Notes
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[1]
Jean-Luc Rossignol, Maître de Conférences HDR à l’Université de Franche-Comté, jean-luc.rossignol@univ-fcomte.fr
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[2]
Par deux décisions récentes du 7 septembre 2009, la Haute Juridiction exclut de condamner les schémas d’optimisation fiscale qui ne vont pas à l’encontre des objectifs poursuivis par l’auteur des dispositifs fiscaux (CE, 7 septembre 2009, n° 305596 et n° 305586).
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[3]
Rapport n° 1798, enregistré à la Présidence de l’Assemblée nationale le 7 juillet 2009.
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[4]
Cf. notamment le rapport d’information des députés Elisabeth Guigou et Daniel Garrigue, n° 1834, enregistré à la Présidence de l’Assemblée nationale le 15 juillet 2009.
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[5]
Rapport d’information, n° 1902, déposé en application de l’article 145 du règlement par la commission des finances, de l’économie générale et du contrôle budgétaire et enregistré le 10 septembre 2009 à la Présidence de l’Assemblée nationale
1Le rapport entre la fiscalité, avec une dimension hautement technique et un système déclaratif hautement complexe, et la responsabilité globale de l’entreprise n’est pas évident au premier abord. Les deux termes « fiscalité » et « responsabilité » ont davantage l’occasion de se rencontrer lorsqu’il s’agit d’aborder la question délicate de la responsabilité fiscale, et d’ailleurs aussi pénale, du dirigeant d’entreprise.
2Le lien est pourtant évident, au regard notamment de l’évolution de la fiscalité mais aussi de l’organisation de sa gestion tant du point de vue de l’administration que de celui des entreprises. La fiscalité constitue un instrument de politique économique pour l’Etat, qui en use et en abuse parfois d’une manière plus ou moins opportune ; elle est parallèlement un instrument de la politique de l’entreprise, qui a ses propres objectifs et sa propre rationalité, en introduisant des distorsions dans les choix de gestion. Considérée il y a encore quelques années comme une contrainte qu’il convenait de subir passivement, la fiscalité est devenue, sans conteste, un paramètre nécessaire de la gestion de toute organisation. Les choix retenus, dans le cadre de la recherche d’une optimisation légalement reconnue, posent le problème de ce qui peut être acceptable ; l’optimisation acceptable est en soi une notion difficile à cerner : s’agit-il de morale ou bien de risque ? Comme Taly (2009, p. 386) a eu l’occasion de l’écrire, « dans quel compartiment de la gouvernance et des régulations faut-il placer la fiscalité : du côté de la responsabilité sociale ou de la maîtrise des risques ? » Mais, ces deux faces ne sont-elles pas aussi convergentes ? L’activité législative foisonnante, les prises de position d’organisations internationales et la vision éthique de l’impôt par la presse et la société civile semblent vouloir en outre conférer à la fiscalité à l’heure actuelle un rôle qui va bien au-delà de la « simple » détermination d’une base d’imposition, en interférant sur la gouvernance même des organisations. Emerge là, d’une certaine manière, une nouvelle approche reposant sur le constat de changement de posture de l’administration fiscale, comme nouvel acteur engagé de la responsabilité globale de l’entreprise.
1 – Optimisation fiscale, maîtrise des risques et stratégie d’entreprise
3L’optimisation ne peut logiquement trouver sa place que subsidiairement par rapport à la gestion du risque fiscal. Une entreprise ne peut en effet chercher à optimiser la dimension fiscale de ses opérations sans maîtriser préalablement le risque fiscal. Il est vain de rechercher des économies substantielles d’impôt sur tel ou tel montage si, simultanément, des irrégularités importantes affectent le traitement fiscal des opérations courantes de l’entreprise.
