restent partiellement attachés à ce dernier, cette évolution modifie en profondeur la relation établie par le client avec le commercial. Les clients sollicitent ce dernier pour être rassurés et confortés sur le résultat de leur démarche en amont qui leur a apporté une meilleure connaissance du marché, une plus grande confiance en eux et les a libérés d’un sentiment d’infériorité (Vanheems, 2013). Ce qui a souvent pour conséquence que le client reste fixé sur le produit qu’il a présélectionné sur Internet, le commercial éprouvant beaucoup de difficultés à le faire changer d’avis (Vanheems, 2013).

1.2 – L’ évolution du rôle et de la position du commercial

6Dans un contexte B2C, le commercial peut associer le canal Internet à la possibilité d’accroître la visibilité et la notoriété d’une marque et se révéler ainsi créateur de revenus additionnels (Vanheems, 2013). Un site Internet non marchand est donc en général bien perçu par les commerciaux, certains l’utilisant comme outil d’auto-formation ou support de veille concurrentielle et/ou commerciale pour mieux répondre à l’expertise et aux contre arguments des clients. Cette auto-formation peut remplacer une formation non programmée ou organisée de façon tardive. Elle peut s’effectuer avec le client ou en dehors des heures de travail (Vanheems, 2013). Le site peut aussi améliorer l’échange en donnant la possibilité aux commerciaux de conseiller les clients en matière de merchandising grâce aux vitrines « virtuelles » qui permettent d’accroître la valeur marchande des produits de la marque. Avec ses avantages et ses limites, la juxtaposition des deux canaux fait évoluer le rôle et la position du commercial dans sa relation avec le client (Vanheems, 2013).

7Si, dans un contexte mono-canal, le commercial orientait souvent le client vers le ou les produits qu’il connaissait le mieux, ce n’est plus le cas dans un contexte multicanal. Le commercial doit désormais avoir « une connaissance approfondie de sa gamme et de celles des marques concurrentes, ou une capacité à acquérir rapidement une connaissance sur un produit spécifique » (Vanheems, 2013). Mais il peut renvoyer son client vers le site Internet de la marque qu’il représente pour conforter ses argumentations et accroître sa crédibilité ou même plus simplement, pour pallier l’absence de catalogue renseignant sur un produit (Vanheems, 2013). En lui demandant moins de conseils et de renseignements, les clients « mixtes » libèrent le commercial d’une partie de sa mission et lui donnent la possibilité d’accroître son nombre de visites quotidiennes. Mais la croissance régulière du nombre de ces clients avisés peut aussi engendrer chez le commercial la peur de perdre une partie de son pouvoir et de sa rémunération, et de voir son rôle dévalorisé (Vanheems, 2013).

8Selon Vanheems (2013) qui a réalisé une étude qualitative auprès de 35 vendeurs sédentaires, le risque pour le vendeur est de voir son influence réduite. Il n’a plus l’exclusivité des relations avec les clients, Internet mettant en cause les processus cognitifs fondamentaux sous-jacents à sa motivation. D’autant que certains clients « éclairés » (Bergadaà et Coraux, 2008) peuvent aller jusqu’à « défier (le commercial) sur son propre terrain » (Vanheems, 2013 ; Badot et Navarre, 2002). Le client « risque d’être très insatisfait si le vendeur n’est pas capable ou ne fait pas l’effort de lui fournir les renseignements attendus quant à l’offre proposée sur le site Internet » (Vanheems, 2013).

9Mais les vendeurs, grâce à l’utilisation d’Internet, peuvent améliorer leurs échanges et créer des nouveaux liens avec le client et ainsi « passer d’une approche transactionnelle à court terme à une relation à long terme », une relation plus riche, plus équilibrée et propice à de nouveaux leviers de motivation pour les vendeurs et à de nouveaux services au client (conseil, accompagnement individualisé) (Vanheems, 2013). Confrontés à l’évolution du comportement, des compétences et des attentes de leurs clients, et parfois aussi au manque de recommandations proposées par leurs responsables en matière de comportement à adopter pour répondre à cette évolution, les commerciaux ont besoin d’accompagnement et d’incitation pour développer ce type de relation.

10Toutes les actions managériales, dont la formation, la motivation, l’encadrement, le support et la rémunération des commerciaux font partie du pilotage et du contrôle d’une force de vente (Stanton et al., 1995 ; Anderson et Oliver, 1987). Cependant, dans un contexte de changement et de risques de désintermédiation, les commerciaux devraient bénéficier du déploiement de méthodes de formation et d’un système de rémunération repensé. Cela dans l’objectif de les motiver à accompagner la migration inter-canal et les changements de comportement de leurs clients (Helfer et Michel, 2006).

