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Article de revue

L'incertitude sur les compétences managériales et l'usage des conventions dans l'embauche : une approche conventionnaliste des processus de décision

Pages 404 à 424

Notes

  • [1]
    Marc Morin, ISC Paris, morin.marc@wanadoo.fr
  • [2]
    Outre ceux de D. Goleman (Cf. Supra), les travaux de R. J. Sternberg ont clairement leur écho aujourd’hui dans la théorie d’H. Gardner dite des « intelligences multiples » (1997).

1Les décisions d’embauche des cadres et managers sont-elles toujours économiquement rationnelles ? Comment expliquer que, si l’on compare l’origine en termes de formations des patrons des 200 premières entreprises françaises et allemandes, les français soient à environ 55% d’entre eux issus de l’ENA, d’X et d’HEC (Bauert & Bertin-Mourot, 1991, 1997), alors que la grande majorité des allemands viennent de formations diverses, ont fait leur carrière dans l’entreprise, et ont eu recours à la formation continue ? L’hypothèse faite dans ce texte est que, à des degrés divers, les décisions d’embauche des cadres et managers relèvent de logiques sociales et symboliques qui se superposent, au sens de l’économie et de la gestion conventionnaliste, aux raisons économiques et fonctionnelles. Et que l’embauche des profils managériaux s’effectue pour partie sur la base de conventions sociales et morales, que le chercheur a pour objet de déterminer, et qui sont spécifiques d’un pays et de la configuration d’institutions qui le caractérise.

2Pour comprendre ces comportements décisionnels, il convient, au plan théorique, de substituer à l’homo- oeconomicus parfaitement informé, et décident en toutes connaissances de causes et d’effets, l’acteur économique et social limité et procédural au sens d’H. Simon (1987, 1997). Et au sens des prolongements que donnent de ce concept, qui est au sens fort un outil d’investigation à la fois économique et social, M. Crozier et E. Friedberg (1977). A la faveur des difficultés inhérentes à l’exercice du recrutement, des difficultés de définition et d’évaluation même des compétences managériales, de l’impossibilité d’anticiper complètement le devenir de la personne, et de ses relations avec l’entreprise… le recrutement des cadres et managers est complexe et s’accompagne de nombreuses incertitudes. Entre le directeur des ressources humaines (DRH) et le postulant, s’intercalent alors des représentations, des biais cognitifs qui, au sens de la psychosociologie cognitive, sont pour une part le fruit du propre système de perception du décideur, et découlent pour une autre part des normes sociales et culturelles qui l’environnent. Et le DRH indécis, conformément au décideur type du programme conventionnaliste (Orléan, 2004), va être tenté de recourir à des procédures décisionnelles routinières et à des critères généralement adoptés par les instances qui lui servent de modèles. Les conventions communes tendent en l’occurrence à se conformer aux critères d’excellence de l’appareil éducatif.

3Nous distinguerons dans cet article, en nous fondant dans une première partie sur certaines recherches en Gestion des Ressources Humaines (GRH) considérée comme une discipline, les logiques de segmentation fonctionnelle correspondant à de simples objectifs de gestion rationnelle, et celles de discrimination (Pigeyre, 2005) du capital humain des cadres et managers. Une seconde partie sera consacrée à la description de trois conventions d’embauche couramment utilisées par les recruteurs. Celles qui retiennent comme critères de choix importants voire prioritaires certains diplômes. Celles qui se basent sur la densité du capital social détenu et utilisé comme une ressource par le postulant. Celles également qui discriminent les intelligences au profit des intelligences logico mathématiques (Goleman, 1997, 1999).
Une troisième partie traitera des justifications théoriques de la thèse présentée selon laquelle l’usage des conventions, qui servent souvent à résoudre le problème du pari complexe et incertain des procédures de recrutement managérial, peut déboucher sur des résultats équivoques en termes de compétences utiles et de maximisation des résultats économiques de l’entreprise. Nous y décrirons les étapes de la délibération mentale du décideur incertain qui, manquant de critères de choix, simplifie pour les comprendre les problèmes qu’il doit résoudre. Les cartes mentales qu’il utilise pour décider subissent l’influence de son éducation, de sa classe sociale d’origine et d’appartenance, du contexte professionnel au sein duquel il agit, et l’usage des conventions relève d’une forme de mimétisme institutionnel au sens du programme conventionnaliste (Batifoulier & alii, 2001 ; Eymard-Duvernay, 2004 ; Orléan & alii, 2004).

1 – La construction des critères d’embauche dans l’entreprise

1. 1 – La procédure complexe et incertaine de recrutement

1. 1. 1 – Logiques de décision fonctionnelles et discriminantes, et complexité des compétences managériales

4Une des manières d’aborder la question des discriminations à l’embauche, en GRH, consiste à les différencier des formes observables de segmentation des acteurs dans l’entreprise ou l’organisation (Pigeyre, 2005). L’acte de segmentation revient, d’un point de vue fonctionnel, à discerner les compétences détenues par tel ou tel postulant afin de pouvoir ensuite l’embaucher sur un poste qui lui correspond. Cet acte peut donc être considéré, au départ, comme un simple fait de gestion rationnelle. Il vise à ce que l’entreprise bénéficie, au moment voulu, afin qu’elle puisse atteindre ses objectifs, d’un certain capital humain en l’occurrence adapté en quantité et en qualité aux besoins émis par son sommet stratégique. Dans une conception économiquement rationnelle de la GRH, qui considère que celle-ci tend à assumer sa fonction d’affectation des ressources humaines de façon optimale, en les affectant au mieux selon les grands besoins exprimés par l’organisation, la segmentation est censée atteindre efficacement ses objectifs économiques et fonctionnels. Si l’on adopte ce point de vue, il est alors possible de différencier assez clairement ce qui est de l’ordre de la segmentation se justifiant par des objectifs économiques et productifs, et ce qui procède d’une discrimination qui obéit à d’autres objectifs. Pour le démontrer, F. Pigeyre (2005, p. 362) prend notamment l’exemple des cadres qualifiés comme détenant ce que l’on nomme de manière assez floue un « haut potentiel ».

5Ledit potentiel ne peut en effet renvoyer à une mesure objective du mérite qui n’a pu, par définition, être vérifié par une observation en contexte des conduites au travail et des effets de celles-ci sur l’efficience globale de la firme. Le diplôme, et les contenus d’expérience et de réalisations marquantes de l’individu telles qu’elles sont exprimées par son CV, ne constituent que des indicateurs ex ante des possibilités et potentialités effectives du sujet. Et ces indicateurs, même dans le cas où ils sont raisonnablement significatifs des possibilités réelles de l’individu, ne font pas disparaître la difficulté fondamentale qu’il y a à prédire ce que deviendront dans le futur les compétences et contributions réelles d’un individu à une firme.

