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Article de revue

Le contrôle de gestion dans une dynamique de changement : définition d'un cadre conceptuel et application à la relecture d'un processus de transmission

Pages 70 à 91

Notes

  • [1]
    Les auteurs remercient D. Martin (IGR-IAE de Rennes) pour ses suggestions d’amélioration sur une première version de cet article.
  • [2]
    La typologie « prescrit. construit » peut être rapprochée du changement imposé versus négocié de Morin (1988), du changement dirigé versus émergent de Giroux et al. (1998) ou du changement planifié (programmatique) versus dirigé (guidé) de Mintzberg et al. (1999). Notre choix s’est porté sur les profils-types de Vandageon-Derumez (1998) qui s’est intéressée en détail à leurs implications organisationnelles.

1Face aux changements auxquels les organisations doivent faire face, et particulièrement en contexte de transmission, de nombreux « outils » sont proposés aux dirigeants pour les aider à piloter ces changements. Ce pilotage passe par des actions de communication et de formation, la création de groupes de travail et l’identification d’acteurs référents chargés de diffuser le changement.

2Le contrôle de gestion est rarement abordé dans une telle situation ou alors seulement dans son acception traditionnelle comme outil d’implantation des évolutions stratégiques décidées en amont.

3S’agissant des recherches en contrôle de gestion, un certain nombre s’appuie sur le postulat que des changements environnementaux entraînent des changements organisationnels qui, à leur tour, induisent des changements au niveau des pratiques de contrôle (Shields, 1997). En d’autres termes, le contrôle de gestion n’interviendrait pas au niveau du processus de changement mais en subirait les conséquences compte tenu de son inadéquation avec le nouveau contexte stratégique et organisationnel. Cette vision réductrice, sinon simpliste, est contredite par d’autres auteurs qui considèrent que le contrôle peut, dans certains cas, constituer un frein au changement et, dans d’autres, être un outil efficace de promotion et de pilotage du changement (Hopwood, 1987 ; Dent, 1990 ; Shields, 1997 ; Langfield-Smith, 1997) en encourageant les acteurs à identifier les évolutions nécessaires, prendre les risques appropriés, expérimenter et innover tout en les préservant de l’incertitude et des risques générés par une telle situation (Shields, 1997). Cette conception ne cadre d’ailleurs pas avec la vision traditionnelle du contrôle, qui s’attache plus à fixer un cadre dans lequel les actions des individus doivent s’inscrire, qu’à promouvoir le changement, ce qui suppose notamment de pouvoir s’éloigner du cadre préalablement défini.

4Cela conduit à s’interroger sur le caractère contrôlable du changement à l’aide des outils de contrôle de gestion. Il s’agit moins d’adopter une posture normative et prescriptive que de proposer un instrument de relecture des processus de changements à l’aulne de l’instrumentation de contrôle dont peut disposer une organisation. Ce travail porte plutôt sur le changement stratégique et, par extension, les changements organisationnels qu’il génère.

5Cette problématique renvoie à la question plus générale de la nature et du rôle des outils dans le pilotage de l’action organisée en situation de changement, question qui a donné lieu à des travaux dans différents champs disciplinaires.

6Dans le cadre de ce travail, nous analysons la place des outils de contrôle lors de la transmission d’une structure familiale (section 3) en tenant compte des caractéristiques du changement et de son caractère dynamique (section 1) au moyen d’observations réalisées suivant une méthodologie de recherche-action (section 2).

1 – Contrôle de gestion et dynamique du changement : élaboration d’un cadre conceptuel

7Avant d’étudier dans quelle mesure le contrôle de gestion peut jouer un rôle différent selon le type de changement et la phase de son processus, il convient au préalable d’analyser si ce contrôle subit les conséquences des changements en cours ou, au contraire, s’il participe à leur implantation, voire à la construction de leur contenu et de quelle manière.

1.1 – Le rôle et les usages du contrôle de gestion face au changement

8Pour commencer, intéressons-nous aux différents rôles potentiels du contrôle dans une situation de changement, son mode d’organisation et ses modalités.

1.1.1 – Un frein au changement

9Le contrôle organisationnel et, a fortiori, le contrôle de gestion alimentent les structures cognitives des acteurs et, à ce titre, agissent sur leurs schémas d’interprétation qui guident leurs actes (Chevalier-Kuszla, 1998). Lorino (1995) assimile d’ailleurs le contrôle à un pilotage des représentations et interprétations au sein des organisations. En d’autres termes, le système de contrôle est le reflet d’une représentation formalisée simplifiée et construite de l’organisation, de ses performances et de son environnement. Il est le résultat d’une représentation construite à partir d’un contexte environnemental, stratégique, organisationnel et politique plus nécessairement d’actualité (Hopwood, 1987 ; Shields, 1997).

10Le risque est de ne plus considérer ces systèmes de gestion comme « des instruments destinés à outiller les processus interprétatifs des acteurs, intégrant des hypothèses. à valider par l’expérience » mais plutôt comme des « vérités ontologiques et logiques », « images fidèles de la réalité » (Lorino, 2004).

11Finalement, les acteurs peuvent avoir tendance à ne voir qu’au travers du prisme de leur système d’information, d’où une perception fortement contrainte, erronée, voire dépassée de la réalité, ce qui ne facilite pas la prise de conscience de la nécessité d’un changement et de sa mise en place. Il peut même être source d’inertie, d’autant plus qu’il aboutit à la création de routines organisationnelles, comportementales et politiques figeant le fonctionnement de l’organisation que certains n’ont pas intérêt à voir évoluer (Dent, 1990).

12Toutefois, le contrôle de gestion ne constitue pas toujours un frein au changement.

13Il peut aussi jouer un rôle actif dans une telle dynamique en endossant les trois rôles suivants.

