Notes
-
[1]
Ce qui en anglais signifie « fourmi » : ce ne peut être un hasard
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[2]
A titre d’exemple, on peut citer l’évolution de l’astronomie : à la nébuleuse d’explication contradictoires fournies les historiens des sciences, l’ANT substitue la simple puissance réticulaire offerte par l’invention contemporaine de l’imprimerie. Seule cette dernière permet en effet à Copernic et Tycho Brahe de disposer, au lieu d’un pauvre manuscrit interpolé, de l’ensemble des pièces et traductions diverses des traités de Ptolémée et d’y repérer des contradictions manifestes. Plus besoin d’abstractions comme « l’esprit scientifique » pour expliquer la révolution copernicienne. Elles font place à la positivité nue de nouveaux réseaux qui concentrent en un point « la présence synoptique des données diverses venues de siècles différents » (Latour, 2006a : 47).
-
[3]
Cette nécessaire réduction rhétorique s’observe à ce point dans les outils décisionnels d’entreprise qu’il est, par exemple, possible d’observer et d’expliquer le succès de schémas tels que les matrices stratégiques par les réductions (« réduction catégorématique », Jardat, 2005 : 158) et les possibilités de recombinaisons secondaires qu’elles offrent au regard du dirigeant, les succès respectifs de différentes variantes d’un même outil pouvant être rapporté à leur densité sémiotique (Ibid., 209-215)
-
[4]
« performé » semble utilisé par (AKRICH, CALLON & LATOUR, 2006) comme un substitut de enacted au sens de (WEICK, 1969).
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[5]
Les traces écrites et photographiques de l’ensemble de l’enquête sont rassemblées à l’ISTEC et tenues à la disposition de la communauté scientifique.
-
[6]
D’autres tensions apparaissent mais seul l’avancement du projet, encore non terminé, et le recueil de données complémentaires, permettront de compléter cette étude. En particulier, un nouveau processus de consolidation secondaire des données a été entrepris, mais non encore exploité par le comité de pilotage.
1La triche est une thématique particulièrement sensible dans la sphère de l’humanitaire, étant donné la forte charge morale qui pèse sur cette dernière du fait de la générosité des donateurs d’un côté et de la détresse des bénéficiaires de l’autre. En raison de la précarité des ressources, tout scandale lié à l’utilisation des fonds risque de provoquer immédiatement un assèchement de ceux-ci, comme l’a bien montré l’affaire de l’ARC. Dans le cas du mécénat d’entreprise humanitaire, où la réputation constitue le point de rencontre le plus direct entre enjeux mercantiles et finalité philanthropique (Picquet et Tobelem, 2006), le risque d’image redouble tout naturellement le souci de bien faire.
2La réponse classique à ces risques réside dans divers dispositifs de gestion et mécanismes de gouvernance, qui vont de la certification (par exemple par le Comité de la charte créé suite au scandale de l’ARC) à la sensibilisation et l’enseignement relatifs aux bonnes pratiques. Ainsi on trouvera aisément des manuels recensant les risques de conflits d’intérêt, de corruption, ainsi que les points de vigilance à observer pour s’en prémunir (FPH, 2005 ; Wyatt, 2004). Ces dispositifs, qui sont de l’ordre de la régulation, participent d’une soft law représentative du « moment libéral » (Pesqueux, 2007) par lequel les Etats ont renoncé à de larges pans de leur souveraineté pour ce qui est du traitement des problématiques sociétales. Caractérisée par le règne de l’Audit au nom de principes auto-proclamés intangibles, cette gouvernance peut être critiquée pour son manque manifeste de représentativité politique (Ibid.), mais aussi pour les effets d’omniscience qu’elle produit sur le plan juridique : accède à l’existence tout (et seulement) ce qui est certifié par un auditeur lequel, quant à lui, ne rend de comptes à personne. Le fétichisme des indicateurs produits par un audit omniscient recèle en effet un risque nouveau : celui d’enfermement dans des bulles informatives qui peuvent s’avérer trompeusement rassurantes, comme l’ont montré par exemple l’affaire Enron (Perez, 2003), ou encore la constitution de bulles normatives tout aussi toxiques, tels les dispositifs de notations financières qui ont alimenté la crise des subprimes (Jardat & Boned, 2008).
