1La littérature sur la question des modes de coordination en situation volatile, en environnement turbulent ce que nous qualifions plus précisément de situations extrêmes de gestion (Lièvre, Gautier, 2009 ; Pichaut et alii, 2010), fait état de controverses comme en rendent compte dans ce cahier l’article de Nizet et Pichault (2011). Un certain nombre de travaux (Bouty, Godard, 2009 ; Godé-Sanchez, 2008, 2010a, 2010b ; Pichault, 2002 ; Alsène et Pichault 2007 ; Pichaut et alii, 2010) interpellent des positions théoriques défendues par les théories de la contingence (Lawrence et Lorsch, 1967 ; Thompson, 1967 ; Van de Ven et al., 1976 ; Mintzberg, 1978 ; Keller, 1994 ; Gupta et al., 1994) selon lesquelles les organisations confrontées à une forte incertitude environnementale doivent délaisser les mécanismes formels de coordination au profit de mécanismes beaucoup plus souples, plus informels. Pour Pichault et alii (2010), cette posture théorique n’apparaît pas pleinement satisfaisante pour au moins deux raisons. D’une part, elle repose sur une vision essentiellement structurelle de la coordination alors que la coordination a une dimension processuelle importante. D’autre part, le niveau de granularité retenu par les théories de la contingence se situe à l’échelon de l’organisation ou de l’unité de travail et non à l’intérieur de ces dernières. Ainsi, il ne permet pas d’étudier les modes effectifs de coordination située au niveau des interactions individuelles et d’ouvrir « ces boites noires relativement fermées » (Alsène et Pichault, 2007, p. 65) que représentent aujourd’hui encore les modes de coordination. Pour sortir de ces situations d’indécidabilité, il s’agit selon ces auteurs d’ouvrir la boite noire de la coordination en s’intéressant délibérément aux pratiques des acteurs en situation.
2C’est ce que nous proposons de faire, dans cet article, en prenant d’une part comme objet de recherche un collectif informel en situation de projet dans un environnement extrême, à savoir une expédition polaire et en investissant d’autre part les pratiques des acteurs en situation dans la perspective d’une épistémologie de la pratique (James, 1909 ; Glaser et Strauss, 1967 ; Bourdieu, 1977 ; Piaget, 1974 ; Schön, 1983 ; Lave et Wenger, 1991 ; Cook et Brown, 1999) en mobilisant un dispositif méthodologique qui se veut délibérément centré sur les pratiques et non sur les discours sur les pratiques (Lièvre, Rix-Lièvre, 2009).
3Notre investigation s’inscrit résolument dans le champ de la théorie ancrée de Glaser et Strauss (1967). Renouant avec l’approche pragmatique de James (1909), telle qu’elle est évoquée par Pierre Paillé (2010, p34) dans la préface à la traduction française de « La découverte de la théorie ancrée » (1967/2010), nous construisons un cadre de référence d’une part à même d’intégrer les expériences vécues des acteurs au sens de James (1912) et d’autre part positionnant les discours en référence avec l’action au sens de Ricœur (1977). C’est sur une démarche abductive, au sens du philosophe pragmatique Pierce, qui traduit selon Richardson (2006) le mieux la démarche initiée par Glaser et Strauss en 1967, que nous nous appuyons pour dégager dans un premier temps les « théories en acte » mises en œuvre par les acteurs en situation, puis de confronter ces « théories substantives » aux théories « formelles » sur la coordination. Nous visons le champ des théories intermédiaires au sens de David (2000) c’est-à-dire un registre qui se situe entre les faits mis en forme et le champ des théories universalistes des sciences de gestion. Une grande attention sera portée aux modalités de construction et d’écriture de la situation concrète qui relève du registre de la description au sens de Latour (2006, p199) : un registre où la quête du détail est essentielle et où le fait de vouloir ajouter une explication à la description est la preuve que la description n’est pas complète et nécessite alors de rajouter dans la description le facteur explicatif. Par ailleurs, la nature des inférences entre les différents registres fera l’objet d’un soin tout particulier pour respecter les rationalités endogènes à l’action collective, propre à une épistémologie de la pratique, en mobilisant l’analyse comparative systématique de Glaser et Strauss.
4Nous prenons comme objet de recherche, un collectif informel d’acteurs « amateurs ». Ils n’appartiennent à aucune organisation ou institution commune. Ils n’ont jamais fonctionné ensemble dans une situation similaire et donc n’ont pas de routine organisationnelle pré-existante. Ils ne peuvent pas se reposer sur un standard formel codifié de coordination appris collectivement dans une école ou faisant l’objet d’une norme dans une organisation, et enfin ils sont immergés dans un milieu extrême : le milieu polaire. Ainsi, nous nous positionnons dans un contexte de coordination en matière de standard qui est ici orthogonal à des domaines comme le militaire (Gode-Sanchez 2009) ou par exemple la sécurité civile (Bigley, Roberts, 2001 ; Lièvre, Gautier, 2009 ; Gautier, 2010) où ceux-ci sont existants, formalisés, codifiés, enseignés, planifiés, exécutés… Nous interrogeons les modes de coordination qui se construisent en situation dans un tel contexte où les standards n’existent pas.
5Nous travaillons sur une étude de cas extrême au sens de Yin (2003) à savoir une expédition polaire qui s’est déroulée au Groenland en 2005 dont l’objet est d’entreprendre une traversée à ski en autonomie entre deux lieux, séparés de 800 km. Cette liaison n’avait jamais été réalisée auparavant mais ne constitue pour autant un exploit sportif. Le chef d’expédition, Joël est un expert reconnu dans le milieu. Il a réalisé une trentaine d’expéditions et a écrit des ouvrages de référence sur la question. Sur le plan méthodologique, les données sur cette expédition ont été recueillies de manière concomitante au déroulement de l’expédition dans le cadre d’une « observation-participante » (Peretz, 2001). L’investigation des pratiques de coordination des acteurs en situation posent de nombreux problèmes méthodologiques que nous proposons de regrouper en trois registres. Les questions liées à l’acceptation « pleine » et « entière » d’un terrain qui permet une telle investigation. Il s’agit en premier lieu d’avoir un accord de principe en matière d’accès au terrain. Mais, il s’agit surtout de pouvoir construire dans la durée, un positionnement du chercheur dans l’organisation qui permette de lui trouver une place en tant qu’ « observateur-participant » à une situation de coordination (Favret-Saada, 1977 ; Girin, 1990). De plus, cette place doit lui offrir d’avoir les libertés nécessaires pour une investigation approfondie qui peuvent obliger des incursions dans les sphères du « secret » aussi bien que du « privé ». Les questions liées à une investigation d’une pratique située qui suppose d’investir une « connaissance en acte » au sens de Piaget (1974), ayant un caractère non conscientisé au sens de Bourdieu (1990) ou tacite au sens de Polanyi (1996). Les résultats des chercheurs ayant construit des outils d’investigation des pratiques situées (Theureau, 1992 ; Vermersch, 1996 ; Clot, 1999 ; Rix & Lièvre, 2008) conduisent à reconnaître le caractère nécessaire mais insuffisant, d’une part, d’une observation de la pratique d’un acteur et d’autre part, d’un entretien avec ce même acteur sur cette même pratique. Il s’agit alors de proposer un outil qui permette de les associer. Les questions liées à une investigation d’une situation d’interaction qui suppose de pouvoir mettre en relation chaque action individuelle avec l’action collective. Une question sans réponse parce qu’il est quasiment impossible pour un chercheur d’investir à la fois la situation de chaque individu et la situation collective. Or, si on emprunte le registre des actions individuelles comment remonter au niveau du collectif ? Si on emprunte le registre de l’action collective comme une totalité comment revenir sur chaque action individuelle ? Une solution consiste alors à mobiliser deux chercheurs : l’un ayant en charge les actions individuelles et l’autre l’action collective.