1.3 – L’ évolution du management des forces de ventes

1.3.1 – De nouveaux contenus et de nouvelles méthodes de formation

11Dans une période de remise en question stratégique et organisationnelle, l’expertise nécessaire aux vendeurs pour assurer la qualité des services fournis par l’entreprise doit évoluer et la formation peut y contribuer de façon importante (Bergadaà, 1997). La formation est un levier puissant dont dispose l’entreprise pour agir sur les compétences et les motivations des commerciaux (Desbordes, 2006) et faciliter ainsi l’anticipation et l’adaptation de l’organisation aux changements de l’environnement. L’évolution de la vente « placement de produits » vers une « vente réponse aux besoins des clients » a été mise en évidence par la littérature (Bergadaà, 1997). Mais le multi-canal introduit de nouveaux défis et les entreprises, pour accompagner cette mutation, ont besoin de modifier leurs politiques de formations. L’apprentissage des mécanismes et des techniques de vente ne suffit plus. C’est l’ensemble des activités et des comportements nécessaires à l’accomplissement de la fonction commerciale qui évoluent. Il s’agit de traduire l’orientation stratégique en compétences que l’on décline en nouveaux contenus de formation et de situation pédagogique appropriés (Bergadaà, 1997).

12Les tâches les plus routinières ainsi qu’une partie de la recherche d’informations sur les produits pouvant être prises en charge par le nouveau canal, les vendeurs peuvent se concentrer sur d’autres fonctions qui demandent une plus grande professionnalisation. Au-delà de leurs capacités à communiquer, écouter et comprendre les besoins des clients, les bons vendeurs qui ont maîtrisé les nouvelles technologies de l’information et de la communication traitent habilement l’information et adaptent leurs conseils à n’importe quelle situation, fonction ou solution (Darmon, 2012 ; Johnston et Marshall, 2013). Dans un système multi-canal, il convient en particulier de sensibiliser les commerciaux à la simplification de l’acte commercial et à « l’avalisation » de leur intervention auprès de leurs clients mixtes pour renforcer leur pouvoir et leurs compétences « à un moment où leur position est très inconfortable » (Vanheems, 2013). Les capacités à identifier le parcours que le client a déjà effectué, à le rassurer sur son pré-choix et à réduire les « ruptures cognitives » entre les canaux, prennent en effet le dessus sur celles relatives à d’autres phases de la vente comme l’identification des besoins, la présentation des produits et le traitement des objections (Vanheems, 2013). Dans ce contexte de généralisation de la distribution multiple, la volonté de revisiter les objectifs et le contenu des formations complète la reconsidération du système de rémunération des commerciaux.

1.3.2 – Un système de rémunération reconsidéré

13La rémunération étant un outil clé de management et de motivation d’une force de vente, il convient – selon certains auteurs – de reconsidérer totalement le système de rémunération et de contrôle des entreprises engagées dans un contexte où le lien entre l’effort du vendeur et sa récompense se distend (Vanheems, 2013 et 2009 ; Fournier, 2009 ; Helfer et Michel, 2006). D’autant plus qu’un système de rémunération des commerciaux totalement indépendant des achats effectués en ligne aurait une influence négative sur l’orientation client de l’entreprise (Jeanpert et Salerno, 2013). De nombreux auteurs (Darmon, 2012 ; Tanner et al., 2008) ont donc proposé des systèmes de rémunération du commercial basés sur ses résultats, ceux dont il garde le contrôle et sur lesquels il peut s’engager en termes d’efforts. La synthèse de ces approches, proposée par Fournier (2009) pour des entreprises de services, est basée sur la théorie des attentes de Vroom (1964). Cette théorie met en relation quatre variables : les attentes (lien perçu entre les efforts réalisés et la performance obtenue), la valence pour la performance (volonté d’atteindre une certaine performance), la valence pour la récompense (volonté d’obtenir une certaine récompense) et, enfin, l’instrumentalité (lien perçu entre la performance et la récompense obtenue). Si l’une de ces composantes est nulle, étant donné le caractère multiplicatif du modèle, la motivation sera nulle. Dans un contexte multi-canal où les commerciaux perdraient de vue le lien entre les efforts et la performance obtenue, ainsi qu’entre la performance et la récompense, au point que leur motivation en serait limitée (Darmon, 2008 ; Kennedy et al., 2003), il apparaît nécessaire de restaurer cette relation en modifiant les mécanismes de la rémunération. Une série de mesures est notamment proposée par Fournier (2009) : la première est d’accroître la part du fixe dans la rémunération totale pour estomper les effets de la dilution du lien entre effort et résultat quantitatif. La seconde est de prendre en compte des indicateurs de nature qualitative maîtrisables par les commerciaux tels que le niveau du taux d’abandon, la satisfaction clients, la connaissance des produits et la pertinence du conseil pour restaurer le lien effort résultat. Afin de développer la notion d’équipe de vente au service du client de l’entreprise et éviter les stratégies individuelles néfastes, la troisième consiste à affecter tout client au portefeuille d’un commercial, toutes les transactions effectuées par ce client étant prises en considération dans l’activité de ce commercial. Le même objectif pourrait être atteint en partageant la commission entre les différents acteurs intervenus dans la transaction ou avec la création de binômes ou équipes de vente stables.