6Les embauches correspondantes ne vont pas être conduites autrement dit par le traitement d’une information objective, portant sur la capacité complètement vérifiée, voire même totalement vérifiable, du nouvel embauché à participer à l’augmentation de la production et de la productivité de l’entreprise, et plus largement à son équilibre économique. Mais sur des considérations qui, le plus souvent, ne seront pas exposées de façon explicite. Une de ces considérations peut tenir aux promesses suggérées par le diplôme possédé par l’individu et lui-même pourvu d’une certaine réputation. D’où il découle que le fait de décider d’embaucher sur cette base revient, en distinguant a priori des cadres à hauts potentiels des autres cadres, à différencier socialement ces derniers au sens de P. Bourdieu (1980). Deux logiques d’embauche peuvent alors être assez facilement distinguées : « La présence des segmentations implicites répond à des logiques autres que celle de l’efficacité productive, relevant moins d’un besoin technique que de dimensions sociales et symboliques, ou de représentations propres aux acteurs qui les pratiquent » (Pigeyre, 2005, p. 362).

7La frontière entre ce qui relève de la segmentation fonctionnelle des postulants aux métiers managériaux, et ce qui participe de leur discrimination peut, dans la réalité, s’avérer difficile voire dans un certain nombre de cas quasiment impossible à définir clairement. Les deux logiques, selon l’organisation, selon son contexte économique et institutionnel global, tendent alors à se superposer plus ou moins. Une première raison à ce phénomène est que ce que l’on nomme les compétences des cadres et managers ne se laisse pas aisément circonscrire.

8Plusieurs travaux (Hellriegel & Slocum, 2006 ; Mintzberg, 2006) mettent l’accent sur la spécificité du métier de manager, et sur la variété des compétences qu’un bon manager doit posséder. D. Hellriegel & J. W. Slocum (2006) incluent, dans leur définition, les aptitudes successives à : - se gérer soi-même (notamment la capacité générale à évaluer ses forces et faiblesses), - gérer la diversité (évaluer des caractéristiques individuelles et collectives uniques qui constituent des forces organisationnelles…), - assurer une gestion éthique (identifier ce qui dans la conscience commune « doit se faire et ne pas se faire »), - à conduire des équipes (les appuyer, les aider, les mener…), - manager d’un point de vue interculturel (admettre les similitudes et différences avec un esprit ouvert et curieux…)… H. Mintzberg (2006) prend en compte quant à lui les capacités : - à « prendre des décisions sous ambiguïtés » (arrêter des décisions rapidement, voire très rapidement sans avoir a priori suffisamment d’informations disponibles pour le faire), - de « superficialité consciente » (balayer mentalement l’ensemble des problèmes à gérer dans l’entreprise en s’avérant capable de distinguer à la fois leur degré de priorité et l’ensemble constitué de l’argent, du temps et des compétences spécifiques qui devront être utilisés pour les résoudre), - à réguler (aptitude à trouver la solution de problèmes nouveaux pour lesquels il n’existe pas, dans l’entreprise, de procédure prévue)…
H. Mintzberg, validant ses conceptions des compétences managériales grâce à l’observation des tâches journalières et des agendas d’un échantillon de hauts managers, va même jusqu’à trouver à plusieurs de ces compétences un point commun qui est, en l’occurrence, l’« intuition ». Bien que celle-ci soit extrêmement malaisée à définir scientifiquement, il n’en observe pas moins qu’elle est d’un usage courant et efficient chez les membres de son échantillon. Tout se passerait comme si ces managers utilisaient en quelque sorte simultanément les sièges cérébraux du calcul rationnel, discontinu et analytique, et ceux de la pensée créative, analogique et symbolique. D’où la mise en œuvre d’une série d’aptitudes très complexes qui participent notamment d’une sorte de capacité générale à utiliser très rapidement, de façon néanmoins rationnelle et adaptée, son propre matériel inconscient entendu dans une acception qui est proche de celle des psychanalystes. L’utilisation étroitement complémentaire des deux hémisphères cérébraux, qui permettrait de mieux percevoir, analyser, décider et agir serait aussi particulièrement adaptée aux besoins du manager du XXIème siècle (« …l’intuition n’a jamais disparu de la pratique quotidienne des cadres », H. Mintzberg, 2006, p. 9).
En quoi l’intuition du recruteur pourrait-elle être alors, à son tour, sollicitée dans l’acte d’embauche manifestement lui-même complexe et incertain d’un manager ?

1. 1. 2 – Biais cognitifs et incertitudes du recruteur

9La difficulté du DRH à sélectionner les candidats au management, sur des bases objectives, repose sur trois grandes séries de problèmes que le recruteur doit résoudre dans toutes les procédures d’embauche. Les premières tiennent à la vérification par le DRH de plusieurs points essentiels de la candidature sur lesquels les informations qu’il possède, ou qu’il tente de reconstituer, ne peuvent être parfaites au sens de l’économie néo-classique standard. S. Guerrero (2004) distingue en particulier six biais qui entraînent, en la matière, des prises de risques qui ne peuvent être réduites complètement. Certains de ces biais peuvent être qualifiés de cognitifs puisqu’ils impliquent nécessairement la subjectivité du recruteur, dans ses rapports à la subjectivité du postulant, et la tendance du premier à se représenter les compétences apparentes du second en se construisant une image de sa personnalité. Deux de ces effets intéressent plus particulièrement notre propos.

10L’effet dit de halo participe d’un jugement fondé sur la notoriété du diplôme au sens où celle-ci, en auréolant en quelque sorte le postulant des qualités qui sont censées aller de pair avec la possession dudit diplôme, dessine une sorte de flou autour la personnalité du postulant (Guerrero, 2004, p. 54). La confiance dans le diplôme peut alors, par une sorte de glissement de perception, mener le recruteur à accorder sa confiance au candidat en ne conduisant pas une investigation aussi rigoureuse que possible des compétences a priori affichées par ce dernier. L’effet d’attente a été constaté à travers plusieurs expériences de type psychologique (Guerrero, 2004, p. 57) dont l’une consiste à distribuer à des instituteurs, en début d’année, un faux test de Quotient Intellectuel sur leurs élèves. On s’aperçoit ce faisant que l’attente des instituteurs les conduit à attribuer de bonnes notes à ceux qui étaient, au départ et au vu des documents préalablement distribués, déjà supposés avoir les meilleurs quotients.