6Ainsi, nous avons construit un dispositif qui regroupe deux chercheurs ayant deux postures différentes mais complémentaires. Un chercheur a une expérience confirmée d’expéditeur polaire, l’autre est une personne novice en la matière. Tous deux participent à une même expédition – de l’idée du projet, en passant par les divers temps de préparation et la réalisation effective, jusqu’au retour– et sont intégrés à l’équipe. Cependant, chacun adopte des rôles, des attitudes, des manières d’interagir particuliers – si l’un, expérimenté, est acteur à part entière, l’autre, novice, reste plus en position d’observateur– relativement à deux objectifs distincts : d’une part, rendre compte d’une réalité partagée par un collectif, d’autre part, entrer dans le monde de pratique singulier de chaque acteur appartenant à ce collectif. Ainsi deux types de matériaux ont été recueillis : a) des données issues du journal de bord d’un chercheur dont l’objet était de rendre compte du déroulement de l’expédition du point de vue du collectif, b) des données provenant des entretiens conduits par un autre chercheur sur l’expérience vécue de chacun des co-équipiers sur des moments particuliers de l’expédition. Le premier chercheur a développé une posture de participation-observante. Pour réaliser son journal de bord, divers matériaux ont été utilisés : des notes écrites au jour le jour, des enregistrements vidéo en situation assortis de commentaires, des interviews réalisés soit pendant l’expédition, soit après. Le deuxième chercheur a développé une posture d’observation-participante qui permettait d’assister au déroulement de l’expédition mais de conserver une certaine distance par rapport au collectif afin de pouvoir bénéficier des confidences des uns et des autres. Il s’agissait surtout de pouvoir réaliser après l’expédition des entretiens centrés sur des moments particuliers en fonction des objectifs de la recherche engagée. La technique utilisée est celle des entretiens en « re situ subjectif » (Rix, Biache, 2004 ; Rix-Lièvre, 2010) qui suppose un enregistrement en vidéo en situation, au préalable. Ce dispositif fait parti des techniques nommées « self confrontation method » (Rix-Lièvre, Lièvre, 2009). Nous avons détaillé ailleurs cette méthodologie (Lièvre, Lièvre-Rix, 2009 ; Rix-Lièvre, Lièvre, 2010).
7Dans le cadre de cet article, nous avons mobilisé a) la description du déroulement de l’expédition sous l’angle du collectif en se centrant particulièrement sur les moments liés à la question de la sécurité ours, b) les investigations relatives au vécu du chef d’expédition en référence à la sécurité ours à des moments particuliers, c) un entretien réalisé pendant l’expédition sur la question des compétences dévolues au chef d’expédition d’un point de vue générique.
8Nous ciblons ici dans notre volonté de rendre compte des modalités de coordination mises en œuvre par les acteurs en situation sur le domaine de la gestion de la sécurité ours mais qui suppose auparavant de saisir la coordination sur l’ensemble du périmètre de l’expédition. La question de la sécurité vis-à-vis des ours dans ce type de projet est un domaine sensible puisqu’il touche à la sécurité physique des acteurs en cause. Nous proposons dans une première partie de rendre compte du déploiement de la vie organisationnelle de l’expédition en développant plus précisément les moments relatifs à la gestion de la sécurité « ours », dans un deuxième temps, nous dégageons les registres clés à même de rendre compte des mécanismes de coordination en situation. En conclusion, nous positionnons ces résultats par rapport à la littérature de la coordination et en réponse à la question de recherche affichée dans notre introduction.
1 – Le déroulement de l’expédition Groenland
9Nous proposons de rendre compte du déroulement de l’expédition en privilégiant les aspects liés à la sécurité ours à partir du journal de bord du chercheur ayant investi le collectif. Mais les grandes étapes du projet sont définies à partir de l’entretien réalisé avec le chef d’expédition qui distingue d’une manière générique dans une expédition trois phases : conception, préparation et réalisation auxquelles il associe, pour chacune d’entre elle, des fonctions particulières et donc des compétences critiques distinctes pour le chef de projet. Pour la première phase qui consiste selon lui à inventer un projet original d’expédition, il insiste sur la curiosité, l’imagination, l’ingéniosité que doit posséder un chef d’expédition et du travail laborieux à réaliser bien en amont sur le plan bibliographique à partir d’ouvrages, de cartes, de photos. Pour la seconde phase, c’est le sens de l’organisation qui doit prévaloir : réunir une équipe et se distribuer les rôles selon les grands problèmes : transport, administratif, matériel, progression, financier. Enfin pour la phase de réalisation de l’expédition proprement dite, la compétence du chef d’expédition est principalement l’autorité assortie de compétences techniques pour conduire la progression et lui permettre de ne pas être à la « traîne » dans certains passages et de ne pas apparaître comme disqualifié vis-à-vis du collectif.
10Cette expédition s’est déroulée sur une période de deux ans et demi en incluant l’idée du projet jusqu’à la phase de clôture des comptes et du retour d’expérience. L’idée a cheminé pendant une année pour arriver à prendre la forme d’un projet qui va donner lieu à une période de préparation d’une année. Le déroulement sur le terrain couvre une période de deux mois. Le bouclage est réalisé rapidement dans le mois qui suit le retour en France de l’expédition.
1.1 – La première phase : la conception
1.1.1 – De l’idée au projet : une traversée inédite de 800 km à ski au Groenland
11L’idée de cette expédition remonte à une rencontre entre d’une part, deux amis Joël et Gilles et d’autre part, Pierre à l’occasion d’une manifestation sur les expéditions polaires à Paris. Joël et Gilles ont l’habitude de partir ensemble depuis longtemps pour des expéditions sportives à ski, la rencontre avec Pierre leur donne l’envie de partir ensemble tous les trois à la prochaine occasion. Ils semblent partager les mêmes attentes en matière d’expédition que l’on peut décliner sur le thème de l’exploration et la découverte. Une année plus tard, ils se retrouvent chez Joël à l’occasion d’une soirée et décident de réaliser une traversée au Groenland. Pierre est venu avec son amie Cloé qui est aussi partante pour ce genre d’aventure. Depuis longtemps, Joël fait des expéditions au Groenland, mais il n’avait jamais entrepris cette traversée. C’était un projet qu’il avait en tête depuis de nombreuses années. Il a déjà toute la documentation et les contacts pour réaliser ce projet. L’itinéraire choisi, de l’ordre de 800 km, n’est pas « classique ». C’est un itinéraire qui n’a jamais été parcouru à ski bien que ne présentant pas de difficultés particulières. C’est une expédition sportive qui se fera en autofinancement. Par contre, le chef d’expédition assure de pouvoir avoir de « bon prix » sur du matériel qui devrait être acheté par les uns et les autres pour l’expédition en question.
