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Article de revue

Une épistémologie à hauteur d'homme : l'anthropologie interprétative de Clifford Geertz et son apport potentiel à la recherche francophone en management

Pages 35 à 52

Notes

  • [1]
    Une version précédente de ce texte a été publiée en cahier de recherche enregistré sous les références ‘2007-MAN1’ à l’IESEG et 2007-29 au LEM (Lille Economie et Management). Les auteurs remercient l’éditeur et les évaluateurs de cet article dont les commentaires et remarques ont permis de l’améliorer substantiellement. L’ordre des auteurs est alphabétique, ce travail est pleinement collaboratif.
  • [2]
    Bernard Leca, Professeur des Université, IAE de Lille, LEM UMR 8179, Rouen Business School, bleca@iaelille.fr
  • [3]
    Loïc Plé, Professeur associé, IESEG School of Management, LEM, UMR 8179, CETI, l.ple@ieseg.fr
  • [4]
    La première date renvoie à l’édition traduite en français lorsqu’elle existe, et la seconde à l’édition originale. Lorsqu’une page précise est citée, seule l’édition utilisée est citée.

1La situation de l’approche interprétative dans le monde de la recherche en management francophone est paradoxale. D’un côté un grand nombre d’études empiriques se fondent sur ses techniques (études qualitatives approfondies, compte rendu des justifications que les agents donnent de leurs actes...), d’autre part elle est peu étudiée. L’article de l’ouvrage de méthodologie dirigé par Thiétart consacré à l’épistémologie mentionne ainsi l’interprétativisme mais l’essentiel des développements est consacré au positivisme et au constructivisme (Girod-Séville et Perret, 1999). En cela la situation de l’interprétativisme contraste singulièrement avec celle du constructivisme, une approche, elle, amplement revendiquée par les auteurs, alors même que selon Charreire et Huault (2001), ses prescriptions étaient assez peu utilisées en pratique dans les recherches.

2Le but de cet article est de proposer une approche synthétique de l’interprétativisme, de ses concepts et de ses méthodes. Nous pensons qu’une telle approche peut présenter un intérêt certain pour les nombreux chercheurs dont toute ou partie de la démarche se rattache à l’interprétativisme « sans le savoir ». Nous avons fait le choix d’aborder l’interprétativisme à travers la présentation de l’anthropologie de Clifford Geertz pour plusieurs raisons. D’une part, Geertz est l’un des auteurs majeurs de ce courant et son travail est à la fois fondateur et très influent. À la fois théorique, empirique et réflexif, il permet de montrer comment un chercheur de terrain utilise concrètement les concepts théoriques issus de l’herméneutique et de la phénoménologie. D’autre part, son travail comprend quelques-unes des idées les plus provocatrices de l’interprétativisme et s’inscrit en en rupture avec l’approche fonctionnaliste qui dominait alors en anthropologie, et domine encore aujourd’hui largement le management (Burrell et Morgan, 1979). Dans ce contexte, une approche interprétativiste dans la lignée de Geertz demeure disruptive en gestion comme le rappelle l’opposition entre Van Maanen (1995), tenant d’une telle approche, et Pfeffer (1993), tenant d’un scientisme plus rigoureux.

3Cet article comprend deux parties. Dans la première, nous présentons l’anthropologie interprétative développée par Clifford Geertz, à la fois dans ses fondements et dans ses méthodes. Nous rendons compte, dans la seconde, de sa réception dans les travaux francophones en management et des aménagements qui ont été proposés pour faciliter son utilisation en management. Un résumé de l’ensemble, ainsi que des pistes futures de recherche sont proposés en conclusion.

1 – L’anthropologie interprétative de Clifford Geertz : un paradigme anthropologique

4L’épistémologie interprétative de Geertz est une anthropologie culturelle, initialement développée en réaction aux courants dominants de son époque (1.1), avec les méthodes desquelles elle tranche radicalement (1.2). En effet, Geertz va à l’encontre du mythe du chercheur tout-puissant, qu’il invite à prendre conscience de ses faiblesses pour littéralement pratiquer une « lecture » des phénomènes sociaux qu’il étudie.

1.1 – Les fondements

5Construite pour répondre aux limites du fonctionnalisme, l’anthropologie interprétative de Geertz s’intéresse avant tout à ce que la culture étudiée veut dire pour ceux qui y sont encastrés et la perpétuent. Elle s’oppose au « dogme méthodologique » de l’opérationalisme qui « n’a jamais été d’une grande pertinence dans les sciences sociales » (1998, p. 75).

1.1.1 – Une anthropologie développée en réaction

6Développée à partir d’une vive critique du fonctionnalisme de Malinowski, et dans la lignée de la sociologie phénoménologique, l’anthropologie interprétative vise à rendre compte de la culture d’une population donnée. Il ne s’agit pas de trouver des lois générales mais d’expliciter le sens que des actions sociales ont pour les acteurs (Geertz, 1973). Parce que les sociétés sont très différentes, parce que les fonctions principales peuvent varier de l’une à l’autre, il n’est pas possible de fixer de lois générales. Le sens que l’on acquière des actions vient de la capacité à analyser les modes d’expression des informants, leurs systèmes symboliques.