1.1.2 – Un contrôle source du changement

14Le système d’information et de contrôle permet de :

  • faciliter la prise de conscience des nécessités du changement en mettant en lumière la dégradation de la situation de l’entreprise (en termes de parts de marché, chiffres d’affaires, résultats.) et les changements environnementaux auxquels elle est confrontée,
  • analyser les besoins de changement et contribuer aux solutions permettant d’y faire face.
Par ailleurs, au lieu de diffuser un sentiment de sécurité et de confiance ne facilitant pas les remises en question nécessaires et susceptibles de générer un changement, les systèmes de contrôle peuvent créer une certaine ambiguïté, développer un sentiment d’insécurité et encourager la curiosité et l’expérimentation, sources d’innovation (Dent, 1990). Ne pas inhiber les capacités de changement suppose de privilégier des systèmes permettant une certaine flexibilité et encourageant la créativité plutôt que des systèmes synonymes de contraintes et de discipline (Langfield-Smith, 1997).

15Ce paradoxe classique entre ordre et désordre, inertie et mouvement est toutefois difficile à résoudre lorsque l’on s’en tient à la définition traditionnelle du contrôle sauf à :

  • « laisser des marges de manœuvres et des espaces de liberté aux unités et favoriser les coopérations au sein de l’organisation pour laisser s’exprimer les contradictions et les différences de points de vue » (Denis, 2002) ;
  • s’appuyer sur des systèmes de récompenses ne se limitant pas aux seuls résultats obtenus de manière à encourager la créativité et la prise de risques (Kloot, 1996).

1.1.3 – Un outil véhiculant le changement

16En influençant les perceptions des individus sur leurs activités et leur environnement, en façonnant leurs attitudes et leurs comportements, les systèmes de contrôle peuvent faciliter l’adaptation aux nouveaux environnements et stratégies de l’organisation (Langfield-Smith, 1997). Ils permettent, en effet, de se soustraire des schémas de références en créant de nouvelles images de l’organisation et de ses relations avec l’environnement et ainsi changer l’ancien paradigme organisationnel grâce à un désapprentissage (Dent 1990). Finalement, ce qui constitue un frein au changement, le cadre véhiculé par le contrôle, peut à l’inverse être un atout pour favoriser l’émergence et l’installation de nouveaux schémas stratégiques et organisationnels et, ainsi, de nouvelles logiques de fonctionnement. Au travers d’une étude de cas, Ogden et al. (1999) montrent, dans le contexte d’une privatisation, que le nouveau système de contrôle (les objectifs attribués, les informations suivies et la façon dont elles sont suivies)

17accompagne véritablement le processus de changement organisationnel en jouant un rôle pédagogique considérable en communiquant les nouvelles réalités organisationnelles imposées par la privatisation et souhaitées par la direction, et les moyens d’y faire face. Ces résultats sont toutefois obtenus dans le cadre d’un changement radical et surtout dans un contexte très particulier, ce qui conduit à s’interroger sur leur reproductibilité.

1.1.4 – Un outil de construction et de structuration du changement

18Simons (1994, 1995) démontre que l’entreprise développe un système de contrôle bicéphale selon les éléments sur lesquels il porte, l’utilisation qu’en fait la direction et son degré d’implication avec :

  • Un contrôle qualifié de diagnostic (géré par des fonctionnels avec une faible implication des dirigeants opérationnels) qui se focalise sur les facteurs clés de succès avec une gestion par exception de la part de la direction générale. Le système est tourné vers la recherche de l’efficience et l’efficacité. Il est synonyme de conformité et de contrainte peu propice aux nouvelles idées et initiatives. Il s’agit essentiellement de cadrer les comportements des acteurs et de les contrôler a posteriori.
  • Un contrôle qualifié d. interactif centré sur les seules incertitudes stratégiques avec une implication directe et forte de la direction générale et la participation de chacun dans des échanges fréquents à la fois hiérarchiques et transversaux. Ce contrôle moins directif et moins prescriptif est source de dialogue, d’innovation et d’apprentissage.
Cette double conception processuelle du contrôle apporte des éléments de réponse au paradoxe précédent lié à la nécessité de disposer à la fois d’un contrôle synonyme de contrainte et de conformité et d’un contrôle synonyme de flexibilité et d’innovation. Le contrôle diagnostic vise à s’assurer d’une exploitation satisfaisante du potentiel présent (efficacité et efficience) tandis que le contrôle interactif permet de ne pas brider l’innovation et la créativité (Denis, 2002).

19Finalement, le contrôle de gestion ne se limite pas à normer les comportements.

20Il peut également être conçu comme un lieu d’échanges et de confrontations des savoirs et des expériences. Dans une perspective habermassienne, le contrôle devient un outil d’interaction ouvrant des espaces de discussion : espace de construction conjointe, au travers de la discussion, d’une perspective commune, d’un point de vue partagé entre acteurs différents qui servira de point d’appui à l’action collective (Detchessahar, 2001). Ces échanges, pas toujours exempts de jeux de pouvoirs, aboutissent non seulement à des solutions ponctuelles communes mais surtout à la construction de procédures collectives d’interprétation et de résolution de problèmes. Ils favorisent et soutiennent l’apprentissage collectif et individuel.

21Même si le contrôle qualifié de diagnostic conduit également à des apprentissages organisationnels au travers des actions correctives qu’il génère (Bollecker, 2002), il s’agit plutôt d’apprentissages en boucle simple (détection et correction des dysfonctionnements par un ajustement des pratiques sans remise en cause des normes organisationnelles fondamentales). Or, seuls les apprentissages en double boucle (remise en cause des normes structurant l’activité) plutôt assurés par le contrôle interactif (Denis, 2002) permettent de faire face à des changements stratégiques importants nécessitant le développement de nouveaux paradigmes organisationnels (Kloot, 1996). Abernethy et al. (1999) montrent d’ailleurs que ce type de contrôle est plus approprié en situation de changement stratégique.

22Le contrôle de gestion peut donc constituer un outil de pilotage et de construction du changement par l’ensemble des acteurs en stimulant et en encadrant leurs initiatives et expérimentations sources d’apprentissage et de production des savoirs. En d’autres termes, le contrôle diagnostic permet d’assurer la continuité sur ce qui est stabilisé en capitalisant l’expérience accumulée quand le contrôle interactif gère le changement en construisant les connaissances nouvelles nécessaires (concept d’équilibration de Lorino, 1995). Se pose toutefois un certain nombre de questions sur le mode d’organisation et les modalités de fonctionnement de ce contrôle interactif. Cela suppose, par ailleurs, une véritable motivation et implication des acteurs pour qu’ils s’approprient réellement l’outil et participent ainsi au processus de changement. Dans son acception classique, le contrôle de gestion amène souvent les individus à adopter des comportements opportunistes pour se préserver des conséquences induites. Disposer d’un outil interactif performant suppose, au contraire, un climat de confiance permettant un échange d’expériences et une participation pleine et sincère dépassant les clivages hiérarchiques et fonctionnels. Ces échanges supposent une capacité d’écoute, de compréhension de la logique de l’autre et des habiletés de communication (Giroux et al., 1998).