1.1.2 – La faisabilité du projet : une documentation à compléter et l’autorisation du Centre Polaire Danois
12Joël a eu une bonne connaissance du Groenland. Il a fait déjà de nombreuses expéditions aussi bien sur la côte est que sur la côte ouest. La seule chose qui lui manque ce sont des photographies aériennes pour repérer d’une manière précise tels passages ou tels autres qui ne peuvent être appréciés avec les cartes disponibles. L’autre problème réside dans l’obtention d’un permis d’expédition par le Centre Polaire Danois. Mais Joël a déjà effectué ce type de demande de permis d’expédition de nombreuses fois au même organisme. Il est rompu à l’exercice. Pour le transport, il prend contact avec son agence habituelle qui est spécialisée sur ce type de voyage et avec laquelle il travaille depuis de nombreuses années. Cette même agence va aussi s’occuper de tout ce qui est l’hébergement sur place. Enfin il a l’accord d’un magasin spécialisé dans les articles de montagne pour obtenir une réduction de 30 % sur tout le matériel acheté pour son expédition. Reste à régler le délicat problème du recrutement de ses co-équipiers.
1.2 – La deuxième phase : la préparation
1.2.1 – Le recrutement des co-équipiers : une tâche délicate et sensible quant à l’issue du projet
13Le recrutement des co-équipiers est une étape essentielle et délicate à réaliser comme le rappelle à de nombreuses reprises le chef d’expédition. En effet, le choix des co-équipiers va fortement conditionner le « bon » déroulement de l’expédition lors de sa mise en œuvre sur le terrain. Dans un contexte hostile, la bonne coopération entre les équipiers est vitale. Il déclare avoir eu par le passé de nombreuses difficultés sur ce sujet. Il est opposé à la constitution de collectif qui se retrouve véritablement pour la première fois dans l’avion juste avant de partir en expédition. L’idéal pour ce genre d’expédition serait de partir à six co-équipiers pour des raisons de sécurité. En effet la chute dans une crevasse d’un équipier qui est un risque que l’on ne peut éliminer sur ce genre d’itinéraire est quelque chose qui peut être abordée plus sereinement à quatre ou à cinq qu’à trois pour organiser un secours. S’il faut organiser des tours de garde la nuit pour éviter l’intrusion d’un ours blanc dans le camp, ceci est une chose plus facile à envisager à six qu’à trois. Nous sommes quatre, il faut trouver deux autres compères. Joël pense que deux autres amis pourraient être intéressés par le projet, mais ils ne sont pas libres sur la période. Pierre connaît aussi une personne avec laquelle il est déjà parti en expédition qui pourrait être intéressée par le projet. Joël est contrarié. Il n’est pas très favorable à la venue de l’ami de Pierre : il ne le connaît pas. Il a eu par le passé de nombreux problèmes en invitant des gens qu’il ne connaissait pas à participer à l’expédition. Joël a diffusé l’information de l’expédition à divers contacts, mais au final Joël proposera de partir à quatre. Il écarte deux candidats avec lesquels il a eu des problèmes lors d’une expédition, il y a quelques années : une opposition quant à l’itinéraire proposé qui avait été difficile à gérer.
1.2.2 – Planification de la préparation : le matériel, la sécurité ours, le collectif, la nutrition
14Joël va distribuer les différentes missions en fonction de sa manière habituelle de faire en distinguant : transport, administratif, matériel, progression, financier. La bonne réalisation de chacune de ses missions fera l’objet d’un suivi précis de sa part. Le premier problème à régler est celui du choix du matériel. Les débats sont animés. Il y a des choix individuels et des choix collectifs. Le dialogue va s’effectuer pendant un mois. Un accord est enfin trouvé. Joël et Pierre vont diverger sur le choix des chaussures et des fixations sur les skis. C’est un équipement type haute montagne qui est retenu (crampons, piolet, cordes, poulies-bloqueurs…) et des skis légers de randonnée nordique avec des carres métalliques. Le campement s’effectue par tente de deux. Joël propose que l’équipe se retrouve pour acheter ensemble le matériel. L’équipe prend une journée pour réaliser l’opération. Le second problème qui va être abordé, lors d’une réunion, est celui de la protection contre les ours blancs. Les avis sont très partagés. Chacun relate les diverses expériences qu’il a eu avec l’ours blanc et les différentes techniques utilisées. De toute façon, on emmène un fusil. C’est l’outil obligatoire à avoir avec soi dans ce genre d’expédition. La question se pose alors de l’éventualité d’avoir deux fusils : un par tente. « Non, c’est trop dangereux, il faut un seul fusil et c’est moi qui le prends » déclare Joël. Et pour la nuit en matière de sécurité ours comment on fait ? De nombreuses possibilités existent : tour de garde, système d’alerte autour du camp… Joël tranche le problème en proposant de prendre des chiens : une technique qu’il a déjà utilisée. Les autres n’ont jamais utilisé des chiens et sont sceptiques. Les chiens peuvent aussi attirer les ours. Joël précise que c’est lui et Gilles qui s’occuperont des chiens pendant l’expédition. L’affaire est conclue. Il décide d’acheter deux chiens sur place. Le troisième élément de préparation tient au fait de partir ensemble pour une sortie de ski de randonnée pour voir comment le collectif peut fonctionner. Ils se retrouvent pour un week-end en montagne. De bonnes conditions de neige, un temps superbe, une belle randonnée à ski, l’atmosphère est sereine : le groupe fonctionne. Un dîner légèrement gastronomique pour clôturer la sortie. Pour la préparation de la nourriture chacun procède comme il fait d’habitude en tenant compte des contraintes de poids dans l’avion. De toute façon en situation chacun tire sa pulka avec son propre matériel et sa propre nourriture. Joël a établit un itinéraire relativement précis avec des prévisions de camp pour chaque soir. Il sait bien que cet itinéraire et surtout l’établissement des camps peuvent être remis en cause pour de nombreuses raisons, mais de cette façon, en situation il sait où il en est : s’il a pris du retard, s’il est en avance, s’il faut modifier le tracé au vu de l’avancée ou d’autres problèmes qui peuvent émerger. Le rendez-vous est donné de se retrouver à l’aéroport de Roissy Charles de Gaulle le jour J avec les bagages.
1.3 – La troisième phase : la réalisation de l’expédition sur le terrain
1.3.1 – Des bagages en rade : une source de controverses entre Joël et Pierre
15Le voyage s’effectue sans problème sauf qu’une partie des bagages n’a pas suivi les passagers. Ces derniers arrivent sur place le jeudi. Ils espèrent pouvoir récupérer les bagages manquants dans l’avion le samedi matin. Ils finissent les préparatifs du matériel. Les derniers achats de provision sont faits ; sachant qu’il n’y aura plus aucune possibilité de se ravitailler après. Ils vont à l’arrivée de l’avion du samedi : pas de bagages. Joël veut partir. Pierre n’est pas d’accord. Pierre ne veut pas partir sans les bagages manquants dont l’un d’entre eux contient l’ensemble de la nourriture de son amie. Elle ne pourra pas tout retrouver sur place en matière alimentaire et en plus il faut tout reconditionner par ration journalière pour une expédition de 40 jours. Pour occuper la journée libre de dimanche, il est proposé de faire une ballade à ski. Le lundi matin les bagages sont là. Joël décide de partir dans le même mouvement car il fait beau.
1.3.2 – La présence des ours, un démarrage difficile avec un froid intense, Joël se gèle un doigt
16Lors du déplacement en motoneige pour rejoindre le point de départ du périple, l’équipe aperçoit des ours blancs. Ils sont avertis, le danger est réel. Ils font peu de kilomètre à ski. C’est le premier jour. Ils posent le camp et se couchent rapidement. Le deuxième jour, le temps est beau mais il y a un vent violent. La progression est difficile avec les chiens qui n’ont jamais fait ce type d’exercice : marcher à coté d’un skieur, trainer un petit traineau qui contient leur nourriture. Il y a 300 mètres de dénivelé pour atteindre le col ce qui est toujours une épreuve physique lorsque l’on traine une pulka en moyenne de 90 kg. Joël est parti tôt ce matin pour repérer un passage et il faisait froid. Il a un pouce qui a gelé. Il ne dit trop rien. Mais en début d’après-midi, le vent souffle encore plus fort et Joël n’a pas réussi à réchauffer son doigt. L’équipe s’inquiète. Pierre décide de planter le camp immédiatement pour que Joël puisse se réchauffer.