7Geertz s’oppose également au « scientisme » d’autres courants, souvent de manière assez provocante. Avant de débuter l’anthropologie, Geertz a suivi des études de philosophie et de littérature. Il en reste une grande sensibilité au texte qui a profondément influencé son œuvre (Geertz, 2000), et l’anthropologie interprétative se fonde beaucoup plus sur les traditions de l’analyse littéraire, en particulier sur l’herméneutique, que sur la tradition scientifique. Elle constitue à ce titre une rupture importante en sciences sociales surtout dans le contexte américain. L’une des options les plus troublantes de Geertz est d’affirmer que le chercheur est à la fois un savant et un écrivain, que le langage n’est pas transparent et que les textes scientifiques renferment des stratégies discursives visant à convaincre le lecteur, autant qu’à présenter des faits. Geertz ne critique pas ceci mais appelle simplement les chercheurs à en prendre conscience (Geertz, 1996/1988 [4]) et en conséquence à admettre la fragilité de tout texte scientifique. Cette approche a rencontré de nombreuses résistances, fondées selon Geertz sur « l’impression qu’une meilleure compréhension du caractère littéraire de l’anthropologie détruirait les mythes professionnels liés à la rhétorique de persuasion » (1996, p. 11).

1.1.2 – Une anthropologie culturelle

8Geertz (1973) considère que la culture est la « grande idée » de l’anthropologie, le concept à partir duquel cette discipline a pris son essor et qui en spécifie les limites. Il en retient la définition de Weber, selon lequel la culture constitue cette « toile d’araignée » de réseaux de signification que l’homme a lui-même tissé et dans lesquels il est pris (Geertz, 1998). Le but de l’anthropologie interprétative est de rendre compte de la culture des individus étudiés afin d’accéder au monde conceptuel dans lequel ils vivent (par exemple Geertz, 1980). L’explication interprétative porte donc son attention « sur ce que les institutions, les actions, les images, les déclarations, les événements, les usages et tous les objets habituels d’intérêt socioscientifique, veulent dire pour ceux dont ils sont les institutions les actions, les usages, etc. » (Geertz, 1999, p. 30). Il s’agit de rendre compte de l’interprétation des acteurs. Il appartient au chercheur d’expliquer comment une personne est logique envers elle-même.

9Ce qui est central ici c’est la position d’humilité dans laquelle doit se situer le chercheur (voir par exemple Geertz, 1995). Ce souci de « rendre compte », tout comme le statut littéraire rappelé du texte produit par le chercheur, condamnent par avance toute position surplombante comme inadéquate car ne se fondant sur aucun élément réel. Geertz (1999, p. 75) écrit ainsi avec malice : « Au pays des aveugles, qui ne sont pas si peu observateurs qu’ils en ont l’air, le borgne n’est pas roi, il est spectateur ». Certes, les chercheurs utilisent des concepts spécifiques « éloignés de l’expérience » (1999, p. 73), mais ce langage ne justifie aucune supériorité. Il permet juste d’articuler différemment des relations et de comparer des situations. Il n’est pas possible à un chercheur de comprendre - et même, selon Geertz, de percevoir - l’imaginaire et les motivations d’acteurs appartenant à un autre peuple, une autre époque, en bref partageant une culture et une rationalité différente de la nôtre. Devant cette impossibilité, « l’astuce n’est pas d’entrer en quelque interne correspondance d’esprit avec vos informateurs […]. L’astuce est d’arriver à comprendre ce que diable ils pensent être en train de faire » (1999, p. 74, italique par nous). Le but est donc de restituer les systèmes de pertinence des acteurs avec leurs spécificités de vérités locales valant dans un contexte donné pour des acteurs donnés. Pour ce, des méthodes spécifiques sont préconisées.

1.2 – Les méthodes de l’anthropologie interprétative

10La distinction entre épistémologie et méthode n’est pas claire dans l’interprétativisme. Geertz parle d’ailleurs de méthode interprétative plus que d’épistémologie. Ce lien est d’autant plus important que les auteurs interprétatifs… se méfient des méthodes des sciences dures ! En cela, Geertz suit Gadamer (1996) qui souligne la mise à distance qu’opère une méthode issue des sciences exactes. Pour ce philosophe, les sciences humaines doivent s’affranchir des exigences d’une méthodologie modelée à partir des sciences « dures ». C’est donc un ensemble d’approches propres aux sciences sociales qui est recommandé dans le recueil ou dans le traitement des données.

1.2.1 – Recueil de données

11En ethnographie le chercheur est le principal instrument de recherche (Sanday, 1979). Un instrument dont Geertz souligne la fragilité. Il s’oppose au mythe du chercheur de terrain capable de se mettre à la place de l’indigène dont Malinowski demeure une figure centrale. Il suit en ceci encore Gadamer (1996) qui prône une conscience de ses propres préconceptions et des limites qu’impose une compréhension réflexive. Dans cette « herméneutique philosophique », la conscience de ses propres limites mène le chercheur à une nouvelle compréhension de la philosophie et de la connaissance en général. Geertz invite donc le chercheur, non pas à essayer d’échapper à ses propres préconceptions, mais plutôt à prendre conscience de ses faiblesses et de ses présuppositions, et à ne pas viser une empathie totale avec l’acteur étudié, empathie qu’il est impossible d’atteindre. En respectant certaines méthodes, des « explications des subjectivités d’autres peuples peuvent être édifiées sans qu’il soit besoin de prétendre à des capacités plus que normales d’effacement d’ego et des sentiments de similitude » (Geertz, 1999, p. 89). Il ne s’agit donc plus de se mettre à la place de l’indigène mais de « lire par-dessus son épaule », c’est-à-dire de lire le texte que constitue sa culture. Le travail de recueil doit rester au plus près de ce qui est constaté, afin de fournir le matériau pour une description dense. Geertz fournit un exemple remarquable de cette méthode dans son analyse des combats de coqs à Bali. La connaissance en profondeur qu’il a acquise de la société balinaise lui permet de voir dans ces combats de coqs et les paris auxquels ils donnent lieu, autre chose qu’une pratique ludique, un « jeu d’enfer » qui met en cause les tensions inhérentes à cette société de castes : « Ce dont le combat de coqs nous parle, c’est de relations entre rangs sociaux ; et ce qu’il en dit, c’est qu’elles sont affaires de vie et de mort » (Geertz, 1983, p. 207). L’analyse n’est donc jamais loin du recueil des données car celui-ci implique à la fois une profonde connaissance du contexte, une capacité à replacer ces éléments locaux dans un contexte plus large, et une compréhension en profondeur de ce contexte qui va ensuite permettre une description dense (voir par exemple Geertz, 1963).

