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Article de revue

La coolitude comme nouvelle attitude de consommation : être sans être là. Réflexion prospective

Pages 18 à 36

Notes

  • [1]
    Par la suite nous emploierons indifféremment les mots Cool et coolitude, qui nous percevons comme synonymes
  • [2]
    Lire aussi Lacan (1959-1966), Miller (1986) pour une lecture approfondie de cet oscillation du sujet entre principe de plaisir et de réalité.
  • [3]
    traduction littérale du terme « Sorgenbrecher » employé par ailleurs par Goethe, Livre de l’échanson du West-östlicher Divwan : « Für Sorgen sogt das liebe Leben, Und Sorgenbrecher sind die Reben ». En français, « Cette chère vie se soucie de donner des soucis, Le briseur de soucis c’est le fruit de la vigne ».
  • [4]
    traduction littérale du terme allemand « Hilflosigkeit »

1Les conditions d’exposition de l’individu au regard de l’autre ne cessent de croître dans notre société. Elles sont nourries de progrès techniques (les TIC) et d’idéologie de contrôle (la transparence, la traçabilité, l’évaluation....) qui ne cessent de susciter de nouvelles pratiques. Chaque individu se trouve alors pris dans un jeu de comparaison et de rivalités incessantes, de course pour le prestige, dans une position de « perdant potentiel ». Le rapport à l’autre s’est radicalisé : il ne peut plus être qu’un « concurrent » ou un « complice », et non là pour sa seule présence et le bonheur qu’elle peut apporter (Le Breton, 1999). La double position permanente de personne à la fois juge et jugée favorise le développement d’une « société du mépris » (Honneth, 2000), de la mise en scène, en particulier de l’intime et de l’authentique. « Ego fuit en permanence le regard qu’alter porte sur lui » (Deroche, 2002) et s’enferme dans une solitude narcissique déjà bien décrite par les sociologues de l’hypermodernité (Aubert, 2004).

2Dans cette surexposition au regard de l’autre, les distinctions entre vies privée et publique, entre espace professionnel et intime, n’ont cessé de s’affaiblir. Les activités et les objets de consommation les plus intimes peuvent obéir à un enjeu d’affichage et de reconnaissance (Caillé et al, 2008), depuis les vacances exaltantes, le week-end culturel jusqu’à l’usage de piercings et de tatouages.

3Le sujet peut vivre ces contraintes d’affichage comme des sources de stimulation et de progrès personnel, comme c’est le cas pour la figure du héros que dessine Enriquez (Aubert, 2004) ou celle de l’« individu par excès » (Gauchet, in Aubert, 2004). En même temps, l’impossibilité de dissocier ces promesses d’épanouissement personnel des enjeux de jugement de l’autre peut être source de dissonance, de malaise et même de souffrance. L’exigence d’affichage permanent en vient à questionner le sujet sur la possibilité d’être reconnu plutôt qu’observé, sur les stratégies de positionnement face au regard objectivant de l’autre. Que faut-il sacrifier au regard de l’autre pour se ménager une image désirable tout en protégeant l’être intime et les chances de reconnaissance ? Comment s’inscrire dans les jeux de miroir sans s’y perdre? Les comportements et attitudes « cool » semblent depuis longtemps être une voie de résistance passive face aux contraintes, une manière de les ignorer, de les détourner ou de les mettre à distance.

4La recherche en marketing s’est déjà intéressée aux comportements de résistance active des consommateurs à l’égard des tentatives d’orientation de leurs achats (Roux, 2007). En revanche, la « coolitude » constitue un champ d’exploration aussi novateur que complexe, comme une troisième voie entre résistance active et soumission. La coolitude peut s’exprimer dans l’art de simuler l’insouciance, ou celui de singer ce qui tient lieu de norme pour mieux s’affranchir des regards. Elle nécessite une compréhension tant du point de vue du phénomène social, à situer plus largement dans le cadre des jeux de réciprocité au cœur de la dynamique sociale (Simmel, 1987), que des dynamiques psychiques qui encouragent la posture de consommateur « cool ».

