Notes
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[1]
Voir l’article de Mark Hunyadi « discussion » dans le dictionnaire d’éthique et de philosophie morale.
1Ce travail se veut exploratoire et tente de dégager un cadre conceptuel utile pour déterminer les enjeux des conduites éthiques dans et entre les organisations. Pour être plus précis nous nous intéressons aux comportements organisationnels car c’est à ce niveau que peuvent se comprendre les enjeux éthiques les plus existentiels tant pour les individus que pour l’organisation dans son ensemble.
2La question dont nous partirons se pose ainsi : En quoi l’éthique des vertus est l’éthique la plus appropriée aux pratiques de développement de compétences éthiques ?
3Nous procéderons donc à partir de principes donnés par l’éthique des vertus qui ont une portée tant heuristique que normatif. Nous assimilerons les vertus à des compétences et tenterons de mieux cerner ces « compétences éthiques » en les contrastant avec ce qui est l’objet du management des compétences. De la distinction entre les deux découlent des modes de gestion différenciés.
4On pourra se poser en suite la question de la nature des interventions de la GRH en ce domaine pour promouvoir les compétences éthiques. Intervention allant au-delà de l’inscription dans les dispositifs juridiques (codes, chartes…)
1 – Compétences et management des compétences
1.1 – Variations autour de la compétence
5Il n’est pas certain que la compétence soit un concept qui vient uniquement des praticiens et non des chercheurs. Certes la notion existe depuis longtemps dans le domaine du droit - compétence comme aptitude d’une autorité à effectuer certains actes(un tribunal est compétent ou pas pour juger une affaire) - et d’une certaine manière dans le langage commun pour se référer à des qualités ou capacités individuelles.
6Dans sa première acception juridique, la compétence ne constitue pas une qualité réelle d’un sujet concret qui lui permettrait d’effectuer des actions spécifiques en raison de la possession de cette qualité – comme par exemple la force physique permettant de soulever un poids très lourd – mais une propriété d’une institution.
7Si l’origine juridique du terme compétence est tombée en désuétude, du moins dans les versions contemporaines de la gestion des compétences, la connotation morale persiste sous d’autres formes. La notion de compétence a une signification éthique qui s’exprime, par exemple, dans la connotation péjorative attribuée spontanément à son contraire : dire de quelqu’un qu’il est « incompétent » par rapport à un domaine technique ou professionnel, ce n’est pas seulement le qualifier objectivement sur le mode du constat, c’est toujours aussi le juger négativement.
8Dans une acception plus commune, usuelle, la notion de compétence est liée à l’agent et permet de donner un sens au changement individuel. L’agent peut acquérir une compétence ou celle-ci peut faire partie de sa définition en tant qu’agent – au sens où la compétence linguistique est propre à l’agent humain.
9Il semble que c’est l’analogie avec l’usage de la notion de compétence en linguistique qui s’est avérée plus proche des préoccupations de chercheurs et praticiens en matière de management. En linguistique, la définition de la notion de compétence ne devrait pas faire l’ombre d’un doute, puisqu’elle figure dans le Robert : « 3. Ling. (Angl. competence, Chomsky). Système fondé par les règles et les éléments auxquels ces règles s’appliquent (lexique), intégré par l’usager d’une langue naturelle et qui lui permet de former un nombre indéfini de phrases “ grammaticales ” dans cette langue et de comprendre des phrases jamais entendues. La compétence est une virtualité dont l’actualisation (par la parole ou l’écriture) constitue la “ performance ”. Acquérir la compétence d’une langue. - Compétence lexicale. - Par ext. Compétence culturelle, idéologique, etc. : maîtrise des systèmes de référence sociaux (par un individu). »
10Ainsi, la notion de compétence issue de la grammaire générative de N. Chomsky (1969), a inspiré de nombreux travaux relatifs à la maîtrise de la langue, par exemple. La compétence désigne le système de règles intériorisé qui permet de comprendre et de produire un nombre infini de phrases inédites. Cette compétence grammaticale, à la fois innée et implicite, est partagée par tous les locuteurs appartenant à une même communauté linguistique et confère une dimension créatrice à la langue. Cette acception est indissociable de celle de performance. Ainsi, la notion de compétence est proche de celle de langue chez Saussure, tandis que la notion de performance serait proche de celle de parole. La performance désigne la manifestation de la compétence des locuteurs et réfère à la diversité des actes de langage et des contextes d’énonciation et de communication.