1.2.2 – Traitement des données

12L’herméneutique : la réalité culturelle comme texte

13L’herméneutique est une méthode d’interprétation littéraire qui, transposée en sciences sociales, consiste à considérer les productions culturelles comme des textes. La notion de texte est donc ici entendue dans un sens très large. Il ne s’agit pas d’étudier uniquement un discours mais d’acquérir une connaissance complète des lieux, des symboles, des pratiques, de tous les aspects empiriques du contexte étudié – par exemple une organisation que le chercheur étudie – qui véhiculent du sens, car ce sont tous ces aspects qui forment le « texte ». La question centrale de l’herméneutique est : qu’est-ce que ce texte veut dire ? Le but de l’analyse est donc de comprendre le sens de ce texte, et non sa fonction. La méthode du « cercle herméneutique » consiste à interpréter tout élément particulier en le rattachant à l’ensemble des données sociales et historiques recueillies. Dhitley indique que « le cercle herméneutique a pour but de se placer dans le même champ sémantique que ce que l’on entreprend de comprendre et de soumettre le discours dont on part à une interprétation qui nous le rend accessible » (cité par Foessel, 2004). L’idée est de rendre compte de la dialectique entre le tout et ses parties telles qu’elles se présentent dans des événements. Il faut comprendre les parties pour saisir le tout, et vice versa (Gadamer, 1996). Pour Geertz le rôle du chercheur est de faire en permanence ces allers-retours dialectiques entre « le plus local des détails locaux et la plus globale des structures globales en sorte qu’on arrive à les voir simultanément » (1999, p.88).

14Selon lui, pratiquer l’ethnographie revient ainsi à « essayer de lire (au sens de « construire une lecture de ») un manuscrit étranger, défraîchi, plein d’ellipses, d’incohérences, de corrections suspectes et de commentaires tendancieux, et écrit non à partir de conventions graphiques normalisées mais plutôt de modèles éphémères de formes de comportement » (Geertz, 1998, p. 80).

15La description dense

16L’apport le plus connu et sans doute le plus marquant de Geertz à la méthode en sciences sociales est la notion de description dense. S’appuyant sur un texte de Ryle, Geertz (1973 ; 1998) affirme que le chercheur ne doit pas se limiter à faire une description littérale des actions des individus observés mais qu’il faut les lier au contexte culturel. Geertz (1998) reprend l’exemple donné par Ryle de deux garçons qui clignent des yeux. Alors que l’un cligne des yeux par automatisme, l’autre fait un signe à un ami. Ryle oppose la description fine (thin description) que fera un behavioriste radical par exemple et qui reviendra à ne pas faire de différence entre les deux actions, et une description dense (thick description) qui consiste à rendre compte des structures culturelles qui font que ces deux actions n’ont pas le même sens. Ceci constitue le fondement du travail d’anthropologue selon Geertz.

17Ricœur, qui constitue une influence importante de Geertz, indique ainsi (cité par Geertz, 1996, p. 271) : « Le même segment d’action – lever le bras – peut signifier : « je demande la parole, ou je vote pour, ou je suis volontaire pour telle tâche ». Ces symboles sont « des entités culturelles et non plus seulement psychologiques. En outre, ces symboles entrent dans des systèmes articulés et structurés en vertu desquels les symboles pris isolément s’intersignifient […] ».

18Finalement il s’agit pour le chercheur, par cette description dense, de persuader le lecteur de prendre au sérieux ce qu’il dit, qu’il a « vraiment été là-bas », et qu’il a pénétré une autre façon de faire et de comprendre (Geertz, 1996/1988).

2 – Réception actuelle et apports possibles en sciences de gestion

19La réception de l’anthropologie interprétative en management est ambigüe. D’une part, de nombreux auteurs en sciences de gestion se réclament, au moins pour partie, de son approche, (e.g. Schultz et Hatch, 1996). D’autre part, son usage effectif dans les études empiriques demeure à établir. Dans cette seconde partie nous commençons donc par analyser l’usage effectif de Geertz dans les publications francophones en management (2.1). Cela nous conduit ensuite à discuter les apports potentiels aux recherches en sciences de gestion d’une utilisation plus étendue du travail de Clifford Geertz (2.2).

2.1 – Présentation de l’étude

20L’étude bibliométrique met tout d’abord en évidence un très faible nombre d’articles francophones en management mobilisant les travaux de Geertz. Une analyse approfondie de leur contenu révèle en outre que l’usage qu’en font leurs auteurs reste limité.