14Sur la base de ces résultats de l’analyse de la littérature, nous avons conduit notre travail d’investigation empirique auprès des professionnels de la beauté. L’objectif de l’étude a été de comprendre l’impact du multi-canal sur le rôle et le management des forces de vente dans un contexte multicanal spécifique, en identifiant les avantages possibles ainsi que les risques qui en découlent. Cela pour nous permettre de mieux appréhender les orientations stratégiques et opérationnelles que les entreprises adoptent et qu’elles devraient adopter dans le management de la force de vente, en particulier en ce qui concerne la formation et la rémunération. Ces dimensions sont notamment celles que plusieurs chercheurs (Barth, 2009 ; Fournier, 2009 ; Vanheems, 2013) ont considéré comme incontournables dans l’accompagnement des commerciaux pour réussir leur intégration inter-canal.

2 – La méthodologie de notre recherche : une étude qualitative triangulaire

15Nous avons utilisé les résultats de la revue de la littérature pour guider et structurer notre analyse de l’impact du multi-canal sur le rôle et le management des forces de vente. S’agissant d’un phénomène émergent, nous avons décidé d’opter dans un premier temps pour une méthodologie de recherche qualitative afin de prendre directement connaissance des perceptions et interprétations des managers commerciaux de produits professionnels de beauté et des clients professionnels.

2.1 – La collecte des données

16Pour bien cerner la problématique qui nous concerne, nous avons réalisé trois phases complémentaires de collecte de données avant de les interpréter.

  • Phase 1. Nous avons réalisé au total dix interviews de managers et experts du secteur. Nous avons constitué un échantillon de convenance puis associé à chaque interviewé sa responsabilité managériale, la marque ou la zone géographique qui lui est attribuée. L’échantillon comprend sept responsables du développement et de la commercialisation des produits de beauté professionnels en France qui travaillent pour des marques leaders du secteur sélectives (Redken, Kerastase) et non sélectives (L’Oréal Professionnel, Matrix). Pour mieux appréhender l’environnement international de la distribution et élargir le spectre de l’étude, nous avons aussi interviewé trois managers français expatriés, dont un responsable du développement des produits de beauté professionnels en Belgique, un responsable commercial au Royaume Uni - qui teste une plate-forme de commandes via Internet - et un directeur général du développement de la zone Asie Pacifique.

17Afin d’obtenir une vision générale de la problématique, nous avons commencé par interviewer les managers, qui ont prévu de nous mettre ensuite en contact avec les commerciaux. Semi-structurés pour assurer une bonne fluidité entre questions et discussion (Mick et Buhl, 1992), les entretiens ont duré 50 minutes en moyenne, ont tous été enregistrés, entièrement retranscrits et validés par les interviewés. Après une première partie destinée à mieux comprendre les stratégies multi-canal de distribution des produits de beauté professionnels, nous avons, en lien avec les principaux résultats de la littérature, recentré notre guide d’entretien sur les avantages et limites du développement du canal web, son impact sur le rôle et le management des commerciaux (en particulier sur la formation et la rémunération) et les actions qui pourraient être mises en place pour viser une intégration des canaux.

  • Phase 2. Cette stratégie d’intégration ne pouvant pas être déployée sans avoir appréhendé l’évolution du comportement des clients professionnels, nous avons interviewé huit coiffeurs franciliens (5 indépendants et 3 franchisés). Pour compléter ces résultats nous avons également interviewé un expert en formation des professionnels de la beauté (majoritairement coiffeurs) travaillant pour un organisme indépendant. Ces entretiens semi-directifs ont duré 30 minutes environ. Nous avons structuré le guide d’entretien en 3 sections : les relations avec les commerciaux, les habitudes, motivations et freins d’achat pour chaque canal et les informations générales sur l’entreprise. Chaque élément du discours pouvant avoir un sens, nous avons entièrement retranscrit le contenu des interviews pour ne perdre aucune information.
  • Phase 3. Nous avons analysé différentes sources secondaires traitant des possibles avantages et risques du multi-canal dans la commercialisation des produits de beauté professionnels : compte-rendus d’études de consultants et d’Instituts spécialisés, articles issus de la presse professionnelle, interviews publiées de responsables de marques et de coiffeurs. Nous avons synthétisé les différentes données secondaires recueillies afin d’améliorer notre compréhension des réponses obtenues aux phases 1 et 2 de notre étude.

