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Article de revue

Comment les logiques de rationalisation du secteur médico-social peuvent-elles soutenir les pratiques collectives des professionnels ?

Pages 165 à 183

Notes

  • [1]
    Marjorie Bied, Orange Labs/Tech/SENSE, Paris Sorbonne IV, marjorie.bied@orange-ftgroup.com
  • [2]
    Jean-Luc Metzger, Orange Labs/Tech/SENSE, chercheur associé au CNAM-LISE, jeanluc.metzger@orange-ftgroup.com
  • [3]
    D’où le succès de l’expression « prise en charge des personnes âgées ».
  • [4]
    Activités réalisées dans le cadre de l’Hospitalisation à domicile ou non, par des membres des professions médicales ou paramédicales, du secteur public ou en libéral, etc.
  • [5]
    Activités réalisées par une pluralité d’acteurs institutionnels : services sociaux d’un Centre Local d’Information et de Coordination, d’un Conseil Général, et d’une Caisse Régionale d’Assurance Maladie. L’étude a eu lieu en 2009, avant la mise en œuvre de la loi Hôpital Patients, Santé et Territoires (HPST) de 2010, c’est pourquoi nous faisons référence à la CRAM qui, depuis, n’existe plus.
  • [6]
    Nous appellerons intervenantes à domicile, les professionnelles du médico-social, que leur statut soit « auxiliaire de vie », « assistante de vie », « aide ménagère », « aide à domicile », etc.
  • [7]
    Groupe de travail initié par Rosine Bachelot « Société et vieillissement », Séance 3 : « mesure de la dépendance » 2011, Fiche 2 Les plans d’aide personnalisés de l’APA à domicile et la coordination des aides.
  • [8]
    Allocation Personnalisée d’Autonomie.
  • [9]
    Etablissement d’Hébergement pour Personne Agée Dépendante.
  • [10]
    Centre Local d’Information et de Coordination, organisme public départemental créé à l’initiative du CG, dont les missions sont « d’informer, orienter, faciliter les démarches, fédérer les acteurs locaux, évaluer les besoins, élaborer un plan d’aide, accompagner et/ ou assurer le suivi du plan d’aide, en lien avec les intervenants extérieurs, coordonner » (site du ministère de la santé).
  • [11]
    Centre Communal d’Action Sociale, établissement public municipal.
  • [12]
    Les personnes, recrutées par les deux associations médico-sociales, bénéficient toutes de l’Aide Personnalisée à l’Autonomie (APA) et sont classées en GIR 3 ou GIR 4.
  • [13]
    On aurait pu imaginer que les intervenantes aient pour mission d’accompagner les personnes âgées en perte d’autonomie dans l’usage du dispositif, à titre d’activité de maintien des facultés cognitives, et de maintien ou de renforcement du lien social avec l’entourage familial distant par exemple.

1 – Division du travail et impératif de coordination

1L’augmentation – présente et projetée – de la proportion de personnes en perte d’autonomie par rapport à la population totale (Coudin, 2008 ; Robert-Bobée, 2006) prend une place croissante dans l’agenda des acteurs politiques, nationaux et internationaux. Présenté comme d’origine sociodémographique, l’effet de l’allongement général de la durée de vie est surtout envisagé sous son angle financier, voire comptable, l’accent étant mis sur la charge collective que représente - et devrait de plus en plus représenter – le financement du souci pour les plus dépendants [3].

2Dans ce cadre de représentation et d’action, l’une des priorités visée par les acteurs publics et relayée par une partie des acteurs économiques, est d’amorcer un mouvement d’industrialisation du secteur médico-social, de manière à standardiser la production de service, à accroître la productivité du travail et à en contrôler l’effectivité. Selon une vision classique, l’introduction d’acteurs marchands – entreprises de services à la personne, notamment –, en apportant une dose de concurrence, contribuerait à ce mouvement de rationalisation.

3Cependant, une telle vision semble ignorer que ce secteur fait déjà l’objet de processus de division du travail et de spécialisation des tâches, qui ont d’ailleurs conduit à complexifier l’organisation du travail quotidien des professionnels intervenant auprès des personnes en perte d’autonomie. En effet, l’identification et l’évaluation de la perte d’autonomie, la mise en place de services de santé et de care, ainsi que le contrôle régulier de leur « efficacité », constituent autant d’activités normalisées structurant le travail des salariés. Toutefois, destinées à des personnes dites fragiles, visant à leur manifester une attention sociale et des soins sur mesure, ces activités ne peuvent être simplement découpées en tâches élémentaires stables, quantifiables, juxtaposables et de durée standard, comme le seraient les différentes opérations réalisées sur une chaîne de montage ou dans le cadre d’un service de dépannage à domicile.

4C’est pourquoi, l’exigence de rationalisation sur un modèle d’industrialisation – logique instrumentale – entre en tension avec les tentatives d’adaptation des pratiques professionnelles et entrave certaines innovations socio-organisationnelles que les acteurs de ce secteur cherchent à développer de façon autonome – logique professionnelle (Maugeri, 2006 ; Metzger et Benedetto-Meyer, 2008). Dès lors, deux dimensions prennent un relief accru, car elles vont être le lieu où cette tension – logique instrumentale / logique professionnelle – va être exacerbée. Il s’agit, d’une part, de l’exigence de coordonner les activités entre les secteurs sanitaire [4] et médico-social [5], ainsi qu’au sein de chaque secteur. Il s’agit d’autre part, de la mutualisation des connaissances portant aussi bien sur les procédures d’aides que sur les pratiques, sans oublier les caractéristiques physiques et psychologiques des personnes en perte d’autonomie.