23Finalement, en fonction de ses modalités de fonctionnement et de l’usage qu’en fait la direction, le contrôle peut remplir différents rôles eu égard au changement, ce qui rejoint les résultats de Moisdon et al. (1997). En effet, il peut constituer :

  • un outil inhibiteur, source d’inertie ou, au contraire, un outil révélateur d’un besoin de changement ; un outil qui véhicule les changements désirés en façonnant une nouvelle représentation de l’organisation, ce qui facilite le développement de nouveaux comportements et logiques de fonctionnement ;
  • un outil qui participe à la structuration du projet de changement en amenant les acteurs de l’organisation à co-construire son contenu en stimulant et en encadrant les initiatives et les expérimentations individuelles et collectives ;
  • un outil de contrôle des comportements et des processus vis-à-vis du cadre défini.
Toutefois, ces conclusions n’intègrent ni la variable temps, ni le type de changement pour expliquer le(s) rôle(s) pouvant être endossé(s) par le système de contrôle.

1.2 – Le contrôle en fonction du type de changement et de son processus

24Dans une problématique plus large, Grimand et al. (2000) démontrent que la nature et le rôle des outils de gestion diffèrent selon le type de changement (prescrit ou construit) mais également selon les phases du processus de changement.

25Auparavant, intéressons-nous à des travaux de Simons (1994, 1995) portant sur les systèmes et processus de contrôle dans une situation de changement en distinguant selon son caractère radical ou incrémental.

1.2.1 – Changement radical versus incrémental

26Dans le cadre d’une recherche portant sur les leviers de contrôle utilisés par les nouveaux dirigeants pour promouvoir et appuyer les changements stratégiques qu’ils décident de mettre en œuvre, Simons (1994, 1995) démontre que l’entreprise dispose des leviers suivants :

  • le système de croyances qui facilite l’encadrement des actions autour des valeurs clés de l’organisation, ses objectifs et ses missions,
  • le contrôle interactif plutôt centré sur les incertitudes stratégiques qui permet à la direction d’encourager et de participer à l’émergence de nouvelles stratégies,
  • les limites qui fixent les règles formelles et informelles à respecter,
  • le contrôle diagnostic avec un retour d’information sur les variables de performances critiques.
Les deux premiers leviers sont décrits comme des forces créatives positives et sources d’inspiration dans une direction conforme à celle souhaitée par les dirigeants tandis que les deux suivants permettent de créer des contraintes et de s’assurer du respect des règles et de la réalisation de la stratégie.

27Simons montre qu’en fonction de l’ampleur du changement : évolution ou révolution, les leviers utilisés diffèrent. Ces changements peuvent également être qualifiés d’incrémental ou de radical (Miller, 1982). Le qualificatif incrémental indique un changement graduel d’ajustement à l’intérieur du cadre établi. Par accumulation, ces changements peuvent devenir importants. A l’inverse, le terme radical traduit un changement important bouleversant le cadre établi et survenant plutôt en situation de crise.

28Dans le cadre d’un changement important, Simons (1994) démontre que les dirigeants révisent le système de valeurs et les limites de l’organisation pour bousculer l’ordre établi (changer de paradigme, générer un dés apprentissage) et donner une impulsion nouvelle (les idées et les initiatives souhaitables) tout en indiquant les décisions et les actions non tolérées. Ils utilisent ensuite le système de contrôle diagnostic (qui, la plupart du temps, doit être revu) afin de structurer et de communiquer les attentes en termes de performances (les variables de performance considérées comme critiques) suite au changement stratégique.

29Enfin, pour s’assurer de l’adhésion des acteurs, les systèmes de rémunération sont revus avec l’octroi de primes plus importantes calculées sur des bases objectives et subjectives visant à récompenser la contribution et l’engagement de chacun face aux changements en cours.

30Dans le cadre d’un changement plutôt incrémental, les dirigeants cherchent à amener l’organisation à s’inquiéter de ses performances actuelles (en définissant des objectifs financiers plus ambitieux afin de mettre en lumière l’urgence du changement) et donc à repenser ses programmes d’actions. Il s’agit également de communiquer les nouveaux impératifs stratégiques (au travers des lignes directrices du système de planification) et s’assurer des actions mises en œuvre pour implanter la nouvelle stratégie (grâce au système de contrôle diagnostic).

31Revoir les systèmes de croyances et les limites de l’organisation n’est pas nécessaire.

32Etonnamment, le contrôle interactif défini par Simons (1995) n’intervient pas lors de la définition et de la mise en œuvre du changement. La direction n’y aurait recours que dans un second temps (après les douze premiers mois) pour centrer l’attention de l’organisation sur les incertitudes liées à la nouvelle stratégie. Il n’y aurait donc pas véritablement co-construction du projet de changement par l’ensemble des acteurs, sauf pour les incertitudes stratégiques où il s’avère difficile d’indiquer les orientations à privilégier et leur contenu. Ces résultats renforcent la vision classique du contrôle : outil d’implantation du changement stratégique.

33Ils s’expliquent sans doute par le type de changement étudié : planifié et dirigé quelle que soit son ampleur (radicale ou incrémentale), ce qui postule l’existence de dirigeants visionnaires capables d’imposer les changements qu’ils décident.

34Or, des travaux démontrent également l’existence de changements construits et pas uniquement prescrits.

1.2.2 – Changement prescrit versus construit

35Un changement prescrit est le plus souvent planifié, radical et brutal car la nouvelle vision imposée par la direction n’est pas nécessairement acceptée et partagée par tous. La direction définit l’orientation et le contenu du changement qu’elle présente, explique et justifie aux différents acteurs pour obtenir leur adhésion. Afin d’induire les comportements appropriés et s’assurer de la bonne implantation du projet, des objectifs sont imposés à l’ensemble de l’organisation (Vandangeon-Derumez, 1998). Le contrôle de gestion, dans sa version classique, peut donc contribuer à la maîtrise et au contrôle de la mise en œuvre du changement en standardisant les apprentissages individuels et en conformant les comportements.