4La notion de risque fiscal englobe en fait deux acceptions : la première, classique, correspond au non-respect, volontaire ou non, des règles fiscales, alors que la seconde, toute aussi problématique, se rapporte davantage à la méconnaissance d’une disposition favorable qui peut générer un manque à gagner important. Se conjugue ainsi un risque sanction à un risque perte d’opportunité. Le risque fiscal trouve naturellement son origine dans la complexité des règles applicables mais bien évidemment aussi dans la façon qu’a l’entreprise de les appréhender dans le cadre sa politique fiscale (il est utile de préciser, à ce niveau, que, si la complexité résulte de la volonté de prévoir toutes les situations possibles, elle peut aussi contribuer à une sécurité juridique accrue qui permet de faire l’économie de contentieux complexes). L’entreprise ne peut que déplorer le manque fréquent de cohérence et de transparence de la réglementation applicable qui s’agrège sans s’alléger, sans évaluation ou simulation préalable systématique, parfois même sans conciliation, avec des interventions d’une inégale efficacité du législateur, du pouvoir réglementaire et de la doctrine administrative, sans oublier celles du juge de l’impôt. L’influence croissante des règles internationales, notamment communautaires, complexifie nettement encore la situation d’un droit perçu comme hermétique, sans véritable cadre conceptuel permettant à la fois d’identifier des principes généraux et de limiter l’instabilité et l’inintelligibilité de la norme (la création d’un cadre conceptuel fiscal serait, sans conteste, d’une utilité certaine).
5Le développement de l’entité, qu’il s’opère par le biais d’une stratégie interne ou bien externe, est lui-même source de risques. Dans le cadre d’un développement international, la question des prix de transferts constitue un enjeu fiscal de toute première importance dont les implications sont tout à la fois stratégiques, opérationnelles et organisationnelles. La gestion du risque fiscal est là d’autant plus délicate que non seulement la réglementation s’est complexifiée mais, simultanément, le dispositif de contrôle déployé par l’administration s’est considérablement renforcé. Ainsi, l’organisation de l’administration en fonction même du risque contribue-t-elle à élever le niveau de risque. La mise en place de nouvelles applications informatiques ainsi que la création de la direction des grandes entreprises (DGE) et celle du service des impôts des entreprises (SIE) s’inscrivent précisément dans cette perspective, même si elles visent, en premier lieu, à améliorer la qualité du service rendu aux usagers et à promouvoir un meilleur civisme fiscal.
6Le risque fiscal est, en fait, un risque permanent et non simplement ponctuel, même s’il est limité dans le temps du fait du délai de reprise. Il est surtout difficile à cerner et délicat à évaluer. Le risque fiscal est difficile à cerner dans la mesure où sa révélation résulte pour l’entreprise d’une procédure de contrôle fiscal qui est, par nature, aléatoire. La probabilité du contrôle fiscal, révélateur du risque, est inconnue et celle de détection de l’irrégularité au cours de la procédure de contrôle fiscal l’est tout autant. Cette difficulté est également renforcée par le fait que la notion même d’irrégularité, source de risque, est parfois délicate à évaluer. Lorsque la règle fiscale se borne par exemple à énoncer un principe, l’appréciation du comportement de l’entreprise face à l’application ou la mise en œuvre de ce principe est souvent mal commode. Ces difficultés d’appréciation se doublent généralement d’une difficulté d’évaluation et, sur ce point, la situation ne se révèle pas plus simple pour savoir où se situe la norme, qui seule permettra de quantifier le risque (Chadefaux et Rossignol, 2006, p. 1451). Si la régularité fiscale, qui va de pair avec une gestion du risque fiscal, se présente à l’évidence comme un pré-requis par rapport à l’élaboration d’une politique fiscale de l’entreprise, il s’agit de manière toute aussi évidente d’un pré-requis qu’il n’est pas nécessairement commode de maîtriser et de contrôler.