1.3.3 – Incompréhension entre les équipiers qui conduit à la perte des chiens, le bricolage pour pallier à leurs absences
17Le lendemain Joël repart comme si de rien n’était. Il part en avant avec un chien sans mot dire. Les autres le suivent, puis le rattrapent. Ils arrivent à un passage délicat sur une rivière de glace qui nécessite de mettre les crampons. Les chiens ont peur : ils glissent. Joël et Gilles qui devaient s’occuper des chiens sont devant. De fait, Pierre et son amie récupèrent les chiens. La progression est lente. Ils arrivent sur une rupture de pente dans la glace : un fossé de 2 à 3 mètres. Pierre s’engage lentement avec un chien et glisse. Pour ne pas blesser le chien il le lâche et l’envoie en direction de Joël qui attendait en bas. Au lieu de se précipiter sur lui Joël déclare : il ne faut pas s’en occuper ! Il ne va pas aller bien loin. Voyant le premier chien s’enfuir, le second se débat et réussit à s’enfuir. Les chiens sont partis. Ils ne reviendront pas. Tension entre les co-équipiers après cette histoire de chien. L’équipe s’inquiète sur le fait de ne plus avoir de sécurité ours. Joël minimise le problème et ne semble pas s’en préoccuper. Pierre a emporté avec lui du matériel de sécurité hérité d’autres expéditions : des fusées d’alarme, du fil, des élastiques de caoutchouc. Il fabrique une clôture anti-ours qui va permettre de protéger le camp de la venue intempestive d’un ours blanc la nuit.
1.3.4 – La chute à l’eau du chef d’expédition
18Le lendemain Joël démarre la journée sans aucune consigne de coordination. Ils abordent une rivière en glace dont la pente est très faible. Joël prend l’option crampon. Comme il le répète à de nombreuses occasions, un montagnard dés qu’il voit de la glace : il met les crampons. Pierre propose une autre solution qu’il a déjà expérimentée avec les bottes Sorel : l’adhérence est suffisante pour progresser dans un mouvement proche du pas alternatif en ski de fond en profitant de l’appui des bâtons munis de pointe carbone. Les deux autres empruntent la technique de Pierre. Ils progressent très rapidement et Joël ne peut les suivre. Ils s’arrêtent pour boire, manger et attendre Joël. De plus la partie qui arrive n’est pas engageante : la glace change de couleur et la frappe du bâton sur la glace résonne bizarrement. Joël arrive, il les dépasse et décide de ne pas s’arrêter. Le voila devant eux. La glace s’effondre sous ses pas. Il est à l’eau. Il ne sait pas nager. Toute tentative pour reprendre pied sur la glace est vouée à l’échec avec les crampons qui cassent la glace. Les autres se tiennent à l’écart de cette glace fragile. Ils rejoignent le bord de la rivière pour lui envoyer une corde. Ils le hissent et le font glisser jusqu’à la rive : il est trempé. Il se déshabille entièrement. Il faut qu’il se sèche complètement. Il n’a pas de vêtements de rechange : il a emmené le strict minimum pour l’expédition. Les autres lui trouvent du rechange dans leurs affaires. Il se change entièrement. Pierre et son amie avait emporté deux paires de chaussures : l’une pour le ski, l’autre pour la marche. Ce qui avait fait l’objet de controverses entre eux, Joël ne voyant pas l’utilité de ce doublon. Et heureusement Joël rentre dans l’une des chaussures. Ils progressent une heure pour réchauffer Joël et montent le camp. Pierre utilise un réchaud qui permet de chauffer la tente car il peut fonctionner à un faible débit. Il chauffe la tente et installe le séchage du matériel. Les chaussures de Joël vont mettre une vingtaine d’heures à sécher avec moultes manipulations. Aussi le lendemain, il est décidé de rester la journée au camp pour finir de faire sécher les affaires de Joël.
1.3.5 – Des choix sans concertation et une routine qui s’installe progressivement
19Le surlendemain, ils repartent sans consigne pour la journée de la part de Joël qui part devant. Ils arrivent à côté d’un sommet qu’ils avaient prévu de gravir et de descendre en ski. Les conditions sont excellentes en neige et il fait beau. Ce sommet est classique dans le milieu polaire. Joël a décidé que le sommet n’est plus à l’ordre du jour au vu du temps que nous avons perdu ; il prend cette décision sans s’en expliquer et sans demander l’avis des autres équipiers. Ils repartent le lendemain toujours sans consigne. L’expédition progresse maintenant d’une manière régulière. Quelques problèmes d’itinéraires à deux endroits qui vont être source de tension entre les membres de l’équipe. Joël continue à progresser devant le matin sans donner de consigne pour la journée. Les autres se sont fait une raison et suivent. Lors d’un ravitaillement prévu avec des Inuits, Joël achète un chien qui sera pris en charge complètement par Gilles. Le rythme de progression n’est pas suffisant. Ils n’arriveront pas à boucler la traversée avec la nourriture prévue et il y a la contrainte de l’avion pour le retour en France. Joël décide de bloquer les lieux de camp et de s’obliger à atteindre le lieu de camp à chaque étape quelque soit le nombre d’heure de progression. Ceci est possible puisqu’ils sont en période de jour permanent. Les deux dernières étapes sont effectuées avec de longues journées de progression de 15 à 16 heures. Ils prennent l’avion pour le retour en France à la date prévue et fixent ensemble la date de la réunion de bouclage qui doit se dérouler un mois après l’expédition.
1.3.6 – Le bouclage de l’expédition
20Projection de diapositives, échange de photos, une belle soirée autour d’un bon repas. Ils échangent sur leurs vécus. Pierre et Gilles sont prêts à repartir avec Pierre et son amie. Pierre et son amie sont plus hésitants. Ils recherchent une vie collective plus intense dans une expédition. Même si il y a un chef d’expédition : les décisions doivent faire l’objet de véritables échanges entre les coéquipiers. Ils regrettent de ne pas avoir été associés à la décision de ne pas faire le sommet alors que les retards accumulés étaient de plus largement dus à Joël. Ils ont trouvé aussi Joël négligeant sur sa gestion de la sécurité ours.
2 – Mode de coordination « ancrée » relative à la sécurité ours
21Nous proposons de rendre compte des modes de coordination ancrée au sens de Glaser et Strauss (1967) de cette expédition Groenland au plus prés de ce qui a été vécu par le collectif, mais aussi par le chef d’expédition et en intégrant ses propres principes d’organisation issus de sa grande expérience des expéditions polaires. Il est possible dans un premier temps de dégager les points suivants sur la question de la coordination en générale sur le périmètre de l’ensemble de l’expédition et dans un deuxième temps sur la question de la sécurité ours proprement dite.
2.1 – Modes de coordination sur le périmètre global de l’expédition
22Il est possible de dégager les points suivants sur la question de la coordination en générale sur le périmètre de l’ensemble de l’expédition : la surdétermination de la coordination par le chef d’expédition, des modes distincts de coordination en fonction des phases du projet, une phase de réalisation délicate pour le maintien de l’autorité du chef d’expédition, un collectif informel en phase de création de routines organisationnelles.