36Un changement construit est plutôt progressif et s’accompagne initialement d’une vision d’avenir plutôt floue de la part de la direction. Le projet de changement est peu formalisé et son contenu non précisé. Il porte plutôt sur la démarche à suivre pour changer (Vandangeon-Derumez, 1998). Le dirigeant ne dirige plus le changement mais se contente de l’encadrer. Il n’est plus perçu comme un héros omniscient mais plutôt comme un guide ou un facilitateur mettant en place les conditions pour que le changement émerge de l’action collective (Demers, 1999). Il cherche à favoriser l’instauration et le développement d’un dialogue permettant la mise en commun des savoirs et la confrontation des points de vue. Cette interaction permet de structurer le changement en stimulant les questionnements, la créativité et l’apprentissage, en affinant les scénarios et les stratégies et en permettant une adaptation aux réalités locales et une appropriation du changement par ceux qui doivent le réaliser (Giroux et al., 1998). Elle facilite aussi la modification des schémas cognitifs et comportementaux des acteurs. « Le développement d’une dynamique de changement construit amène » donc « à repenser le rôle des outils de gestion sur un registre qui relève moins de la conformation (encadrer, normer les comportements.) que de l’exploration (inventer de nouveaux schémas d’évolution collectifs, favoriser l’émergence de représentations partagées.) » (Grimand et al., 2000). Dans cette perspective, le contrôle conçu comme un lieu d’échanges et de négociations peut, a priori, constituer un outil intéressant en permettant, à la fois, de stimuler, d’accompagner et d’encadrer de nouvelles idées et initiatives et ainsi de faire évoluer le paradigme de l’organisation.

37Un changement prescrit (souvent indispensable en situation de crise) s’inscrit dans une vision plutôt classique (taylorienne) de l’organisation avec la direction qui prescrit et les autres acteurs qui s’exécutent. Dans la réalité, les deux logiques coexistent ou plutôt se succèdent au sein d’un même processus (Vandangeon-Derumez, 1998).Dans le cadre d’un changement prescrit, il est souvent nécessaire de revenir à une logique de changement construit pour assurer l’apprentissage individuel et limiter les résistances. A l’inverse, un changement construit nécessite, à un certain moment, de stabiliser les expériences individuelles en ancrant les changements dans les pratiques quotidiennes par une standardisation des apprentissages individuels : sélection et généralisation des nouveaux savoirs. Le contrôle pourrait donc être à la fois un outil de standardisation et de conformation (vision instrumentale) et un outil de co-construction du changement (vision interactionniste) selon l’étape du processus de changement. Il nous semble, par ailleurs, difficile d’imaginer un changement construit où il n’existerait pas une part de prescription, les marges de manœuvre des acteurs étant encadrées par la direction qui supervise l’ensemble du processus.

38La confrontation de ces deux typologies « construit - prescrit » et « incrémental - radical » aboutit à la construction de la matrice synthétique suivante (fig. 1) :

Figure 1

Les différents types de changements et leur pilotage

Figure 1

Les différents types de changements et leur pilotage

39Avec Simons (cellules 3 et 4), le contrôle interactif n’intervient que dans un second temps et au niveau des seules incertitudes stratégiques. Le changement est implicitement considéré comme prescrit, la possibilité d’une co-construction sous le contrôle de la direction n’est pas envisagée. A l’inverse, Vandangeon-Derumez considère que le changement peut être prescrit ou construit. Le premier, plutôt considéré comme radical (cellule 4), s’accompagnerait d’un contrôle visant à conformer les comportements (conformément aux résultats de Simons), le second plutôt incrémental (cellule 1), d’un contrôle interactif facilitant une co-construction.

40Le couple « construit-radical » n’est pas évoqué. N’est-il pas possible de rencontrer une telle situation ? Dans le cas contraire, ce type de changement ne pourrait-il pas s’accompagner, d’une part, d’une révision des systèmes de valeurs et des limites de l’organisation de manière à sortir du cadre établi, d’autre part, d’un contrôle interactif sur les éléments non stabilisés ? Par ailleurs, cette matrice considère le changement uniquement sous un angle statique sans intégrer sa nature éminemment dynamique. Or, en fonction des phases de son processus, les besoins de pilotage risquent d’être différents.

1.2.3 – Les différentes étapes du processus de changement

41Un processus de changement comprend les trois phases suivantes : maturation, déracinement et enracinement (Vandangeon-Derumez, 1998) qui confirment les résultats généralement acceptés de Lewin (1951) : dégel, mouvement, regel. La phase de maturation se caractérise par une prise de conscience de la nécessité de changer et par l’élaboration d’un projet de changement plus ou moins précis.

42Le contenu de ce projet est ensuite communiqué à l’ensemble de l’organisation et mis en œuvre (phase de déracinement) avant d’être définitivement ancré au niveau des pratiques quotidiennes (phase d’enracinement). Or, selon la phase du processus, le rôle des acteurs et des dispositifs de gestion (et donc a fortiori du contrôle) diffèrent (Ouimet et al., 1997 ; Grimand et al., 2000).

43Dans le cadre d’un changement prescrit, la construction du projet de changement par la direction (phase de maturation) peut s’appuyer sur des outils de gestion dans une perspective de diagnostic interne et externe (Grimand et al., 2000).

44L’étape suivante (phase de déracinement) consiste à diffuser et implanter le projet qui est relativement bien cadré et planifié mais également à contrôler sa mise en œuvre. Peu de marges de manœuvre sont laissées aux acteurs. Ces auteurs préconisent le recours à des outils du type « accompagnement de la mutation » pour faciliter la mise en place du changement et à des outils de « conformation » des comportements pour contrôler sa mise en œuvre (au sens défini par Moisdon et al., 1997). L’ancrage du changement dans les pratiques quotidiennes (phase d’enracinement) suppose de réduire les initiatives émergentes des acteurs qui tentent souvent de s’approprier le projet et de le modifier. L’entreprise peut alors mettre en place des mécanismes administratifs et culturels pour conserver le cadre de cohérence initial. Elle recourt alors à des outils de conformation des comportements et de standardisation des apprentissages individuels apparus au cours de la phase précédente dès lors qu’ils se situent dans le cadre du projet.