Cette prévention nécessite, en réalité, une évaluation globale du processus fiscal afin d’optimiser le pilotage de l’organisation. L’organisation se doit de le réviser régulièrement, pour s’adapter à un environnement réglementaire en évolution constante, et par conséquent ses modes opératoires. Un audit fiscal régulier pour faire le point sur la pertinence des choix fiscaux de l’entreprise en fonction de sa situation et de sa structure trouve là tout son intérêt. Le recueil des informations sur la nature et l’étendue du risque encouru permet, par ce double examen de régularité et d’efficacité (Chadefaux et Rossignol, 2006, p. 1453), d’établir un bilan de santé fiscal, un diagnostic fiscal, élément de diagnostic général de l’organisation. La démarche peut présenter deux objectifs complémentaires : l’un offensif pour éviter une surimposition, l’autre défensif pour détecter et anticiper les risques fiscaux, surtout s’ils découlent de dispositifs hasardeux ou tout au moins audacieux. Elle aboutit éventuellement à la mise en place d’une chaîne de contrôle interne fiscal qui regroupe alors des procédures de contrôle interne spécifiques établies à partir d’une cartographie du risque fiscal. L’existence d’une telle cartographie est précieuse non seulement au niveau de la direction fiscale de l’entité mais aussi de ses instances dirigeantes (conseil d’administration et comités d’audit et des risques) et sa mise en place constitue en soi un véritable instrument de pilotage fiscal pour la société qui s’en dote dans la mesure où, globalement, le contrôle fiscal interne permet en fait de :
- Assurer la conformité aux lois et aux réglementations fiscales en vigueur (maîtrise de la technique fiscale) ;
- Produire une information fiscale de qualité vis-à-vis de l’administration fiscale ;
- Assurer un pilotage fiscal efficace de l’entreprise grâce à la mise en place d’indicateurs ;
- Assurer la fiabilité, l’efficacité et la traçabilité des opérations et de la documentation afin d’attester de la fiabilité des chiffres fiscaux : calcul de l’impôt, des provisions pour impôt, suivi des flux intra-groupe en fonction des politiques de prix de transfert … ;
- Sécuriser l’outil informatique qui doit ainsi être en mesure de capter les évolutions et suivre les méthodes fiscales retenues.
Et, pour atteindre un niveau optimal, se trouve, au cœur du processus, la fonction fiscale de l’entreprise qui constitue, lorsqu’elle existe en tant que telle, le pivot autour duquel s’articule l’ensemble des décisions comptables et financières de l’entreprise. Cette fonction a considérablement évolué au cours des quinze dernières années, en présentant une dimension de plus en plus internationale, financière et stratégique, transversale en fait. Dépendante de son environnement, elle doit à la fois répondre aux attentes internes et affronter le foisonnement législatif et réglementaire, dans ses dimensions nationale et communautaire, avec ses contraintes mais aussi ses opportunités. Pour respectivement y faire face et les saisir, une véritable organisation est nécessaire ; elle l’est pour assurer une sécurité juridique bien comprise mais aussi pour bénéficier pleinement de la liberté de gestion accordée. C’est cette liberté qui peut inciter les entreprises à « opter pour le « grand large » des montages fiscaux internationaux » dans le cadre de planifications fiscales agressives, dont il convient de bien cerner les contours aux confluents de l’analyse juridique et de la morale. De telles planifications sont au demeurant facilitées par la véritable concurrence fiscale qui s’est instaurée entre les Etats en lien avec leur propre stratégie de développement. De telles pratiques posent à la fois le problème de la définition des outils de lutte contre les schémas les plus abusifs, pour placer cette liberté sous surveillance, mais aussi celui de la responsabilité sociale des entreprises et des acteurs de leur gouvernance au regard notamment du recours aux paradis fiscaux ou à d’autres manœuvres frauduleuses établies pour fuir les obligations fiscales, en adoptant des stratégies de free-rider susceptibles d’être contraires à l’intérêt général.
2 – Fiscalité et Gouvernance des entreprises : l’administration fiscale comme partie prenante engagée
8Le concept de gouvernance semble en fait ainsi au cœur de la réflexion sousjacente. Perez (2008, p. 1819) note, à juste titre, qu’« il faut (…) se méfier des concepts quand ils deviennent des modes, voire des « mots-valises » utilisés parfois sans discernement, ou avec le dessein, explicite ou non, d’enrober le propos dans un nuage sémantique dont l’emballage novateur tiendrait lieu d’argument ». Si le concept de « gouvernance » court déjà ce risque, celui de « gouvernance juridique et fiscale » le courrait peut-être davantage encore, même si son usage est bien plus restreint. Que recouvre ou recouvrerait en fait la gouvernance juridique et fiscale ? Est-ce une extension, une nouvelle acception, une nouvelle approche ? En vue d’une théorie générale de la gouvernance ?