5Nous allons dans un premier temps observer cette attitude que nous nommons la « coolitude », nous chercherons à comprendre comment elle s’organise et à identifier les comportements auxquels elle peut s’affilier. Si les comportements cool peuvent paraître nouveaux, ils s’inscrivent de fait, dans une histoire lointaine des sociétés humaines. Nous enrichirons ensuite notre compréhension de la coolitude en proposant de travailler la notion d’insouciance, au travers d’évocations dans les sciences sociales même si elles ne l’ont pas travaillée jusqu’alors en tant que concept (Barth, Grima, Muller, 2007). Puis, dans une dernière partie, nous examinerons comment le monde de la consommation, et plus particulièrement le marketing a su récupérer cette attitude en développant des offres cool comme en offrant un discours de communication de même nature. C’est à partir d’un corpus de publicités actuelles que nous illustrerons cette analyse prospective.

1 – La coolitude : histoire d’une domination par le masque

6Pour saisir ce que nous nommons la « coolitude » (et que nous nous attacherons à décrire plus avant), il semble important de comprendre le contexte dans lequel cette attitude dans la vie et cette attitude de consommation a pu se développer.

1.1 – Attitudes émergentes : la quête de la reconnaissance

7De nombreux sociologues (nous nommons pour mémoire : Dubet, Lipowetski, Gauchet, Aubert, Gaulejac, Enriquez….) soulignent le paradoxe central et structurant de la société libérale contemporaine : de plus en plus d’aspirations à la réalisation individuelle de soi qui génère au final plus de souffrances que d’épanouissement. Comme le rappelle Honneth (2000), le principe de reconnaissance est au cœur du jeu social, et se décline au sein de trois sphères : celle de l’amour, celle du droit et celle de la solidarité. Or, la société contemporaine, souvent qualifiée d’hypermoderne, secrète davantage une relation de concurrence entre les individus, que de complicité.

8Selon Honneth, nous sommes actuellement dans une « société du mépris » (Honneth, 2000), c’est-à-dire du désintérêt pour la reconnaissance de l’autre en tant que tel. Nous restreignons notre regard à une logique de connaissance de l’autre, d’identification cognitive dénuée de valeur sociale. Ce désintérêt s’est appuyé sur l’évolution des pratiques marchandes et de production tendant à la réification de la personne (Lukacs, 1960). Le capitalisme a emprunté une voie de développement dans laquelle le rapport impersonnel et instrumental à l’autre l’a emporté sur la considération personnelle, que soit dans la parcellisation et la mécanisation des tâches, la segmentation des désirs individuels en besoins et la systématisation des pratiques de vente. Le propre regard de l’individu sur luimême n’échappe pas à cette réification comme l’illustrent les diverses formes de courses à la performance dans le champ professionnel, sportif (e.g., le dopage sportif…) et, plus généralement, de l’image sociale véhiculée (i.e., attractivité, capital social, esthétique corporelle…) et de la réalisation de soi. Dans cette évolution sociale, les particularités individuelles peinent à être reconnues pour elles-mêmes, hors d’un regard réifiant de compétition et de séduction.

9L’individu est devenu « gestionnaire », « entrepreneur » de lui-même (Ehrenberg, 1991 ; Gaulejac, 2005) considéré comme un capital soumis aux lois du marché, du désir des autres. Le sujet risque de s’enfermer dans une quête narcissique (Ehrenberg, 1991), une épreuve permanente des raisons de s’estimer et donc de l’estime de soi, une dépendance à l’égard du regard réifiant. Cette privation d’une possibilité d’estime de soi stable, de sécurité ontologique (Lebreton, 1999) de se savoir reconnu en tant que tel, au-delà des enjeux d’image, est source de confrontation permanente du sujet à ses limites, et de honte. L’exigence de jouer au maître pour être crédité d’une valeur alimente à la fois des fantasmes de maîtrise de la relation à l’autre, des recherches de nouvelles épreuves de mesure de soi et des autres, des angoisses de chute permanente, ainsi qu’une double nécessité de s’en défendre et de les masquer.

10Deux grands types de stratégies (ou, plus modestement, de tactiques ou encore de comportements) peuvent alors se mettre en place :

  • Une résistance active, animée par des sentiments de colère et d’indignation, ces attitudes peuvent engendrer des comportements de lutte individuelle, ou plus collective : le grand mouvement de l’altermondialisation est emblématique de cette posture. Nous ne développerons pas cette alternative, très travaillée actuellement en marketing (Roux, 2007) et en RH avec l’idée de rébellion (Courpasson et Thoenig, 2008).
  • Une résistance passive qui peut prendre plusieurs formes : le retrait, le désengagement, la fuite, l’apparente soumission, le déni …. toutes conduites ayant comme objectif la création d’un espace de liberté intime, La mise à distance, la reconquête d’une estime de soi, en s’affranchissant du « regard de l’autre ». C’est dans cette seconde alternative que nous inscrivons la coolitude
Nous allons constater que ce jeu avec la norme sociale existe depuis plusieurs siècles mais a pris de l’ampleur au point de questionner ce qui fait lien social aujourd’hui.