11Ainsi les linguistes parlent de « compétence » par opposition à « performance » pour signifier que la parole n’est pas placée là, devant nous, à prendre ou à laisser. Elle n’est pas non plus simple possession à ranger parmi nos biens, mais qu’il y’a un indéfini à parcourir peu à peu. L’étendue des propos est illimitée, la structure de toute grammaire montre que si les règles de la parole sont déterminées par tel système grammatical, tel ensemble de vocabulaire, ce que nous pouvons dire en les appliquant, nos performances, ne peut être dénombré à l’avance.
12De la psychologie on a longtemps retenu les notions « aptitude » et de « capacité ». En passant à celle de compétence on retient son doublet qu’est la performance. Le comportement observable qui permet d’inférer les processus psychologiques qui le sous-tendent. D’une façon générale, la performance dans la réalisation d’une tâche dépend à la fois des contraintes de réalisation (matérielles, conceptuelles, sociales, temporelles…) et des capacités de l’individu.
1.2 – Le management des compétences
13L’expression « management des compétences » est utilisée pour souligner que l’usage de la notion de compétences englobe d’autres champs que la gestion des ressources humaines et qu’elle peut concerner le management de l’entreprise dans sa globalité (stratégie, allocation de ressources dans une organisation…). Dans le champ de la GRH, se posent le problème de leur identification, évaluation, rémunération et de leur transférabilité dans l’optique de la gestion de carrière sinon d’employabilité.
a – Les approches en usage de la compétence
14Constatant que la gestion des compétences recouvre une pluralité de méthodes, J.F.Amadieu et L.Cadin (1996) distinguent quatre familles d’approches des compétences :
- L’approche par le potentiel estimé, utilisée en recrutement et en gestion des carrières. La compétence serait une caractéristique sous-jacente d’un individu présentant une relation de cause à effet avec sa performance moyenne ou supérieure dans une fonction. La définition est extensive puisque la compétence inclut aussi bien des motivations de traits de caractère, des connaissances et des comportements.
- L’approche par les connaissances professionnelles, à la base des pratiques de formation ; la compétence fera référence ici au contenu, à la diversification, à la précision des savoirs.
- L’approche par les savoir-faire opérationnels : la compétence est conçue comme un ensemble de connaissances, de capacités d’action, de comportements, structuré et mobilisé en fonction d’un but et dans une situation donnée.
- L’approche par les démarches intellectuelles : la compétence est définie comme une capacité à résoudre efficacement des problèmes dans un contexte organisationnel, c’est-à-dire de manière à répondre aux exigences de l’organisation.
b – Le contenu de la compétence
15En premier lieu, ce qui fait l’intérêt de la notion de compétences est qu’elle désigne une capacité de mobiliser diverses ressources, notamment cognitives mais pas seulement, pour faire face à des situations singulières. Dans cette perspective, on mettra en relief quatre aspects :
- Les compétences ne sont pas elles-mêmes des savoirs, des savoir-faire ou des attitudes, même si elles mobilisent, intègrent, conjuguent de telles ressources. Cette mobilisation n’a de pertinence qu’en situation, dans l’urgence et l’incertitude, chaque situation étant singulière, même si on peut la traiter par analogie avec d’autres, déjà rencontrées.
On peut dire que toute compétence est associée à un ensemble de capacités - de juger, de classer, de hiérarchiser, d’apprécier les urgences, de choisir les moyens les plus appropriés, etc.- qui ont un caractère intellectuel, mais aussi moral. Il n’y a pas de compétence qui serait purement technico-comportementale. Il est vrai qu’en elle-même, la notion incline à ne considérer que ces aspects opératoires. Mais la compétence se distingue du savoir-faire, aptitude à faire, et du savoir pur, aptitude à comprendre, en ce qu’elle est une aptitude à juger. Non seulement l’individu est compétent, il est aussi stratège. (M.de Montmollin. 1986) - La compétence est « contextuée », référée aux familles de situations auxquelles renvoie la compétence analysée. Celle-ci désignera la capacité à réaliser de façon satisfaisante une tâche déterminée. Il s’ensuit que la définition de cette compétence s’accompagne nécessairement de la définition de la situation de mise en œuvre. Un référentiel de compétences détaille ce que doit savoir maîtriser un salarié pour tenir un emploi donné (connaissances, savoir-faire, qualités et aptitudes requises…).