3L’irruption d’acteurs nouveaux ou d’événements soudains peut constituer l’occasion de débusquer les fragilités et points de rupture des mécanismes usuels de gouvernance. Dans l’humanitaire cette irruption est d’autant plus dérangeante lorsqu’elle entre en collision avec l’urgence des situations, une pléthore d’acteurs en présence, le souci de pérennité et un discours d’intolérance à la « triche ».
4Une étude de terrain menée auprès de projets humanitaires réalisés en Inde dans un cadre relativement complexe (mécénat humanitaire français, délégation à des ONG locales, gestion de projet par une association basée en France) amène à subsumer la notion de triche en un continuum de déviances. Ces déviances vont de la fraude caractérisée à un irréductible résidu de déviation que constitue la traduction, notion définie par la théorie de l’acteur-réseau (ou Actor Network Theory, en abrégé ANT [1]). Dans ce continuum la distinction entre le bénéfique et le toxique acquiert le statut multidimensionnel d’une frontière mouvante, soumise à des exigences nécessairement évolutives et en partie tacites, qui tendent à remettre en cause les repères rassurants de l’audit et de la gouvernance.
5Avant d’exposer ces résultats, nous rappelons dans une première partie les notions et « théorèmes » - clés de l’ANT, sa réception usuelle en sciences de gestion ainsi que diverses conséquences et limites pour l’interprétation des phénomènes que nous avons observés. Dans une deuxième partie, nous utilisons l’ANT pour décrypter les zones de frottement du projet humanitaire observé, non sans avoir précisé les nécessaires éléments de contexte et de méthodologie. Nous concluons par un certain nombre de conséquences relatives au pilotage du mécénat humanitaire, à la notion de « triche » et aux formes de gouvernance propres au « moment libéral ».
1 – Le point de vue de l’ANT et ses conséquences méthodologiques
6On peut considérer l’ANT comme une sorte de physique du sens. D’un côté, elle regarde les projets, les organisations, les découvertes scientifiques ou les démarches d’innovation comme des mises en réseau où circulent les bribes de connaissance. Ces dernières convergent vers des centres de calcul, nœuds privilégiés du réseau qui vont les intégrer par divers procédés sémiotiques et en dégager une puissance décuplée pour ordonnancer hommes et machines interreliées. D’un autre côté, le pouvoir d’intelligibilité de l’ANT réside dans la mise en équivalence de toutes les mailles du réseau en actants (que ceux-ci soient humains ou non humains), de tous les flux qui le traversent en chaînes de symboles ou scripts, dont la mesure quantitative (nombre d’actants, distance physique annihilée symboliquement) comme la description géométrique (monocentrisme, déplacements) fournissent des explications simples à des phénomènes socio-techniques qui résistaient jusque là aux approches disciplinaires classiques. Ainsi, « l’histoire des sciences et des techniques est pour une large part celle des ruses permettant d’amener le monde sur [une] surface de papier » [2] (Latour, 2006a : 57). Si les dirigeants d’entreprise ou les chefs de projet se contentaient de regarder les usines ou les barques des pêcheurs asiatiques, ils ne verraient rien. Les décisions aux impacts les plus puissants pour la nature comme pour les sociétés sont faites sur la base de séries de chiffres et de graphiques simples susceptibles de convaincre leurs contradicteurs au sein d’un comité de pilotage ou d’un conseil d’administration, de sorte que « les questions, si compliquées qu’elles soient, se ramènent à lire des diagrammes aussi simples que les publicités à la télévision pour une lessive qui lave plus blanc » (Ibid. : 54) [3].