9Les sciences de gestion et la discipline juridique appréhendent la notion d’organisation de façon parfois différente ; pour autant, cette dernière représente incontestablement un concept fédérateur. La notion d’organisation est l’un des objets déterminants sur lesquels droit et gestion se focalisent. Selon Médus (1997, p. 1018), « le droit, et plus particulièrement le droit des affaires, en tant que discipline «frontalière» des sciences de gestion, a une vocation affirmée à concourir à la formalisation sinon d’une véritable théorie des sciences de gestion, à tout le moins d’une théorie de l’organisation entendue comme l’objet central des recherches en gestion et dans le même temps à fournir des outils pour l’analyse et la conduite des organisations ». L’organisation est sans conteste l’un des moteurs du système juridique (Robé, 2001) ; elle subit les règles de droit existantes, elle les gère mais aussi en produit du fait de ses actions et des contrats qu’elle génère dans la plénitude de son objet.
10L’approche juridico-managériale permet de considérer la gouvernance juridique des organisations comme un modèle pour agir et/ou pour juger les comportements organisationnels. La notion de contrôle se trouve naturellement au cœur de cette approche. Notion juridique par excellence et ô combien fondamentale dans l’étude de la gouvernance des organisations, sa définition présente un intérêt de tout premier ordre pour mieux comprendre les comportements, même si l’exercice apparaît en fait des plus délicats. Cela tient tout autant à la notion d’une certaine manière « fuyante » qu’à son appréhension. Praquin (2009, p. 65 et s.) a d’ailleurs mis en évidence, grâce à une analyse historique du mot gouvernance, que celui-ci a, de tous temps, recouvert deux notions : une d’efficacité et une de « morale ». De même, Pesqueux (2009, p. 363 et s.) a eu l’occasion de démontrer que, lorsqu’on parle de gouvernance, on passe sans cesse d’un registre philosophique / sociologique à un registre économique / juridique.
11La lecture juridique du concept de gouvernance peut conduire à considérer l’administration fiscale comme une partie prenante, dans une approche partenariale élargie à un acteur peu souvent pris en considération. L’administration pourrait ainsi être présentée comme l’actionnaire minoritaire le plus important de toutes les entreprises, actionnaire qui participe aux bénéfices sans participer à la direction ni même au capital (Desai, Dyck et Zingales, 2003, p. 2). Acteur qui dispose, il est vrai, d’un pouvoir effectif de contrôle et de sanction, qui va bien au-delà de celui des actionnaires classiques et, par ce biais, d’informations de premier ordre. L’importance de ce pouvoir est telle qu’elle peut conduire les entreprises à payer plus de taxes que nécessaire pour éviter tout conflit mais aussi à des effets inverses avec des montages réalisés en dehors de tout contrôle des actionnaires.
12L’analyse des interactions entre le droit en général, la fiscalité en particulier, et la gouvernance d’entreprise apparaît en fait des plus riches, avec l’implication croissante du juriste/fiscaliste dans le processus de décision et de reporting et une réglementation qui conduit à une transparence accrue de la gestion juridique et fiscale de l’entreprise à laquelle est davantage associé le conseil d’administration et à laquelle s’intéressent davantage parallèlement les analystes ; ces derniers ont en effet notamment tendance à affiner leur analyse de la charge fiscale exigible comme potentielle, en vue de réaliser des benchmarks. Il en ressort, outre la nécessité du pilotage du taux effectif, un renforcement des questions juridiques et fiscales au sein de l’entreprise et par conséquent des liens et des processus réguliers d’échanges avec le comité d’audit et/ou le conseil d’administration, bien plus associés que par le passé à ces questions.