2.1.1 – Des modes de coordination surdéterminées par le chef d’expédition
23Le rôle joué par Joël le chef d’expédition est déterminant dans le mode de structuration de la coordination tout au long du déroulement du projet. Ceci tient à plusieurs raisons. Premièrement, Joël est l’initiative du projet, et plus précisément, cette traversée est son projet. Il est le garant de la réalisation du projet, mais aussi de son esprit tout au long de son déroulement. Deuxièmement, Joël a une grande expérience des expéditions polaires. Cette expertise s’est acquise au fur et à mesure de la trentaine d’expéditions qu’il a conduite. Il développe une manière très personnelle d’organiser une expédition. Il a publié des articles et même des ouvrages de référence sur la question, il a formé dans des associations de montagne de nombreux « novices » à ces questions. On pourrait dire qu’il a construit un schème « organisation d’une expédition polaire » au sens de Piaget c’est-à-dire d’un invariant opératoire dans la manière de conduire une expédition (Vergnaud, Recopé, 2000). Troisièmement, le collectif qui se réunit pour cette expédition n’a jamais fonctionné ensemble. On est en présence de deux binômes ayant construit séparément des routines organisationnelles en matière d’expédition polaire qui peuvent être source de tensions entre les équipiers. Joël est vigilant de conserver son leadership dans cette histoire pour conduire à bien cette expédition. Il va réaliser par lui-même la phase de conception, il va organiser d’une manière précise la phase de préparation en répartissant les taches et en contrôlant leur réalisation, et enfin il va planifier le déroulement chronologique de cette phase. Pour la phase de réalisation, il va tout faire pour conserver le leadership de l’expédition.
2.1.2 – Des modes de coordination en rapport avec des problèmes de gestion spécifique en fonction des phases de l’expédition
24A chaque phase du déroulement du projet, le chef d’expédition identifie des problèmes différents de gestion qui vont faire l’objet de mode de coordination distinct. Dans la première phase où le problème principal est de l’ordre de la conception, le chef d’expédition va réaliser par lui-même cette étape en mobilisant des acteurs extérieurs à l’équipe projet. La phase de préparation va être conduite sur le modèle canonique de la coordination-organisation telle qu’il est exprimé d’une manière synthétique par Alsène et Pichault (2004) à partir des travaux pionniers de Fayol. Selon eux, il est possible de dégager trois registres en matière de coordination : le registre de la répartition des ressources et des tâches dans une logique à la fois d’efficience et de répartition égalitaire, le registre de la mise en cohérence dans le temps des actes et enfin le registre de l’orchestration des activités sous l’angle d’un collectif propre à permettre, par exemple, l’émergence de synergies. Joël adopte un modèle de coordination hiérarchique pour la répartition des tâches et les prises de décision, sauf pour la question du matériel où une approche plus participative est mise en œuvre. Le collectif fera l’objet d’un temps spécifique, sous la forme d’une sortie en ski, décidé et organisé par Joël. Enfin pour la troisième phase celle de la réalisation, où l’adaptation doit prévaloir à toute planification, met le chef d’expédition dans une posture délicate qui va le conduire à porter une grande attention à la question du maintien de son autorité. Nous allons revenir plus dans le détail des problèmes qui se posent à un chef d’expédition dans ce type contexte.
2.1.3 – Une phase de réalisation délicate pour le chef d’expédition
25La phase de réalisation de l’expédition amène le chef d’expédition dans une situation de gestion spécifique. Joël de par son expérience est très conscient de cette situation. Sur le terrain, le chef d’expédition devient un équipier comme un autre, et il va devoir être un équipier exemplaire. Et s’il n’est pas exemplaire, son autorité peut être remise en cause. Par ailleurs, c’est lui qui est responsable de l’itinéraire et de la progression en tête qui peut constituer toujours une source d’erreur et ainsi, il risque ainsi d’être mis en défaut dans ce rôle. Bien que de nombreuses choses aient été planifiées, préparées et anticipées à l’avance du fait de son expérience, il sait bien qu’en situation tout peut être remis en cause à n’importe quel moment et que des évènements imprévisibles vont surgir qui peuvent amener des controverses au sein des équipiers où son autorité peut être encore mise à mal. Listons ces événements dans le cours de l’expédition qui peuvent être autant de remise en cause de son autorité : son doigt gelé qui oblige de monter le camp rapidement ; son passage à l’eau alors qu’il en tête sur cette rivière en glace, crampons au pied qui va imposer un temps de séchage et donc d’immobilisation non négligeable, les chiens qu’ils ne rattrapent pas, sa non-préoccupation d’une solution de rechange à la perte des chiens… Cette préoccupation n’est pas propre à Joël en tant que chef d’expédition. Des chefs d’expédition contemporains et emblématiques comme Eric Tabarly, Jean Louis Etienne, Nicolas Vanier ont tous fait la désagréable expérience de l’expédition qu’il ne contrôlait plus sur le terrain, lors de leurs premières expériences en tant chef d’expédition et ils ont cherché à développer des moyens pour pallier à ce problème crucial.
26Pour faire face à cette préoccupante question, Joël va faire attention à deux choses dans les phases amont du projet : le choix des équipiers et l’attribution du fusil.
Le choix des équipiers
27Joël va porter une grande attention pour assoir son autorité dans la phase de progression au recrutement des équipiers en amont. Le recrutement des équipiers semble se réaliser selon trois critères : la capacité de l’acteur à suivre physiquement et techniquement l’expédition, à s’intégrer à l’objectif de l’expédition qui est de l’ordre de l’exploration, et à accepter l’autorité du chef d’expédition. Et ce dernier point est très important puisque tous les candidats proposés par Pierre seront écartés, car ils présentent le risque de voir son autorité contestée par un collectif. Pierre a aussi une expérience en tant que chef d’expédition (15 expéditions), inférieure à celle de Joël, mais suffisante pour discuter les choix de Joël et proposer des alternatives. Ce fait va se trouver corroborer par la suite sur différents aspects.
L’attribution du fusil
28Joël va porter une grande attention pour assoir son autorité dans la phase de progression au fait qu’il soit le détenteur du fusil pour se protéger des ours. Lors de la réunion qui a présidé aux divers choix techniques, la question a été tranchée d’une manière unilatérale : c’est Joël qui a déclaré qu’il serait détenteur du fusil, sans justifier cette prise de position. A aucun moment le choix de qui aurait le fusil en situation n’a été abordé en termes de capacité à tirer. Et lorsque Pierre a proposé d’avoir deux fusils, Joël a écarté de suite cette éventualité car trop dangereuse, selon lui. Pierre a réalisé de nombreuses expéditions avec deux fusils sans que cela ne pose le moindre problème. Par contre, en devenant l’unique détenteur du fusil, il détient un outil d’une grande importance quant à la construction et au maintien de son autorité dans la phase de progression. Avec l’unique fusil sur l’épaule de Joël, tout équipier se trouve en quelque sorte obligé d’être assez proche de lui. S’il part devant, les autres vont devoir le rejoindre, s’il est distancé par le groupe, les équipiers vont devoir l’attendre.