5Or, ces exigences de coordination et de mutualisation se heurtent à deux obstacles. D’une part, du côté des logiques professionnelles du secteur médico-social, aucune instance ne possédant la légitimité suffisante pour assurer l’articulation entre toutes les interventions, cette tâche incombe, bien souvent, aux intervenantes à domicile [6] ou à l’entourage proche de la personne en perte d’autonomie. Dès lors, entre organismes et entre professionnels, la circulation d’informations – portant sur les pratiques et les personnes en perte d’autonomie – n’est ni systématiquement formalisée, ni pérenne.

6D’autre part, quand des tentatives de rationalisation sont expérimentées – sous forme de dispositifs juridiques, techniques, organisationnels ou gestionnaires –, leur mise en œuvre ne fait, bien souvent, que rajouter un degré supplémentaire de complexité, du fait, notamment, du mode de conception de ces « innovations », lequel s’effectue rarement en concertation avec les futurs utilisateurs.

7Aussi, l’une des clés d’amélioration du fonctionnement du secteur nous semble consister à repenser les modalités d’innovation qui y sont pratiquées : comment éviter que celles-ci entravent les processus d’innovation autonomes élaborés par les professionnels ? Dit autrement, est-il possible d’identifier les conditions socio-organisationnelles que pourrait respecter la conception de dispositifs technico-gestionnaires, afin qu’ils supportent le travail des professionnels du médico-social ?

8C’est à ces questions que cet article entend apporter des éléments de réponse, en centrant son propos sur l’expérimentation d’un dispositif technico-gestionnaire, conçu pour faciliter les échanges d’information et la communication autour des personnes âgées en perte d’autonomie. Avant de présenter ce dispositif, les usages auxquels il a donné lieu et l’interprétation que nous proposons des matériaux recueillis à cette occasion, précisons notre cadre d’analyse.

2 – Présentation du cadre théorique

2.1 – Le travail comme institution sociale

9La problématique identifiée s’inscrit dans le cadre plus général de l’étude des articulations entre changement technique et évolution du travail : comment, des injonctions à changer, portées par la mise en œuvre de dispositifs à visée de rationalisation gestionnaire, modifient-elle – entravent-elles ou favorisent-elles – les évolutions plus autonomes émergeant des pratiques des professionnels ?

10Le concept de travail-institution (Lallement, 2003) fournit un cadre d’analyse particulièrement riche pour rendre compte de ces articulations. Il comprend, en effet, quatre dimensions : « l’intégration (articulation entre individu et société), la régulation (production de règles qui régissent la vie sociale), l’émancipation (affirmation de la personnalité individuelle) et, enfin, la codification (construction de nos catégories de l’entendement) » (Lallement, 2003, p. 13 et p. 53-57). Cette perspective présente un intérêt certain pour notre propos.

11Tout d’abord, en tant que théorie globale du travail, elle permet de pointer les enjeux sous-jacents aux axes d’études envisagés. En effet, en nous centrant sur les difficultés contemporaines de coordination et de mutualisation que rencontrent les professionnels du médico-social, nous abordons simultanément les effets des transformations macro-économiques sur les processus d’institutionnalisation de leurs métiers. Agir sur le secteur médico-social, c’est transformer le travail des professionnels et modifier leurs efforts pour s’intégrer, gagner en autonomie, etc., c’est pourquoi il est important de connaître ces efforts et ce qui, jusqu’ici, en limite la portée.

12Ensuite, la question de la coordination est ainsi logiquement (déductivement) replacée dans l’étude plus générale des dynamiques d’appartenance à un collectif et de régulation des relations entre individus et entre collectifs : lorsque sont introduits des dispositifs technico-organisationnels, comment ces dynamiques sont-elles modifiées, à quelles conditions la coordination s’en trouve-t-elle renforcée ? De même, la question de la mutualisation des connaissances prend un sens élargi quand on la reformule en termes d’élaboration des compétences et d’agir autonome : dans quelle mesure les innovations techniques ou gestionnaires sont-elles le support à des apprentissages collectifs et à leur reconnaissance en termes de qualification ?

13Examinons brièvement ces différents points.

2.2 – De la coordination des activités à la dynamique d’inscription dans un collectif

14Raisonner en termes de collectifs au travail présente plusieurs intérêts. Cela permet, tout d’abord, de rappeler que toute activité – a fortiori professionnelle –, aussi individuelle qu’elle puisse paraître, résulte de processus complexes de socialisation, s’inscrit dans des cadres contraints d’action et demeure profondément immergée dans des configurations sociales. De plus, préférer le terme « collectif » à celui de réseau, de groupe, d’équipe ou encore de communauté, souligne l’existence d’une grande variété de manières de s’associer. Par ailleurs, les collectifs n’émergent pas spontanément et leur pérennisation a un coût : ils résultent de processus longs, complexes, fragiles, entrepris à l’initiative de leurs membres (processus autonomes) ou d’une volonté managériale (processus gestionnaires). Enfin, la question de la coordination – des tâches, des activités, des interventions – est replacée dans le cadre plus vaste de la coopération entre membres d’un collectif.

15C’est pourquoi, pour l’analyse, nous envisageons les différentes formes de collectifs comme des moments, des étapes, dans un continuum qui va : d’une position minimale où les individus n’interagissent que très peu, voire pas du tout (sur le modèle de la déliaison ou du collectif anomique) ; à une position maximale, où le collectif une fois constitué cherche à se perpétuer pour lui-même (comme dans le cas d’une communauté soudée par des valeurs, une mission) (Metzger, 2007). Dans les collectifs de type anomiques, la coopération est rendue impossible et les individus ne travaillent ensemble que sous la pression d’une coordination externe des tâches qu’ils doivent réaliser. Quand les collectifs sont de type plus communautaires, la coopération fait partie des pratiques devenues « naturelles » – incorporées – entre membres. On pourrait alors soutenir que la recherche de moyens de coordination révèle les difficultés de la coopération, elle-même reflet de la faiblesse des collectifs.