2.2 – L’ interprétation des données

18Nous avons lu et relu le contenu des transcriptions des interviews des deux premières phases pour nous en imprégner et repérer les énoncés clefs abordés et notamment les séquences verbales qui leur étaient rattachées (Giannelloni et Vernette, 2001). Nous avons ensuite procédé à un codage ouvert des textes ligne par ligne, puis à un codage sélectif basé sur les catégories identifiées dans la littérature et sur celles qui ont émergé des entretiens (Urquhart, 2013). Dans une seconde phase, nous avons analysé les liens entre les catégories sélectionnées pour construire des modèles de raisonnement couvrant l’impact du multi-canal sur le rôle et le management des commerciaux. Ces modèles ont été obtenus grâce à un va et vient constant (Glaser et Strauss, 1967) entre début de modélisation et entretiens. Nous les avons ensuite triangulés avec la synthèse des données secondaires recueillies à l’issue de la troisième phase de collecte des données, ce qui nous a permis de compenser les faiblesses de chaque phase par les forces d’une autre (Jick, 1979), et d’accroître ainsi la crédibilité de nos résultats. Chacun des deux chercheurs a interprété les données de façon indépendante. Lorsque des différences étaient perçues, nous redéployions le processus afin de parvenir à un consensus et de renforcer la fiabilité et la validité du modèle.

19Ce travail de codage théorique (Glaser, 1992) nous a permis d’identifier des conditions causales et contextuelles, des actions et interactions des acteurs et finalement des conséquences que nous esquissons ici et que nous détaillons ensuite dans la partie consacrée aux résultats. Les conditions causales sont essentiellement l’introduction des sites web marchands ou non marchands par les marques et les grossistes. Les actions sont celles des managers des marques qui créent des applications et équipent leur force de vente d’outils informatiques, et des coiffeurs qui adoptent un comportement multi-canal et demandent plus de conseil au commercial. De nouvelles interactions se produisent alors entre les coiffeurs et les commerciaux. Ces derniers peuvent à la fois accroître l’attractivité de leur marque en utilisant l’outil informatique mais aussi se trouver en difficulté pour répondre aux nouvelles exigences de leurs clients, notamment en matière de réactivité dans la prise de commandes.

20Les conséquences que nous cherchons à identifier, du développement de ce contexte multi-canal semblent indiquer une évolution vers un rôle du commercial moins axé sur les ventes et la prise de commandes mais plus sur l’accompagnement du client dans le développement de son business. En termes de management, émergent surtout des besoins nouveaux de formation et d’exigences de modification des systèmes de rémunération, les autres éléments (recrutement, gestion des carrières) n’apparaissant pas prioritaires pour le moment.

3 – Les résultats. Discussion

3.1 – La commercialisation multi-canal des produits de beauté professionnels

21Le secteur des produits de beauté professionnels est segmenté en produits techniques et en produits non techniques. Les produits techniques sont les produits de coloration, de décoloration, les couleurs et les produits formes, qui subissent une transformation chimique et qui doivent être vendus par l’intermédiaire d’un professionnel, le plus souvent par un coiffeur diplômé. Ces produits techniques réservés à l’usage professionnel font la force des multinationales du secteur. Ils sont déclinés en produits de type coloration grand public que l’on retrouve en grande surface avec des formules peu différentes de celles des produits professionnels. Parce qu’ils sont stratégiques pour les marques, nous limitons notre analyse à la distribution des produits techniques.

22Aux Etats-Unis, une marque leader a créé une division e-commerce et teste la vente directe aux professionnels et aux consommateurs finaux. Près de 8 % du chiffre d’affaires réalisé auprès des coiffeurs de la zone de test serait lié aux ventes en ligne. Quant au consommateur américain final qui achète en ligne, il doit référencer un salon spécifique. « Le test montre qu’il existe un potentiel énorme », nous a précisé un business développeur selon lequel, « une étude menée auprès des coiffeurs a montré que la marque peut perdre jusqu’à 15 % de ses coiffeurs si le groupe vend directement au consommateur final via son propre site. Mais cela resterait néanmoins rentable ». En Grande Bretagne, 40 % des commandes de produits de beauté professionnels des marques leaders sont prises par les livreurs, au travers des plates-formes téléphoniques et via une nouvelle plateforme Internet en test. La rémunération des commerciaux prend en compte les commandes passées par le biais de tous les canaux.

23Mais à l’exception des tests américain et anglais, la commercialisation des produits de beauté professionnels des marques leaders est majoritairement faîte en salon ou par téléphone par un commercial, puis par le coiffeur à la consommatrice finale. Mais si les marques leaders commercialisent majoritairement leurs produits de beauté professionnels à travers le canal force de vente, d’autres marques de moindre notoriété privilégient le canal web et ont créé leur plateforme Internet pour vendre en France et en Europe. A ces deux canaux de vente directe se superposent de nombreux canaux de vente indirecte (cf. Figure 1), le principal d’entre eux étant celui des grossistes.

Figure 1

Les canaux de distribution des produits de beauté professionnels techniques toutes marques confondues en France

Figure 1

Les canaux de distribution des produits de beauté professionnels techniques toutes marques confondues en France

24Ces derniers revendent à des prix compétitifs - via leurs propres forces de vente mais aussi dans leurs propres boutiques cash and carry, via Internet et par correspondance - les produits négociés et achetés en grande quantité auprès des marques, qui voient dans ce canal indirect la possibilité d’accélérer leur croissance. Le chiffre d’affaires des grossistes a d’ailleurs dépassé celui des canaux de vente directe dans un petit nombre de pays émergents, où l’augmentation de leur taille et de leur puissance d’achat leur permet de mieux se structurer et de disposer des moyens nécessaires à la professionnalisation de leurs forces de vente.