2.1.1 – Échantillon et modalités de l’analyse

21Afin de vérifier la réalité et l’ampleur de l’usage des travaux de Geertz dans les recherches francophones en sciences de gestion, nous avons procédé à une étude bibliométrique sur la base de données francophone de référence CAIRN. info. Celle-ci a été réalisée en juillet 2011 au sein de la discipline « économie-Gestion », à partir de mots-clés utilisés seuls ou en combinaison. Aucune limite de temps n’a été fixée, de manière à nous assurer un maximum de résultats. En outre, après avoir constaté une absence totale de résultats en circonscrivant nos recherches au champ « résumé », nous les avons élargies au texte intégral des ressources disponibles. Les mots et expressions clés utilisés, ainsi que les résultats correspondants, sont présentés dans le Tableau 1. À l’issue d’un retraitement qui a consisté en l’élimination des doublons entre les catégories et des entretiens, nous avons obtenu 34 résultats, répartis de la manière suivante : 19 articles théoriques, 3 notes de lecture, et 12 articles empiriques. Les notes de lecture ont été conservées car elles consistaient en une lecture critique et commentée des ouvrages, et non pas en un simple résumé de ces derniers. Pour simplifier, le terme « articles » renverra à l’ensemble des résultats obtenus – notes de lecture incluses.

Tableau 1

Analyse bibliométrique menée sur CAIRN.info – Juillet 2011

Tableau 1
Champ de la recherche Mot / expression clé utilisé Résultats Texte intégral Geertz 34 « Thick description » 7 « Description épaisse » 1 Interprétativisme 12 Geertz + « Thick description » 3 Geertz + interprétativisme (te) 0 TOTAL 57 Nombre d’articles exploitables (hors doublons) 34 Dont : • • • Articles théoriques Notes de lecture Articles empiriques 19 3 12

Analyse bibliométrique menée sur CAIRN.info – Juillet 2011

22Pour chaque article concerné, l’analyse a consisté en deux étapes : une phase que nous qualifierons de repérage, puis une lecture approfondie. La phase de repérage a correspondu à une recherche dans la version numérique de l’article (bibliographie incluse) des mots-clés utilisés précédemment. Cela procédait d’un double objectif de dénombrement et de contextualisation. Dénombrement, tout d’abord, en ce que nous avons pu identifier le nombre d’occurrences des mots-clés dans l’article étudié. Cela a permis d’avoir une première idée de l’influence potentielle des travaux de Geertz sur la recherche concernée. Contextualisation, ensuite, car au-delà d’indicateurs quantitatifs à la portée limitée, cette identification des mots-clés nous a surtout permis de replacer la mobilisation des travaux de Geertz dans le contexte de l’article, et ainsi de caractériser la nature de leur influence (théorique ou méthodologique).

23Pour intéressants que furent ces premiers résultats, une lecture approfondie de chaque article était cependant indispensable pour assurer une bonne compréhension de l’utilisation des travaux de Geertz faite par les auteurs.

2.1.2 – Résultats de l’analyse

24D’un point de vue quantitatif, tant le nombre limité d’articles que leur ventilation selon différentes catégories offrent un premier aperçu de l’importance accordée aux travaux de Geertz. Nous prolongeons en soulignant la prépondérance des travaux culturalistes parmi nos résultats. Enfin, nous mettons en avant la manière dont certains auteurs s’inspirent de Geertz dans leur manière d’aborder leur terrain de recherche.

25Un premier indicateur de la réception des travaux de l’anthropologie interprétative de Geertz dans les recherches francophones en management tient au faible nombre de résultats exploitables (34) obtenus à l’issue de la recherche bibliométrique (pour rappel, celle-ci n’a d’ailleurs retourné aucun résultat lorsque nous avons cherché nos mots-clés dans les résumés). Parmi ceux-ci, les articles théoriques sont surreprésentés, puisque nous en avons comptés 19 (auxquels viennent s’ajouter les 3 notes de lecture), contre 12 articles empiriques. Tant cette différence que sa nature nous ont paru surprenantes. Geertz étant un auteur fondamentalement inductif et centré sur le terrain, l’on pourrait s’attendre à ce qu’il soit avant tout mobilisé sur un plan méthodologique, dans le cadre de travaux empiriques. Or, les résultats sont tout autres : sur les 34 articles identifiés, seuls 6 s’appuient sur Geertz pour élaborer ou justifier leur méthodologie. À l’inverse, 7 autres y trouvent un ancrage théorique plus ou moins marqué. Enfin, la grande majorité des articles identifiés (21 articles) se limitent finalement à la citation d’une référence de Geertz non déterminante à la compréhension de l’article ou à l’élaboration de l’argumentation des auteurs.

26Au-delà de cette réception somme toute limitée au plan quantitatif, l’utilisation de Geertz s’illustre par une certaine diversité, puisque quatorze de ses publications sont citées à travers les 34 articles, avec une prépondérance pour son ouvrage The Interpretation of Cultures de 1973, cité dans 6 articles. En revanche, cette apparente diversité ne résiste pas à un examen plus fouillé sur la perspective et l’objet de recherche des 34 papiers. L’essentiel de ceux-ci s’ancrent en effet dans une perspective culturaliste, qu’il s’agisse par exemple d’identifier les facteurs clés de succès d’alliances transfrontalières (Barmeyer et Mayrhofer, 2009), le management des conflits au sein d’organisations pluriculturelles (Arcand, 2006), de réfléchir sur le concept d’idéologie (Poulain, 2001 ; Voirol, 2008), de comprendre les interrelations entre la référence religieuse et les modèles de management (D’Iribarne, 2007 ; Yousfi, 2007), de décrypter les différentes significations de la relation de crédit (Laferte, 2010), ou encore d’analyser les pratiques de management des ressources humaines en Euroméditerranée (Scouarnec et Silva, 2006).