16Au sein des structures d’aide à domicile, les professionnelles interviennent très souvent seules et font face aux aléas des situations d’interaction en ne pouvant compter que sur leurs propres capacités. Elles aménagent le temps qui leur est imparti pour effectuer les tâches « techniques », de manière à y inclure des activités plus « socio-affectives », prennent des initiatives parfois risquées (Bonnet, 2006 p. 81-82) et s’adaptent à chaque intervention, à la variété du nombre et du type d’acteurs. De plus, leur temps étant strictement compté, enchaînant bien souvent plusieurs interventions pour des personnes différentes dans une même journée, passant une partie de leur journée en déplacements, elles n’ont guère d’occasions de rencontrer régulièrement leurs pairs et d’échanger de façon informelle.

17Sans effort spécifique de leur part – coûteux en temps et en investissements affectifs – ou sans une organisation ad hoc pensée pour favoriser les rencontres et les échanges, elles ont toutes les chances de s’inscrire dans des collectifs minimums de type « collectif anomique », réduits aux interactions brèves avec les collègues et les responsables de secteur.

18A fortiori, en l’absence d’un cadre d’action du secteur médico-social explicitement conçu pour favoriser les rencontres régulières et les échanges entre les professionnels, ces derniers ont toutes les chances de ne jamais former de collectifs. D’autant qu’il existe une grande hétérogénéité au sein de ce secteur, tant en matière de niveau de qualification que de procédures de travail et de dispositifs. Dès lors, les régulations collectives autour des tâches à réaliser, de la conception même de l’activité, ont toutes les difficultés à se produire, ce qui freine les tentatives de mutualisations des connaissances, pourtant indispensables pour l’efficacité et le suivi de l’autonomie de la personne (Grenier, 2007).

2.3 – De la mutualisation des connaissances à la dynamique d’apprentissages collectifs

19Ces phénomènes sont amplifiés par le fait que les « métiers » du médico-social sont très souvent exercés à temps partiel par des femmes – pour une très large majorité –, avec des cumuls d’employeurs, sur des emplois bien souvent précaires et pas ou peu qualifiés – ou plus exactement, leur qualification n’est que peu connue et reconnue (Jany–Catrice et Ribault, 2007 ; Lemerle-Guillaumat, 2008 ; Marbot, 2008 ; Devetter, Jany-Catrice et Ribault, 2009). En effet, une partie importante de leur travail – et qui lui donne tout son sens – réside précisément dans les savoirs et les compétences que ces professionnelles ont acquis en matière d’accompagnement, de maîtrise des émotions, d’aptitude relationnelle et d’approche attentionnée envers autrui (Rimbert, 2008).

20Cependant, du fait de la faiblesse des collectifs, des rapports de domination des professionnels du sanitaires sur ceux du médico-social, les processus d’apprentissage s’effectuent individuellement. En soulignant l’importance de mutualiser les connaissances, nous mettons en exergue la difficulté à élaborer des savoirs et savoir-faire collectifs. C’est pourquoi, dans le prolongement des réflexions sur le travail-institution, il nous semble intéressant de raisonner en termes de dynamiques d’apprentissages collectifs : lorsqu’ont lieu des échanges réguliers, pérennes, riches, les interactions formelles et informelles se multiplient, facilitant les régulations et les acquisitions collectives de compétences. Dans le cas de collectifs anomiques, lorsque seules les expériences individuelles permettent d’acquérir des savoirs et savoir-faire, cela donne lieu à une hétérogénéité des pratiques et à une absence de partage autour des compétences.

21La faiblesse des apprentissages collectifs – et l’exigence de mutualisation qui en résulte – est exacerbée par :

  • la méconnaissance institutionnelle qui frappe les savoirs relationnels, du fait, notamment, de l’impossibilité d’en quantifier l’importance – de leur attribuer une valeur économique –,
  • le financement actuel des activités de soins et d’accompagnement au quotidien de la personne qui ne prend en compte que les tâches « techniques ». Précisons que les plans d’aide APA correspondent d’avantage aux moyens financiers des départements qu’aux besoins des personnes en perte d’autonomie [7].
Cela confirme l’importance que jouent les changements technico-gestionnaires sur les tentatives informelles développées par les professionnels pour procéder à des apprentissages collectifs.

2.4 – La co-conception ou comment innover en respectant le travail

22A un premier niveau d’analyse, il est tentant de penser que, pour pallier l’absence de collectif structuré et pérenne, pour compenser la faible coopération qui en résulte, l’introduction de dispositifs de coordination – sur le modèle des workflows, des agendas partagés ou des dispositifs de gestion des tâches – constitue une solution adaptée. De même, pour permettre une mutualisation des informations et des connaissances, il semble logique de songer à mettre en œuvre des bases de connaissance ou des dispositifs de gestion des connaissances, ne serait-ce que sous la forme de dossiers informatisés. Ce type de solution semble rencontrer la volonté des politiques publiques de maîtriser l’évolution des coûts financiers et celle des dirigeants des organismes, soucieux de montrer qu’ils ont su moderniser leurs structures. Les TIC sont, en effet, souvent considérées – par les décideurs et une partie de l’encadrement – comme des dispositifs idéaux pour gérer cette mutualisation, dans une perspective de rationalisation des activités technico-organisationnelles (cahier de liaison et plannings informatisés, horodatages, etc.).

23Pour autant, l’observation montre que les structures associatives d’aide à domicile ont jusqu’ici fait preuve d’une capacité à innover et à s’adapter aux évolutions locales, notamment parce qu’elles possèdent une relative autonomie d’action et parce que leurs responsables ont une connaissance fine du contenu du travail, de ses contextes d’exercice et de ses exigences, tant légales, que financières et professionnelles. Mais cette capacité d’innovation s’est jusqu’ici manifestée sans l’emploi d’équipement technologiques sophistiqués. Et nous pouvons nous demander dans quelle mesure la perspective de mobiliser ces instruments n’a pas été limitée par crainte que leur utilisation ne fasse écran à ce qui constitue la caractéristique centrale de ces métiers : la dimension relationnelle et l’aptitude à maîtriser ses aspects affectifs (Boujut, 2005).