45Un changement construit se traduit par un projet peu formalisé. Les dirigeants souhaitent faire prendre conscience aux acteurs des besoins de changement et les mobiliser pour construire le cadre et le contenu du changement (phase de maturation). Dans cette perspective, l’entreprise peut recourir à des outils d’investigation du fonctionnement organisationnel (au sens défini par Moisdon et al., 1997) pour permettre aux acteurs de se mettre d’accord sur les problèmes à résoudre et imaginer des solutions (Grimand et al., 2000). Lors de l’étape suivante (phase de déracinement), la hiérarchie souhaite favoriser les expérimentations locales de manière à amener les acteurs à construire progressivement le changement par le jeu de leurs interactions et de leurs initiatives individuelles et collectives. Les dirigeants participent au processus en tentant de repérer et de sélectionner les initiatives locales susceptibles d’améliorer les routines organisationnelles et en les stimulant à l’aide de dispositifs de coordination ad hoc (Grimand et al., 2000). On peut alors retrouver les outils d’investigation du fonctionnement organisationnel mais également des outils d’exploration (et de construction) de nouveaux modes de fonctionnement et savoirs à travers le questionnement (au sens défini par Moisdon et al., 1997). L’étape suivante (phase d’enracinement) est marquée par une reprise en main par les dirigeants du processus de changement. Il s’agit de formaliser et d’imposer la nouvelle vision et le nouveau cadre organisationnel construits localement par l’ensemble des acteurs. Cela suppose de stabiliser la situation et de normer les comportements en vue de capitaliser et de diffuser les nouvelles idées et apprentissages sélectionnés en les ancrant dans le champ organisationnel.

Figure 2

Le système de contrôle selon le type de changement et la phase de son processus

Figure 2

Le système de contrôle selon le type de changement et la phase de son processus

2 – Méthodologie de la recherche-action

46Cette recherche action (2.3) propose une relecture sur la contribution des outils de contrôle à la maîtrise d’un processus de changement au regard des grilles de lecture précédentes. Plus précisément, elle porte sur un processus de changement lié à une transmission à caractère familial (2.2) observée dans l’entreprise GCB (2.1).

2.1 – Contexte stratégique du processus de transmission

47GCB est une entreprise de Travaux Publics (TP), secteur en concentration permanente depuis plus de quinze ans. D’importantes sociétés cotées se partagent l’essentiel du marché et opèrent chaque année une part significative de leur croissance par le rachat de petites sociétés (1 à 5 millions d’euros de chiffre d’affaires) avec une forte implantation locale. Pour autant, la préservation de la structure de gestion acquise est souvent la règle pour les raisons suivantes :

  • Il s’agit, pour la plupart, de marchés publics de concession. L’effort marginal que peut faire une petite société pour obtenir un marché (par exemple celui de l’assainissement de l’eau d’une ville) est récompensé par les 7, 10 ou 12 années pendant lesquelles elle exploitera une situation de monopole contractuel. Il est donc tentant d’en faire l’acquisition même en maintenant une parfaite autonomie de gestion de la structure acquise.
  • Cette préservation offre de meilleures marges de manœuvre lors des réponses aux appels d’offre. En effet, lorsque plusieurs sociétés postulent à un appel d’offre, seules quelques unes sont en position de tenir leurs engagements. Si pour des raisons d’implantation locale efficace, une petite filiale obtient le marché, elle le « sous-traite » ensuite à sa maison mère.
Dans ce contexte, la position stratégique de GCB (nom anonymé), société familiale du sud-ouest, est particulièrement originale. Et en due géographiquement sur plusieurs départements avec son siège à Bordeaux, l’entreprise a connu une forte croissance au cours des sept dernières années. Elle représente plus de 350 personnes avec un périmètre consolidé de 60 millions d’euros de chiffre d’affaires et presque aucune dette de long terme. Elle a réussi à maintenir une activité rentable sur cinq domaines : les canalisations d’eau, les lignes électriques, les lignes téléphoniques, la collecte et le traitement des ordures ménagères, et surtout l’activité de service (construction de stations d’épuration et contrat d’eau « clé en main »).

48Cette diversification, originale pour une entreprise familiale de cette taille, lui a permis de mieux résister que d’autres aux aspects fortement cycliques des contrats publics. Son dynamisme local et ses performances financières en font une cible particulièrement attractive pour les entreprises cotées. Pour autant, son PDG, Charles Bixente (nom anonymé), 63 ans, a toujours tenu à rester indépendant, développant même une culture « anti-groupe » auprès de son personnel, appuyé dans ce choix par son directeur général adjoint (Rodolf Boscher), malgré trois acquisitions réussies en cinq ans. En avril 2006, il songe pour la première fois à transmettre son entreprise à Philippe, un de ses enfants.

2.2 – Diversité des changements dans le processus de transmission

49Par de nombreux aspects, les reprises ou transmissions d’entreprises reproduisent un modèle de changement organisationnel conforme au schéma processuel « maturation-déracinement-enracinement » mais sous une forme sémantique différente. Sans qu’il y ait superposition parfaite, les étapes « préparation-négociation-intégration » (Haspelagh et al., 1987) ou « diagnostic-préparation-intégration » (Tabrizi, 2008) sont ainsi largement mises en valeur.

50Le processus de transmission de GCB comporte des changements incrémentaux : modification des relations hiérarchiques, de la communication interne au groupe. Il comprend également des changements de nature plus radicale : le changement contractuel des rapports de force au sein du système de gouvernance ou le design de la structure d’autorité. Par d’autres aspects, les changements qui accompagnent le processus de transmission sont plutôt construits comme les pratiques opérationnelles ou de reporting tandis que d’autres présentent un caractère prescrit comme le passage de témoin entre le PDG et son successeur.

51Pour faciliter l’observation d’une telle diversité de changements liés à un processus de transmission, en estimer l’importance et le mode de contrôle, nous retenons un regroupement en plusieurs attributs contextuels du changement (fig. 3).