2.1.4 – Un collectif qui n’a jamais fonctionné ensemble en situation
29Il s’agit d’un collectif informel qui se réunit pour la première fois à l’occasion de cette expédition. Le chef d’expédition a construit un itinéraire et a identifié des lieux de camp possibles. Il a établi une moyenne journalière de progression à ski pour savoir où il en est à tout moment. Il est en retard. Il est en avance. De toute façon, il faut s’adapter. Le plan est incomplet par définition, et il doit être une ressource pour l’action. Nous sommes ici dans une perspective proche des travaux de Suchman (1987). Un certain nombre de rôles ont été distribués. C’est Joël en tant que chef d’expédition qui fait l’itinéraire et qui assure a priori la progression en tête. C’est Joël et Gilles qui prennent en charge la sécurité ours en se chargeant des chiens aussi bien dans la phase de progression que pendant le campement. Pierre et Cloé sont autonomes en ce qui concerne leurs tentes et leurs nutritions. Suite à certains incidents, c’est Pierre qui a pris le leadership du groupe comme par exemple en décidant de monter le camp suite au doigt gelé de Joël. Certains jours, Joël et Gilles n’ont pas assuré la prise en charge des chiens en situation de progression, c’est Cloé et Pierre qui s’en sont chargés, ce qui a donné lieu à des problèmes. Après le départ des chiens, Joël ne s’est pas préoccupé d’essayer de palier à cette carence, c’est Pierre qui a bricolé un système et qui va le mettre en œuvre systématiquement. L’organisation quotidienne du déroulement de l’expédition n’est pas calée à l’avance. C’est Joël sur le terrain qui décidera. Il impose en fait son standard d’organisation à l’expédition.
2.2 – La coordination proprement dite liées à la sécurité « ours »
30Le récit de l’expédition indique que la question de la sécurité ours est abordée dans la phase de préparation lors d’une réunion organisée par le chef de l’expédition. Le choix qui a été retenu finalement par le chef d’expédition, repose sur deux outils : la présence de chiens tout au long du déroulement de l’expédition qui doivent écarter les ours blancs ou en dernier ressort prévenir de leurs arrivées éventuelles et d’un fusil qui constitue une arme destinée à être utilisée en cas d’attaque caractérisée de l’animal. Si la question des chiens a été effectivement débattue par les différents équipiers, rien ne dit que la décision n’avait pas été déjà prise par Joël et Gilles avant la réunion. Sachant que le fait que Joël et Gilles prenaient en charge complètement la question des chiens : en progression, lors des campements, la question de la nourriture… devait balayer les différents états d’âme des autres équipiers. Quant à la question du fusil, la discussion a été vite close par Joël : on prend un « seul » fusil et c’est moi qui le porte. Joël avec l’aide de Gilles prend en charge complètement le problème de la protection contre les ours. C’est lui qui détient l’arme et il gère les chiens avec ce co-équipier. Pendant la phase de réalisation sur le terrain, Joël ne semble pas porter une grande attention à la gestion des chiens et commet des erreurs d’appréciation qui vont amener à la perte définitive des chiens. Devant ces différentes négligences, les autres coéquipiers réagissent vivement et tentent de bricoler un système d’alarme avec des fusées qui seront installées chaque soir autour du camp.
31Les entretiens menés avec une technique d’auto-confrontation, avec Joël relatif à son vécu en situation en rapport avec la question de la sécurité ours permettent d’apprécier autrement son rapport à cette question. Pour lui, le risque lié aux ours dans cette région est minime. L’option « chien » a été retenue pour satisfaire les préoccupations des autres équipiers et surtout celle de Gilles. Pour lui, le seul moment où il y a des risques d’ours est lorsque sa présence est avérée, et dans cette situation, le seul outil qui prévaut est le fusil et l’équipe doit progresser d’une manière ramassée derrière le fusil. Ainsi, nous avons pu documenter un moment de ce type en situation qui est une objectivation du vécu de Joël dont nous pouvons rendre compte de la manière suivante : « Dans ce fond de fjord, Joël sait qu’il y a des ours : il a vu des tanières à cet endroit-là. Les traces de pas dans la neige et les restes d’un phoque confirment cette éventualité. Tout en progressant, il guette. Un ours peut être caché derrière un bloc de glace : on risque de le voir au dernier moment, quand il charge. Il faut être prêt à intervenir. Le fusil est sur la pulka de Joël. Pour la sécurité de tous, il vaut mieux être groupé et derrière le fusil. Joël l’a indiqué à tout le monde, mais les autres continuent à rester devant, ce qui l’agace. Tout en progressant à son rythme, il reste attentif ». Pour Joël, le risque de l’ours lors de cette expédition n’existe que lorsque celui-ci se manifeste par des traces visibles de sa présence : c’est uniquement dans ce contexte précis qu’il met en œuvre un dispositif de sécurité en rapport avec le fusil qu’il détient. Cette manière de gérer les risques pour Joël est à l’écart du discours qu’il tient en tant que chef d’expédition devant le collectif et des préconisations afférentes comme par exemple le système de protection permanent assuré par des chiens. Pour cet ancien alpiniste, d’une part, le risque est avant tout vertical. Or l’expédition se déroule à l’horizontal. D’autre part, il a parcouru, dans des expéditions antérieures, des terrains où la population des ours était très importante, et non comme ici résiduel. Mais surtout sa tendance profonde s’exprime dans la contemplation esthétique et solitaire de cet univers et tout ce qui est obstacle à cette aspiration est du temps perdu. En clair, pour lui, le risque d’ours est uniquement avéré lorsqu’il voit des signes tangibles de la présence de l’ours en situation, et seulement dans ce cas là, il se mobilise avec le seul outil qui possède une valeur, le fusil.
32Le fusil devient un outil exemplaire parce que pour Joël c’est le seul outil valable pour se protéger des ours et c’est lui qui le porte en situation, quelles que soient ses qualités de tireurs en rapport avec les autres équipiers. Le fusil permet d’ordonner la progression en situation de danger avéré, mais aussi il permet d’ordonner la progression en toute situation parce qu’il n’est pas raisonnable pour les autres équipiers d’être trop à l’écart du fusil pendant le déroulement quotidien de l’expédition. Ainsi, le fait pour Joël d’être le porteur du fusil conforte sa position de leader dans la progression. La question de l’attribution du fusil en rapport avec la question de la coordination de l’expédition pendant la phase de réalisation prend une ampleur remarquable quant à la possibilité ou non de conforter la légitimité du chef d’expédition.
Conclusion
33On aurait pu imaginer que si l’on suit les canons des théories de la contingence que ce collectif informel allait se complaire dans l’informel pour faire face à la situation, il n’en est rien. Mieux, tout se passe comme s’il y avait une nécessité de construire une routine organisationnelle partagée qui de fait n’existe pas. Nous rappelons qu’il s’agit d’un collectif informel d’acteurs « amateurs » ; n’appartenant à aucune organisation ou institution commune ; n’ayant jamais fonctionné ensemble dans une situation similaire et donc n’ayant pas construit de routine organisationnelle pré-existante ; ne pouvant pas se reposer sur un standard formel codifié de coordination appris collectivement dans une école ou faisant l’objet d’une norme dans une organisation. Pour construire cette routine organisationnelle, le chef d’expédition impose son « standard » de l’organisation d’une expédition polaire : son « invariant opératoire » sur la manière de conduire une expédition, un schème au sens de Piaget, qu’il a construit tout au long de sa longue expérience de chef d’expédition polaire. Plus précisément, comme l’exprime Michel Recopé (2001), il s’agit d’une combinaison de schèmes orientés par l’intentionnalité de l’acteur en référence à l’activité. Ainsi, il poursuit : « Certains expéditeurs polaires seraient caractérisés par la construction de schèmes qui leur confèrent des tendances à la réalisation de soi par la réalisation d’expédition indissociables d’un idéal et de valeurs fortes, de besoins et de mouvements ». Le schème est un modèle cognitif opératoire issu des travaux de Piaget (1936), repris par Vergnaud (1996), qui permet de rendre compte des modalités d’organisations invariantes de l’activité humaine pour une classe de situation donnée (Vergnaud, Recopé, 2000). Des liens ont été faits entre cette notion de schème et la notion d’habitus de Bourdieu en tant que disposition à agir non conscientisée, incarnée et orientée (Lahire, 2001). Joël a un palmarès éloquent : la conduite d’une trentaine d’expéditions, la rédaction de nombreux compte-rendu d’expédition pour des revues spécialisées, la rédaction d’un ouvrage de référence sur l’organisation des raids à ski dans le milieu polaire, la prise en charge de module de formation dans des associations sur ces questions… Nous pourrions traduire l’intentionnalité de Joël en termes d’exploration esthétique et solitaire du monde polaire.