Ce travail n’est toujours pas facile car il est peu aisé de décrire de façon précise et exhaustive l’ensemble des contraintes de réalisation et l’on sait qu’une légère modification de contexte peut affecter le niveau de compétence et de performance.
D’autre part, les activités productives ne se réduisent pas à la réalisation d’une seule tâche. L’activité consiste généralement à réaliser plusieurs tâches simultanément et même les tâches les plus routinières mobilisent diverses capacités cognitives apprises ou développées en situation par les opérateurs.
Dans les situations de travail, les compétences exercées dépendent du contexte qui regroupe des pratiques sociales, des règles du jeu et des valeurs qui orientent et finalisent l’activité. Le contexte est ce cadre pour penser l’action et lui donner une forme socialement acceptable. Ainsi les capacités mobilisées sont indissociablement liées au contexte cognitif et social de réalisation. On a beaucoup insisté sur le contexte cognitif et de production mais peu sur le contexte social qui concerne particulièrement les modalités d’acquisition des compétences. Ce contexte peut soutenir, favoriser ou entraver le développement de telle ou telle compétence. - L’exercice de la compétence passe par des opérations mentales complexes, sous-tendues par des démarches intellectuelles, qui permettent de choisir et de réaliser l’action la mieux adaptée à la situation. Les ressources mobilisées sont les savoirs et savoir-faire, des schèmes de perception, d’évaluation, d’anticipation, de décision, des attitudes, des compétences plus spécifiques et les démarches intellectuelles permettant cette mobilisation.
Ce dernier aspect est le plus difficile à objectiver, parce que les schèmes de pensée ne sont pas directement observables et ne peuvent être qu’inférés à partir des pratiques et des propos des acteurs. Il est en outre malaisé de faire la part de l’intelligence générale de l’acteur et de schèmes de pensée spécifiques développés dans le cadre d’une expertise particulière. Intuitivement, on pressent que l’enseignant développe des schèmes de pensée propres à son métier, différents de ceux du pilote d’avion, du joueur d’échecs, du chirurgien ou de l’agent de change. - Les compétences professionnelles se construisent en formation, mais aussi au gré du parcours quotidien d’un praticien, d’une situation de travail à une autre. Ce qui pose la question de leur mode d’acquisition, d’apprentissage et surtout de management de cet apprentissage. Si le contexte est le lieu où se construisent et s’actualisent les compétences, deux types de questions se posent : d’abord, comment se fait-il, si l’on suppose que les compétences sont spécifiques aux tâches à réaliser, que persiste l’idée selon laquelle il existerait des « connaissances ou compétences générales », des « stratégies générales de résolution de problèmes » ou encore des « compétences transversales » ? De même que persiste solidement ancrée dans les croyances l’idée qu’un « transfert » d’un contexte à l’autre soit aisé.
Se pose ensuite la question de l’évaluation des compétences : Comment évaluer une compétence autrement qu’en faisant exécuter la tâche ? Comment une même compétence peut-elle être à l’origine de niveaux de performance différents chez le même individu ? A quoi est dû l’écart éventuellement constaté : à la tâche, à l’opérateur ou au contexte ?
1.3 – Les enjeux de l’application de la notion de compétence
16La substitution de la notion de compétence à des notions plus anciennes pose un certain nombre de questions a la fois sur la pertinence et les conséquences de l’application. Deux points sensibles structurent ce champ, du moins en France.