13De façon générale, les membres des conseils d’administration sont de toute façon de plus en plus sensibles au risque et, en particulier, depuis peu, au risque de réputation (ce risque s’explique par l’éventuel impact négatif d’un manque de transparence sur l’image et la crédibilité de l’entreprise auprès du public). L’administration fiscale britannique a d’ailleurs récemment lancé des démarches auprès des conseils d’administration des plus grandes entreprises du Royaume-Uni pour attirer l’attention de leurs membres sur les problèmes qu’elles peuvent rencontrer en termes de risque fiscal. Il s’agit, à ce niveau, à la fois de rendre les dirigeants de ces organisations moins audacieux et d’obliger à un recensement exhaustif et accessible des positions fiscales risquées. L’objectif recherché est, sans conteste, ambitieux alors que, selon une étude de Ernst & Young de 2006, 67% des directeurs fiscaux indiquent ne pas avoir encore de stratégie fiscale formalisée ; seuls 15% de ceux ayant procédé à une première formalisation sous forme de charte, de description de mission, voire de politique fiscale groupe, obtiennent la validation de ce document par leur conseil d’administration avec le niveau de prise de risque toléré. Il se fonde, tout au moins en partie, sur une notion d’entreprise responsable ou citoyenne. Cette dernière s’auto-censurerait en fait dans ses pratiques en limitant sa propre créativité fiscale, par la définition d’une deuxième frontière, celle précisément de l’ « acceptable », en plus de celle du légal, dans le cadre de ce que l’on pourrait appeler une « co-gestion » de l’optimisation fiscale. Cette « co-gestion » s’appuierait, elle-même, sur un véritable code de bonne conduite entre administrations fiscales et entreprises à partir d’un comportement disciplinaire d’auto-limitation. Le respect de ce code aurait comme contrepartie la promesse que les choses se passent au mieux en cas de contrôle (OCDE, 2006). L’administration fiscale néerlandaise propose d’ailleurs déjà le contrôle renouvelé, dans lequel elle s’engage à opérer les contrôles de la manière la plus courte possible, en échange précisément d’une transparence de l’entreprise sur sa propre analyse de ses risques fiscaux (OCDE, 2006).
Il en transparaît une volonté affirmée de l’administration de généraliser la cotation du risque fiscal présenté par les entreprises pour contrôler plus rapidement et plus fréquemment les opérateurs. L’OCDE a même examiné la possibilité d’une certification des avocats/conseils fiscaux, qui reposerait sur des critères de qualité, de coopération et de transparence avec l’administration fiscale ; le client pourrait alors choisir son conseil en fonction de cette approche. L’administration fiscale de la Nouvelle-Zélande l’expérimente en classant les grands cabinets de conseil en termes de risque afin de disposer d’une vision circonstanciée conjointe des entreprises et de ces conseils, autres acteurs majeurs de leur gouvernance (OCDE, 2008). La législation britannique, déjà riche en procédures d’autorisation préalable à un certain nombre d’opérations, vient, quant à elle, de s’enrichir, à l’occasion du vote du budget 2010, d’un renforcement notable des sanctions encourues par les senior accounting officers qui auraient prêté la main à une déclaration fiscale « inadéquate », pour tenter là encore de moraliser le comportement fiscal des entreprises en faisant planer une menace forte sur leurs conseils, conseils qui voient aussi en France leur responsabilité particulièrement accrue avec l’extension de la déclaration de soupçon aux délits fiscaux prévue par l’ordonnance 2009-104 du 30 janvier 2009 (cf. Michaud, 2009).
Une telle évolution est significative en tout cas de la place que souhaite occuper l’administration fiscale dans cette gouvernance, alors que la notion d’éthique dans le comportement fiscal est complexe et difficilement mesurable en dehors d’extrêmes plus commodément identifiables ; si elle repose sur une réalité bien comprise reliée à la notion de régularité fiscale, elle est à la fois ambiguë et relative, car dépourvue d’une réelle autonomie. Si l’opportunisme fiscal fait partie de l’éthique fiscale (il établit simplement un intervalle d’égalité entre les entreprises contribuables, intervalle fonction de la nature et du développement de leur politique fiscale), cette éthique fiscale, au demeurant difficilement dissociable de l’éthique financière, est susceptible de s’envisager selon différentes acceptions et, lorsque le juge doit prendre position au cas par cas, il produit de la norme juridique à partir d’une approche inévitablement « morale ». De fait, et à défaut de critères précis dans les textes (de tels critères seraient probablement impossibles), le contribuable en est réduit à examiner les faits des jurisprudences pour apprécier les risques que l’opération qu’il envisage soit considérée comme un « montage artificiel » selon les termes désormais consacrés par le Conseil d’Etat [2]. La délimitation du champ exact d’une mesure anti-abus générale ressort ainsi davantage de la technique du « case law » que du droit écrit avec une certaine convergence des deux approches de l’optimisation fiscale inacceptable : par la responsabilité sociale (social responsibility) et par le risque (corporate governance) (Taly, 2009, p. 387).