11Dans les contextes de l’entretien et des passages de tests, un diagnostic de possession apparente de compétences données n’implique donc pas, de manière systématique, que l’individu détienne effectivement ces dernières (« une explication majeure du manque de validité des outils de sélection provient de la nature même de cet exercice… », Guerrero, 2004, p. 57). A ces risques stylisés, on peut ajouter en second lieu plusieurs causes d’incertitude relatives aux interactions futures du sujet avec l’organisation dans laquelle il entrera peutêtre.

12Un premier argument est que la manifestation d’une compétence, dans un contexte donné, n’implique pas que le sujet soit capable de la révéler dans d’autres contextes opérationnels et organisationnels. Il n’y a en effet quasiment aucun élément observable par le DRH qui lui permette objectivement, à l’instant où il fait le constat a priori de la détention de certaines compétences par le candidat, de dire que ce dernier sera effectivement capable de les transférer plus tard dans une action concrète et efficace.. Plusieurs raisons (traits de personnalité spécifiques et non explicités du candidat, interactions futures entre sa personnalité et son environnement humain…), peuvent faire que ce dernier détienne certains savoirs et savoir-faire, mais ne puisse pourtant les appliquer effectivement en situation. Les sciences cognitives font ici une différence entre les « capacités », qui indiquent la possession de différentes aptitudes, et les « habiletés » qui relèvent de la possibilité d’appliquer effectivement ces aptitudes dans la réalité (Sternberg, 1994). Le DRH ne peut de plus se prononcer sur l’évolution du poste de travail qu’il propose, sur ce que deviendra globalement l’entreprise au sein d’un environnement concurrentiel et institutionnel donné, et au-delà d’une certaine période sur les changements de l’environnement humain et social du postulant.

13Plus précisément, et en s’inspirant du modèle des trois attentes d’équité, d’éthique et d’employabilité de J. M. Peretti (2003, p. 24), il est quasiment impossible, pour le DRH, de se prononcer par anticipation sur plusieurs comportements possibles du salarié une fois qu’il sera embauché. Ainsi, ce qui pourra amener ce dernier à relâcher durablement dans l’avenir ses efforts, et simultanément à adopter des attitudes de démotivation coûteuses pour l’organisation : - de l’évolution possible dans un sens négatif de son sentiment global d’équité ; - de sa perception d’éventuels écarts éthiques de la firme qu’il contestera ; - de sa non adhésion aux grands objectifs de l’entreprise ne pouvant développer, voire maintenir son attractivité sur le marché du travail.

14A ces différentes incertitudes s’ajoute l’absence de référentiels suffisant sur les savoir-être, voire les savoir-évoluer qui vont de pair avec les métiers de cadres et managers. L’intensification de la concurrence et l’instabilité des marchés, doublement alimentées par la mondialisation des échanges et l’accélération du progrès technologique, conditionnent en effet le besoin croissant qu’ont les firmes de recruter des managers possédant deux grandes catégories de compétences qui ne ramènent pas à des savoirs et des savoir-faire. On peut retenir les quatre grands paramètres de compétences que sont successivement les savoirs, les savoir-faire, les savoir-être, et les savoir-évoluer (Martory & Crozet, 2005, p. 17).

15Les savoirs regroupent classiquement l’ensemble des connaissances générales ou spécialisées réclamées par un métier, un emploi ou un poste. Ils sont assez faciles à vérifier par des tests classiques de types logico mathématiques et sémantiques. Les savoir-faire concernent la maîtrise pratique de concepts, d’outils et de méthodes. Il s’agit davantage de « savoirs en actions » dont on possède en général des référents solides dans la mesure où ils renvoient à des procédures suffisamment connues, répétitives et systématiques pour donner lieu à des écrits qui en permettront la transmission. Il n’en est pas de même pour les savoir-être et les savoir-évoluer. Outre les difficultés déjà énoncées, qui s’appliquent à l’investigation des quatre groupes de compétences, l’incomplétude informationnelle et l’hésitation du DRH peuvent s’accroître ici à mesure que l’on passe des deux premiers groupes au troisième, puis au quatrième.

16En matière de comportements humains et sociaux, de nature à favoriser le bon fonctionnement des organisations, l’évolution des connaissances a mis en évidence des catégories de compétences qui sont indissociables de la personnalité même des acteurs, de leurs manières d’être et d’agir, et des situations d’interactions sociales dans lesquelles elles s’expriment. D. Goleman (1997, 1999) distingue les capacités de leadership, l’empathie, la confiance en soi, la maîtrise des affects, le sens des médiations, de la communication… En les rattachant aux intelligences émotionnelles de types intra ou interpersonnelles, il montre que le psychologue, voire le psychanalyste, peuvent avoir un regard efficient sur l’embauche en creusant plus en profondeur le champ des compétences utiles dans l’organisation. Ces compétences, qui ne peuvent pas être repérées au travers des tests classiques de type logico-mathématique ou sémantique, ne peuvent quasiment pas par définition s’inscrire dans des référentiels solides, parfaitement arrêtés et reproductibles.
Ceci est également vrai de cette catégorie particulière de savoir-être que sont les savoir-évoluer. Ces derniers renvoient aux capacités qu’a un individu à s’adapter à des situations nouvelles, à faire globalement l’apprentissage de nouvelles compétences, à révéler ses potentiels cachés, et même à apprendre en quelque sorte à apprendre pour évoluer au sein d’environnements changeants. Les entreprises modernes en sont particulièrement demandeurs dans la mesure où elles ont, au sein d’un environnement mondialisé et caractérisé par une accélération du progrès technique, une obligation d’adaptation très, voire extrêmement rapide à des situations concurrentielles se déformant beaucoup et fréquemment. Pour autant, même les procédures actuelles les plus fines, du type de celles utilisées dans certains centres d’évaluation, ne peuvent espérer éclairer vraiment la détention d’un groupe de compétences qui ne peuvent souvent se révéler qu’à mesure que l’individu évolue au sein d’un environnement changeant.
La part d’incertitude du DRH, placé devant la problématique complexe et incertaine d’un recrutement managérial, peut se définir au total comme l’impossibilité de pouvoir affecter des probabilités objectives de réalisation à des événements non encore survenus. Ce qui met en doute la rationalité du processus au sens économique de l’expression (« Tel qu’on le pratique, le recrutement est une démarche assez tâtonnante, éloignée en tout cas des procédures formelles qui le rationalisent. C’est un processus complexe dont la qualité dépend moins de techniques d’optimisation… que d’une suite de choix partiels guidés par des raisonnements conjoncturels et des critères parfois ambigus », Louard, 2006, p. 1080). Quelles sont alors les solutions courantes, utilisées par le DRH, pour résoudre le problème d’embauche qu’il doit néanmoins gérer ?