7La puissance du réseau ne se déploie, toutefois, que dans la mesure où l’on réussit à y intégrer les actants requis, opération que l’ANT désigne sous le nom d’enrôlement. Cet enrôlement suppose lui-même une mise en équivalence des intérêts et des objectifs de l’enrôleur et de l’enrôlé. Un tel processus est appelé, dans sa version anglaise originale translation, ce qui dans cette langue signifie à la fois « traduction » linguistique et « déplacement » géométrique (la « translation » proprement dite de nous autres francophones). Cette polysémie est loin d’être gratuite : dans son effort pour rallier (ou se rallier à) des actants au sein du réseau, chacun est en effet amené à déplacer (plus ou moins légèrement selon les actants) son propre signal et son propre objectif. Les révolutions pastoriennes sont pour Latour une source inépuisable d’illustrations de ce phénomène. Lorsque Pasteur entend par exemple convaincre un ministre de financer ses recherches sur la fermentation alcoolique, il relie dans son courrier ses buts de chercheur à ceux du gouvernement préoccupé d’exportations et d’équilibres économiques (Latour, 2005 : 282-285). Pasteur transforme ainsi l’objectif du ministre « tenir la balance des paiements de la France » en « payer 2500 F de subventions » de recherche, en plusieurs déplacements successifs énoncés dans sa lettre :
- Déplacement 1 : Balance commerciale -> commerce des vins
- Déplacement 2 : Commerce des vins -> Chimie des maladies des vins
- Déplacement 3 : Chimie du vin-> Etude de Pasteur sur la fermentation
- Déplacement 4 : Etudes de Pasteur sur la fermentation -> Voyage d’étude en Arbois et assistant
- Déplacement 5 : Voyage d’étude en Arbois et assistant -> 2500F de subvention.
La ligne de front du projet « vaccin antidiphtérique » selon (Latour, 2001)
La ligne de front du projet « vaccin antidiphtérique » selon (Latour, 2001)
8En ce qu’elle déplace, la « traduction » altère. A partir de quand le compromis devient-il compromission ? Dès l’origine si l’on en croit les théoriciens et utilisateurs de l’ANT, qui énoncent incessamment le couple « traduction / trahison » aussi bien sur le plan méthodologique (Law, 1997) que sur celui de l’application de l’ANT aux sciences de gestion (Cazal, 2007 ; Gilormini, 2008). S’ouvre ici un espace pour traiter la question de la « triche » dans les problématiques de gestion passibles d’une représentation en réseau. Appropriée à ce dernier sujet, l’ANT est également adaptée à notre objet d’étude. D’une part, un certain nombre de phénomènes qu’elle a rendus ailleurs intelligible ont été observés dans cette étude de cas : l’importance de la métrologie (Latour, 2006a : 67), physique du lien social en termes de complexité / complication (Strum & Latour, 2006 : 83), pouvoir irritant mais inexorable du « gratte-papier » (Latour, 2006a : 66) sur lesquels nous revenons plus loin. D’autre part, elle présente, par construction, un certain nombre de propriétés qui la rendent apte à traiter d’un projet complexe mené en Asie du Sud-Est et piloté en France :
- Par son caractère réticulaire, le regard de l’ANT permet de traverser les organisations, les cultures, les distances géographiques.
- La « physique » du réseau et son potentiel d’interprétations en termes de ressources et de stratégies confèrent une intelligibilité précieuse aux situations d’opacité et d’incohérences récurrentes que crée un choc des cultures entre les bureaux parisiens et les villages du littoral sud-est asiatique.
- En conséquence des deux propriétés précédentes, l’ANT trouve un domaine d’application naturel dans les transferts de technologie (Akrich, 1993) en rendant intelligibles les déplacements ou « négociations » qui s’y produisent.
- Les actants subissent autant qu’ils construisent le réseau. De ce fait l’ANT est en mesure de rendre compte du caractère à la fois contraignant et habilitant, subi et reproduit, admis et « performé [4] » du social dont rendent compte les théories de la structuration (Giddens, 1984 ; Feldman, 2003).