3 – Fiscalité et Discipline des parties prenantes
14Le vote récent par le législateur français de diverses dispositions fiscales relatives aux rémunérations différées des dirigeants et mandataires des grandes entreprises constitue une illustration de cette convergence.
15Ainsi, alors que la loi de financement de la sécurité sociale pour 2009 soumet aux cotisations sociales, dès le premier euro, les indemnités de départ dont le montant est supérieur à trente fois le plafond annuel de la sécurité sociale, la loi de finances pour 2009 prévoit qu’à compter de l’imposition du résultat de 2008, pour les SA cotées, ces rémunérations dues à raison de la cessation ou d’un changement de fonctions ne sont désormais déductibles des résultats imposables qu’à hauteur de six fois ce même plafond (205 848 euros pour 2009) ; sont là notamment visées les parachutes dorés, les indemnités de clauses de non-concurrence et les indemnités de retraite versées après le départ, dont les montants parfois astronomiques ont suscité polémiques et critiques. Une telle mesure a été retenue par le législateur « pour limiter réellement, en s’attaquant aux règles fiscales, les dérives constatées en la matière », et cela alors que le gouvernement souhaitait se reposer davantage, dans un premier temps, sur le code de bonne conduite mis en place par le MEDEF. Une démarche similaire avait été tentée l’année précédente, sans le même succès, alors que la limite prévue était d’un million d’euros. Le rapport d’information du député Philippe Houillon [3] sur les rémunérations des dirigeants mandataires sociaux et des opérateurs de marché fait d’ailleurs de nouveau état de cette dernière limite qui lui apparaît « constituer un compromis raisonnable, notamment en ce qu’il ne changerait rien à la situation actuelle des plus petites sociétés du SBF 250 » (p. 59).
16La fiscalisation de ces sommes est incontestablement révélatrice de l’évolution de la position du législateur mais aussi du gouvernement en la matière. L’encadrement normatif fiscal des rémunérations constitue désormais une solution adaptée, alors qu’en 2007 la Ministre de l’Economie, Christine Lagarde, jugeait que le conseil d’administration devait rester souverain et pouvoir décider au cas par cas et qu’il n’appartenait pas au régulateur qu’est l’Etat ou au législateur de gouverner la relation entre un dirigeant et sa société (Le Monde, 16 octobre 2008, «Les députés veulent mieux encadrer les parachutes dorés »). Le recours à la fiscalité apparaît dorénavant comme un véritable mécanisme de surveillance visant à discipliner, d’une certaine manière, les dirigeants en vue de meilleures pratiques de gouvernance en matière de rémunération. Elle augure d’un interventionnisme fiscal qui, jusqu’alors, n’avait pas cet objectif.
Mais, est-ce bien son rôle ? On peut en douter ; l’administration n’a pas à s’immiscer dans la gestion des entreprises et en devenir un contrôleur. Pourquoi ne plus vouloir se reposer sur la décision des conseils d’administration ou de surveillance, qui, dans la plupart des cas, s’appuient sur l’avis de comités des rémunérations (non encore institutionnalisés) composés de membres que l’on espère pleinement compétents et responsables ? Et cela, d’autant que :
- la loi de confiance et de modernisation de l’économie de 2005 et celle en faveur du travail, de l’emploi et du pouvoir d’achat (TEPA) de 2007 ont soumis de telles rémunérations aux procédures des conventions réglementées ; certaines d’entre elles sont même subordonnées à des conditions de performance et doivent faire l’objet d’une publicité.