1. 2 – Le poids des conventions scolaires et des configurations institutionnelles

17Le DRH peut avoir recours, pour découvrir des solutions à l’incertitude accompagnant le recrutement des managers, à trois types de conventions sociales. Leur poids, dans l’économie et dans le recrutement des cadres stratégiques et de certains managers opérationnels, est particulier à la forme spécifique de l’« encastrement » (Granovetter, 1985) des structures économiques d’un certain pays dans les institutions de ce dernier. Nous nous réfèrerons ici au concept de configuration institutionnelle adopté par les auteurs institutionnalistes (Chavance, 2007 ; Caillé, 2007). Et, plus particulièrement, aux interprétations qu’en donnent les auteurs conventionnalistes, qu’ils soient économistes (Batifoulier & alii, 2001 ; Orléan & alii, 2004), ou gestionnaires (Amblard, 2003 ).

18Dans ce cadre de pensée, les rationalités économiques s’expliquent en effet, parallèlement au poids des intérêts économiques des acteurs et des organisations, par les formes particulières de règles et de normes qui composent les conventions qui sont enseignées, transmises, appliquées et légitimées par des configurations institutionnelles spécifiques à chaque nation. Les conventions s’analysent comme des codes de conduite qui, dans une société, tendent à être dominants dans une certaine période de temps et un contexte donnés, et qui tendent à guider les choix des acteurs et des organisations (Batifoulier & alii, 2001 ; Orléan & alii, 2004 ; Eymard-Duvernay, 2005). Les configurations institutionnelles sont constituées de l’appareil scolaire (universités, système des grandes écoles…), de l’appareil politique (modalités d’élection, formes de rapports entre le Parlement et le gouvernement…), des instances juridiques (types de chambres et de commissions parlementaires, organisation des juridictions…), de l’appareil des médias, des habitudes culturelles dominantes (par exemple repérables dans les modes de consommation…)… D. North considère notamment, dans un sens très proche de celui des auteurs conventionnalistes au sein de la pensée institutionnaliste moderne, que les idéologies et les institutions qui guident ainsi les choix et les comportements sont des « classes de modèles mentaux partagés » (2005, p. 24). Et que, par suite, ce qui passe pour du choix rationnel « ne relève pas tant de la cogitation individuelle que de l’encastrement (embeddedness) du processus de pensée dans le contexte social et institutionnel plus large » (North, 2005, p. 24).

19De ce point de vue, le recrutement des cadres et managers constitue une procédure économique en quelque sorte encastrée dans une configuration institutionnelle donnée dont elle subit les influences. La première forme de convention discriminante observable est celle du diplôme, et, en amont, du capital culturel détenu par le sujet et transmis par la famille d’origine du postulant.

20Concernant le processus amont de repérage des dirigeants, la France se caractérise par l’importance du pourcentage de patrons de grandes entreprises qui est, sur la base de diplômes de haut niveau réputés prestigieux, initialement détecté par l’Etat (Bauert & Bertin-Mourot, 1991, 1997). Selon les travaux de ces sociologues du Cnrs, les éléments chiffrés suivants sont significatifs des formes particulières du recrutement des hauts managers en France et en Allemagne. L’Etat français détecte environ six fois plus de patrons que les entreprises françaises. Et cinq grands corps d’Etat (Mines, Ponts, Inspection, Cour des Comptes et Conseil d’Etat), produisent plus du quart des grands patrons français (ENA, X et HEC produisent notamment plus de 50% des patrons de sociétés-mères). En Allemagne, on observe a contrario qu’il n’y a pas d’établissement d’enseignement supérieur leader, et que les fractions dirigeantes des grandes entreprises sont souvent titulaires de diplômes d’une grande diversité, eux-mêmes obtenus dans des établissements variés. 70% des dirigeants d’entreprise y ont ainsi commencé leur carrière dans l’univers de l’entreprise à un niveau de cadre ou en dessous (contre 30% en France), et près de la moitié des dirigeants allemands se sont élevés dans la firme tout en reprenant des études et en obtenant des diplômes de l’enseignement supérieur. Une entreprise sur trois confie en Allemagne, à d’autres firmes, le soin de détecter et de former son dirigeant (contre une sur huit en France), et une sur trois a formé elle-même son numéro un (contre une sur seize en France). Les recherches de T. Philippon (2007) en particulier confirment ces faits stylisés.

21Les travaux de C. Baudelot et R. Establet (2009) mettent quant à eux en évidence, dans la continuité de ceux de P. Bourdieu et J. C. Passeron (1970), le fait que le processus de sélection du système scolaire français est lui-même, sur la base du capital culturel détenu par les familles, fortement discriminant. Ces deux auteurs ont en particulier travaillé à partir des trois enquêtes PISA (Programme International Pour le Suivi des Acquis des Elèves ou Programme fort International Student Assesment) qui s’intéressent, depuis 2000, aux résultats scolaires des élèves âgés de 15 ans à cette date dans les différents pays de l’OCDE. Quel que soit l’indicateur retenu pour caractériser le milieu social des familles d’origine, si l’on mesure les rapports entre les richesses culturelles de celles-ci (présence au foyer d’un ordinateur, d’internet, de certains livres…), et successivement les performances scolaires du quart d’élèves le mieux doté, puis du quart le moins bien doté, la France se caractérise par l’écart le plus important (Baudelot & Establet, 2009, p. 66). C’est en France que les destins scolaires semblent donc les plus fortement liés aux origines sociales et aux capitaux culturels des familles. Ces auteurs concluent que le modèle français, tout en laissant une large proportion d’élèves sans véritables perspectives, tend à faire émerger une élite plus réduite qu’ailleurs (Baudelot & Establet, 2009, p. 71).