34Si l’imposition de ce standard ne pose pas de problème particulier dans la phase de conception par définition, puisqu’elle est réalisée exclusivement par Joël et à l’écart de l’équipe-projet. Si l’imposition de ce standard fonctionne correctement dans la phase de préparation parce qu’il donne un cadre très précis à ce qui va faire l’objet d’une réelle discussion entre les acteurs et ce qui va relever directement de la décision du chef d’expédition. Comme il l’exprime très clairement dans l’entretien que nous avons eu avec lui sur l’organisation générique d’une expédition : il s’agit dans cette phase de préparation de réunir une équipe et de se distribuer les rôles selon les grands problèmes : transport, administratif, matériel, progression, financier.
35Il va jouer sur différents registres en matière de leadership pour organiser la coordination des acteurs. Il va être hiérarchique sur la manière de décomposer les problèmes et de construire le planning de la préparation. Il va être assez directif sur qui va faire quoi dans cette organisation. Il va contrôler d’une manière très précise si les missions des uns et des autres sont bien réalisés. Il va être plutôt participatif sur la question du matériel. Il y aura des discussions entre Joël et Pierre, mais qui sont finalement des controverses de standard entre celui de Joël et de Pierre sur la manière de conduire une expédition, et dans le registre du matériel. Par contre, deux registres pour Joël dans cette phase de préparation vont faire l’objet d’une attention essentielle car ils conditionnent la possibilité de conserver sa légitimité en tant que chef d’expédition dans la phase de réalisation où tout peut arriver : le recrutement et l’attribution du fusil. Ainsi, la question du recrutement relève exclusivement de sa décision personnelle parce qu’il s’agit d’un sujet d’un enjeu considérable tout au long du déroulement de l’expédition sur le terrain, comme nous l’avons évoqué. Il faut que les acteurs acceptent son autorité tout au long de l’expédition. L’attribution du fusil pour des raisons de risque qui lui sont propres comme nous l’avons souligné et pour des raisons encore de maintien de son autorité dans la phase de progression ne peut aller qu’au chef d’expédition. En effet, dans cet univers où plane quotidiennement l’irruption possible d’un ours blanc, les équipiers ne seront pas enclins de fait à trop s’éloigner du chef à tout moment de l’expédition ce qui règle quelques problèmes de coordination dans la progression quotidienne : le départ du camp, les pauses pour les repas, l’itinéraire précis à suivre, le choix du campement.
36Joël sait très bien que les choses vont se compliquer pour fonctionner de cette manière dans la phase de réalisation parce que le plan sera toujours incomplet, la répartition des rôles sera inachevée et ne sera pas toujours respectée parce que c’est la situation qui prévaut en la matière et qu’il va falloir faire face, qu’il va falloir s’adapter. Dans ce contexte, son autorité peut être mise à mal d’autant qu’il est un équipier comme les autres, aussi il se doit être exemplaire pour conserver son autorité et d’autant qu’il détient des rôles relatifs à l’orientation ou la progression en tête où l’erreur est facile. Pierre va prendre le rôle du leader du groupe à différents moments. Joël a son pouce gelé. Pierre organise une rapide montée du camp pour qu’il puisse se réchauffer. Pierre alors qu’il ne devrait pas avoir les chiens en progression, laisse partir un chien, non rattrapé par Joël. C’est Pierre qui bricole une nouvelle sécurité ours alors que c’est Joël et Gilles qui devaient se charger de ce registre. Enfin sur la progression sur la rivière gelée, il y a controverse entre Pierre et Joël sur deux manières de faire. Joël se retrouve isolé dans sa pratique et de plus l’amène à tomber à l’eau. C’est grâce au standard de Pierre qu’il y a d’autres paires de chaussures et d’autres vêtements qui vont permettre à Joël de se réchauffer. C’est Pierre qui organise à sa manière avec l’aide de Cloé le séchage du matériel de Joël dans leur tente. Ainsi on pourrait dire que lorsque Joël se trouve dans une situation délicate, c’est le standard de Pierre qui va s’imposer au groupe.
37On pourrait dire que finalement le collectif a fait preuve de résilience organisationnelle au sens de Weick (1993) dans le sens où il a trouvé en situation des solutions pour faire face à des problèmes « aigus » : le pouce gelé de Joël, la perte des chiens pour la sécurité ours, le passage à l’eau de Joël. La résilience organisationnelle chez Weick est un processus permettant l’émergence de solutions individuelles et collectives propre à faire face à une situation de crise et à permettre d’éviter la catastrophe. Ainsi il distingue quatre registres, comme source de la résilience organisationnelle : improvisation et bricolage, système de rôle virtuel, la sagesse comme attitude, l’interaction respectueuse. Nous pourrions approfondir cet aspect, mais ce n’est pas l’objet de ce papier. Mais on pressent qu’effectivement ces différents registres étaient présents dans le cas que nous avons étudié. Mais le faible investissement de Joël sur la question du collectif, le caractère hiérarchique de son leadership à des moments qui auraient du relever d’un choix du collectif, comme par exemple l’abandon de la réalisation du sommet, montre qu’il n’était pas dans cet esprit là et que cette résilience organisationnelle constatée était plutôt une émergence propre du collectif, plutôt que délibérée.
38L’investigation des pratiques de coordination en situation extrême, que nous avons réalisée lors de l’expédition Groenland montre le caractère fondamentalement émergent et processuel de la coordination. Il y a une situation initiale pour des acteurs donnés, dans un contexte organisationnel spécifié qui permet de comprendre les pratiques de coordination. Il apparait différents types de pratiques de coordination qui vont se succéder dans le temps et qui vont s’articuler entre elles. Ce caractère résolument émergent des pratiques de coordination est aussi le résultat auquel ont abouti Faraj et Xiao (2006) dans le travail qu’ils ont faits sur les « pratiques » de coordination dans un centre de traumatologie, en se mettant à distance d’une visée structurelle et contingente de la coordination. L’étude approfondie réalisée dans cet établissement, de premier plan, pendant 18 mois, a dégagé deux types de pratiques alternatives de coordination : une pratique fondée sur l’expertise et une pratique fondée sur la dialogie. Si nous relisons de ce point de vue, notre étude de cas, nous pouvons décrire les pratiques de coordination selon ces deux registres, mais en spécifiant que dans l’expédition Groenland, c’est la coordination par expertise qui a fonctionné plutôt que la coordination par dialogie. Par contre, c’est le leader qui surdétermine le choix de la pratique de coordination en situation. Sauf quand ce dernier est mis à mal en situation, en tant que co-équipier, comme c’est le cas lors son passage à l’eau, où c’est une pratique de coordination dialogique qui va se mettre en œuvre spontanément pour le sortir de l’eau, et que c’est l’expertise d’un autre co-équipier, le plus expérimenté qui va organiser dans un deuxième temps la suite des opérations. La nature informelle et émergente du collectif et le fait que le leader soit un équipier comme un autre, conduisent ce dernier de se préoccuper de sa légitimité. Si celle-ci est entamée, il ne pourra pas même s’il le voulait mettre en place une pratique de coordination dialogique. Ce qui apparait comme une différence de fond entre les deux études, c’est la place du leadership dans la coordination qui n’apparait pas comme une préoccupation essentielle dans le cadre du centre de traumatologie et à l’inverse dans le cas de l’expédition polaire, celle-ci est incontournable pour rendre compte des pratiques de coordination. C’est le contexte de l’organisation qui sert de support à la pratique de coordination. Nous devons souligner que dans ce dernier cas, l’autorité du leader est complètement associée à son expertise qui est alors désignée comme mode de coordination. Nous ne pouvons pas avancer plus loin dans la comparaison car les situations extrêmes d’un centre traumatique relèvent de ce que nous avons appelé une situation d’urgence (Gautier, Lièvre, 2009) au même titre que les services secours incendie, dans le sens où ce ne sont pas les acteurs qui décident des problèmes à traiter alors que dans le cas d’une expédition polaire, ce sont bien les acteurs qui choisissent d’aller à tel endroit, même si dans le même temps, ils ne décident pas des problèmes qu’ils vont rencontrer en situation.