1.2 – Inscription historique de la coolitude

11La notion de coolitude ne se limite pas aux définitions convenues de ce que qualifie l’adjectif « cool » à savoir « une température idéale » ou une personne comme « bien, bon, nonchalant, imperturbable ». Elle fait référence à une élection de ce qualificatif comme principe de conduite qui, de ce fait, gagne une majuscule : « Cool [1] ». Principe de comportement, « le Cool n’est pas une manie passagère mais en passe de devenir un phénomène universel ayant une grande influence dans nos institutions » (Pountain, Robins, 2001). Objet de travaux nord américains (Majors, Mancini Billson, 1994 ; Tadesi, 1994 ; Stearns, 1994 ; Franck, 1997 ; Gold, 1996) très empiriques et pluridisciplinaires (e.g., histoire, ethnologie, psychologie), il s’inscrit dans l’héritage de l’histoire qui a façonné le signifiant et son usage.

12Si cette figure du « Cool » se banalise autant, elle ne manque pas de complexité pour autant, sans doute à la mesure du double enjeu de jouer, l’air de rien, au maître. De ce fait, les paradoxes sont un facteur déterminant de la construction de la figure du Cool, sur le plan historique et dans le jeu social actuel.

13Le Cool est véritablement apparu dans le courant de la culture occidentale dans les années 50, mais c’est un phénomène qui remonte aux anciennes civilisations d’Afrique occidentale déportées vers le nouveau monde par les marchands d’esclaves. On se réfère ici à l’attitude adoptée naguère par les rebelles et les opprimés (esclaves, prisonniers, dissidents politiques) pour qui rébellion rimait avec répression : le Cool devait dissimuler ses défis derrière un détachement ironique. Robert Farris Thompson (1979, 1984) suggère que le concept itutu que l’auteur traduit par « cool » est au cœur des religions animistes des civilisations yoruba et ibo d’Afrique de l’Ouest. Il désigne le sang-froid qui est une exigence de comportement essentielle dans ces religions.

14De leur côté, les Africains qui ont été réduits à l’esclavage, ont probablement pressenti qu’il leur serait possible de préserver une partie de leur intégrité spirituelle en s’accrochant à la mise en scène du « Cool ». Les maîtres blancs ne pouvaient que difficilement percer ce masque de servilité caricaturale et chargée d’ironie.

15On retrouve des parentés avec le Cool dans d’autres attitudes comme la « sprezzatura » des courtisans italiens de la Renaissance qui était un comportement aristocratique dédaigneux caractérisé par une nonchalance parfaite et aucun effort apparent face à une difficulté, sprezzare en italien, signifiant « dédaigner », « mépriser ».

16Le célèbre flegme de l’aristocratie britannique présente également des proximités avec le Cool, comme l’ironie romantique des poètes du XIXè siècle. Il existe aussi un rapport entre le cool et le machisme des cultures hispaniques, qui met l’accent sur l’apparence et cultive un esprit aventureux qui flirte avec la mort, esprit symbolisé par le torero. L’éthique des samouraïs du Japon présente également cette dualité entre le masque de la froideur et le bouillonnement intérieur.

17A l’origine, l’attitude cool exprimerait donc la résistance à la soumission et à l’humiliation. A cette origine s’en ajoute une seconde que désigne le verbe « to cool ». Il évoquait l’action d’aérer et de rafraîchir les clubs de jazz enfumés des années 30. Le verbe s’est ainsi à la fois chargé d’un imaginaire hédoniste tout en décrivant des comportements de rafraîchissement, de sortie, d’excitations et de passions, pour adopter à un comportement moins empressé, plus réfléchi, au moins en apparence. L’ironie cool et l’hédonisme sont restés les prérogatives des artistes de cabaret, des gangsters prétentieux et des riches mondains, tous des décadents décrits par Christopher Isherwood dans « Adieu à Berlin » et par Scott Fitzgerald dans « Gatsby le Magnifique »…