17On peut ainsi s’interroger sans fin sur le glissement dans le champ managérial de la notion de qualification vers celle de compétence ou d’emploi vers celle de compétence. Cela a été fait excellemment par de nombreux auteurs (Amadieu/ Cadin, Pemartin, Aubret/Gilbert) Il nous suffit de dire ici que la qualification a toujours pour effet d’évaluer la compétence d’une personne et cette compétence est circonscrite à un ensemble de comportement et de situations-types de travail. Mais la notion de qualification renvoie, au travers de la classification, aux conventions référençant les emplois. Il semblerait que ces règles soient devenues obsolètes ou ambigües (Donnadieu/ Denimal. 1994, Marbach.1999).
18La notion de compétence est utilisée pour établir de nouveaux modes de fixation des rémunérations. Ces nouveaux instruments de gestion octroient aux managers davantage de marge discrétionnaire dans la fixation des rémunérations et des augmentations de salaire.
19Leur raisonnement est le suivant : partant d’un mode antérieur de fixation des rémunérations, dans lequel la rémunération du salarié était fixée par des négociations au niveau des branches en tenant compte des qualifications, on est dans un mode dans lequel la rémunération serait fixée individuellement en fonction de la compétence du salarié ou de sa contribution productive. Dans ce système de rémunération fondé sur la compétence, il y aurait négociation individuelle entre un salarié et son supérieur hiérarchique, alors qu’auparavant, il y avait négociation entre des représentants syndicaux et patronaux au niveau des branches. Il s’ensuit que le salarié est en situation de vulnérabilité plus grande.
20On peut douter que ce raisonnement caractérise bien la façon dont les choses se passaient dans l’ancien contexte. Il y avait aussi des possibilités d’individualisation des rémunérations dans ce contexte et le poids des accords de branche est aujourd’hui loin d’avoir disparu, si bien que les différences entre les deux systèmes s’en trouvent fort atténuées.
21En résumé, on peut dire que la plupart des analyses soulignent les incertitudes du contenu de la notion même de compétence, les ambigüités liées à l’étalonnage des compétences ainsi référencées…
1.4 – La dimension éthico-sociale du management de la compétence
22Si l’on s’interroge sur le fondement anthropologique cela semble renvoyer au triptyque savoir, vouloir et pouvoir. Force est de constater que l’on traite plus facilement le savoir et le pouvoir que le vouloir. On l’aura compris une des sources de la difficulté à expliciter ces « savoir-être » est que l’analyse des compétences renvoie constamment à une théorie de la pensée et de l’action situées, mais aussi du travail, de sa pratique comme métier et condition. C’est dire que nous sommes en terrain mouvant, à la fois sur le plan des concepts et des doctrines.
23La référence aux compétences éthiques (attitudes, comportements) est explicite ou implicite dans beaucoup d’outils de gestion des ressources humaines (Référentiels de compétences, d’appréciation, de recrutement…). Il reste que l’explicitation de ces comportements demeure problématique. En gestion des ressources humaines on tend à appréhender les comportements éthiques sous l’angle du « savoir-être » qui suit le « savoir » et le « savoir-faire ».
24Ce « savoir-être » indique la dimension éthico-sociale de la compétence que l’on peut aborder à travers les enjeux de son acquisition, de son développement. C’est à la fois la question de la motivation et des conditions de réalisation.
25La signification éthique de la compétence est « existentielle ». En premier lieu, acquérir une compétence, c’est se construire comme sujet, développer et enrichir son identité personnelle. Devenir compétent, c’est augmenter sa puissance sur soi, sur les autres, sur le monde. Il n’y a pas de compétence qui serait purement spécialisée. Toute acquisition de compétence a des retentissements et des aspects transversaux, entraîne des remaniements et des développements touchant la personnalité entière.
26Comme la compétence n’est pas purement reçue ou transmise, son acquisition implique une volonté de transformer son propre être, son rapport au monde, ce qui est de l’ordre du projet et non pas simplement de l’apprentissage. Toute recherche sur la compétence doit prendre en compte cette dimension projective. Et donc tenir compte de la dimension motivationnelle et pas seulement cognitive. Il est important de s’intéresser à cet aspect « subjectif », voire affectif de la compétence : qu’éprouve le salarié quand il acquiert une compétence nouvelle ? Comment vit-il son rapport à ceux qui ne la possèdent pas encore ? Quels changements s’opèrent dans sa conscience de soi, son estime de soi ? Etc. Et c’est peut être là les questions qui se posent quand on parle d’employabilité ou de transférabilité.