22La seconde convention, qui opère une discrimination dans l’accès aux métiers du management, retient le critère du capital social détenu par le postulant. Les recherches sur les réseaux sociaux continuent de considérer, en référence à la définition donnée par P. Bourdieu (1980), que « le capital social est l’ensemble des ressources actuelles ou potentielles qui sont liées à la possession d’un réseau durable de relations plus ou moins institutionnalisées d’interconnaissance et d’inter-reconnaissance » (Mercklé, 2004, p. 54). Un tel capital peut servir au nouvel entrant à gravir plus vite les échelons de l’organisation. D’une part à travers les liens de confiance et de solidarité qui se tissent par exemple entre ce dernier et certains salariés en poste, originaires de la même école et eux-mêmes désireux de développer leur réseau. D’autre part grâce à l’utilisation que peut faire l’entreprise du capital social du nouvel entrant. Celle-ci pouvant par exemple être désireuse, grâce à certains contacts et au tissu de solidarités de réseau du nouveau salarié, d’améliorer par tel ou tel biais sa position concurrentielle. Concernant plus particulièrement les hauts managers, M. Bauert & B. Bertin-Mourot (1997) nomment ainsi « présidentialisme » la propension, observable dans un grand nombre de grandes entreprises françaises, à permettre quasi immédiatement ou très rapidement, aux titulaires de diplômes jugés prestigieux, d’accéder à des postes stratégiques élevés dans l’entreprise. Parmi les faits stylisés isolés par ces auteurs, certains, comme la vitesse de franchissement des échelons hiérarchiques pour accéder auxdits postes, illustrent bien les spécificités institutionnelles françaises. 36% environ des dirigeants français sont ainsi selon leur expression « catapultés » sur le fauteuil présidentiel, contre 16 % en Allemagne. Et 32% des dirigeants allemands sont désignés comme des « montagnards », contre 7 % en France (Bauert & Bertin-Mourot, 1997).

23Plusieurs travaux (Taddéi & Coriat, 1993 ; Bauert & Bertin-Mourot, 1991, 1997) mettent ce faisant, en évidence, la présence de coûts économiques plus ou moins cachés liés à ces phénomènes discriminants. Les observations de ces quatre auteurs peuvent se résumer comme suit.

24Il existe du fait des tendances énoncées un certain déficit de motivation du personnel d’encadrement intermédiaire, dont les chances de promotion sont d’autant plus largement compromises qu’elles sont généralement réservées à certaines élites. Ce qui génère, en aval, une difficulté pour motiver les équipes de gestion opérationnelle. Le vivier d’embauche étant en grande partie cantonné et par là même limité au périmètre des grandes écoles, il y a moins de chances de découvrir des dirigeants d’exception. Les profils sélectionnés se ressemblent, et tendent en outre à appliquer des procédures de gestion routinières qui ne sont pas nécessairement innovantes, et suffisamment différenciées sur les marchés pour être porteuses d’avantages économiques importants. Du fait que le type de compétences, qui s’acquiert en l’occurrence avec le passage dans les grandes écoles, puis dans la haute fonction publique, tend à prédisposer davantage à des stratégies de carrière structurées par des temps de passage assez courts dans les postes stratégiques des entreprises concernées, l’investissement personnel des managers recrutés dans la gestion des firmes n’est pas dans la durée aussi important qu’on pourrait l’espérer. Les stratégies industrielles tendent en particulier à s’effacer derrière des stratégies plus prestigieuses et souvent financières (« … ce type de compétences conduit plus à rechercher des succès, et donc une légitimité, dans la croissance externe que dans la croissance interne, dans les opérations financières que dans la stratégie industrielle », Taddéi & Coriat, 1993, p. 220). Dans la mesure enfin où la connaissance du métier considéré et des marchés qui lui sont liés ne peut souvent s’acquérir efficacement que « sur le tas », on observe quelle que soit au demeurant la qualité des hommes un décalage entre les compétences théoriques acquises et des compétences opérationnelles et pratiques vitales à la conduite d’organisations complexes.
Une troisième convention, discriminant les futurs managers, distingue enfin certaines formes d’intelligences. Un rapport récent de l’Inspection de l’éducation nationale met en évidence le fait qu’il n’y a plus aujourd’hui, en France, que 18% de bacs littéraires contre environ 50% dans les années 60 (IEN, 2006). Deux grandes causes immédiates sont isolées par ce rapport. La première est la structuration des études supérieures, qui va dans le sens d’une sur-utilisation discriminante de l’outil mathématique (ce qui se vérifie en particulier dans des filières débouchant sur des métiers où ce dernier n’est pas d’une utilité première). La seconde tient au fait que les grandes entreprises et la haute administration, se basant sur le modèle d’excellence adopté par les grandes écoles, expriment en majorité le besoin de diplômes à contenus formalisés et théoriques. La démonstration du phénomène de glissement/superposition entre la logique fonctionnelle de segmentation des compétences managériales, et une logique sociale et symbolique de discrimination peut alors ici s’appuyer sur les connaissances modernes des psychologues cognitifs en matière d’« intelligence ».
R. J. Sternberg (1994) considère ainsi qu’il existe trois grands types d’intelligences. L’intelligence dite logico-mathématique, l’intelligence de synthèse et l’intelligence pratique. Plus particulièrement, les travaux de R. J. Sternberg montrent que les filières éducatives et les entreprises françaises tendent à privilégier le développement de la première des trois grandes formes d’intelligence qu’il identifie [2]. Alors que la majorité des recherches portant sur les compétences managériales concluent à leur nécessaire diversité pour comprendre les modes de fonctionnement complexes des organisations. E. Morin (2008, p. 183) considère que les intelligences du « tout », et celle « des parties » sont profondément complémentaires pour comprendre les complexités organisationnelles (« … le défi de la complexité exige la communication entre les connaissances séparées… »).
Les faits stylisés théoriques, qui rendent compte d’une partie des hypothèses psychosociologiques types d’H. Simon, peuvent permettre en GRH à théoriser l’attitude conventionnelle du DRH en position de recruter. En décrivant les principaux ressorts mentaux et les étapes successives de la prise de décision, ils se démarquent des raisonnements retenant le concept de rationalité économique des décideurs au sens de la théorie néo-classique standard. Le sujet de la décision n’y est donc pas l’homo-oeconomicus qui sait précisément toujours ce qu’il veut faire, et dans quel ordre il va opérer, qui se dirige systématiquement vers la meilleure solution (ou optimum d’utilité), qui sait tout ce qu’il doit savoir pour la choisir, et qui n’est pas influencé dans son choix par les comportements des autres. Ces faits stylisés théoriques prennent aussi leur distance avec les théories de l’école classique du management qui entretiennent des rapports avec cette dernière (Desreumaux, 1998, p. 82 ; Mintzberg, 2006, p. 26 ; Morgan, 1997, p. 15). Ils peuvent s’énoncer comme suit.