52La transmission familiale caractérise des changements de plusieurs natures (types 2 à 5) centrés autour d’une transmission de pouvoir (type 1) qui subissent les différentes phases de maturation, déracinement et enracinement. Ainsi, le type 1 (changement de direction) concerne des aspects de maturation (modification de l’organigramme, définition de la durée de la période de transition) mais aussi de déracinement (définition du rôle de l’actuel PDG après la transmission) et d’enracinement (mise en place de la nouvelle équipe).

Figure 3

Représentation synthétique des axes de changements

Figure 3

Représentation synthétique des axes de changements

2.3 – Modalités pratiques de la recherche-action

53La recherche-action s’est effectuée sur une période de 17 mois (juin 2006 à novembre 2007) en parallèle de l’intervention conduite par le cabinet chargé d’accompagner la transmission et sous mandat de ce dernier. Le travail de collecte a consisté en une première phase d’audit avec les responsables des filiales, les cadres N-1 et N-2 et quelques employés tirés au sort dans chaque domaine d’activité de l’entreprise. L’analyse documentaire a été réalisée dans un second temps pour ne pas polluer la relation avec les acteurs suite au recueil d’informations sensibles portant sur les temps travaillés, les coûts cachés ou encore certains éléments du bilan social ( turn over des techniciens.). Ensuite, plusieurs séquences d’observation et d’analyse des évolutions se sont déroulées tous les deux mois. Cette méthodologie a permis d’évaluer le profil du contrôle mis en œuvre pour épauler et maîtriser les cinq leviers du changement (fig.3) liés au processus de transmission.

3 – Résultats et discussion

54Nous présentons les résultats en les structurant selon les phases de maturation (3.1), déracinement (3.2) et enracinement (3.3) avant de les analyser et de les discuter (3.4).

3.1 – La maturation du changement : de l’incrémental-construit au radical-construit

55La transmission au sein de GCB fait rapidement émerger des avis quelques fois contradictoires liés à deux impératifs en apparence opposés. D’une part, Charles Bixente émet la volonté de « transmettre » sans clairement évaluer les implications opérationnelles de sa décision, sans être certain par exemple de la forme juridique de sa décision et sans imaginer encore précisément son rôle après le passage de témoin. Il ne souhaite pas brusquer son personnel et veut que la démarche soit le plus possible un processus partagé par l’ensemble des salariés. Cela doit « prendre plusieurs années ». D’autre part, son fils Philippe évoque plutôt une contrainte de temps. Selon lui, le passage de témoin doit se faire symboliquement à une date précise et rapprochée pour limiter les pollutions dans la durée d’une direction tricéphale qui passerait pour de l’indécision auprès des cadres.

56Assez rapidement, deux catégories d’outils sont développées pour envisager la portée du passage de témoin :

57- Avec l’aide du cabinet de conseil, des groupes de travail par domaine d’activité stratégique sont mis en place pour mesurer l’incidence du caractère manœuvrable et contrôlable de l’organisation. Les acteurs sont censés pouvoir émettre des idées d’amélioration générale sur leur entreprise. Il s’agit de situer les limites et les valeurs, d’estimer les fidélités de chacun. Toutefois, les cadres le font sans que leur soit donnée la perspective dans laquelle se fait ce travail d’échange : les marges de manœuvre futures de Philippe Bixente.

58- Un débat est officiellement lancé entre les trois hommes clés sur les processus qualité, la performance des filiales et l’état patrimonial de l’entreprise au moyen d’un travail d’échanges largement interactifs et concertés. Le but est d’établir les règles de fonctionnement du processus de transmission et les rôles de chacun.

59Il s’avère très rapidement que les acteurs ne sont pas dupes du processus de réflexion dans lequel ils sont engagés. Ils comprennent qu’une étape va être franchie. Malgré la présence de Philippe Bixente dans l’entreprise depuis deux ans comme chargé de mission rattaché au PDG, comme aucun successeur ou repreneur n’est désigné, certains cadres sont persuadés qu’ils « seront vendus à un groupe ».

60Le processus de maturation est également biaisé à un autre niveau. Le père comme le fils croient évaluer la manière dont ils vont pouvoir se transmettre le pouvoir alors que le problème est surtout de passer d’une direction bicéphale (Charles Bixente - Rodolf Boscher) à une seconde direction bicéphale aux rôles recomposés (Philippe Bixente - Rodolf Boscher) après une phase tricéphale de deux à trois ans. Les préoccupations d’organigramme et de rapports de force entre filiales vont d’ailleurs vite émerger, Rodolph Boscher étant très présent sur le plan commercial dans toutes les filiales.

61Enfin, la réalité familiale, très importante, n’est prise en compte par aucun outil d’analyse. La gouvernance future ne ressemblera en rien à celle exercée par Charles Bixente pour trois raisons. La première est que le PDG ne souhaite pas favoriser spécifiquement Philippe par rapport à ses autres enfants. Son fils ne bénéficiera donc pas, à l’instar de son père, de l’intégralité du capital même s’il sera majoritaire au niveau des droits de vote. La seconde est qu’il ne sait pas encore quel rôle jouer après la transmission et s’il doit rester actionnaire.

62La troisième est que le recrutement de Rodolf Boscher s’était effectué en son temps avec la promesse d’être un jour considéré en associé et pas seulement en directeur général adjoint.

63Au bout de deux mois, il apparaît que le travail engagé est inefficace. La phase de maturation du changement de type 1 (fig.3) produit des rumeurs, aucune date de transmission n’est arrêtée et l’organigramme de direction n’est pas achevé. De surcroît, des changements imprévus de type 3 se produisent avec le départ de quatre cadres importants. Non seulement la phase de maturation se poursuit sans sembler aboutir mais des tensions se font jour. Le redémarrage de l’entreprise en septembre, après l’arrêt annuel d’août, laisse par ailleurs peu de place à la direction pour échanger et synthétiser les apports des groupes de travail engagés par les cadres.

64C’est un effet fortuit de catalyse qui permet d’observer que les deux outils de contrôle censés entraîner une co-construction du changement restent pour l’instant sans réelle efficacité. Ils font toutefois converger le processus vers une étape « radicale-construite » mieux maîtrisée. En effet, suite à de gros dégâts sur un chantier pouvant sérieusement obérer la rentabilité de l’entreprise, Charles Bixente réunit l’ensemble de ses cadres pour une réunion de synthèse.