27Acquérir une compétence, c’est aussi accroître son autonomie, et l’on sait que cette notion d’autonomie a un sens indissociablement intellectuel et moral. On parle d’autonomie morale lorsque l’on n’est pas juste sous la pression extérieure ou en raison des structures dans lesquelles on est placées, mais en vertu d’initiative venant de soi, en vertu d’un dynamisme volontaire, délibéré.
28Ainsi, toute acquisition de compétence est ambivalente : d’un côté, elle réduit l’écart entre le manager et le managé, elle rapproche le second du premier en lui conférant des pouvoirs communs ; mais d’un autre côté elle l’augmente, car elle est source d’un surcroît de puissance et d’affirmation du sujet, elle rend le managé plus autonome vis-à-vis du manager, même dans les apprentissages et les performances qui restent à réaliser. Ainsi à mesure que le salarié acquiert des compétences, il acquiert aussi du pouvoir vis-à-vis de ses managers, de ses collègues et de l’organisation. Toute la question est alors de savoir si celle-ci en tient compte et modifie ses pratiques et ses stratégies en conséquence…
29En acquérant du pouvoir on est amené à considérer l’usage que l’on va faire de ce pouvoir qui n’est pas principe d’action. C’est la fonction classique de la vertu morale de l’usage de l’art.
2 – La robustesse de l’éthique des vertus
2.1 – La proposition « éthique des vertus »
30Nous posons que l’éthique des vertus (contrastée avec les éthiques de conscience et conséquentialistes ou utilitariste) est la plus appropriée aux pratiques de management en général et aux pratiques de gestion des ressources humaines en particulier. Il est donc nécessaire d’esquisser les grandes lignes de cette éthique, autant sa finalité que son objet.
31Dans la ligne aristotélico-thomiste l’éthique des vertus est une connaissance raisonnée déterminant la nature du bonheur et les moyens nécessaires pour y parvenir ou pour le réaliser. Comme connaissance elle s’aidera des concepts de métaphysique et d’une anthropologie, d’une façon particulière d’envisager l’être humain.
32L’objet formel de l’éthique étant les actes libres de l’homme, c’est-à-dire les actes volontaire, cela signifie que le jugement éthique débute là où s’arrêtent l’involontaire et l’indétermination. Le jugement ne porte pas seulement sur un moment ou phase d’une activité, mais sur l’ensemble, la totalité de l’acte ainsi caractérisé. L’éthique considère l’agir humain sous un certain angle. Elle ne le considère pas l’acte humain dans la façon dont il est structuré : délibération, décision, action, etc. Elle le considère du point de vue de sa convenance ou de sa non-convenance pour l’épanouissement et le développement de la personne humaine. En ce sens, l’éthique se fonde d’abord sur les concepts de finalité, de bien, de conscience et de liberté comme capacité d’autodétermination.
33Les actes humains constituent donc la forme de l’éthique (la forme indique de quelle manière une matière est disposée). Un acte humain est indissociable de sa fin, de son intention et de ses circonstances et ceux-ci vont contribuer à sa qualification morale. L’éthique des vertus est téléologique dans la mesure même où les actes humains poursuivent une fin.
34Les fins constituent les états de perfection ou la nature même de l’être s’efforçant vers le mieux être sont ce que la raison traduit en préceptes de conduites pour former la trame des morales élaborées sinon codifiées.
35L’éthique ou morale de vertus permet d’éviter deux risques symétriques : le moralisme et « l’éthique de situation ». Faire du moralisme c’est regrouper les niveaux universel et particulier et ignorer les circonstances singulières pour rester au seul principe universel. Symétriquement, une éthique de circonstance, c’est-à-dire au coup par coup, n’accorde de l’attention qu’au singulier et méprise les principes universels sous prétexte qu’ils sont intellectuels et déconnectés du réel. C’est se rabattre sur une casuistique que rien ne règle ou éclaire. C’est ce que proposent, par exemple, les éthiques procédurales ou de discussion. [1]
36La morale des vertus peut donc être dite en situation mais elle n’est pas de situation. Elle tire de l’expérience singulière des principes universels. D’où l’insistance en premier lieu sur le bien (ce qui convient à l’homme) et non sur le devoir, l’obligation, la loi. Ayant pour objet les actes humains (c’est-à-dire volontaires et libres) une telle éthique ne prescrit donc pas de règles (comme le ferait tout art ou déontologie) mais énonce des conseils. Le principe fondamental est d’obéir à sa conscience. Ce qui en fait une morale de la responsabilité personnelle.