- Dans un réseau le pouvoir « circule ». L’ANT se prête ainsi à la mise à jour des stratégies de savoir-pouvoir, des dispositifs, de la « gouvernementalité » au sens de Foucault (Foucault, 2004a et 2004b).
2 – Le projet « catastrophe naturelle » et sa « ligne de front » entre traduction et trahison
9Dans le contexte d’émotion créé par le cataclysme, les responsables d’une entreprise multinationale décident de lancer pendant quelques jours une opération de collecte de fonds auprès des business units de l’entreprise et de ses clients, sur la base d’un pourcentage du chiffre d’affaires réalisé. Un comité de pilotage est créé au sein de l’entreprise multinationale pour allouer les millions d’euros ainsi récoltés à des projets de réhabilitation et de soutien aux populations dans les zones sinistrées, sur une durée pouvant aller de 3 à 5 ans. Depuis quelques années, l’entreprise multinationale a initié des actions en faveur des populations rurales dans des zones où se trouvent ses fournisseurs, illustrant une logique de proximité fréquemment rencontrée dans les actions de mécénat d’entreprise en relation avec sa Responsabilité Sociale et Environnementale (Gilormini, 2008). Ces actions ont été menées avec l’aide d’une Association française de protection des familles et de l’enfance qui dispose de nombreux partenaires à l’échelle mondiale et c’est vers elle que l’entreprise multinationale se tourne début 2005 pour faire un diagnostic dans les zones sinistrées et proposer des projets menés par des ONG locales partenaires. Un comité de pilotage réunissant des membres de l’entreprise multinationale et de l’Association française valide périodiquement les projets, suit leur avancement et décide d’éventuelles redirections des fonds lorsque les circonstances l’exigent. Le chef de projet global est un membre de l’association qui assure l’interface entre l’entreprise multinationale et les ONG, rend compte au comité de pilotage à partir des données recueillies sur place et des rapports fournis par les ONG, prépare et accompagne les visites terrain que les membres du comité de pilotage effectuent une à deux fois par an.
2.1 – Méthodologie
10Ce travail part d’enquêtes réalisées sur une période d’environ un an auprès des acteurs du projet « cataclysme » financé par l’entreprise multinationale. Après une série d’entretiens préparatoires avec le chef de projet, une série d’observations et d’entretiens semi-directifs ont été menés de manière à tracer les actions et leurs scripts, depuis les bénéficiaires finaux jusqu’aux décideurs membres du comité de pilotage. Le champ d’études s’est restreint à un portefeuille de projets menés sur la principale zone côtière affectée par la catastrophe naturelle, de manière à pouvoir étudier chaque maillon des chaînes de décision et de reporting avec les ressources imparties au projet [5]. Les entretiens dans les villages ont été effectués à l’aide d’interprètes membres des ONG locales et nous tenons compte de ce biais dans nos interprétations. La liste des entretiens, observations et recueils de documents effectués pour cette étude est jointe en Annexe. Reprenant une trilogie élaborée par Martha Feldman pour étudier les pratiques organisationnelles via l’ANT (Feldman, 2003 ; Jardat, 2008), les données recueillies ont été considérées pour leur valeur ostensive, performative, et leur statut d’artefacts. Les entretiens ont visé dans le même temps à saisir les processus d’in-scription et de-scription au sens d’Akrich et Latour (Akrich & Latour, 1991), ainsi que l’appréciation globale portée par les acteurs sur le fond et la forme des décisions, cette dernière étant question abordée sous l’angle de la gouvernance dans sa conception étendue (Pesqueux, 2007 : 26).