27Enfin, sur un plan méthodologique, Geertz est principalement utilisé autour de deux dimensions étroitement dépendantes l’une de l’autre : le recours à la description épaisse, et les liens entre le chercheur et son terrain.

28Le rôle de la description épaisse dans un processus de construction théorique est reconnu, en ce qu’il participe à la structuration de champs dont les dimensions théoriques manquent encore de clarté. C’est ce que soulignent par exemple Loilier et Tellier (2011) lorsqu’ils analysent les travaux portant sur le modèle d’innovation ouverte, dont ils considèrent que les descriptions dans lesquelles s’ancrent ces derniers permettent aux chercheurs d’approfondir leur connaissance et compréhension de ce phénomène et, partant, de conceptualiser progressivement ce domaine de connaissance. D’autres auteurs soulignent toutefois que recourir à la description épaisse peut poser problème dans l’interprétation d’un contexte et des actions de ses parties prenantes. Cela résulte de ce que la recherche de l’équilibre entre l’activité de traduction (rapporter les paroles du terrain avec son propre langage) et l’activité de représentation (rendre compte et rester fidèle aux acteurs du terrain) du chercheur prend place dans un double processus, centripète et centrifuge : « Toute tentative pour raconter une histoire cohérente d’un processus d’organisation peut être analysée comme un mouvement centripète, laissant de côté les détails, la richesse, la variété rencontrée sur le terrain. Toute tentative d’embellir l’histoire par des détails, toute description approfondie (« thick description ») se termine par un mouvement centrifuge : les conclusions trahissent les citations qu’elles commentent, la cohérence et la pertinence s’estompent et disparaissent » (Czarniawska, 2005, p. 361). Découlent de cette approche deux conséquences pour le chercheur en management. Il doit tout d’abord être conscient de ce double processus, pour appréhender la polyphonie des sens (la multiplicité des représentations et des langages des acteurs rencontrés) qu’il recueille durant sa collecte de données. On en revient ainsi à la « lecture par-dessus l’épaule » si chère à Geertz. Ensuite, cela ne va pas non plus sans répercussions sur la phase d’analyse de données, qui se doit d’être nécessairement réflexive pour éviter de tomber dans le piège d’un langage scientifique qui serait déconnecté du terrain (Karjalainen, 2011).

29Ce qui précède montre qu’utiliser la description épaisse exige de prendre des précautions particulières en termes de recueil et d’analyse de données. Cette description est influencée par les méthodes de recueil de données de l’anthropologie interprétative. Ainsi, la position endossée par le chercheur est susceptible d’agir sur les dynamiques relationnelles que ce dernier entretient avec les acteurs de terrain (Karjalainen, 2011). Plus particulièrement, la dimension émotionnelle des échanges entre les acteurs et le chercheur, ainsi que les émotions du chercheur lui-même (en tant que chercheur, mais aussi en tant qu’individu) vont influencer sa manière d’aborder le terrain, de le comprendre, et in fine d’en rendre compte à travers cette description épaisse (Down, Garrety et Badham, 2006). À titre d’exemple, le simple besoin de reconnaissance et d’acceptation que peut ressentir tout chercheur de terrain à un moment ou un autre du stade empirique de sa recherche peut altérer (au sens de modifier) sa capacité ou sa volonté à voir ou à comprendre certains événements, certaines relations, etc. En conséquence, la description épaisse qui en résultera sera nécessairement altérée elle-aussi. Si Geertz reconnaît cette influence réciproque entre les émotions et la restitution du contexte étudié, ce n’est toutefois pas le cas de la grande majorité des travaux en management, qui la passent sous silence quand ils ne la réfutent pas. La réflexivité évoquée plus haut devrait donc intégrer cette prise de recul vis-à-vis de ces émotions, afin de « dissiper les tensions et faire en sorte que le travail puisse se poursuivre » (Down, Garrety et Badham, 2006, p. 99).

30Au final, l’utilisation de Geertz s’inscrit, sur un plan méthodologique, dans une volonté de répondre à des interrogations que se posent tous les chercheurs en management. En partant de ce constat, la section suivante s’intéresse aux apports potentiels d’une utilisation plus étendue de Geertz pour les chercheurs en management.

2.2 – Les apports potentiels d’une utilisation plus étendue de Clifford Geertz en management

31Une utilisation plus étendue, et finalement plus radicale, de Geertz en management pourrait avoir de l’intérêt que ce soit dans le recueil de données et l’analyse sur le terrain ou dans la manière de rendre compte de celui-ci.

2.2.1 – Utiliser Geertz pour enquêter

32Geertz (1973 ; 1999) recommande de partir du terrain et notamment de l’observation participante des pratiques, et de la manière dont les indigènes en rendent compte, pour progressivement développer des raisonnements plus abstraits. C’est d’ailleurs cet attachement au terrain et à l’analyse inductive qui crée une relation forte entre interprétativisme et théorie enracinée (Suddaby, 2006). Cette démarche peut être difficile à mettre en œuvre tant la recherche en management est dominée par des méthodes hypothético-déductives conduisant le chercheur à retenir une théorie qui tend ensuite à orienter son travail, et constitue un spectre à travers lequel il rendra compte du réel, mettant ainsi en évidence certains éléments, mais en négligeant d’autres. Il existe cependant des possibilités croissantes de recherche ethnographiques, inductives tel que le courant ‘Strategy as Practice’ (Golsorkhi, Rouleau, Seidl et Vaara, 2010) dont les auteurs utilisent des perspectives théoriques très différentes mais qui ont en commun d’étudier ce que les acteurs font, à la différence d’une recherche stratégique plus traditionnelle qui s’efforce essentiellement de définir ce qu’ils devraient faire. Dans ce cadre des travaux comme ceux de Denis et al. (2007) visent à rendre compte du sens que les acteurs donnent à leurs actions et une approche inspirée de Geertz pourrait fournir une aide précieuse.