24Dès lors, et loin de tout déterminisme technologique, il convient de s’interroger plus largement sur les conditions socio-organisationnelles que devraient respecter la conception et la mise en œuvre de dispositifs techniques visant à favoriser la coopération – plus que la seule coordination – et les apprentissages collectifs – plus que la seule mutualisation. Procéder d’une meilleure connaissance des pratiques réelles ne serait-il pas une des voies de recherche à suivre et ce, non pour transformer ces pratiques de l’extérieur, mais pour les équiper de l’intérieur ?

3 – Précisions méthodologiques

25L’éclairage que nous allons apporter à ces interrogations s’appuie sur les matériaux recueillis, par une enquête qualitative, lors de l’expérimentation d’un dispositif technique de mise en relation et de mutualisation des informations, autour des personnes âgées en perte d’autonomie, bénéficiant de l’APA [8] et des services de professionnels à domicile ou en EHPAD [9].

26Le dispositif a été conçu à l’initiative du Conseil Général (CG) d’un département français rural, soucieux d’atteindre simultanément deux objectifs : accompagner un processus de réorganisation des services dédiés à l’action sociale envers les personnes en perte d’autonomie (séniors et handicap) ; et renforcer son image d’acteur public innovant, entreprenant.

3.1 – Un dispositif technique de mise en relation et de mutualisation des informations

27Ce dispositif a été conçu dans l’objectif d’améliorer la qualité de vie au domicile, renforcer le lien social entre la personne en perte d’autonomie et son entourage familial, et faciliter la gestion des prestations de service à la personne dans le cadre du maintien à domicile.

28Les personnes en perte d’autonomie sont munies d’un écran tactile, ressemblant à un cadre photo de la taille d’une feuille A4 en format paysage et fonctionnant sur batterie rechargeable. Il permet d’accéder à six services : un système d’albums photos que l’entourage familial partage avec son proche en perte d’autonomie ; un système de messagerie pour échanger entre les trois catégories d’acteurs (personne en perte d’autonomie, entourage familial et professionnels) ; un agenda pour coordonner, informer des pratiques des aidants professionnels, de l’entourage familial et des personnes ; un suivi de la personne en perte d’autonomie qui indique son état de bien-être aux aidants ; un cahier de liaison complété par les responsables de secteur afin de suivre/consulter la réalisation des interventions à domicile pour chacun des acteurs ; et enfin, un rapport d’intervention, afin de consulter les traces horaires des interventions des professionnelles et les activités réalisées au domicile de la personne en perte d’autonomie, enregistrer le contenu de son activité au domicile.

3.2 – Des entretiens et des observations qui couvrent un large spectre

29Nous avons interviewé vingt personnes en perte d’autonomie, dix à leur domicile vivant en couple, dix en EHPAD, veuves ou célibataires. Nous les avons observées utiliser le dispositif. Nous avons également rencontré trois professionnelles : une responsable du CLIC [10], une du CCAS [11], deux responsables d’une association d’aide aux aidants. Enfin, nous avons interviewé les responsables techniques de l’expérimentation : chefs de projet de développement, concepteur, chef de projet d’expérimentation.

30Dans un premier temps, nous allons chercher à comprendre les processus qui ont conduit à l’expérimentation proprement dite et les raisons qui peuvent expliquer le degré d’appropriation ou de non appropriation. Dans un second temps, prenant conscience du fait que l’expérimentation en elle-même a été une occasion de mettre à jour des enjeux plus globaux, préexistant à l’introduction du dispositif – l’expérimentation est envisagée comme révélatrice de tensions à l’œuvre –, nous identifierons à quelles conditions socio-organisationnelles et institutionnelles, l’introduction d’un dispositif peut constituer une opportunité pour que les acteurs du médico-social développent des pratiques de mutualisation et ainsi continuent à innover socialement. Cela nous amènera à distinguer deux facettes : l’importance de rendre visible les apports des compétences relationnelles tout en ayant conscience que la mise en œuvre de ces compétences s’effectue dans un milieu privé, où l’intimité de la personne fait partie des préoccupations (Bonnet et Minary, 2004) ; et la nécessité d’inventer des dispositifs de management favorisant le travail collectif.

4 – Concevoir des dispositifs technico-gestionnaires sans connaître l’activité à outiller ?

4.1 – Les cadres institutionnels de l’expérimentation

31Cette expérimentation s’inscrit dans le cadre plus général de la volonté des acteurs politiques locaux de « moderniser » l’image du département, notamment, par l’emploi des TIC. Ainsi, le Conseil Général où a lieu notre étude, possède déjà une tradition de partenariat entre collectivités locales et entreprises privées, en donnant la priorité au numérique, afin de soutenir le développement économique, l’attractivité et l’aide aux populations sur son territoire. L’expérimentation proprement dite s’inscrit dans la réponse du Conseil Général à un appel d’offres de la Commission Européenne, pour le financement de projets innovants dans le domaine du maintien au domicile des personnes âgées.

32L’une des raisons pour lesquelles le CG a obtenu cet appel d’offres, c’est qu’il avait signé la charte « Département Innovant », avec un opérateur de télécommunications, en 2004, et un protocole d’accord sur la promotion des usages innovants, en 2006, lors de la première édition de RuraliTIC. Par ailleurs, le CG, en tant qu’organisation, cherche à se restructurer, à la fois en mutualisant ses services en charge des personnes âgées en perte d’autonomie et ceux en charge des personnes handicapées, et en créant des antennes plus proches des zones rurales.