25Cette multiplication des canaux déstabilise certains commerciaux : « le multi-canal est vécu par nos commerciaux français comme de la concurrence déloyale » (Directeur marques sélectives, France) et complexifie le processus d’achat. Il s’agit d’un phénomène relativement récent dont les producteurs étudient l’impact sur l’actuelle organisation et sur le management des forces de vente internes pour comprendre comment les faire évoluer. « Le challenge consiste à développer des synergies et des intérêts communs entre tous les canaux. Mais, bien souvent, chaque canal travaille avec ses objectifs, avec sa propre stratégie, ce qui pose problème parce que les intérêts divergent » (Responsable du développement, Belgique). Le canal web intéresse tous les acteurs de la chaîne d’approvisionnement, du fabricant à la consommatrice, en passant par le grossiste et le professionnel de la beauté. Son utilisation a un impact sur le comportement du client professionnel.

3.2 – L’ impact du multi-canal sur le comportement du client professionnel

26Deux des coiffeurs que nous avons interviewés passent commande auprès d’un grossiste via Internet. Ils le font en général en cas de besoin urgent de réassortiment de produits entre deux visites du commercial, pour gagner du temps lorsqu’ils sont sûrs de leur choix. Ils apprécient la largeur des gammes vendues, la fiabilité des informations sur les prix, produits et promotions diffusées en ligne et la réactivité des grossistes. Les autres ne disposent pas d’Internet au salon ou le considèrent comme un média compliqué et « froid ». Ils ne souhaitent pas consacrer du temps à l’achat en ligne et regrettent également l’absence de cadeaux et/ou de challenges. Tous apprécient le lien social, la convivialité, la possibilité de négocier les prix et la praticité de commander auprès des commerciaux. Ils ont l’habitude de s’adresser à eux, apprécient leur réactivité et la possibilité de négocier directement avec eux. Majoritairement engagés par contrat avec une marque ou une franchise, les coiffeurs considèrent que le canal direct traditionnel d’achat auprès des commerciaux leur permet de gagner du temps et d’éviter de se perdre dans une masse d’informations en ligne.

27Si l’on compare avec d’autres pays comme l’Indonésie où « il existe une appétence particulière pour toutes les nouvelles technologies avec des coiffeurs qui seront parfaitement aptes demain à passer une commande sur Internet » (Business développeur, Asie), les professionnels européens et français de la beauté semblent avoir un comportement plus ancré dans la tradition et apprécier ‘l’expérience’ d’achat auprès du commercial : « les coiffeurs restent un peu réfractaires au changement et préfèrent parler avec quelqu’un en face. Le coiffeur est un artiste profondément humain et demandeur de contact et de lien social, également avec ses fournisseurs », précise un Directeur du Service aux Affaires, France.

28Mais dans un contexte économique difficile, la situation évolue et les clients professionnels, comme les consommatrices, sont en attente de plus de réactivité, de réponses plus rapides et davantage personnalisées de la part des marques ou des grossistes.

3.3 – Les conséquences de l’introduction du digital sur le rôle des commerciaux : avantages potentiels et limites

29Avec l’intensification de la concurrence et l’accroissement des coûts liés au recrutement, à la formation, à la rémunération et à la mobilité des forces de vente, les responsables des marques sont nécessairement amenés à optimiser le temps de travail des commerciaux et de leurs clients coiffeurs. Dans ce contexte, le déploiement d’une plate-forme e-commerce ergonomique pourra donner aux professionnels la possibilité de gagner du temps en passant rapidement commande entre deux visites du commercial. « Nous n’avons plus la capacité d’effectuer des visites très fréquentes et nous devons trouver d’autres moyens de garder un contact. Il est important pour la marque de pouvoir continuer à être présente en permanence via divers canaux » (Directeur commercial marques sélectives, France). « Si la conquête et le placement sont du rôle du commercial, le réassortiment du client professionnel pourrait se faire via une plate-forme électronique de commande. Entre téléphoner au commercial ou aller sur Internet, la seule différence est que je gagne du temps pour autre chose et de la tranquillité » (Directeur général marques non sélectives, France).

30Le digital, c’est aussi la possibilité pour les commerciaux d’accéder à de nombreuses informations sur l’offre de leur marque (données techniques sur les produits, les innovations, la formation, les services), sur la concurrence et sur les conditions commerciales par type de client (indépendant ou franchisé). Mais ils s’en servent relativement peu pour leur action de vente, à l’exception du travail préparatoire : « le représentant est incontournable. C’est vrai, en particulier lors de la mise en place et du lancement de produits, mais l’erreur n’est pas sur le rythme des visites, mais sur le contenu. Que met-on dans la visite ? » (Business développeur, Asie). La conception de sites e-commerce BtoB enrichis à des fins de formation et de gestion de la relation client devrait contribuer à faciliter l’évolution du rôle des commerciaux, le passage de la fonction commerciale à celle de conseil personnalisé en business développement, en gestion d’équipe, en animation de salon et en merchandising : « si une cliente reçoit son représentant une fois par mois pendant une heure, cette heure pourrait être dédiée à l’animation du salon, au conseil des coiffeurs, plutôt qu’à la prise de commande dans un espace bruyant, à un moment pas toujours opportun… La cliente préfèrerait le faire tranquillement sur Internet » (Responsable commercial, Grande Bretagne).