33Par ailleurs, des situations peuvent se prêter particulièrement à une approche inspirée des travaux de Geertz. Ainsi ceux-ci peuvent offrir des outils intéressants pour rendre compte du changement en particulier en intégrant des dimensions culturelles et cognitives. Ayant effectué de nombreuses recherches sur le changement dans des sociétés traditionnelles touchées par la « modernisation » (pour une synthèse voir White, 2007), Geertz propose une analyse qui rend compte de ce changement du point de vue des indigènes, et notamment de la perte des repères traditionnels, et des situations de désarroi qui sont des dimensions essentielles des problématiques de changement. Cette approche pourrait être mobilisée pour étudier le changement organisationnel où cette dimension de perception par les acteurs est essentielle. Il n’est cependant possible de rendre compte de ces perceptions qu’en acquérant une intimité du terrain qu’une approche inspirée de Geertz permet.

34Pour productive qu’elle puisse être l’approche anthropologique de Geertz est très exigeante. Elle implique une position d’écoute vis-à-vis des indigènes qui nécessite d’abandonner toute tentation d’attitude surplombante pour rendre compte des actions et des interprétations que les acteurs ont de ces actions. Elle implique également une observation participante qui doit permettre de créer une familiarité, voire une complicité avec les indigènes. Geertz (1973) raconte ainsi comment lui et sa femme sont passés du statut d’étranger à celui de participant après l’irruption de la police dans un combat illégal de coqs. Au lieu de rester sur place, ils se sont mis à courir comme les balinais pour échapper à la Police et ont trouvé refuge chez un couple dont le mari avait également assisté au combat. Le lendemain, les villageois qui les avaient jusqu’alors ignorés, les considéraient avec sympathie, ce qui permettait à Geertz et son épouse de dépasser leur statut d’enquêteur et finalement de mieux faire le travail d’enquête. On peut trouver des exemples, cependant assez rares, de ce type de comportement dans les recherches en management. Ainsi, en rendant compte de sa socialisation dans les services de radiologie où il effectuait son terrain de thèse, Barley (1990) indique s’être assuré le soutien d’un technicien au rôle central dans le service en aidant, et en couvrant, celui-ci alors qu’il devait trouver d’urgence un cathéter afin d’assurer une opération et d’éviter de sérieux ennuis. Une telle proximité pose potentiellement des questions éthiques, voire juridiques, auxquelles les anthropologues répondent essentiellement en invoquant l’intérêt de la recherche (pour une synthèse des débats actuels voir Cefaï et Costey, 2009 en anthropologie, et Courtier et Leca, 2011 en sciences de gestion en France).

2.2.2 – Utiliser Geertz pour analyser et rendre compte

35Mais c’est peut-être dans l’analyse et la rédaction de la recherche que le travail de Geertz apparaît le plus en rupture avec les recherches actuelles en management, et donc potentiellement le plus innovant. Comme on l’a vu plus haut, la réception des méthodes d’analyse de Geertz s’est effectuée généralement a minima en management, et ceci s’explique sans doute largement par l’originalité des propositions qu’il a formulées dans le domaine de l’analyse. Les auteurs ont souvent essayé de rapprocher en management les approches interprétatives de formes d’analyse plus traditionnelles comme la tradition positiviste (Lee, 1991) ou en développant l’aspect rigoureux de ces analyses afin d’en proposer des critères de validité « scientifiques » (Klein et Myers, 1999). À rebours de ces démarches nous insistons ici sur les innovations que pourraient permettre en management une prise en compte plus substantielle de la démarche proposée par Geertz notamment sur la question de la « validité scientifique » et sur celle de la généralisation.

La validité scientifique

36Geertz souligne que le texte anthropologique est avant tout une œuvre littéraire et qu’il doit être apprécié en fonction de critères littéraires. Le texte anthropologique est alors un exercice de rhétorique par lequel un chercheur essaie de convaincre ses lecteurs de ce qu’il avance. Seront écoutés, parmi les anthropologues, ceux qui « transmettent dans leur prose plus efficacement que d’autres, l’impression qu’ils ont été en contact étroit avec des existences qui nous sont étrangères […]» (Geertz, 1996, p. 14). Ce qui importe n’est pas la vérité, inconnue du lecteur, mais la vraisemblance du récit. La dimension littéraire importe donc plus que des tentatives forcément incomplètes de tenter de se rapprocher d’une approche inspirée des sciences exactes.

37C’est ce travail littéraire que fait Geertz lorsqu’il mentionne sa fuite avec les balinais après le combat de coqs, donnant au lecteur des éléments de vraisemblance quant à sa présence et sa connaissance du terrain. Mais alors qu’en anthropologie ceci est considéré comme un élément du discours, en management ceci est considéré comme une anecdote. Si cette dimension rhétorique, ce souci de vraisemblance, est présent dans les études qualitatives en gestion c’est de manière presque honteuse car posant problème, sans doute parce que trop éloigné d’une démarche plus traditionnelle hypothético-déductive et quantitative. Une approche littéraire de la recherche à la Geertz pose problème en gestion, et renvoie à l’opposition entre Pfeffer (1993) et Van Maanen (1995). Ce dernier défend une vision de la recherche dans la lignée de l’anthropologie interprétativiste de Geertz insistant sur le caractère littéraire des textes académiques, et donc de l’élaboration de la théorie, rejetant ainsi l’approche proposée par Pfeffer (1973) qui suggère d’encadrer plus strictement les thèmes de recherche, ainsi que les méthodes de collecte et d’analyse des données. Van Maanen y déplore que le champ de la recherche en management soit dominé par une tradition ‘logocentrique’ qui veut tendre à une précision mathématique et ignore l’importance du style et de rhétorique alors qu’il s’agit du fondement même de tout texte et, partant de là, de toute théorie.