37Ainsi, le raisonnement éthique consiste à s’interroger sur la finalité de l’opération ; c’est-à-dire d’abord examiner si la finalité que l’on prétende poursuivre est bien celle qui est effectivement poursuivie, ensuite se demander si la finalité effectivement poursuivie est recommandable ou non, et, enfin, dans le cas où la finalité est effectivement recommandable, à vérifier que les processus techniques envisagés sont appropriés à leur finalité.
2.2 – Les vertus morales : rupture et continuité avec les compétences usuelles
38Le rapprochement de la notion de vertu avec celle de compétence permet de mettre en en relief la spécificité de la première. Il y a une diversité de termes pour désigner ce que recouvre la notion de vertu : disposition, habitus, qualité… On a plus tendance à user du mot « valeur » mais le mot « valeur » ne se définit de la même manière quand on le dit du courage, puis de la famille. Sauf si l’on s’en tient à une sorte de dénominateur commun : quelque chose d’important. Mais alors le mot devient un fourre-tout, car n’importe quoi peut, dans une circonstance donné, devenir important pour une personne.
39On peut partir de la définition classique de la vertu morale : la vertu est une disposition stable acquise par répétition à poser des opérations bonnes (Aristote, Thomas d’Aquin). C’est une manière de dire que la vertu est une qualité qui dispose en permanence à viser des fins bonnes. La vertu est un habitus qui donne le pouvoir de bien agir. Mais deux cas sont possibles. Ou bien cet habitus donne la simple capacité de bien agir, sans en donner le droit d’usage : c’est le cas de l’art (l’art du grammairien lui donnant le pouvoir de bien parler mais ne l’empêchant pas de faire des solécismes volontaires). Ou bien la vertu, en conférant la capacité de bien agir, fait encore qu’on en use comme il faut et quand il faut. Dans ce cas, l’habitus implique la rectification de l’inclination volontaire.
40Du point de vue anthropologique les compétences sont l’ensemble des virtualités et virtuosités propres à l’intelligence, la volonté et à la sensibilité ; elles sont donc en puissance ou aptitude à l’actualité. Les œuvres humaines, en particulier la pensée, se développent à partir des compétences propres à l’intelligence, à la volonté, au cœur. Ces compétences sont présentes, « programmées », naturellement et inchoativement, elles existent alors en puissance.
41Elles se manifestent dans les performances, qui sont évidemment postérieures à ces compétences, surtout quand elles se développent : nous parlons, nous communiquons, etc. parce que nous avons ces facultés intellectuelles, volontaires et affectives. C’est en ce sens d’ailleurs qu’elles se cultivent et se développent.
42Du point de vue éthique, on pourra voir que la vertu-compétence est indissociable de l’acte-performance au point d’être paradoxal si l’on reste à un plan statique. Les vertus sont des qualités acquises mais leur pratique actualise les potentialités humaines. Là où pour les puissances naturelles la puissance précède l’acte (on ne peut voir que si l’on possède la puissance visuelle) pour ces dispositions acquises que sont les vertus l’exercice précède la disposition (c’est en posant des actes justes qu’on devient soi-même juste). (Voir annexe)
43On remarquera que les vertus en elles-mêmes ne suffisent pas à rendre le jugement pratique consistant. Elles sont de l’ordre des moyens, elles donnent un style de vie en ce qu’elles ne se ne limitent pas à l’intelligence mais marquent toute la sensibilité mais la vertu ne concerne que les moyens et leur mise en œuvre, la finalité elle en part.
44Quelle différence entre les compétences opératives et les compétences éthiques ?