31Avec cette évolution, les visites des commerciaux pourront être moins consacrées à la vente et plus à l’éducation, au conseil et à l’octroi de services, comme le font les franchiseurs qui forment aux produits et à la gestion des salons leurs coiffeurs franchisés. La prise de commande et le chiffre d’affaires ne devraient plus prédominer : « la saisie en elle-même de la commande ne représente aucune valeur ajoutée, ni pour le client, ni pour le commercial-coach » (Directeur général marques sélectives, France). Les promotions traditionnelles s’avèrent aussi de moins en moins efficaces : « au début des années 2000, nous vendions de la permanente avec des DVD. Nous disions à nos clients, achetez 12 boîtes de permanentes et nous vous donnons un DVD ou achetez 500 tubes de couleur et nous vous invitons à Ibiza. Nos clients n’en ont aujourd’hui plus les moyens, ils sont conseillés par des business partenaires et font beaucoup plus attention. Le futur des forces de vente sera d’apporter du service et de la valeur ajoutée à nos clients, du diagnostic, du conseil en marketing, en merchandising, en animation d’équipe, en gestion… » (Business développeur, France). Ce projet de généralisation d’une plateforme e-commerce telle qu’elle est actuellement testée au Royaume-Uni pourrait, si les prix proposés sont aussi compétitifs que ceux des grossistes, aider les marques multinationales à reprendre des parts du marché aux revendeurs : « le jour où l’on veut réellement pousser l’achat en ligne, cela va faire grincer les dents de l’indirect parce que nous risquons de reprendre des parts de marché » (Directeur au Services aux Affaires, France).

32Le développement de l’usage d’Internet ne se résume pas à la possibilité de passer commande en ligne. D’autres services sont déjà proposés aux commerciaux et à leurs clients informatisés. Par exemple, sur le site français d’une marque leader, le client peut accéder à un salon virtuel dans lequel il apprend à mieux connaître le parcours de la cliente, le positionnement des produits, à des jeux qui lui permettent d’améliorer ses compétences techniques. Le web facilite l’accès à l’information et toutes les grandes marques ont développé des possibilités pour les commerciaux et leurs clients de se former en ligne : « les commerciaux des marques leaders disposent d’une application iPad qui leur permet d’accéder aux informations clé de chacun de leurs clients, l’analyse de leur activité et son évolution, ses commandes et ses offres personnalisées » (Community Manager, France). Et la communication n’est pas en reste : « nous équipons notre force de vente de petites caméras à poser sur les iPad pour pouvoir projeter directement en salon soit une formation, soit une information pour que toute l’équipe du salon en bénéficie et adhère encore davantage à notre marque » (Directeur commercial marques non sélectives, France).

33Mais les marques pourraient faire bénéficier à leurs clients d’autres services : « Nous parlons aujourd’hui beaucoup de développer l’artistique, rénover les salons. Mais nous ne répondons pas à d’autres problématiques très terrain, lesquelles pourraient être construites avec le commercial. Quand un coiffeur cherche un collaborateur, il ne dispose d’aucune plateforme adaptée. Il va sur Pôle Emploi ou sur le Bon Coin. Même chose pour acheter ou vendre un salon de coiffure. Il pourrait bénéficier d’une plateforme d’aide qui serait un service d’échanges entre coiffeurs proposé par le fabricant. Cette plateforme de conseil bénéficierait aussi aux représentants qui pourraient aider les professionnels à perfectionner un CV, à choisir des formations ou à cibler leurs choix en fonction de leurs besoins. Le représentant se positionnerait comme conseil auprès de son client » (Business développeur, France).

34Les avantages et les limites de l’introduction d’Internet sur le rôle des commerciaux, qui résultent de nos interviews (cf. Tableau 1), présentent des similitudes avec les conclusions de la littérature principalement axée sur la relation en B2C. Mais notre recherche identifie des différences significatives, dues à l’importance du rôle des commerciaux dans les transactions B2B, ainsi qu’à la capacité des grandes multinationales de ce secteur à développer des synergies inter-canal.