33Dans ce contexte, en plus du financement de l’expérimentation, il a réuni deux associations d’aides à domicile, deux CLIC, 25 intervenants participants, 16 personnes aidées partiellement dépendantes [12], 72 aidants familiaux, initiant ainsi un premier dialogue.

4.2 – Une première phase de dialogue prometteur

34Un premier dialogue, initié en 2008 par le CG, s’amorce entre toutes les parties prenantes autour des objectifs du projet. Malgré un début prometteur pour la conception du dispositif et son acceptabilité, les effets, à moyen terme, de cette première phase de dialogue sont partiellement contradictoires.

35D’un côté, les multiples organismes ainsi rassemblés ont acquis une meilleure connaissance des spécificités de chacun – activités, difficultés, responsabilités et limites d’intervention. Ils ont découvert ou précisé des problèmes communs, comme les tensions entre rationalisation et lutte perpétuelle contre le temps, ou encore, l’existence de besoins accrus de dispositifs technico-organisationnels pour les employeurs, sans oublier les ruptures dans la transmission des informations concernant la prise en charge : par exemple, entre le déclenchement du processus d’évaluation par les travailleurs sociaux du CG et la réalisation effective d’un plan d’aide par les intervenantes à domicile d’une association, aucun acteur n’a une visibilité globale qui lui permettrait soit d’anticiper sur des activités à venir soit de suivre l’effectivité d’une prestation.

36Cependant, au-delà de l’engouement général, les premières rencontres ont aussi créé de très fortes attentes, laissant penser que la simple mise à disposition du dispositif effacerait, efficacement et sans difficulté, les problèmes de coordination, de gestion des données et améliorerait, d’une part, la qualité du service de maintien à domicile – du point de vue des aidants professionnels – et, d’autre part, le bien-être du point de vue des aidants familiaux et des personnes en pertes d’autonomie.

37Ces réflexions soulignent combien il est important que le promoteur d’une innovation technico-organisationnelle commence par créer la confiance et acquiert une crédibilité auprès des travailleurs sociaux et des intervenantes. Par ce travail en amont de la conception de dispositifs de mutualisation, il reconnaît le rôle de chaque catégorie d’acteurs et crée le cadre favorable au développement de pratiques de coopération.

4.3 – Les raisons d’une mutualisation limitée autour du dispositif

38Toutefois, ces pré-requis ne suffisent pas : la mise en place de pratiques de co-conception entre développeurs et représentants des utilisateurs, notamment professionnels, sont tout aussi importantes, ce qui n’a pas été le cas, pour les raisons suivantes :

39La deadline fixée par le projet européen et les échéances imposées par les services marketing de l’industriel ont fortement contraint le développement du service, sa qualité et la disponibilité des concepteurs. En particulier, la conception proprement dite et le développement ont eu lieu sans concertation avec les futurs utilisateurs professionnels, le CG étant le seul organisme actif dans ce projet. Les associations ont ainsi découvert le dispositif plusieurs mois après la phase de dialogue et seulement quinze jours avant le début de l’expérimentation.

40Une seconde source de tension concerne l’injonction du CG envers les associations pour qu’elles expérimentent le dispositif, plutôt que d’en appeler à leur volontariat. Cela a eu trois grandes conséquences préjudiciables pour le bon déroulement de l’expérimentation et, a fortiori, pour une appropriation durable du dispositif. D’une part, les associations n’ont pas eu l’impression d’être partie prenante de la conception, alors qu’elles avaient déjà consacré du temps aux phases amont du projet. D’autre part, elles ont vécu cette imposition comme une contrainte supplémentaire, d’autant qu’elles n’ont pu négocier le financement de temps dédié à la maîtrise du dispositif pour leurs employés, peu familiarisés avec l’emploi professionel des TIC. Enfin, alors qu’elles auraient pu jouer un rôle primordial d’accompagnement et de formation des personnes en perte d’autonomie dans l’utilisation du dispositif, elles ne se sont guère investies dans cette activité [13].

41Ces sources de tensions initiales ont eu pour conséquence de dissuader les professionnelles et l’entourage proche d’utiliser le dispositif : prises dans une gestion très minutée des temps, devant faire face seules aux incertitudes entourant leurs activités, ne pouvant s’appuyer sur des collectifs informels ou formant un collectif anomique – puisqu’il n’existe pas ou très peu de réunions instituées, ni de discussions informelles entre intervenantes –, ne disposant ni des compétences techniques, ni de l’aisance communicationnelle pour assurer une maintenance de premier niveau en lien avec la hot line, celles qui avaient voulu, malgré tout, s’engager dans l’expérimentation, ont vite baissé les bras. De plus, certaines fonctionnalités du dispositif expérimental faisaient double emploi avec des procédures existantes, dispersées sur plusieurs dispositifs. En effet, les intervenantes rendent compte déjà de leur propre travail quotidien en signalant leur arrivée au domicile de la personne par un appel téléphonique à un serveur avec le téléphone fixe de la personne en perte d’autonomie ; elles saisissent des fiches d’activités par personne en perte d’autonomie à destination des professionnelles remplaçantes, indiquent le kilométrage parcouru pendant et entre chaque intervention à domicile sur des feuilles et, éventuellement, remplissent un cahier de liaison laissé au domicile.

4.4 – De l’importance des cadres d’expérimentation

42Nous avons discerné précédemment un ensemble de raisons qui s’opposent à l’élaboration collective de nouvelles pratiques autour du dispositif de mise en relation et de mutualisation d’informations. Elles tiennent, d’une part, au mode de faible valorisation/rémunération des activités d’aide à la personne – les temps contraints ne permettent pas de dégager les marges de manœuvre pour se lancer dans un véritable processus d’expérimentation, qui plus est collectif – et, d’autre part, au mode de conception du dispositif, encore trop faiblement soucieux d’une prise en compte fine des spécificités du travail médico-social.