65En évoquant l’avenir de cet important chantier, il se laisse aller à évoquer l’avenir de l’entreprise et sa transmission à son fils Philippe. Pour répondre aux questions qu’il suscite par surprise, il annonce, de manière impromptue, qu’une information sera présentée en janvier et que les groupes de travail mis en place depuis juin pourront élaborer d’ici là des propositions dans cette perspective de transmission.

66C’est donc en janvier de l’année suivante que le processus de maturation aboutit.

67Les principaux éléments de changements de type 1 sont définis ainsi que la synthèse des engagements par activité à 5 ans (maturation du type 4) et l’ensemble des futurs rôles au sein d’un organigramme de transition (maturation du type 3). Quelques pistes sur l’évolution des outils de maîtrise des ressources sont même évoquées (maturation du type 2). Seul le type 5 n’est pas encore engagé officiellement. C’est là que reposent les vrais enjeux de pouvoir, notamment dans la manière dont sera pris en compte l’important pouvoir commercial de Rodolf Boscher. Dès lors, les premiers éléments de la phase de déracinement apparaissent.

3.2 – La phase de déracinement : vers de l’incrémental-prescrit

68La phase de déracinement, qui dure jusqu’au début de l’été suivant, prend corps de manière différente selon le type de changement. Par ailleurs, les outils de contrôle qui émergent pour aider à maîtriser ces aspects évoluent de manière plus prescriptive que ce qui était initialement souhaité par le PDG.

69Au niveau du système décisionnel et organisationnel (type 1 et 3). L’entreprise est dirigée par Charles Bixente et son directeur général adjoint (DGA), Rodolf Boscher. Ce binôme travaille ensemble depuis près de 17 ans et est à l’initiative du développement de la société. Le PDG est l’homme des budgets et de l’organisation tandis que le DGA est le véritable activateur du réseau de relations commerciales avec les collectivités locales. Ils sont secondés par les responsables de filiales, tous d’anciens chefs de chantiers formés en interne.

70L’annonce de janvier conforte Philippe Bixente en le positionnant en directeur général adjoint chargé des opérations. Quant à la posture de Rodolf Boscher, elle est clarifiée en tant que DGA chargé des relations commerciales. Toute la difficulté consiste à faire progressivement sortir le PDG actuel de ses domaines réservés pour y dégager une légitimité au profit de son fils. Dans ce contexte, le double lancement de la restructuration des bases de données internes et du processus de certification qualité, à l’initiative et sous la direction de Philippe Bixente, permet au fils de s’ancrer dans l’entreprise en tant que futur PDG porteur de projets et pas seulement comme héritier. Il s’occupe alors du recrutement des personnes chargées de l’épauler à l’instar de son père qui recrute les chefs de chantier afin de maintenir un lien personnel très fort. Le mode de contrôle reste fortement interactif mais le changement est de plus en plus prescrit afin de pacifier les réactions des plus anciens cadres à la nomination rapide du fils. Ainsi, l’impératif de certification qualité et environnementale est perçu par ces cadres comme un processus lourd qui ne convient d’ailleurs pas à leur culture de terrain.

71En revanche, les groupes de travail permettent aux jeunes cadres, plus diplômés et plus mobiles, de se démarquer et d’échapper à la tutelle de leurs directeurs.

72Changement dans la relation avec les partenaires (type 5). Face à la concentration du secteur, l’entreprise doit surtout réagir à la mise en œuvre de politiques d’innovation chez les concurrents (chantiers sans tranchée, changement des canalisations par éclatement…). Elle doit également affronter un nouveau facteur clé de succès sur le secteur à horizon de 5 ans : l’accès à des recrutements de personnels qualifiés. Voulant associer au mieux les chefs de chantier à la réflexion, Philippe Bixente leur demande de réfléchir autour de matrices tâches compétences au sein de leur activité et de faire des propositions. Il s’agit de souligner, en le laissant dire par des outils « impartiaux », que certains profils ne sont plus adaptés aux habitudes de la clientèle, mieux formée, plus technique et très sensible aux risques juridiques. Peu à peu, l’outil fait émerger un type de profil peu sollicité par les concurrents : les personnes sortant d’écoles d’agriculture bien formées au travail en extérieur et à la gestion. Il fait aussi apparaître l’inadaptation d’une partie des anciens technico-commerciaux et un fort déséquilibre de la pyramide des âges qui se traduira par le départ de l’ensemble de l’encadrement à un horizon de sept ans.

73Seuls les changements de type 2 et 4 semblent ne pas évoluer vers une phase de déracinement en même temps que les autres. Ainsi, l’élaboration des budgets est une prérogative du PDG lui permettant de rencontrer tous les cadres de tous les centres au moins une fois par an sur leur site. Cela a contribué à lui donner une forte image de proximité en interne. Or, il décale sans cesse l’occasion de se faire accompagner par son fils dans sa tournée rituelle.

3.3 – Le début de la phase d’enracinement : vers du radical prescrit

74Seul le début de la phase d’enracinement a été observé. Cette étape témoigne d’un glissement progressif du changement essentiellement sur les évolutions organisationnelles (type 3) et le repositionnement de l’entreprise (type 4).

75La phase d’enracinement fait face à plusieurs défis organisationnels. Dans un environnement de négociation qui a fortement évolué en quelques années (regroupement des communes, technicité plus importante des interlocuteurs.), une plus grande formalisation de la relation commerciale doit être envisagée.

76La structure commerciale ou de contrôle mise beaucoup sur l’implication individuelle des acteurs mais reste très faiblement formalisée, donc difficile à maîtriser sans une expérience interindividuelle forte. Aussi, le repreneur recrute une spécialiste des systèmes d’information pour réaliser un audit des différentes filiales, notamment les plus autonomes. Il devient vite clair que le seul but de la démarche est d’homogénéiser les comportements de gestion et les habitudes de travail, surtout dans les petites unités où la culture des rapports au crayon est encore forte. Le raisonnement de Philippe Bixente est le suivant : s’il ne peut prendre la main sur le plan émotionnel avec les cadres en place comme son père en a l’habitude, il cherche à dépersonnaliser et centraliser le contrôle en le formalisant davantage, en marquant un peu plus son style différent et poussant ainsi, par un changement des références de contrôle, certains « anciens », peu enthousiastes, à la faute.