- Fiscalement, leur déduction était en outre déjà subordonnée au respect de certaines conditions (leur montant ne doit pas être exagéré et elles doivent être engagées dans l’intérêt de l’entité) et les dispositions en vigueur autorisaient déjà l’administration à demander à l’entreprise de justifier ses pratiques en la matière, dès lors que leur progression est sans rapport avec les résultats de l’entité et/ou même conduit à des sommes qui les excèdent.
- De plus, depuis l’adoption de la loi TEPA (art. L. 823-10 du code de commerce), les commissaires aux comptes certifient de nouveau l’exactitude et la sincérité des informations relatives aux rémunérations et aux avantages de toute nature versés à chaque mandataire social, disposition qui avait été supprimée par l’ordonnance du 8 septembre 2005.
Si l’application rapide de la norme fiscale et sa forte dimension à la fois incitative et dissuasive, soulignées par le rapport Houillon, expliquent sans conteste une telle évolution, le traitement fiscal de telles problématiques pour des organisations présentes à l’international et susceptibles de modifier le lieu de leurs activités ou de leur seul siège social en fonction des réglementations applicables n’en reste pas moins délicat : McDonald’s a notamment annoncé le déménagement de son siège européen actuellement situé au Royaume-Uni en Suisse, comme d’autres grands groupes américains ont déjà pu le faire dans un passé récent, évitant ainsi les augmentations sensibles d’imposition applicables depuis le 1er juillet 2009, susceptibles de conduire à un doublement des taxes dues sur ses droits de propriété intellectuelle (Financial Times, 12 juillet 2009). Ces difficultés sont particulièrement présentes à l’occasion des travaux en cours pour lutter contre les centres offshore et les juridictions non coopératives [4]. Un rapport d’information de septembre 2009 [5], portant plus spécifiquement sur les paradis fiscaux, propose la mise en place d’une trentaine de mesures, dont notamment :
- la restriction de l’accès au marché français des filiales de sociétés mères établies dans des territoires non coopératifs et qui ne respectent pas des normes prudentielles et comptables minimales ;
- une obligation de publication d’informations sur les opérations réalisées par les sociétés cotées en lien avec des paradis fiscaux (filiales et activités) dans leur rapport annuel, complétée par une information annuelle détaillée à destination de la seule Autorité des Marchés Financiers ;
- l’instauration d’un droit de suite en matière de contrôle fiscal au niveau de l’Union européenne avec renforcement des instruments européens de lutte contre la fraude fiscale ;
- la création d’une obligation pour les établissements financiers de déclarer tout mouvement financier, tout produit ou tout montage en lien avec un territoire non coopératif ;
- et même la création, pour les professions juridiques et financières, d’une obligation de déclarer les montages réalisés pour leurs clients en lien avec les paradis fiscaux.
Conclusion
18De telles évolutions repositionnent, en tout état de cause et sans conteste, l’Etat et son administration fiscale dans la sphère de l’entreprise et dans ses relations avec les différentes parties prenantes (Cf. Schön, 2008). Les administrations fiscales ne s’y trompent pas et consacrent beaucoup d’efforts à promouvoir la gouvernance d’entreprise en matière fiscale, y compris en étudiant la possibilité de mettre en place une véritable police judiciaire fiscale (proposition que l’on retrouve dans le rapport d’information n° 1902 de septembre 2009 sous la forme d’un service fiscal d’enquêtes composé d’agents disposant de la qualité d’officier de police judiciaire sous l’autorité du parquet). A l’occasion du cinquième forum de l’OCDE sur l’administration fiscale, qui s’est tenu à Paris en mai 2009, convaincues que la crise financière et économique offre de nouvelles possibilités d’améliorer l’équité des systèmes fiscaux et la discipline fiscale dans le monde entier, elles ont notamment insisté sur l’impérieuse nécessité de promouvoir un ferme gouvernement d’entreprise dans le domaine fiscal grâce à un dialogue avec ces dernières et les organismes chargés de l’élaboration de codes et de lignes directrices de gouvernement d’entreprise pour que la discipline fiscale soit davantage prise en considération. Les administrations fiscales de l’Australie, du Canada et du Chili ont d’ailleurs présenté lors de ce forum un rapport intitulé Corporate Governance and Tax Risk Management (p. 5). Il pourrait en résulter, en particulier, la création d’un véritable contrat fiscal dans le cadre d’une régulation fiscale renouvelée.