43En appliquant le modèle d’analyse présenté plus haut, nous interprétons l’échec d’utilisation du dispositif de la manière suivante. Dans un contexte de rationalisation du travail, l’idée de concevoir et mettre en œuvre un dispositif de mise en relation et de coordination des activités visait à compenser les limites à la coopération et aux régulations informelles. Cependant, les modalités mêmes par lesquelles les promoteurs du dispositif ont procédé pour développer cette innovation ont, à l’inverse, freiné la coopération, et ont complexifié la coordination ainsi que le travail d’intervention en lui-même, au lieu de favoriser l’élaboration de collectifs pérennes. En d’autres termes, les conditions de conception et d’expérimentation ont renforcé l’existence de collectifs anomiques. Faute de temps spécifique pour « expérimenter » et apprendre de leurs erreurs, n’ayant pu instaurer une tâche technique spécifique pour utiliser et faire utiliser le dispositif et faute d’avoir pu disposer de temps pour repenser l’organisation autour du dispositif, les intervenantes à domicile n’ont pas pu développer de nouvelles relations, de nouvelles compétences, autour de son utilisation. Elles n’ont pu s’inscrire dans une dynamique d’apprentissages collectifs et leur degré d’autonomie n’en a pas non plus été accru.

44Cependant, ces constats permettent de pointer, en creux, à quelles conditions pourraient être conçus des dispositifs rendant service aux professionnels du médico-social et répondant, bien que d’une manière différente, au souci des acteurs publics, de maîtriser les dépenses. Deux axes paraissent particulièrement structurants.

5 – Ce que pourrait être un processus de co-conception

45Le premier concerne l’importance – pour les concepteurs – de posséder une connaissance fine du travail des professionnels, y compris celui des responsables. Cela implique que les porteurs du projet et les technologues adoptent une attitude attentionnée vis-à-vis des contraintes-mêmes de l’activité des futurs utilisateurs – et pas seulement de raisonner à partir de diagrammes des flux, ou d’une représentation normative en termes de processus productifs, par exemple. Dans ce sens, en adoptant cette attitude attentionnée, le travail de conception tiendrait alors tout particulièrement compte des compétences relationnelles des intervenantes et de leurs apports à la qualité du service rendu (Boujut, 2005).

46Le second axe s’intéresse aux conditions d’appropriation du dispositif. En effet, même conçu en incluant les exigences de l’activité professionnelle, le dispositif n’engendre pas de lui-même des usages. En revanche, c’est en encourageant la constitution de collectifs pérennes et en favorisant les échanges informels entre pairs que les responsables du médico-social seraient amenés à créer un cadre d’action favorable à l’acquisition d’un habitus d’expérimentation, chez leurs employés.

5.1 – Concevoir des dispositifs qui supportent la professionnalité

47Dire que le travail des professionnels du secteur médico-social comporte une composante relationnelle forte renvoie à plusieurs registres de sens.

48Il y a tout d’abord une intense activité relationnelle entre professionnels. En effet, les services de proximité permettant le soutien à domicile de la personne en perte d’autonomie sont variés : services de soin, d’aide aux tâches de la vie quotidienne, à la satisfaction de besoins physiques et relationnels (Laville et Sainsaulieu, 2002). Ainsi, pour une même personne en perte d’autonomie, plusieurs professionnels des organismes des secteurs sanitaire et médico-social interviennent et tentent de coordonner leurs activités, selon une dynamique complexe : le CLIC, les travailleurs sociaux du Conseil Général et de la Caisse Régionale d’Assurance Maladie élaborent et font évoluer le plan d’aide ; les responsables de secteurs des structures médico-sociales établissent et font évoluer les plannings d’activités des intervenantes à domicile ; ces intervenantes adaptent régulièrement la répartition des activités techniques entre elles ; les professionnels de l’hospitalisation à domicile et les professionnels de santé travaillant en libéral assurent les soins ; tous prennent également en considération le travail des aidants familiaux ou informels.

49Ensuite, les activités de service à domicile comprennent une dimension relationnelle entre professionnels et aidants familiaux, notamment, pour faire face à des difficultés, comme par exemple lorsqu’il faut soulever la personne en perte d’autonomie, l’aider à se déplacer ou encore faire face à des comportements « inhabituels » de l’aidé (agressivité envers le professionnel ou les proches, refus/opposition de la personne par des gestes, des paroles vulgaires). Ajoutons que les aidants familiaux détiennent un savoir empirique sur l’aidé, tout comme les professionnels de la santé ou du médico-social qui détiennent, également, un savoir « théorique » et pratique de leur métier. C’est là toute la compétence relationnelle des intervenants à domicile que de savoir s’appuyer sur ou s’écarter de ces connaissances de l’aidant non professionnel, pour suivre et adapter les plans d’aide.

50Enfin, le cœur même de l’activité de maintien en autonomie s’appuie sur une composante relationnelle incontournable (Avril, 2006) : savoir présenter aux aidants familiaux, avec tact, la réalité qu’ils refusent bien souvent d’admettre ; savoir négocier avec chaque acteur (individuel, collectif, institutionnel) le contenu du plan d’aide, en réévaluer la pertinence au fur et à mesure des années d’accompagnement ; concilier toutes les attentes ; se montrer ferme quand il le faut ; savoir interpréter des demandes qui en cachent d’autres ; mobiliser les compétences profanes ; détecter des signes d’usure chez les salariés ; pallier les ruptures dans la coordination et la transmission d’informations, en sont des illustrations.