2.2 – Résultats obtenus
11La mise en place des projets, relativement rapide (6 mois après la catastrophe naturelle pour l’essentiel) compte tenu de la temporalité dans laquelle travaillent usuellement les ONG partenaires spécialisés dans le travail de longue haleine (Entretiens ONG locales) s’est faite sur la base des propositions soumises au comité de pilotage par le chef de projet. Ce dernier s’avère ainsi avoir joué le rôle de traducteur principal dans la procédure d’enrôlement. Cette traduction s’est faite au confluent des impératifs de multiples actants, parmi lesquels principalement :
- une entreprise multinationale soucieuse de l’utilisation des fonds en réaction directe à la catastrophe naturelle, comme l’y oblige son engagement vis-à-vis des donateurs, mais aussi de son image, de l’entretien de la relation avec ses fournisseurs locaux,
- une pléthore d’organisations qui interviennent de façon désordonnée et massive et dessinent rapidement les grands contours de non-intervention pour le projet,
- des ONG locales déterminées à cibler les populations les plus déshéritées, situées dans les interstices de l’aide gouvernementale, des solidarités de « caste » et du « rush » humanitaire désordonné qui survient immédiatement le cataclysme,
- des entités locales ou européennes fédératives de ces ONG locales tenues par leur projet propre, leurs valeurs affichées, leur charte, parfois leur Weltanschaung au sens défini par (Kilby, 2006) dans son étude d’une quinzaine d’ONG asiatiques,
- une association française qui ne peut déontologiquement conduire que des projets dédiés à l’enfance,
- des villageois pris dans leur propres réseaux d’impératifs économiques individuels mais aussi un sentiment communautaire fort relayé par les conseils élus de village, sans qui rien ne peut se faire,
- des banques à qui le gouvernement alloue des contingents de crédit aux opérations de microfinance à la condition qu’elles soient conduites par un self help group,
- une nature qui réserve de mauvaises surprises en cours de projet (ennoiement des terrains constructibles, salinisation nappes aquifères, perturbation de la reproduction des poissons marins, etc.).
- d’autres actants non humains qui jouent un rôle clé dans la visibilité et la mesure du projet : Saladiers à poisson, séchoir solaire, cahier d’enregistrement des achats de riz, etc.
2.3 – Le reporting et ses « frottements »
12A plusieurs reprises, les membres européens du projet font preuve de leur malaise initial, parfois amusé, face aux comptes rendus qui leur parviennent sur le déroulement des projets. La plupart du temps il a fallu insister pour en obtenir « ils se seraient contenté de l’oral » (entretien chef de projet). Les premiers rapports, très brefs, contenaient « une foule de détails inutiles » mais aucune des informations qu’attendaient les acteurs français. Un dépouillement des rapports successifs reçus par le chef de projet montre un enrichissement progressif en données chiffrées de toutes sortes, qui constituent néanmoins des séries de chiffres brutes dénuée de toute analyse ou explication contextuelle. Le « sens » de cette mise en série semble purement processuel. Ainsi, le compte rendu d’une action de suivi des villageois rassemblés en camps provisoires est-il constitué pour l’essentiel des dates d’intervention et d’une longue liste de non savants associés à des chiffres : il s’agit visiblement du nombre de personnes affectées par chacune des maladies que le médecin d’une ONG a recensées sur place. Sans analyse d’accompagnement, ces données ne sont guère analysable pour un non-médecin. Le chef de projet explique qu’il l’a reçue après avoir demandé plus de détails sur ce projet.
13D’une manière générale, ce dernier estime que ses interlocuteurs asiatiques « ont la manie des listings ». L’une des ONG a toutefois l’habitude de produire des « rapports narratifs » très longs où les séries de chiffres sont accompagnées d’anecdotes « naïves » au sujet de certains malheurs des villageois et des bénéfices directs retirés de l’ONG (telle grand-mère avec son atelier de fabrication de petits pains). On ne remarque jamais de contenu de second degré dans les rapports : pas d’analyse des forces et des faiblesses de l’action, aucune recherche d’invariants ni des leçons à en tirer etc. Seule évolution notable au cours du temps, l’augmentation de leur densité en liste de chiffres sur le nombre exact d’enfants aidés dans chaque village, de personnes présentes à telle réunion à telle date, etc. témoigne d’une montée en puissance du quantitatif au sein des reportings de terrain.