Tableau 1

Impact de l’adoption d’une stratégie multi-canal force de vente / Internet dans le secteur de la beauté professionnelle

Tableau 1
Pour le commercial Pour le coiffeur Avantages/Synergies Limites/Risques Avantages/Synergies Limites/Risques - Disposer d’un outil d’au-to-formation, support de veille concurrentielle et de gestion de la relation client. - Bénéficier de plus de temps pour accompagner le client et fournir des conseils sur l’utilisation des produits et la gestion commerciale du salon. - Reprendre potentiellement des commandes antérieurement honorées par les grossistes. - Perdre une partie de son pouvoir et voir son rôle dévalorisé. - Recevoir davantage d’objections de la part des clients, qui peuvent négocier plus durement. - Perdre une partie de sa rémunération variable, donc de sa motivation. - Gagner du temps en commandant sur Internet. - Bénéficier de flexibilité, pouvoir commander les produits indépendamment de la visite du commercial et améliorer la gestion de ses stocks. - Mieux connaître les produits et le marché. - Utiliser au mieux le temps de la visite du commercial pour lui adresser des objections, lui demander des conseils et des services personnalisés. - Se confronter à la difficulté d’utiliser Internet et de juger de la qualité des produits. - Perdre un peu le contact personnel avec le commercial, la dimension humaine (du fait de l’espacement des visites) et la marque.

Impact de l’adoption d’une stratégie multi-canal force de vente / Internet dans le secteur de la beauté professionnelle

35En ce qui concerne le premier point, la principale conséquence de l’introduction d’un site Internet marchand sur le rôle du vendeur en B2C est la nécessité de savoir conseiller des clients plus avertis (Vanheems, 2013 ; Bergadaà et Coraux, 2008). Pour pouvoir bien accomplir sa mission, le vendeur a besoin de mieux connaître tout son assortiment ainsi que les différents usages des produits. Il devra alors pouvoir profiter d’une formation plus pointue sur les produits et leurs usages.

36En B2B, nos résultats montrent que lorsque les clients professionnels commandent eux-mêmes les produits dont ils ont besoin, les conséquences sont différentes. Les conseils à fournir par les vendeurs concernent peu les produits (qui ont été déjà achetés en ligne) mais leur revente aux clients finaux ainsi que leur utilisation dans le cadre des services fournis par les coiffeurs à ces clients. Le commercial conseille désormais ses clients coiffeurs dans la revente des produits aux consommateurs et dans la gestion de leurs salons afin d’accroître leurs résultats et ceux de la marque qu’il représente.

3.3 – Les conséquences de l’introduction du digital sur le management des commerciaux

37La modification du rôle du vendeur nécessite de consacrer beaucoup de temps et de faire preuve de pédagogie pour expliquer cette mutation, de partir d’un diagnostic pour ensuite faire émerger avec les équipes les adaptations nécessaires : « il faut armer les commerciaux et leurs encadrants, leur donner les clefs de base pour les aider à passer du ‘sell in’ (ce qui est vendu au coiffeur) vers le ‘sell through’ (l’on vend ses produits au travers de l’animation du salon) » (Directeur du développement, Belgique). Cela passe par une montée en compétences managériales, en business développement, afin d’aider le commercial à évoluer progressivement vers une fonction de conseil et d’accompagnement personnalisé de ses clients : « je gagne plus à sortir mes coachs du terrain parce que je vais le récupérer dans l’avenir » (Directeur général marques non sélectives, France). L’activité de formation pourra s’appuyer sur différentes méthodologies, à commencer par les « formations en face à face, essentielles aussi pour améliorer les relations humaines et l’esprit d’équipe ainsi que pour encourager les échanges informels ». Ces rencontres seront complétées, toujours selon ce manager, par des informations et des démonstrations produits, des entretiens individuels et des jeux de rôles en ligne, ainsi que par des modules de formation diffusés et écoutés en voiture (podcasts). Les commerciaux bénéficient de modules de formation aux outils qui favorisent le « sell out » comme le merchandising, les techniques de vente – jeux de rôles coiffeurs-consommateurs –, qu’ils dispensent ensuite dans les salons.

38En ce qui concerne la rémunération, de notre discussion découlent des objectifs à atteindre et des recommandations en partie différentes de celles qui ont été mises en évidence dans l’analyse de la littérature. Si les managers interrogés expriment tous la nécessité de valoriser la fonction de commercial et de faciliter son évolution vers un rôle de conseil en prenant en compte des indicateurs nouveaux, aucun ne préconise d’accroître la part du fixe ou de partager les commissions afin de développer la notion d’équipe. Ils appréhendent bien tous le fait que l’essor du multi-canal pourrait retirer des ventes au commercial « le commercial ne touchant pas de commission sur les ventes réalisées via d’autres canaux » (Directeur commercial marques non sélectives, France) et avoir des conséquences négatives sur sa motivation : « les commerciaux craignent que toutes les commandes ne soient pas prises en compte dans la définition de leurs objectifs ; également qu’ils perdent les commandes complémentaires. Mais en ce qui concerne celles-ci, les outils utilisés par des sites comme Amazon ‘Vous avez aimé, vous aimerez cela’ basés sur l’historique des commandes du client devraient aider à les compenser » (Manager, France). D’autant que si « le commercial pousse la vente de deux boîtes de plus lors d’un réassortiment, ces deux boîtes pourront être déduites lors d’une prochaine commande » (Directeur général marques sélectives, France). Dans ce contexte les managers doivent veiller à éviter l’éclosion de conflits qui risqueraient de mettre à mal les connexions et les synergies possibles entre les différents canaux. D’après eux, toutes les transactions effectuées par le client, quel que soit le canal utilisé, doivent être prises en compte dans le calcul du chiffre d’affaires et de la partie variable de la rémunération du commercial et de son responsable direct. Il conviendra préalablement d’avoir défini les objectifs, les outils et une méthodologie de suivi des ventes réalisées par les autres canaux. Et pour accompagner l’évolution du rôle du commercial vers celui de « coach », une part de plus en plus importante de la partie variable repose sur des critères permettant d’évaluer des activités propres au nouveau rôle : « j’octroie des primes en fonction du nombre de formations données par le coach aux coiffeurs, de nouveautés mises en place et de produits écoulés -taux de réachat -, ce qui me permet de vérifier la véritable installation de nos produits chez nos clients » (Directeur commercial marques sélectives, France). « Nous avons zéro remontée de sell-out de la part de nos clients » (autrement dit pas de remontées des ventes effectuées par les coiffeurs à la consommatrice) ; « le taux de réachat reste donc un des moyens pour nous de vérifier l’implication du professionnel à notre marque et le travail qualitatif du coach » (Directeur général marques sélectives, France).