51Ces compétences relationnelles subtiles, diffuses et pourtant incontournables, sont à la fois le support à l’élaboration de collectifs de professionnels de type communautaire – quand ils existent – et la conséquence de leur pérennisation. Dit autrement, si des services de soutien aux personnes en perte d’autonomie sont rendus satisfaisants, c’est aussi parce que, en permanence et de façon informelle – parfois clandestine –, grâce aux compétences relationnelles de certains acteurs, des collectifs émergent (Avril, 2009). Cependant, c’est précisément le caractère « bricolé » de ces collectifs qui les rend fragiles et remet en cause l’efficacité du soutien et de la prise en charge.

52Ce sont les apports de ces compétences que le travail de conception de dispositifs technico-gestionnaires pourrait épauler, supporter, et non entraver ou réduire.

5.2 – Créer des cadres d’action qui favorisent un habitus d’expérimentation

53Comme nous l’avons vu, indépendamment de la conception, la phase d’appropriation du dispositif – que l’on soit dans une démarche expérimentale ou commerciale – présente une réalité à part entière. Les utilisateurs, ici les professionnels, cadres et intervenantes, peuvent s’approprier le dispositif, développer des usages à la condition d’échanger entre pairs, et ainsi par tâtonnement, trouver un sens à leur emploi. Cela implique qu’ils en aient le temps, qu’ils y soient formellement encouragés et qu’ils puissent s’appuyer sur un collectif de confiance. Or, le « cadre » de la phase d’appropriation est le résultat, certes des contraintes macro-économiques, mais également des choix locaux d’organisation du travail initiés par les responsables de structure.

54En effet, d’un côté, depuis le début des années 2000, sous l’effet des décisions prises par les pouvoirs publics, les responsables des structures essentiellement associatives du secteur médico-social connaissent « des pressions de professionnalisation et de concurrence, qui amènent des changements dans les modalités de production des services » (Dussuet, 2005). Mais, d’un autre côté, ces structures continuent de réaffirmer leur spécificité, en mettant en avant le principe d’action solidaire et en valorisant leurs conventions collectives (Demailly, 2008). Dès lors, contraints d’exécuter des missions diligentées par les collectivités territoriales ou locales, tout en étant concurrencés par des organisations marchandes, les responsables voient leur autonomie d’action disputée mais non annulée. Ils ont alors la possibilité d’envisager deux grands registres d’action.

55Souvent formés à l’ingénierie de projet, au management par la qualité et à la réponse rapide aux appels d’offre, devant développer de nouvelles activités pour maintenir l’emploi, ils risquent de minimiser l’espace d’expression des compétences relationnelles et celui des collectifs de travail pérennes. Cette orientation conduit parfois à dévaloriser une partie des activités et des savoir-faire considérés comme au cœur du métier, comme la maîtrise des relations psychoaffectives (Bureau et Rist, 2011). C’est bien la prégnance de collectifs anomiques que nous avons identifiée parmi les associations impliquées dans l’expérimentation. Faute d’avoir su créer les cadres d’un développement de collectifs de type communautaire, les responsables des organismes étudiés n’ont pu contrebalancer la crainte qu’ont eue les intervenantes à domicile d’être contrôlées via le dispositif.

56Or, pour tenir ensemble « incitations à une rationalisation gestionnaire » et meilleure reconnaissance de la professionnalité des acteurs du médico-social, les responsables peuvent pratiquer un management « innovant », conciliant une approche centrée sur le métier exercé – où la maîtrise des compétences relationnelles est considérée comme centrale et inhérente au travail technique – et des pratiques de contrôle de la qualité des prestations délivrées. Et dans ce sens, deux orientations managériales sont structurantes : celles qui favorisent l’émergence et la pérennisation de collectifs de type communautaire ; ainsi que celles qui encouragent les apprentissages mutuels entre pairs. Nous pensons, par exemple, aux initiatives suivantes : organiser des équipes ; programmer des réunions sur le temps de travail ; introduire des supports de conseils pragmatiques sur des tâches techniques, notamment la cuisine, le ménage, des rappels de manipulation corporelle et de prévention contre les risques d’usure musculo-squelettiques ; mais aussi, des fiches thématiques sur la prévention des escarres chez les personnes à mobilité réduite ou concernant les caractéristiques comportementales des personnes de type Alzheimer ; instituer des transmissions de savoirs entre intervenantes ayant suivi une formation et leurs collègues, sous forme orale ou de rapport écrit fourni au responsable, etc.

57De la sorte, grâce aux échanges entre collègues, grâce à leur inscription dans une communauté de professionnels, ils apprendraient ensemble à maîtriser le dispositif, à trouver un sens dans le déroulement même de leur activité, sens qui peut être, au moins en partie, différent de celui imaginé par les concepteurs. Les apports des compétences relationnelles seraient ainsi préservés, grâce au développement de pratiques ad hoc, mises au point par les intéressés eux-mêmes…

58Ces capacités d’innovation chez les responsables, ainsi que l’ensemble des savoirs et compétences informels des intervenantes, peuvent être réunis sous la catégorie d’attitude attentionnée maîtrisée. Celle-ci se caractérise selon trois axes : un micro-collectif de type communautaire qui comprend, outre la relation duelle intervenante et personne en perte d’autonomie, les collègues et les responsables, parfois, l’entourage proche et des professionnels du sanitaire ; ce micro-collectif conçoit son travail de manière à conserver ou réintroduire de la réciprocité parmi ses membres ; pour y parvenir, il se fixe une exigence de responsabilité centrée sur l’autonomisation des acteurs (Bied, Metzger, 2011).

5.3 – Vers des pratiques de conception émancipatrices ?

59Comme nous l’avons établi à partir du cas observé – mais le cas nous semble généralisable –, les concepteurs de dispositifs technico-gestionnaires ne connaissent pas, de façon précise, les pratiques des professionnels auxquels ils destinent leurs innovations. De plus, les dispositifs de mise en relation et de mutualisation des informations sont conçus à partir de technologies d’abord pensées pour des publics autonomes (standardisation grand public) et des usages industriels (rationalisation de processus de production). En transposant la technologie dans le secteur du médico-social, les concepteurs, inconsciemment, importent dans le même temps une logique (instrumentale, gestionnaire) qui accentue bien souvent la tension déjà signalée avec les logiques propres aux professionnelles (attitude attentionnée, importance de la dimension relationnelle).