14A l’échelon du pilotage du projet, la seule consolidation observée concerne les budgets et leur grande ligne d’affectation. L’examen des écarts de consommation du budget et les décisions de réaffectation des fonds affectés d’écarts persistants sont les décisions récurrentes qui en découlent (entretiens chef de projet et comité de pilotage), à l’aide de tableaux budget/ consommation établis par le chef de projet. Ces décisions sont prises en comité de pilotage sur la base de ces chiffres, couplée avec les impressions retirées de visite terrain effectuées par le chef de projet et les membres du comité de pilotage. Au sein de ce dernier, comme l’explique un membre de l’entreprise multinationale, on estime que seules les visites et les contacts réguliers sont à même de créer progressivement une relation de confiance, susceptible de pallier les insuffisances du reporting écrit et l’impossibilité de savoir à distance ce qui se passe vraiment au quotidien dans les villages : « il y a un moment où il faut s’arrêter de poser des questions, où il faut lâcher prise » (entretien comité de pilotage).
15En transposant aux savoir-faire humanitaires le schéma de la « démocratie technique » proposés par l’ANT (Latour, 2004 : 65), on peut interpréter ces « frottements » comme une relative réussite du centre de calcul, assortie de tensions dans la politique du réseau. D’un côté en effet, les données financières circulent suffisamment pour être retraitées et contrôler le rythme d’emploi des fonds. D’un autre côté, la frustration des pilotes face au déficit de sens des rapports reflète l’insuffisance représentation des actants asiatiques, du fait que ces rapports ne les font pas « parler » de façon convaincante dans l’arène du comité. Le recours périodique aux visites terrain est une sorte de tentative de « démocratie directe » destinée à recueillir cette parole qui manque aux délibérations sur les projets. Il ne peut qu’en résulter un certain degré de malaise pour les délibérants du comité de pilotage : on ne peut à la fois endosser le rôle de décideur et celui de représentant de villages sans se sentir juge et partie. [6]
2.4 – Obsession de la fraude et « transparence » de la traduction
16Les entretiens effectués en Asie du Sud-Est auprès des villageois, des travailleurs sociaux et des ONG locales révèlent l’extrême rigueur des flux financiers et de la comptabilité des opérations de micro-crédit, associée au souci permanent du bénéfice des opérations pour les villageois concernés. On observe d’un côté des self help group qui tracent systématiquement leurs réunions et leurs transactions financières, des crèches de village et des enfants en uniforme scolaire, dont certains n’étaient pas scolarisés avant le cataclysme. D’un autre côté, les responsables d’ONG partagent tous peu ou prou un même récit des subventions étatiques qui auparavant se perdaient à 87% dans les méandres politico-administratifs, jusqu’à ce que des réformes soient entreprises pour transférer la responsabilité collective de l’utilisation des fonds aux villages et la formation à des ONG. Les fonds sont désormais tracés directement par les banques auprès de qui les self help group ouvrent des comptes, les mises de fonds initiales permises par les bailleurs internationaux transitant après agrément directement auprès de ces banques. Au nom de l’efficacité, le gouvernement Asiatique a cédé une partie de souveraineté à ses propres ONG et, du moins dans ce champ d’activité, adopté une gouvernance typiquement libérale.