2 – La rationalité limitée, procédurale et adaptative du DRH

2.1 – La complexité et l’incertitude comme facteurs de choix conventionnels

25Pour H. Simon (1987, 1997), l’acteur est doté au départ d’une capacité cognitive limitée. Ce que confirment nombre de travaux émanant d’équipes de chercheurs spécialisés en psychologie cognitive (Weil-Barrais & alii, 2001), ou en physiologie de la perception et de l’action (Berthoz, 2003). L’acteur ne peut selon ces théories, du fait de sa structuration mentale, et particulièrement lorsque certains seuils de complexité dans le problème qui lui est posé sont dépassés, que se représenter imparfaitement le problème lui-même, et les solutions qui lui paraissent possibles. Plus le nombre d’éléments qui peuvent se trouver en interaction dans ledit problème est nombreux, voire en augmentation à mesure que la situation évolue dans le temps, et plus les chaînes de réaction envisageables se multiplient ainsi que les solutions possibles. H. Simon ajoute que les solutions du problème peuvent être d’autant plus humainement inenvisageables que des événements incertains, au sens fort de chocs extérieurs purement aléatoires, ajoutent à l’incertitude découlant de la complexité du problème à la base. Plus les effets possibles deviennent flous, et moins l’acteur peut affecter des probabilités sérieuses de réalisation à des événements non encore survenus. A cela s’ajoute sur le plan économique que les revenus, et le temps disponibles pour rechercher l’information destinée à se faire une représentation claire du futur, et de l’état du problème en t + n, ajoutent une contrainte en termes de quantité et de qualité de l’information qu’il est possible d’obtenir pour essayer de mieux éclairer le problème en réduisant sa méconnaissance de base.

26L’acteur indécis, oscillant entre les termes des différentes alternatives sans pouvoir choisir une option, mais néanmoins pressé par la situation de décider et d’agir, est alors tenté, non pas seulement de se faire une représentation du problème, en le reconstruisant mentalement, mais de simplifier cette reconstruction. Notamment en la ramenant via les différents biais cognitifs qui lui sont familiers, via la disposition de solutions organisationnelles et institutionnelles qu’il sait être à sa portée, à des éventualités qu’il peut concevoir. C’est à ce moment de son cheminement mental que l’acteur, au sens fort d’H. Simon, devient procédural. Et que, comme le montre M. Crozier préfaçant un ouvrage majeur de J. March & H. Simon (1991), il utilise des codes de conduites qui sont le fruit de son éducation et de son environnement institutionnel.

27Comme l’écrit aussi D. North (Cf. Supra), en se démarquant des modèles néoclassiques standard de la décision économiquement rationnelle, les idéologies et institutions sont des « classes de modèles mentaux partagés » (2005, p. 24), cependant que la cogitation individuelle ou le processus de pensée sont « encastrées » dans un « contexte social et institutionnel plus large » (2005, p. 24). Cette hypothèse cognitiviste majeure est également utilisée, dans le champ des sciences de gestion, par un certain nombre de théoriciens des organisations : « Le processus de décision n’est pas extérieur à la situation de choix, il influence la construction du problème autant que sa solution » (Rojot, 2003, p. 165). Ou par des théoriciens des comportements organisationnels : « Les problèmes n’existent pas en eux-mêmes : ils sont posés par des acteurs. La qualité des solutions avancées est subordonnée à celle de la formulation du problème » (Gilbert, 2005, p. 20). On peut alors préciser l’orientation des décisions prises par l’acteur incertain et procédural (utilisant certains codes de conduite) à travers les faits stylisés théoriques suivants.

28Pour le programme conventionnaliste trois grands types de démarches, qui peuvent aussi se combiner entre elles, peuvent aider le décideur-type manquant de critères mais pressé d’agir à résoudre son problème d’indécision. Soit il décide de tâtonner dans la recherche des solutions, et de se guider dans l’avenir selon un processus d’essais et d’erreurs successives. Et il accepte nécessairement de payer le prix des erreurs qu’il commet. Soit il se rassure en adoptant une attitude prudente. Il peut alors dans ce cas, les deux options se mêlant souvent dans la réalité, soit se référer à des règles routinières et conventions qu’il connaît, soit imiter certains des comportements d’autrui supposés notamment être mieux adaptés et informés (Orléan & alii, 2004, p. 63). Les contenus de ces trois solutions vont de pair avec trois hypothèses fortes de la pensée conventionnaliste, qui éclairent les processus de décision dans la firme et les modes de fonctionnement des organisations. Ils peuvent s’exprimer comme suit.

29Dans le premier cas, le décideur recherche non pas une solution parfaitement adaptée au problème qu’il rencontre, au sens où celle-ci lui permettrait d’atteindre au mieux l’objectif qu’il s’est fixé, mais des solutions qui s’avèrent (du fait de l’accumulation des coûts que suppose la recherche même de la solution), relativement et simplement « raisonnables ». Dans le cadre de la théorie conventionnaliste, mais aussi évolutionniste qui en demeure très proche par de nombreux aspects, les organisations ne se dirigent pas plus ou moins systématiquement vers le meilleur (Lesourne & alii, p. 7). Ce sont plutôt les coûts, voire les surcoûts des erreurs qu’elles commettent, précisément en tâtonnant, qui les avertissent des contradictions à l’œuvre et réorientent constamment leur cheminement. L’adaptation réussie consiste alors, de façon prioritaire, à découvrir et utiliser des pratiques permettant d’abord de survivre en évitant trop de dysfonctionnements coûteux susceptibles d’affecter la reproduction de l’organisation. C’est ce qui fait que certaines organisations, qui ne subissent pas des coûts d’erreur trop importants, puissent se reproduire durablement selon J. March & H. Simon (1991) en se contentant de survivre et d’obtenir des résultats moyens. Les travaux d’A. Hirschman (1971) vont aussi dans ce sens en traitant d’organisations « relâchées » ne tendant pas vers un optimum.