2.3 – L’organisation selon le prisme des vertus
45Les vertus recommandent des attitudes et déterminent des comportements qui sont décisifs tout autant pour la vie personnelle que pour la conduite d’une action collective, coopérative. Les vertus morales ou cardinales nous apparaissent comme des « compétences » profondément éthiques, donc en relation avec toute la vie de tout un chacun.
46La vertu est ainsi un habitus, une manière d’être persistante, dont l’exercice implique discernement, suppose apprentissage et pratique répétée. Dans sa dimension personnelle, la vertu est associée à la modération, la discipline et la maitrise de soi ; selon sa dimension sociale ou de relation à autrui elle s’associe à la justice dans les échanges, tant horizontaux que verticaux.
47Le management va nécessiter l’exercice des deux types de vertus : de l’intelligence pratique (essentiellement la prudence) et celles de discipline personnelle (justice, courage et tempérance).Les premières afin d’orienter les activités vers un fin et ordonner, déterminer les bons moyens, les secondes, pour harmoniser et rectifier les relations avec les autres, selon ce qui est droit.
48C’est pourquoi on envisage les pratiques du management selon qu’elles mettent en relief telle ou telle vertu plus nettement, sans oublier leur connexion en laquelle réside l’unité d’intention si caractéristique des vertus morales. Ainsi les actes du management convoquent un certain nombre de vertus morales. Toute décision d’une certaine ampleur, par exemple, ressort de la prudence, vertu de la décision par excellence, de la juste initiative. L’imagination qui en est un adjuvant ouvre les possibles. Mais la décision est couteuse car elle implique d’en rester à une option, elle est incertaine, périlleuse, même quand le doute est presque absent. Les situations quotidiennes, de gestion, sont celles du contingent et non celles de la certitude réservée aux vérités intemporelles et universelles. La situation est périlleuse, elle comporte des risques or il y a des risques qu’il est bon de prendre. C’est justement le propre de la vertu de courage d’affronter la crainte des risques. S’il ya des risques à prendre la décision demande aussi de l’humilité car il faut se préparer à entendre et à accepter une réponse négative, qui peut apporter une information manquante. Il faut aller plus loin dans l’écoute et l’entendement de ces raisons que d’en rester à la « résistance aux changements ».
49Un fois la décision prise, engagée, il faut s’armer de patience. Il ya déjà une prime patience au moment de la décision car décider c’est en quelque sorte se borner et se donner des bornes. C’est une estimation des limites. Une fois engagée il faut entrer dans une patience qui est celle de la durée organisationnelle où les rythmes de chacun est partiellement maitrisable ou contrôlable.
50En considérant les vertus selon la double dimension personnelle et sociale ou de relation, on peut chercher à les définir non plus seulement dans des termes généraux mais en tant que rapportées aux problèmes qui surgissent ou pouvant surgir entre les personnes dans la poursuite d’une fin commune. Ce sont les problèmes conditionnant la continuation de la coopération sinon le succès de l’action collective et que les théories de l’organisation analysent. Ils se distribuent selon des zones de comportement ouvertes à l’exercice vertueux. Une fois instituées ces zones de comportement forment des contextes qui favorisent ou inhibent l’exercice des vertus.
51L’éthique des vertus oblige ainsi à ne pas disjoindre la conception et la mise en œuvre. La moralité ne résidant pas uniquement dans l’intention, il faut aller voir au plus prés l’adéquation des moyens aux fins qu’opèrent les qualités morales. D’où l’importance de tenir compte des conditions de réalisation et d’exercice que sont les structures et la culture.
52Un audit en la matière pourrait être la règle : quelle structure favorise, permet les actes requis par la situation ? Quelle culture valorisant, crédibilisant, les initiatives individuelles et collectives ?
Conclusion
53Compte tenu de tout ce qui est dit de l’éthique et des vertus, on peut comprendre qu’il ne peut s’agir de considérer l’éthique comme outil de gestion. Aborder dans cet esprit la question éthique serait s’exposer à tous les soupçons et risquer tous les malentendus.