17Maîtrise-t-on pourtant ce qui se passe réellement dans les villages ? Deux cas observés ouvrent une fenêtre sur la marge d’écart possible entre ce que les pilotes imaginent et la nature des circuits économiques permis par les fonds qu’ils ont alloués. Dans un premier village, outre diverses reconstructions post-cataclysme, un soutien a été accordé à des self help groups de veuves qui commercialisent le poisson. Le principe de l’aide repose sur la possibilité d’effectuer les achats directement aux pêcheurs, d’améliorer la conservation des poissons avec de la glace achetée au fournisseur local, avant d’aller les vendre sur le marché du centre-ville. L’emprunt d’un fonds de roulement par le groupe et son remboursement progressif sont consignés dans un cahier situé au village et sont traçables par les flux bancaires. Les bénéfices du groupe, les fluctuations d’activité, l’éventuel échec d’un groupe sont ainsi enregistrés et consolidés jusque dans les rapports qui parviennent au chef de projet français. Pourtant, même si ceux qui financent l’ONG (apportant appui et formation aux groupes) n’ont pas à avoir de doute sur la direction et le niveau d’impact de cet aide pour les villageois, il existe une incertitude incompressible sur l’équation économique de ce commerce de poissons. En effet, ce qui s’inscrit dans le réseau et converge vers le centre de calcul n’est pas le poisson mais le grand saladier en fer blanc qui sert à tarifer les achats effectués auprès des pêcheurs. Le poisson quant à lui, n’est pas représenté dans le réseau. Sa qualité peut varier fortement selon les jours, les acheteuses, et un même saladier peut générer un profit qui va du simple au double. Les remboursements à la banque reposant sur la marge minimum, un surplus inégalement réparti entre les veuves d’un même groupe échappe ainsi à toute inscription.
18Dans le bidonville d’une métropole côtière, on pourrait de même croire que les mères achètent en gros et revendent en détail du riz pour en faire le bénéfice qui est consigné sur les cahiers que nous avons photographiés sur place et qui servent de base aux chiffres consolidés contenus dans les rapports. Pourtant, lorsque les chercheurs tentent d’obtenir plus de détail sur ce commerce, l’interprète semble tout à coup avoir des difficultés à transcrire la langue locale en Anglais, hésite, se tait… puis sur notre insistance, à l’aide de graphiques, finit par révéler une activité en décalage avec la nature du circuit économique imaginé par l’ONG elle-même. Il semblerait ici que les mères de famille ne revendent pas le riz, mais partagent entre elles l’économie qu’elles réalisent en achetant celui-ci en gros, gardant ainsi par devers elles une partie de l’argent que leur a confié leur mari pour acheter le riz au détail. Les unités monétaires qui s’inscrivent sur le cahier du self help group ne sont ainsi pas de la trésorerie entrante mais de l’argent qui évite de sortir.
19Les mères ont ainsi traduit pour le réseau leur activité en un langage concordant aussi bien avec l’équilibre de leur économie qu’avec les standards auxquels sont habitués les ONG et des pilotes du projet. Ceux-ci disposent désormais, suite à notre intervention, de deux inscriptions concurrentes du commerce de riz et de poisson, qui sont toutes les deux compatibles avec leurs attentes. Dans les deux cas, la « traduction » est-elle ou non « trahison » ? Financièrement il n’y pas fraude. Le phénomène semble plutôt correspondre à ce que les spécialistes des systèmes d’informations appellent, dans une acception très littérale du terme, « transparence » : le composant d’un système d’information est « transparent » si l’utilisateur ne le voit pas, ne se rend pas compte de son existence et accède directement à des données plus lointaines, à l’image d’une vitre qui donne accès au paysage parce qu’on ne la voit pas. Ici la transparence est celle la transaction économique, qu’on ne voit pas mais qui donne accès aux bénéfices réels retirés par les enfants des mères asiatiques : par exemple la scolarisation, financée par les marges économiques - réelles - et que l’on peut vérifier.
20Peut-on attribuer ces effets de « traduction » à la roublardise des villageoises, ou encore à un « choc des cultures » ? Il n’y a peut-être pas tant mécompréhension constructive entre Asie du Sud-Est et France que connectivité nécessairement imparfaite entre une campagne pré-industrielle et le monde développé, entre complexité d’un côté et complication de l’autre (Strum & Latour, 2006). Des villages aux régulations complexes, fondées sur la mémoire orale et la performation permanente de liens sociaux ritualisés mais non formalisés, traduisent difficilement leur fonctionnement à un réseau centré sur des analyses standardisées de données écrites et stratifiées en consolidations et retraitements successifs.