30Dans la seconde option offerte, à travers laquelle l’acteur incertain se rassure par une attitude routinière, le décideur choisit une solution dans la mesure où celle-ci fait partie du stock présent, de manière permanente dans telle ou telle organisation, de procédures déjà utilisées antérieurement avec plus ou moins de succès. Dans la pensée conventionnaliste, l’histoire de l’entreprise pèse de tout son poids dans l’accumulation de ses procédures routinières. Lesquelles finissent en quelque sorte par s’encastrer dans sa culture (Lesourne & alii, p. 7).
Dans le troisième cas enfin, le décideur indécis se rassure en imitant les décisions prises et les solutions adoptées par d’autres décideurs. Keynes, mettant en évidence les conduites d’imitation lors des crises financières, est un des premiers à avoir mis systématiquement en relation sur un plan économique l’impossibilité de comprendre, de prévoir et de choisir, avec la tentation d’imiter le comportement des autres (Keynes, 1937, p.114). Aujourd’hui, les économistes conventionnalistes et évolutionnistes distinguent plusieurs formes de mimétismes. La raison dominante de l’imitation (en se basant sur le seul plan conscient), peut être: - la croyance que l’autre possède une meilleure information ; - le sentiment que l’on ne sera pas intégré et reconnu dans le groupe si l’on n’en adopte pas les normes qui y sont a priori dominantes ; - la croyance selon laquelle les autres, parce qu’ils sont nombreux à adopter des comportements similaires, sont, par là même, en quelque sorte spontanément considérés comme ayant adopté des conduites adaptées et légitimes (Lesourne & alii, 2002, p. 120 et suiv.). Les faits stylisés théoriques rendant compte de la démarche mentale du DRH en position de recruter un profil managérial peuvent alors être synthétisés comme suit.
La complexité et l’incertitude inhérentes au processus de recrutement des cadres et managers, l’absence de critères de choix non ambigus, forment au total une série de facteurs puissants qui conditionnent un mouvement de glissement et de superposition, entre les logiques fonctionnelles de segmentation et les logiques sociales et symboliques de discrimination des profils. Tant que les routines d’embauche utilisées n’entraînent pas, dans l’organisation, le franchissement de certains seuils de tolérance aux dysfonctionnements qui en découlent, leur usage peut perdurer. Et les configurations institutionnelles renvoient globalement au recruteur, en position de prendre pour modèles des comportements et des procédures déjà institués autour de lui, l’image de ce qu’il convient de faire.

2. 2 – Convention commune

31Dans les termes des programmes conventionnaliste et évolutionniste, l’ensemble des choix mimétiques des DRH s’additionnent et se combinent pour, en quelque sorte, s’« auto-renforcer » mutuellement. Le phénomène se reproduit globalement du fait de la multiplication des acteurs qui s’imitent réciproquement. Il renforce parallèlement la légitimité du modèle adopté par l’ensemble des institutions, et se nourrit à son tour de cette légitimité.

32La grande entreprise renvoie en l’occurrence en moyenne au DRH l’image selon laquelle les hauts managers doivent, sauf à prendre le risque d’intégrer des profils non adaptés, être recrutés sur la base de diplômes renommés. La haute administration lui confirme, par le phénomène des corps d’Etat et le leadership de certaines grandes écoles, la légitimité de cette démarche. Et l’institution scolaire, en privilégiant certains types de parcours, et notamment ceux qui valorisent les aptitudes logico-mathématiques, lui assure que son choix mimétique sera le bon car il obéit au modèle de la réussite de ceux qui s’engagent dans les filières d’excellence. Les modèles successivement prônés dans l’ensemble formé par les grandes entreprises, y compris publiques, la haute administration, les cabinets ministériels, l’enseignement supérieur privé et public…, se nourrissent alors mutuellement des représentations qu’elles propagent et influencent, à leur tour, les comportements des ménages. Les parents d’élèves, pour donner le maximum de chances de progression sociale à leurs enfants (dans l’acception de P. Bourdieu où ils finissent par s’adapter aux probabilités objectives de réussite de ces derniers), sont ainsi tentés de plébisciter les modèles d’excellence en privilégiant pour l’avenir de leurs enfants des filières scientifiques plutôt que littéraires. Les écoles supérieures de commerce peuvent, en s’appuyant sur la demande des parents, justifier leurs programmes d’excellence…

33Au sens des économistes et gestionnaires conventionnalistes, on peut alors démontrer l’existence d’un phénomène de légitimations réciproques qui découle, au sein de la configuration institutionnelle nationale, des pratiques courantes des différentes institutions qui la composent. Les comportements mimétiques s’agrègent et se combinent pour aboutir à la construction de ce que les auteurs conventionnalistes nomment une Connaissance commune, ou Common Knowledge (Orléan & alii, p. 63). Chacun trouve dans cette Connaissance commune, en observant les comportements et procédures adoptés de façon majoritaire par son environnement, de bonnes et solides raisons de faire ce qu’il fait. Comme dans la théorie des jeux, les stratégies des uns sont conditionnées par les stratégies des autres. Les choix de celui qui imite donnent lieu à des pratiques de sa part qui, en même temps, conditionnent les choix de ceux qu’il imite, et réciproquement à travers ce que J. P. Dupuy (1982) nomme la logique spéculaire des miroirs.

34Le fait que le phénomène perdure, malgré les conséquences contre-productives de cette sélection discriminante, porteuse à plusieurs égards de coûts économiques plus ou moins cachés pesant sur les performances d’un certain nombre d’entreprises (Taddéi & Coriat, 1993 ; Bauert & Bertin-Mourot, 1997 ; Philippon, 2007), s’explique ce faisant davantage par sa rationalité sociale et institutionnelle que par sa rationalité économique. Cette logique spéculaire des choix en état de complexité et d’incertitude, qui débouche sur l’usage répétitif de conventions, peut de façon plus générale être considérée comme universelle, c’est-à-dire se produisant quels que soient les pays. Ses formes et manifestations concrètes sont, par contre, différentes d’une nation à l’autre. Dans un autre registre conceptuel, G. Hofstede (1991) montre en particulier que, selon les pays, les degrés de « contrôle de l’incertitude », c’est-à-dire la forme des règles et leur puissance d’imposition, ne sont pas les mêmes. Et de nombreux travaux insistent (Cf. notamment Boussard & alii, 2004) sur les variantes culturelles selon les sociétés des comportements au travail, des formes de gouvernance, des modes de négociation…
Si en France la convention veut par exemple que les sortants de certaines grandes écoles leaders soient considérés a priori, pour la plupart, comme d’excellents managers, il n’en est pas de même en moyenne en Allemagne (Bauert & Bertin-Mourot, 1991, 1997). L’appareil de formation allemand reconnaît une plus grande importance à la formation continue. Les entreprises allemandes favorisent davantage la progression interne de leurs employés par les voies de l’apprentissage. Les recruteurs allemands, puisqu’il est conventionnellement plus légitime en Allemagne de recruter des candidats ayant pris ces deux voies, sont alors moins sensibles à la notoriété et au poids symbolique de certains diplômes de grandes écoles. Ce qui induit, conformément au processus de reproduction en boucle découlant du phénomène de Common Knowledge, que les familles allemandes choisissent en moyenne des formations relativement plus ouvertes pour assurer l’avenir de leurs enfants (ce qui va à son tour conditionner pour partie l’ouverture du système scolaire…). Les effets économiques des conventions sociales allemandes sont par conséquent différents.