54On peut avancer qu’un management inscrit dans la mouvance de l’éthique des vertus va s’appuyer en priorité sur l’autonomie des agents qui sont sous sa gouverne. Aborder le management dans cette perspective nécessite de ne pas se fier exclusivement au management selon les procédures, les règles, les objectifs… C’est-à-dire à ce management se concentrant sur l’élaboration et l’effectivité des règles et consistant à agir sur les comportements selon l’hétéronomie, et qui, d’une manière ou d’une autre, revient à imposer, négocier des normes qui en elles-mêmes sont destinées à changer rapidement. Et qui surtout, dans la plupart des cas, n’ont aucune valeur de test pour les qualités morales.
55L’hétéronomie, des règles, des procédures…, assure une fonction mais une fonction secondaire. Toutes ces modalités de gestion ressortent d’un management qu’il faut mettre en œuvre sans aucun doute. Mais ce sont des outils qui ne peuvent se substituer à la finalité.
56Dans la même ligne, il n y a pas lieu de parler de management par les valeurs. Celui qui consiste des chartes, des projets, des codes… qui sont d’une généralité propice à tous les consentements de surface puis éventuellement au cynisme.
57L’orientation centrale d’un management des compétences éthiques est de susciter un agir concerté donc de faire en sorte que les attitudes(les actes intérieurs dans le langage des vertus) se prolongent en comportements (les actes extérieurs dans le langage des vertus) s’instituant durablement. L’institutionnalisation ne signifie pas la routinisation car, par définition, les compétences éthiques sont inventives. Il s’ensuit la nécessité de fréquents audits partagés et ancrés dans la réalité des enjeux des situations concrètes de travail. Il suffit de se rappeler que les compétences éthiques sont comme toute compétence en puissance et en acte. Elles disposent l’individu à agir bien et pas seulement à se conformer ou suivre des règles. Elles sont inventives par définition puisque leur objet sont des situations extrêmement particulières.
58Ces indications générales reviennent à dire que développer les compétences éthiques consiste essentiellement à porter l’accent dans les modalités de gestion sur tout ce qui contribue à susciter, inciter à l’agir vertueux, et dans un contexte organisationnel cet agir est commun.
59Concernant les pratiques de gestion des ressources humaines, dont on reconnait l’importance pour la conduite du changement (Dupuy, 2001), il serait essentiel de s’interroger sur les critères implicites qu’elles véhiculent et communiquent.
60On peut imaginer aisément que les effets escomptés d’un tel management sont les qualités-effets ou propriétés à la fois de l’organisation dans son ensemble et des interactions (processus) entres les agents. Ce sont, par exemple, tant en interne qu’à l’externe, la confiance, la loyauté, la réputation…
Bibliographie
Bibliographie
- Aristote (1997). Ethique à Nicomaque. Vrin.
- J.F. Amadieu, L. Cadin. (1996), Compétence et organisation qualifiante, Paris Economica.
- J.Aubret, P. Gilbert, F.Pigeyre (2002), Management des compétences, Réalisations, concepts, analyses, Paris, Dunod.
- H J. Alford, M J. Naughton (2001), Managing as if faith mattered. University of Notre Dame.
- T.L. Beauchamp, N.E. Bowie (2004) Ethical Theory and Business, 7 éd, Prentice Hall.
- M. De Montmollin (1986) L’ergonomie. Éditions de la découverte.
- F. Dupuy (2001), l’alchimie du changement, Paris, Dunod
- M. Canto-Sperber (dir.) (1996) Dictionnaire d’éthique et de philosophie morale. PUF.
- G. Donnadieu, P. Denimal. (1994)Classification Qualification. De l’évaluation des emplois à la gestion des compétences. Editions Liaisons.
- H. Hude (2004) L’éthique du décideur. Presses de la renaissance.
- J. Jackson (1996). An introduction to business ethics. Blackwell Publisher.
- A. Mac Intyre (1997). Après la vertu. PUF.
- D. Pemartin (1999). Gérer par la compétence ou comment réussir autrement ? Editions Management société.
- V. Marbach (1999). Evaluer et rémunérer les compétences. Editions d’organisation. 1999
- J. D. Reynaud (2001). Le management par les compétences. Sociologie du travail. 43. Saint Thomas d’Aquin (1999). Somme théologique. Cerf.
Notes
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[1]
Voir l’article de Mark Hunyadi « discussion » dans le dictionnaire d’éthique et de philosophie morale.