77Sur le plan du repositionnement marketing, cette volonté de marquer un changement interne se perçoit sur trois éléments clés de la communication. Le triumvir de direction annonce ainsi successivement pour toutes les filiales : un changement de logo, de site internet et une refonte de l’ensemble des plaquettes commerciales. Dans ce cadre, la refonte des métiers et les derniers ajustements de l’organigramme centrent l’ensemble des cinq métiers de l’entreprise autour de la seule notion de réseau (réseau d’assainissement, etc.) marquant la préférence du repreneur pour un développement des technologies novatrices des travaux publics.

3.4 – Discussion

78Même si les différents types de changement évoqués n’avancent pas à la même vitesse, ce qui introduit de la complexité et réduit la lisibilité de l’ensemble, il est possible de combiner les deux schémas théoriques (fig. 1 et 2) pour illustrer les changements spécifiques liés à la transmission de GCB (fig. 4).

Figure 4

Synthèse du processus de changement étudié

Figure 4

Synthèse du processus de changement étudié

79Le cadre conceptuel développé dans cet article soulève plusieurs remarques et questionnements sur la manière dont le changement est appréhendé. Tout d’abord, les développements reposent sur une typologie (prescrit ou construit) [2]

80qui suppose un changement toujours sous contrôle avec le postulat sous-jacent de rationalité des acteurs et des organisations. Par exemple, ces deux profils types négligent la dimension éminemment politique de tout processus de changement, de surcroît en contexte de transmission. Ils se différencient uniquement au niveau des modalités de mise en œuvre. Dans les deux cas, ils relèvent d’une démarche délibérée sous le contrôle de la direction. Ils prennent mal en compte les changements plutôt mineurs résultant d’initiatives locales qui ne sont ni suscitées, ni gérées, ni contrôlées par les dirigeants, changements qualifiés de spontanés (organiques) (Mintzberg et al., 1999) ou d’intrapreneuriaux (Giroux, 1991). Dans le cas étudié, nous constatons effectivement, au moins sur la phase de maturation, que la volonté d’avoir le contrôle n’est pas toujours effective puisque c’est de manière tout à fait fortuite que la situation initiale se débloque.

81Ces développements s’appuient également sur l’hypothèse que le changement constitue une phase intermédiaire entre deux périodes de stabilité, ce qui revient à nier l’adaptation ou l’évolution permanente des entreprises. Or, la gestion du changement se résume de moins en moins à un pilotage du changement et, de plus en plus, à un pilotage des capacités de changement (Demers, 1999), en d’autres termes, un pilotage des capacités de l’organisation à renouveler continuellement ses routines au travers de l’apprentissage. Nous le constatons particulièrement bien dans la phase d’enracinement de GCB avec la mise en place de la qualité qui perdure au-delà de la transition des pouvoirs. Cette situation témoigne d’une continuité et d’une adaptation continue de l’entreprise. Le rôle de la direction ne consiste plus seulement à piloter le changement mais aussi à créer un contexte favorable à l’implantation d’un changement continu, sélectionner les projets les plus intéressants et les propager à l’ensemble de l’organisation.

82Cette recherche-action permet également de confirmer et de compléter le cadre conceptuel développé en illustrant les liens susceptibles d’exister entre les différentes phases d’un changement, son aspect incrémental ou radical et le mode de contrôle adopté (fig. 5).

Figure 5

Synthèse des résultats : changement et mode de contrôle

Figure 5

Synthèse des résultats : changement et mode de contrôle

83Nos résultats posent toutefois plusieurs questions quant à la posture fonctionnaliste des outils de contrôle adoptée dans cet article. Ils tendent, en effet, à surestimer la rationalité du contrôle et de ses acteurs, et à oublier que le système de contrôle est souvent le résultat de pratiques sociales et organisationnelles. Cela conduit à sous-estimer la force des routines organisationnelles et des jeux politiques que nourrissent et supportent ces outils.

Conclusion

84L’objectif de cet article était de repenser le rôle du contrôle dans une dynamique de changement pour étudier dans quelle mesure il peut contribuer au pilotage et à la maîtrise du changement. Malgré les limites évoquées précédemment, cette réflexion a permis de montrer, au travers d’un cas de transmission familiale, que le système de contrôle peut potentiellement jouer un rôle structurant dans une telle dynamique en induisant des comportements appropriés qui diffèrent en fonction du type de changement (incrémental/radical, construit/prescrit) et de sa phase (maturation, déracinement, enracinement).

85Ces développements permettent aussi de mieux comprendre la manière dont les apprentissages individuels et organisationnels indispensables en situation de changement peuvent être initiés et cadrés à l’aide de dispositifs et outils de contrôle qui ne sont plus appréhendés de manière exclusivement instrumentale mais également sous une forme interactionniste. Plus modestement, cet article apporte des éléments de réflexion supplémentaires à la problématique plus générale du rôle des outils de gestion dans le pilotage de l’action en situation de transmission ou de reprise d’entreprise. Il permet également de faire le lien avec tout un courant de recherches réfléchissant aux changements intervenant au niveau des systèmes de contrôle des entreprises (fréquence, localisation et nature des changements) sans nécessairement les relier à des causes précises, sauf à évoquer des causes triviales comme l’évolution de l’environnement économique ou des conditions de production.

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Date de mise en ligne : 15/04/2009

https://doi.org/10.3917/mav.022.0070

Notes

  • [1]
    Les auteurs remercient D. Martin (IGR-IAE de Rennes) pour ses suggestions d’amélioration sur une première version de cet article.
  • [2]
    La typologie « prescrit. construit » peut être rapprochée du changement imposé versus négocié de Morin (1988), du changement dirigé versus émergent de Giroux et al. (1998) ou du changement planifié (programmatique) versus dirigé (guidé) de Mintzberg et al. (1999). Notre choix s’est porté sur les profils-types de Vandageon-Derumez (1998) qui s’est intéressée en détail à leurs implications organisationnelles.

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