  • Toutes choses égales par ailleurs, en privilégiant chaque fois un facteur parmi d’autres, et en faisant l’hypothèse que ses effets ne sont pas freinés voire annihilés, ou au contraire renforcés à divers degrés par d’autres facteurs, on peut alors faire de nombreuses observations dans ce sens.
  • On peut considérer par exemple que les cadres opérationnels allemands, qui savent qu’ils peuvent plus facilement que dans d’autres pays s’élever au long des échelons internes de l’entreprise (Bauert & Bertin-Mourot, 1991) sont, du point de vue de ce facteur et toutes choses égales par ailleurs, relativement plus motivés dans leur travail que les cadres français. Lesquels se heurtent, plus souvent, aux barrières de ce que G. Hofstede (1991) nomme les « distances hiérarchiques ». On peut certainement aussi considérer dans le même ordre d’idées, isolant par hypothèse un facteur et ses effets, que certaines grandes entreprises allemandes bénéficient en moyenne, du point de vue de ce que D. Taddéi & B. Coriat nomment la grande mobilité des élites managériales françaises passant alternativement du privé au public en cherchant à intégrer des postes présidentiels d’entreprises chaque fois plus importants (1993), d’une plus grande continuité stratégique que leurs homologues françaises. L’habitude plus grande des élites managériales françaises de séjourner pour des temps plus courts à des postes de responsabilité importants étant liée à l’importance de l’Etat français, et aux liens particuliers en France entre la grande entreprise et la haute administration.
  • On peut également penser, comme une conséquence du critère de distance hiérarchique moins forte d’Hofstede (1991), que la distance globale entre les sommets stratégiques des firmes allemandes et leurs centres opérationnels y est moins forte qu’en France. Ce qui est notamment cohérent avec les formes spécifiques de la négociation et du syndicalisme allemand. L’obligation institutionnelle de négocier, rappelée dans la loi et les conventions syndicales allemandes, amène en effet par exemple les experts du DGB à participer dans certaines grandes entreprises aux conseils d’administration pour y formuler des propositions. Du point de vue d’une plus grande stabilité des compromis sociaux et des climats sociaux, et de ces formes de gouvernance plus « intégratrices » pour les salariés, les firmes allemandes semblent connaître moins de coûts divers (turn-over, absentéisme, chutes de productivité brutales…) liés à l’expression de tensions sociales (Cadin & alii, 2007, p. 127).

Conclusion

35Au terme de cet article, on peut considérer que la logique économique et sociale du programme conventionnaliste a été vérifiée. Les procédures de recrutement des cadres et managers, compte tenu de la difficulté qu’il y a à identifier objectivement les compétences correspondantes, à les retrouver chez les individus, et à faire plus que des paris sur leur avenir dans l’entreprise et ce qu’ils y apporteront, relèvent de logiques décisionnelles incertaines qui ne peuvent être considérées comme étant exclusivement d’ordre économiquement rationnelles. Ces logiques sociales relèvent dans notre propos de conventions sociales qui associent notamment une certaine excellence managériale à la possession de diplômes réputés.

36Le modèle de la rationalité limitée et procédurale des acteurs de H. Simon (1987, 1997), et de l’école des conventions (Batifoulier & alii, 2001 ; Amblard, 2003 ; Orléan & alii, 2004 ; Eymard-Duvernay, 2005), est par ailleurs apparu plus performant que le modèle économique et gestionnaire classique pour expliquer la logique décisionnelle d’embauche des cadres et managers, et l’usage par le DRH desdites conventions. Mais il n’épuise toutefois pas complètement la question de l’origine et de la genèse de ces mêmes conventions, et n’éclaire donc pas tous les facteurs conditionnant leur reproduction. La méthode, qui fait ici appel à l’individualisme méthodologique, au sens conventionnaliste, doit notamment être complétée par une analyse historique et socio-économique du phénomène.

37Un des résultats de ce travail est de montrer que le modèle français d’embauche des cadres et managers repose, davantage que dans nombre de pays comparables, sur des choix conventionnels conditionnés par le type de diplôme détenu, le capital culturel et social du postulant, et certaines formes de raisonnements et d’approches intellectuelles des problèmes managériaux qui en privilégient les facettes logico mathématiques et fonctionnelles. Un autre principe, aujourd’hui développé dans les sciences économiques et sociales (Granovetter, 1985 ; North, 2005), se trouve vérifié. Celui selon lequel les structures économiques d’une société sont bien, de même que les rationalités des acteurs qui les animent et sont simultanément conditionnées par elles, plus ou moins encastrées dans ses structures socioculturelles et institutionnelles.

38Plusieurs recherches convergent pour montrer que les discriminations conventionnelles à l’embauche des cadres et managers ont des coûts économiques, explicites et cachés, plus ou moins importants (Bauert & Bertin-
Mourot, 1991 ; Philippon, 2007 ; Baudelot & Establet, 2009). Et Baudelot & Establet mettent en particulier en évidence une certaine contradiction entre les processus de reproduction sociale, qui découlent dans notre raisonnement du poids de ces conventions, et le respect d’une certaine éthique qui voudrait que les plus défavorisés bénéficient à travers les systèmes de promotion sociale d’une réduction significative des inégalités de départ. Un prolongement possible de ce travail serait donc d’interroger la capacité spécifique du management français, eu égard à des managements étrangers, à prendre des décisions révélant au mieux les potentialités de croissance de la société française. Plusieurs pistes ont été ouvertes récemment dans cette direction. Notamment celle de travaux montrant avec des outils différents que les relations entre le patronat et les syndicats français, relativement plus défiantes voire teintées d’agressivité réciproque que dans d’autres pays comparables (Algan & Cahuc, 2007, Philippon, 2007), parviennent à diminuer de quelques points la croissance française.

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Notes

  • [1]
    Marc Morin, ISC Paris, morin.marc@wanadoo.fr
  • [2]
    Outre ceux de D. Goleman (Cf. Supra), les travaux de R. J. Sternberg ont clairement leur écho aujourd’hui dans la théorie d’H. Gardner dite des « intelligences multiples » (1997).
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