38Deux directions semblent ici possibles :

39La première consiste à utiliser des outils méthodologiques ‘validés’ et compatibles avec une approche à la Geertz. Ainsi, la théorie enracinée est une approche reconnue, et extrêmement rigoureuse, compatible avec une approche interprétative. L’articulation avec une approche ‘à la Geertz’ implique de constituer les codes initiaux en fonction des cadres d’analyse des acteurs et de progresser à partir de ceux-ci vers des concepts plus éloignés. C’est par exemple ce que font Corley et Gioia (2004) dans leurs études sur la perception par les acteurs de leur identité organisationnelle, et aux ambigüités vécues par eux lors de la filialisation d’une unité de grande entreprise qui prend son indépendance. D’obédience explicitement interprétative, cette recherche propose un usage de la théorie enracinée qui part, pour définir les codes de premier ordre (les plus proches du terrain), du langage utilisé par les acteurs eux-mêmes tant que possible, et de manière générale en s’éloignant le moins possible de la perception qu’ont les acteurs. Reste que la théorie enracinée par son processus même de codage rigoureux tend à minimiser la dimension littéraire de la recherche qui est centrale chez Geertz mais pose problème en management où elle est perçue comme un manque de rigueur, ce qui rejoint les réflexions de Czarniawska (2005).

40Une seconde voie consisterait à adopter, et à revendiquer, un point de vue strictement anthropologique se réclamant de Geertz et rejetant le codage pour proposer un récit. Il s’agit alors de proposer un récit du terrain. Mais un tel récit ne recourt pas à une grille analytique précise, mais à un genre, au sens de genre littéraire, flou (blurred genre) dans lequel le chercheur utilise divers moyens rhétoriques pour proposer une explication. S’opposant aux approches qui s’inspirent des sciences exactes, Geertz (1999, p.26) propose de s’éloigner d’« un idéal d’explication des lois et des exemples pour se tourner vers un idéal d’interprétation, cherchant moins la sorte de chose qui associe les planètes et les balanciers et plus la sorte qui associe les chrysanthèmes et les épées » dans une référence implicite au travail de Benedict (1998) sur la culture japonaise. Pour Geertz, se détacher des sciences exactes c’est inventer d’autres analogies pour analyser et rendre compte. Ces analogies peuvent être celles du jeu, comme chez Goffman, du théâtre comme chez Turner ou Burke, ou de la lecture et du rapport au texte comme chez Ricœur ou Geertz (Geertz, 1999/1983). Dans la lignée de ces derniers travaux la méthode suggérée est l’approche herméneutique (voir 1.2.2.). Cette approche floue demeure cependant peu répandue en gestion, et provoque parfois des réactions franchement hostiles en sciences sociales (par exemple Schemeil, 2002). Il est pourtant possible de développer une recherche rigoureuse s’appuyant sur les principes développés par Geertz en management. En effet, cette rigueur n’implique pas que le chercheur pourra prétendre atteindre LA vérité. Les interprétations produites par les chercheurs, pour rigoureuses qu’elles soient, demeurent subjectives. Comme le souligne Geertz (Panourgia, 2002, p. 423, italiques ajoutés par nous) à propos de ses propres travaux :

41

« J’ai fait de nombreuses lectures (readings) de Bali, et d’autres en ont fait d’autres lectures, certaines ne sont pas très bonnes, d’autres aussi bonnes que les miennes parce qu’il n’y a pas de point final. On discute de ces choses. Parfois ces questions disparaissent parce que les gens en ont marre. Certaines explications ne marchent plus. Mais ça n’aurait pas de sens que nous finissions par tous nous entendre sur une interprétation sur quelque chose comme la ‘société javanaise’ ou la ‘société marocaine’ ».

42Cette insistance sur le côté partiel de toute étude a également des conséquences sur les généralisations possibles.

Une généralisation limitée

43La question de la possible généralisation est récurrente dans les travaux interprétatifs. Il n’existe pas de position unie. Selon des auteurs comme Denzin (1983), ou Guba et Lincoln (1994), toute généralisation est impossible (pour une synthèse critique de leurs positions, voir Williams, 2000) tant en raison du caractère idiosyncrasique de tout terrain qu’à la nécessité de rendre compte des interprétations des acteurs elles-mêmes spécifiques. D’autres auteurs adoptent une position moins radicale (par exemple Williams, 2000), dont Geertz lui-même.

44Si Geertz n’est pas totalement opposé à la généralisation, il est extrêmement méfiant vis-à-vis de celle-ci. Il tient la construction de théories générales pour des entreprises « mégalomaniaques » (Geertz, 1999), en soulignant que le but de la démarche anthropologique et interprétativiste n’est pas de proposer des codages en catégories abstraites mais des descriptions épaisses qui rendent compte des différentes strates de significations (Geertz, 1998). Geertz souligne que la théorisation n’implique pas de généralisation (Geertz, 1973), elle implique la construction inductive d’un cadre permettant de rendre intelligibles les observations réalisées dans le cas étudié. La théorisation ne consiste donc pas initialement à généraliser entre des cas (across cases) mais au sein même de ceux-ci (within cases). Il peut donc y avoir théorisation à partir d’un cas unique, alors que la généralisation implique de considérer plusieurs cas. Il est cependant possible d’envisager une généralisation à partir de la théorisation de deux manières.