2.5 – Interprétations en relation avec la notion de «triche »
21La notion de « triche » se dilue ici dans le réseau des traductions, et fait place à un continuum qui va de la simple incommunicabilité résiduelle de ce qui advient (du fait des « langages » que peut entendre chacun), au détournement d’objectifs éventuel comme dans certaines opérations (que nous n’avons pas étudiées directement mais dont on parle abondamment au sein du comité de pilotage), et enfin à la fraude caractérisée. Le processus permanent et inévitable de « traduction », même en situation où le « front » du projet est stabilisé, se traduit ainsi par une dilatation (mineure) de cette frontière en un no man’s land flou et oscillant, une épaisseur minimale du crayon avec lequel le périmètre du projet peut être tracé.
22Cette frontière floue et oscillante illustre le caractère paradoxal de la « transparence » en matière de reporting et de gouvernance. Cette transparence est aussi celle par laquelle une partie de la réalité doit s’effacer pour qu’une autre puisse être mise à jour. On retrouve ici ce ce résultat développé par les sociologues, selon lequel toute connaissance repose nécessairement sur une forme de méconnaissance (Bourdieu, 1997 : 170).
Conclusion
23Parti d’une problématique générale de « triche » pour interroger un projet complexe aux retombées difficilement mesurables, on aboutit au caractère inévitable de la déviance et aux limites de l’inscription du réel dans des enchaînements de symboles aux fins de la gestion. Dans cette optique, il semble que les pilotes du projet aient adopté la voie de la sagesse, d’une part en renonçant à l’omniscience et au fétichisme des indicateurs, d’autre part en maintenant le principe du contact direct avec les bénéficiaires et en faisant appel à la compréhension immédiate qui en résulte. Les bénéficiaires sont mieux « représentés » au sein du comité de pilotage, et on peut conjecturer en outre que ce contact direct donne accès à une réalité pré-symbolique qu’aucun dispositif de gestion ne pourra jamais retracer.
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Notes
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[1]
Ce qui en anglais signifie « fourmi » : ce ne peut être un hasard
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[2]
A titre d’exemple, on peut citer l’évolution de l’astronomie : à la nébuleuse d’explication contradictoires fournies les historiens des sciences, l’ANT substitue la simple puissance réticulaire offerte par l’invention contemporaine de l’imprimerie. Seule cette dernière permet en effet à Copernic et Tycho Brahe de disposer, au lieu d’un pauvre manuscrit interpolé, de l’ensemble des pièces et traductions diverses des traités de Ptolémée et d’y repérer des contradictions manifestes. Plus besoin d’abstractions comme « l’esprit scientifique » pour expliquer la révolution copernicienne. Elles font place à la positivité nue de nouveaux réseaux qui concentrent en un point « la présence synoptique des données diverses venues de siècles différents » (Latour, 2006a : 47).
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[3]
Cette nécessaire réduction rhétorique s’observe à ce point dans les outils décisionnels d’entreprise qu’il est, par exemple, possible d’observer et d’expliquer le succès de schémas tels que les matrices stratégiques par les réductions (« réduction catégorématique », Jardat, 2005 : 158) et les possibilités de recombinaisons secondaires qu’elles offrent au regard du dirigeant, les succès respectifs de différentes variantes d’un même outil pouvant être rapporté à leur densité sémiotique (Ibid., 209-215)
-
[4]
« performé » semble utilisé par (AKRICH, CALLON & LATOUR, 2006) comme un substitut de enacted au sens de (WEICK, 1969).
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[5]
Les traces écrites et photographiques de l’ensemble de l’enquête sont rassemblées à l’ISTEC et tenues à la disposition de la communauté scientifique.
-
[6]
D’autres tensions apparaissent mais seul l’avancement du projet, encore non terminé, et le recueil de données complémentaires, permettront de compléter cette étude. En particulier, un nouveau processus de consolidation secondaire des données a été entrepris, mais non encore exploité par le comité de pilotage.