Bibliographie
- Chadefaux M. et Rossignol J.-L. (2006), « La performance fiscale des entreprises », Revue de Droit Fiscal, No 30-35, 27 juillet, p. 1450-1456.
- Desai M.A., Dyck I.J., Zingales L. (2003), « Corporate Governance and Taxation », devenu en 2005 «Theft and Taxes» disponible sur SSRN: http://preprodpapers.ssrn.com/sol3/ papers.cfm?abstract_id=629350&rec=1&srcabs=532702, 54 p.
- Médus J.-L. (1997), « Droit et Gestion », dans Y. Simon et P. Joffre (éd.), Encyclopédie de Gestion, 2ème édition, Economica, article No 52, Tome 1, p. 1017-1040.
- Michaud P. (2009), « Tracfin, blanchiment et fraude fiscale : les déclarations de soupçon – De nouvelles obligations pour les juristes et fiscalistes », Revue de Droit Fiscal, No 40, 1er octobre, p. 5-15.
- OCDE (2006), Déclaration de Séoul, Réunion du forum des administrations fiscales, septembre, disponible sur http://www.oecd.org/dataoecd/38/31/37414694.pdf
- OCDE (2008), Etude sur le rôle des intermédiaires fiscaux, disponible sur http://www. oecd.org/dataoecd/4/48/40233505.pdf
- OCDE (2009), Réunion du forum des administrations fiscales, mai, disponible sur http:// www.oecd.org/dataoecd/29/12/42885057.pdf
- Perez R. (2008), « Introduction : sur une contribution française à la recherche sur la gouvernance d’entreprise », Economies et Sociétés, Série « Economie de l’entreprise », K, No 19, 10/2008, p. 1819-1830.
- Pesqueux Y. (2009), « De la Corporate Governance à la gouvernance organisationnelle », in Rossignol J.L. (Ed.), La Gouvernance Juridique et Fiscale des Organisations, Editions Lavoisier, Paris (à paraître).
- Praquin N. (2009), « Gouvernance et droit des sociétés : construction sociale, responsabilité juridique et représentation comptable du sociétaire (fin XVIIIe s. – début XXe s.) », in Rossignol J.L. (Ed.), La Gouvernance Juridique et Fiscale des Organisations, Editions Lavoisier, Paris (à paraître).
- Robé J.-P. (2001), «L’entreprise oubliée par le droit », Le Journal de l’Ecole de Paris, No 32, novembre-décembre, p. 19-37.
- Schön W. (2008), Tax and Corporate Governance, Springer Science, Heidelberg.
- Taly M. (2009), « L’optimisation fiscale est-elle un sport « no limit » ? ou quand l’efficacité rejoint la morale », in Rossignol J.L. (Ed.), La Gouvernance Juridique et Fiscale des Organisations, Postface de l’ouvrage, Editions Lavoisier, Paris (à paraître).
Notes
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[1]
Jean-Luc Rossignol, Maître de Conférences HDR à l’Université de Franche-Comté, jean-luc.rossignol@univ-fcomte.fr
-
[2]
Par deux décisions récentes du 7 septembre 2009, la Haute Juridiction exclut de condamner les schémas d’optimisation fiscale qui ne vont pas à l’encontre des objectifs poursuivis par l’auteur des dispositifs fiscaux (CE, 7 septembre 2009, n° 305596 et n° 305586).
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[3]
Rapport n° 1798, enregistré à la Présidence de l’Assemblée nationale le 7 juillet 2009.
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[4]
Cf. notamment le rapport d’information des députés Elisabeth Guigou et Daniel Garrigue, n° 1834, enregistré à la Présidence de l’Assemblée nationale le 15 juillet 2009.
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[5]
Rapport d’information, n° 1902, déposé en application de l’article 145 du règlement par la commission des finances, de l’économie générale et du contrôle budgétaire et enregistré le 10 septembre 2009 à la Présidence de l’Assemblée nationale