39En se centrant délibérément sur les pratiques de « coordination en acte », en ouvrant la boite noire de la coordination, les grammaires classiques de la coordination se brouillent et provoque la nécessité d’un dépassement conceptuel comme le soulignait déjà Alsene et Pichault (2007).
40Ces premiers résultats sur les « pratiques de coordination en acte » en situation extrême pour un collectif informel amateur, sans standard de coordination préexistant, conduisent selon nous à s’interroger sur un certain nombre de notions selon deux axes : un approfondissement de ce que nous appelons un standard de coordination et un retour sur la nature de l’objet de la coordination.
41Ne faut-il pas revenir sur cette question «lourde» de la définition de ce que nous appelons un standard de coordination ? A partir de quel moment peut-on parler d’un standard en matière de coordination ? Ne faut-il pas mieux préciser le caractère « formel » ou « informel » de ce standard ? Ne faut-il pas mieux spécifier les différentes formes de standard en fonction de la nature et de l’histoire de leur production (standard d’une procédure administrative issu du cerveau d’un énarque versus standard d’un processus de production issu d’un atelier auto-organisé ayant fait l’objet d’une procédure de norme de qualité) ? Ne faut-il pas mieux cerner le rapport qu’il établit entre la règle et l’action (quelques points de repères pour l’action versus une séquence précise d’opération permettant d’aboutir au but visé) ? Ne faut-il pas mieux identifier son niveau de reconnaissance social (local versus international), d’institutionnalisation (incorporé ou pas explicitement dans le schéma de fonctionnement de l’organisation, et aussi d’acquisition (sur le terrain versus dans le cadre d’une formation). Enfin ne faut-il pas mieux rendre compte de leur degré d’appropriation ou de réappropriation dans les pratiques elles-mêmes.
42Ces questions sont déjà débattues et font l’objet de nombreux positionnements. Nizet et Pichault (2011) ont proposé dans leur article dans ce même numéro de donner des éléments de réponse à ces questions à partir d’une revue de littérature. Ainsi, ils sont amenés à concevoir le standard comme support à la coordination et à s’interroger sur les modalités d’interprétation que font les acteurs de ces standards en situation, en fonction des jeux de pouvoir en présence. Ce sont des avancées notables.
43De notre côté, et dans ce prolongement et cette ouverture, nous interrogeons la question de l’investigation des pratiques de coordination du point de vue d’une épistémologie de la pratique. Si on s’inscrit résolument dans le cadre d’une épistémologie de la pratique, ne faut-il pas prendre comme point de départ les pratiques des acteurs au sens de disposition à agir non conscientisées en situation (schème, habitus), et non réductible au discours sur la pratique, et voir en quoi ces pratiques en situations relèvent effectivement de standards préexistants à la situation, et spécifier alors les caractéristiques de ces standards ? Ceci nous amènerait à suivre plusieurs pistes. Premièrement, la piste des invariants opératoires individuels (schème, habitus…) comme constitutifs des pratiques de coordination des acteurs. Quelles places prennent ces invariants opératoires individuels de nos conduites dans la construction de nos pratiques collectives ? Il y a des liens à opérer entre différentes traditions psychologiques et sociologiques autour de ces questions : Piaget, Bourdieu, mais aussi Vigotsky… Deuxièmement, sur le plan de l’émergence de ces processus de coordination qui sont toujours a priori « singulier » et « irréversible », ne pourrions-nous pas mobiliser les travaux autour de la notion de routine organisationnelle développée par des auteurs comme Feldman et Pentland (2003, 2005) ? Ces travaux semblent pertinents tant par les éclairages apportés à nos débats, mais aussi par les propriétés qu’ils confèrent à ces routines qui font preuve autant de stabilité que d’adaptabilité.
44Ne faut-il pas mieux définir la situation de gestion qui fait l’objet de la coordination ? La synthèse proposée par Alsene et Pichaut que nous avons rappelé précédemment à partir des travaux de Fayol renvoie à ce qu’on pourrait appeler une coordination – organisation au sens d’organisation classique ayant à réaliser des opérations standards qui apparait en rupture avec la coordination-projet ou coordination-concourante (Declerck, Debourse et Navarre, 1983 ; Imai, Nonaka, Takeuchi, 1985) qui sont eux-mêmes en rupture avec la coordination-innovation au sens d’une organisation innovante-apprenante-créative (Nonaka, Takeuchi, 1995 ; Alter, 2004 ; Cohendet et alii, 2006). Comment spécifier ces différents registres définis dans la coordination-organisation pour leur donner du sens dans la coordination-innovation ? Ne faut-il pas ajouter d’autres registres comme par exemple celui du retour d’expérience évoqué dans ce numéro par l’article de Cécile Godé (2011) mais aussi celui de l’apprentissage organisationnelle en situation qui renvoie à la question de la résilience organisationnelle développée par Karl Weick. Nous avons montré dans l’étude de cas que la coordination-organisation permettait de rendre compte de la phase de préparation du projet, mais plus difficilement de la phase de réalisation.
45Enfin pour terminer cet article, nous proposons de revenir un moment sur la question méthodologique. Nous avons indiqué en introduction les problèmes auxquels nous sommes confrontés lorsque nous voulons ouvrir la boite noire des pratiques de coordination. Cette difficulté méthodologique est évoquée dans le papier de Bouty et Drucker-Godard (2011) dans ce même numéro. La question n’est pas triviale. Nous avons rendu compte ici du dispositif que nous avons mis en œuvre tout au long du déroulement de ce projet. Ce dispositif ne va pas de soi : c’est un véritable construit en référence avec notre programme de recherche. Nous défendons la thèse qu’il est possible aujourd’hui de mobiliser un certain nombre d’outils méthodologiques propre à investir les pratiques des acteurs à distinguer du discours de rationalisation des acteurs sur leurs propres pratiques (Lièvre, Rix, 2009). C’est une investigation lourde mais qui semble à la hauteur de nos questionnements en matière de coordination dans le contexte d’une économie de l’innovation fondée sur la connaissance (Cohendet, Creplet, Dupouet, 2006).
Bibliographie
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