Conclusion, implications managériales et limites

39L’essor du multi-canal rend incontournable, pour les managers, de rechercher une cohérence, sinon une convergence entre les canaux. Cette stratégie peut viser une véritable intégration des canaux en un système unique et fiable de distribution qui empêchera toute forme de cannibalisation. Cela implique un recentrage sur les clients et un passage de la considération prioritaire des ventes directes au client professionnel/salon (sell-in) à celle des ventes du client professionnels/salon au client final (sell-out ou sell-through). Le recentrage facilite la compréhension des meilleures modalités de satisfaction du client à travers l’action coordonnée de tous les canaux. Une fiche client unique et partagée par les différents canaux apparaît comme la première mesure importante qui permettrait d’évoluer vers une véritable intégration, de passer du « sell-in » au « sell-out ».

40Cette évolution est conditionnée à l’acceptation par les clients de partager leurs données (les services et les reventes des produits réalisés dans les salons). Leur diffusion permettrait la comparaison et le positionnement de chaque salon par rapport à ses concurrents, ce qui aidera le commercial à conseiller et à accompagner le client vers la réussite.

41Afin de réussir ce recentrage et de pouvoir avancer vers un système unique de distribution multi-canal, les grossistes devront également être associés à l’identification des ventes de produits réalisés par chaque client et par canal, ainsi qu’à la nécessité de revisiter l’ensemble de la chaîne de valeur.

42La perspective de prise en compte des ventes réalisées par chaque canal dans la construction du chiffre d’affaires et dans la rémunération (comme c’est déjà le cas au Royaume-Uni) devrait rassurer les commerciaux qui seront formés à l’accompagnement et au business développement, au passage du « sell-in » au « sell-out ». Les commerciaux pourront ainsi appréhender ce futur contexte omni-canal et le considérer comme une véritable opportunité de valorisation de leur rôle, qui ne consistera plus dans la seule vente des mêmes produits d’un salon à l’autre, mais s’élargira à la capacité de proposer des services personnalisés à valeur ajoutée, comme par exemple faire le diagnostic de la position du coiffeur dans son environnement concurrentiel. Ils y seront incités grâce à la mise à disposition d’outils et d’applications informatiques adaptés ainsi que par la prise en compte dans la partie variable de leur rémunération de critères tels que le nombre de formations données et le taux de réachat qui vérifie le bon déploiement des produits chez les clients. Leurs managers directs seront préalablement formés à cette évolution et les soutiendront en leur suggérant différentes actions compatibles avec les orientations stratégiques et marketing de la marque, et susceptibles d’aider les coiffeurs dans la gestion et le développement de leurs salons. Tous les acteurs de la marque y compris les responsables du service client, les supports techniques et administratifs participeront à une gestion efficace de la relation client (C.R.M.).

43Si nous pensons que notre recherche a contribué à éclairer les plus importants aspects de l’impact du multi-canal sur le rôle et le management des commerciaux, les limites de notre travail sont multiples. Le nombre des managers interviewés pourrait être augmenté, d’autant que la plupart d’entre eux appartiennent à la même entreprise, leader du secteur. Notre étude mériterait également d’être enrichie et complétée de témoignages de commerciaux directement confrontés à ce nouveau contexte, ce que nous avons prévu de réaliser dans la deuxième phase de notre recherche. Quant aux coiffeurs interrogés, ils résident tous en région parisienne, ce qui peut induire un biais dans la représentativité des résultats. Et nous n’avons malheureusement pas pu accéder aux résultats du test réalisé en Grande Bretagne qui auraient pu nous fournir plus d’éléments de discussion.

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Date de mise en ligne : 12/12/2014

https://doi.org/10.3917/mav.072.0139

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