45D’un côté, en partant de la description épaisse effectuée qui implique de mettre par écrit le sens des actions que les acteurs qui les ont entrepris leur donnent, il est possible de montrer « ce que la connaissance ainsi acquise démontre de la société étudiée, et plus généralement de la vie sociale elle-même » (Geertz, 1998 : 101). La généralisation s’effectue alors vers des niveaux sociaux plus larges.

46D’autre part, une généralisation plus transversale peut être tentée de ces théories locales, en montrant dans quelle mesure elles peuvent permettre de rendre intelligibles d’autres situations dans d’autres contextes. Généralement chaque nouvelle recherche emprunte à d’autres qui la précèdent et qu’elle relie entre elles, affine et applique à d’autres problèmes d’interprétation. Ce type de généralisation dite analytique est assez fréquente en management, où les recherches se fondent sur des recherches passées, fréquemment conduites dans d’autres contextes et dont il faut tester la robustesse, les enrichir ou en fixer les limites, et ambitionnent de contribuer à des recherches futures qui à leur tour testeront cette robustesse et permettront un enrichissement, ou de fixer des limites. C’est ainsi à travers cet usage qu’émergent de nouveaux éclairages, de nouvelles pistes de recherche. Ceci ne permet cependant pas pour autant une accumulation constante, ni cohérente chronologiquement.

47Geertz (1998, p. 98-99) indique ainsi :

48

« Plutôt que de suivre une courbe ascendante de découvertes accumulées, l’analyse culturelle se brise en une séquence décousue et cependant cohérente de trouvailles de plus en plus hardies. Les études se construisent à partir d’autres études, non pas au sens où elles reprennent les choses là où d’autres les ont laissées, mais au sens où mieux informées et mieux conceptualisées, elles plongent plus profondément dans les mêmes choses […] mais le mouvement ne va pas d’un théorème déjà prouvé à un autre, il va d’un tâtonnement maladroit visant la compréhension la plus élémentaire jusqu’à l’affirmation étayée d’un accomplissement et d’un dépassement. Une étude représente un progrès si elle est plus incisive – quel que soit le sens que l’on donne à ce terme – que celles qui l’ont précédée ; mais elle s’appuie moins sur les épaules de celles qui précèdent qu’elle ne se développe parallèlement, lançant elle-même le défi ou y répondant.»

49De la sorte, Geertz insiste sur la nécessaire modestie du chercheur qui peut proposer une analyse mais ne peut prétendre qu’elle soit définitive.

Conclusion

50Le but de cet article était à la fois de proposer une présentation générale de l’anthropologie interprétative de Clifford Geertz et son apport possible à la recherche francophone en management, un domaine où, si le nom de Geertz est parfois cité, son œuvre demeure une référence marginale et peu exploitée. Geertz propose une approche du terrain, et de son analyse, en rupture avec les démarches positivistes qui vise à favoriser et à légitimer une certaine humilité du chercheur vis-à-vis de son objet et à donner la parole aux acteurs. En insistant sur la nécessité de se situer à hauteur d’acteur et d’adopter une approche modeste, Geertz peut permettre au chercheur en management de créer une complicité avec ces acteurs et de révéler des éléments que d’autres approches, plus surplombantes, ne permettent pas de voir. Cet article s’efforce de suggérer des pistes et de donner des indications quant à la manière dont cette démarche peut être adoptée dans le cadre de la recherche en management et de contribuer ainsi aux études qualitatives qui se développent actuellement et visent à rendre compte de ce que les acteurs font et du sens qu’ils donnent à ce qu’ils font.

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  • Annexe 1 : Quelques œuvres majeures de Clifford Geertz

    • Nous citons ici quelques œuvres majeures de Geertz pour le lecteur qui souhaiterait aller au-delà du présent article.
    • GEERTZ C. (1973), The Interpretation of Cultures, Basic Books.
    • GEERTZ C. (1983), Bali, interprétation d’une culture, Gallimard.
    • GEERTZ C. (1996), Ici et Là-Bas, l’anthropologue comme auteur, Métailié.
    • GEERTZ C. (1998), « La description dense : vers une théorie interprétative de la culture », Enquête, n°6, p. 73-105.
    • GEERTZ C. (1999), Savoir local, savoir global, Presses Universitaires de France.

Date de mise en ligne : 20/05/2013

https://doi.org/10.3917/mav.060.0035

Notes

  • [1]
    Une version précédente de ce texte a été publiée en cahier de recherche enregistré sous les références ‘2007-MAN1’ à l’IESEG et 2007-29 au LEM (Lille Economie et Management). Les auteurs remercient l’éditeur et les évaluateurs de cet article dont les commentaires et remarques ont permis de l’améliorer substantiellement. L’ordre des auteurs est alphabétique, ce travail est pleinement collaboratif.
  • [2]
    Bernard Leca, Professeur des Université, IAE de Lille, LEM UMR 8179, Rouen Business School, bleca@iaelille.fr
  • [3]
    Loïc Plé, Professeur associé, IESEG School of Management, LEM, UMR 8179, CETI, l.ple@ieseg.fr
  • [4]
    La première date renvoie à l’édition traduite en français lorsqu’elle existe, et la seconde à l’édition originale. Lorsqu’une page précise est citée, seule l’édition utilisée est citée.

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