60Cela souligne l’importance de la socialisation des concepteurs de dispositifs technico-organisationnels aux pratiques et aux capacités d’innovation de l’ensemble des aidants professionnels (associatifs, privés, coopératifs, institutionnels, CLIC).

61Symétriquement, les intervenantes à domicile et leur(s) responsable(s) de secteur ne peuvent sans doute pas s’improviser co-concepteurs du jour au lendemain. L’habitude d’échanger entre pairs autour de problèmes concrets, la perspective d’évolutions professionnelles, la reconnaissance de l’apport des compétences relationnelles, tout cela constitue également des pré-requis nécessaires au rôle de co-concepteur, puis d’expérimentateur.

62Pouvoir disposer de temps spécifiquement dédié à l’acquisition de ces pré-requis constitue alors la condition déterminante pour que les projets de rationalisation du secteur aboutissent à une amélioration des pratiques de coopération et d’apprentissages collectifs. Dit autrement, c’est à cette condition que la conception de dispositif favoriserait une dynamique d’institutionnalisation du travail des professionnels, au sens où nous l’avons indiqué plus haut, à savoir, vecteur d’intégration, d’apprentissage, d’autonomisation et de régulation.

Conclusion

63Ainsi, les résultats du suivi d’une expérimentation nous ont permis de dégager des connaissances portant sur trois registres.

64D’une part, il est clair que toute conception de dispositif technico-organisationnel à des fins de mise en relation et de mutualisation des informations gagnera à une socialisation des technologues aux mondes du travail caractéristiques du secteur médico-social. Cela leur permettra d’agir dans le sens d’une mise en visibilité et donc d’une reconnaissance formelle – sans doute partielle – des apports des compétences relationnelles, mises en œuvre par les différentes catégories d’acteurs du secteur. D’autre part, et ce point est lié au précédent, toute tentative de professionnalisation des emplois de ce secteur rencontre la question de l’arbitrage entre tâches techniques et tâches relationnelles. Comme, le plus souvent, la professionnalisation en général consiste en une montée en qualification sur les tâches techniques, voire à une extension du périmètre d’activité à des tâches de gestion, cela risque de s’effectuer au détriment des compétences relationnelles, pourtant essentielles pour une prestation de qualité.

65C’est pourquoi, pour compléter ce panorama des conditions de possibilité d’une professionnalité nouvelle autour de la conception de dispositifs technico-gestionnaires, il nous semble indispensable d’inventer – sans doute par expérimentation – des pratiques de management qui, simultanément, favorisent la construction de collectifs de travail et rendent visibles les apports des compétences relationnelles. En effet, ces collectifs de travail, quand ils émergent spontanément des régulations autonomes, sont extrêmement fragiles et ne peuvent être pérennisés que grâce à l’action raisonnée d’un management innovant.

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Date de mise en ligne : 12/03/2012

https://doi.org/10.3917/mav.047.0165

Notes

  • [1]
    Marjorie Bied, Orange Labs/Tech/SENSE, Paris Sorbonne IV, marjorie.bied@orange-ftgroup.com
  • [2]
    Jean-Luc Metzger, Orange Labs/Tech/SENSE, chercheur associé au CNAM-LISE, jeanluc.metzger@orange-ftgroup.com
  • [3]
    D’où le succès de l’expression « prise en charge des personnes âgées ».
  • [4]
    Activités réalisées dans le cadre de l’Hospitalisation à domicile ou non, par des membres des professions médicales ou paramédicales, du secteur public ou en libéral, etc.
  • [5]
    Activités réalisées par une pluralité d’acteurs institutionnels : services sociaux d’un Centre Local d’Information et de Coordination, d’un Conseil Général, et d’une Caisse Régionale d’Assurance Maladie. L’étude a eu lieu en 2009, avant la mise en œuvre de la loi Hôpital Patients, Santé et Territoires (HPST) de 2010, c’est pourquoi nous faisons référence à la CRAM qui, depuis, n’existe plus.
  • [6]
    Nous appellerons intervenantes à domicile, les professionnelles du médico-social, que leur statut soit « auxiliaire de vie », « assistante de vie », « aide ménagère », « aide à domicile », etc.
  • [7]
    Groupe de travail initié par Rosine Bachelot « Société et vieillissement », Séance 3 : « mesure de la dépendance » 2011, Fiche 2 Les plans d’aide personnalisés de l’APA à domicile et la coordination des aides.
  • [8]
    Allocation Personnalisée d’Autonomie.
  • [9]
    Etablissement d’Hébergement pour Personne Agée Dépendante.
  • [10]
    Centre Local d’Information et de Coordination, organisme public départemental créé à l’initiative du CG, dont les missions sont « d’informer, orienter, faciliter les démarches, fédérer les acteurs locaux, évaluer les besoins, élaborer un plan d’aide, accompagner et/ ou assurer le suivi du plan d’aide, en lien avec les intervenants extérieurs, coordonner » (site du ministère de la santé).
  • [11]
    Centre Communal d’Action Sociale, établissement public municipal.
  • [12]
    Les personnes, recrutées par les deux associations médico-sociales, bénéficient toutes de l’Aide Personnalisée à l’Autonomie (APA) et sont classées en GIR 3 ou GIR 4.
  • [13]
    On aurait pu imaginer que les intervenantes aient pour mission d’accompagner les personnes âgées en perte d’autonomie dans l’usage du dispositif, à titre d’activité de maintien des facultés cognitives, et de maintien ou de renforcement du lien social avec l’entourage familial distant par exemple.

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