18Après la guerre, être « cool » ou « hip » voulait dire hanter les bars, avoir des aventures sexuelles, cultiver un certain égocentrisme narcissique et refuser d’endosser la camisole mentale des causes idéologiques. Dans les années 60 et 70, la posture du Cool devient une référence, une norme implicite des beatniks de ceux qui réclament le retour à la nature et condamnent l’establishment. Dans cette perspective, l’adjectif « cool » devient paradoxalement le synonyme de « sain, sans danger, le contraire de « fou » (Poutain, Robins, 2001). De même, les jeunes noirs et latinos des grandes cités voient dans la posture cool un moyen de défense de l’intégrité individuelle dans un monde où ils sont régulièrement méprisés ou sous évalués. La posture cool soutient donc une fois de plus dans une logique de provocation, de « contre-culture » même si elle finit par s’ériger elle-même en norme.

19L’évolution de ces dernières années marque enfin un nouveau tournant dans l’évolution des contenus comportementaux de la posture cool. Le sentimentalisme exacerbé, la sensiblerie autrefois incompatible avec le détachement affectif de la posture cool sont devenus au contraire, une de ses modalités d’expression. Une fois de plus, il s’agit d’apparaître détaché des convenances, des contraintes sociales. Le jeu insouciant avec les limites s’est à nouveau emparé d’exigences traditionnelles qu’il a pris à contrepied, ici celles de la pudeur, du voilement de l’intime tant sur le plan corporel que psychologique (ouvrage pudeur). Ce jeu de dévoilement a favorisé la promotion de l’authenticité comme une valeur au point de susciter une surenchère de mise en scène de ce qui est « original », dévoilé, voire « limite vulgaire » (Sirven, Tretiack, 2008).

20Dès lors, les modes de comportement et de consommation cool vont se diversifier, entre le détachement ironique des préoccupations sociales et familiales (e.g., colère des parents, la ferveur patriotique, l’indignation morale), l’hédonisme impudique, l’attitude ouvertement calculatrice et instrumentalisante. Si des tenues vestimentaires (e.g., blouson de cuir noir, du tee shirt blanc, jean) des styles de coiffure ont toujours été des styles distinctifs du Cool, ils ont fait l’objet d’usages plus ou moins affirmés et nuancés. Les comportements de détachement se sont eux-mêmes diversifiés depuis la revendication de la tolérance (e.g., laisser les gens faire ce qu’ils veulent, être ce qu’ils veulent être…) jusqu’à la recherche d’un cloisonnement au sein d’un groupe homogène. De cette diversité foisonnante et nuancée, Poutain et Robins (2001) distinguent trois traits caractéristiques du comportement cool qu’il convient sans doute de reconnaître avec nuance selon les individus : le narcissisme, le détachement ironique et l’hédonisme.

21Le narcissisme est centrage sur soi, sur son image, qu’elle soit positive ou négative. Le sujet moderne est encouragé à cultiver ce regard jusqu’à la fascination des autres et de soi. Le détachement ironique est un stratagème pour dissimuler un sentiment en affichant son contraire (e.g., feindre l’ennui face au danger, l’amusement face à l’insulte). Le masque cool cache la rage impuissante. Il n’est pas rare que celui qui cherche à mettre en scène une telle sérénité cherche à masquer un profond désordre intérieur. L’hédonisme quant à lui relève d’un jeu permanent avec les limites réelles et sociales, d’un plaisir transgressif. Ce plaisir peut confiner à l’orgie, au flirt insouciant avec la mort, à la maîtrise de ce qui sépare, est cause de perte et d’angoisse). Au service d’un narcissisme toutpuissant, il vise à démontrer au sujet qu’il échappe à la mort.

22Au terme de ce panorama historique de la construction de la posture cool se dégagent plusieurs constantes d’un même jeu social avec les limites, d’une tentative d’affranchissement dans des comportements et des pratiques de consommation. Nous proposons de jeter un regard sociologique sur la construction de ce jeu de distanciation avec les limites.

1.3 – Le comportement cool, affranchissement des tiers ou nouvel asservissement ?

23Lorsqu’on étudie l’ensemble de l’histoire de la posture cool, une unité se dégage dans le constat d’une répétition d’une logique de distanciation par rapport aux contraintes sociales. Elle semble converger avec les mouvements de liquidation de la dette de vie, à savoir de la dette à l’égard des géniteurs, de l’ordre qu’ils représentent et, plus largement, à l’égard de l’ensemble de l’ordre social (Simmel, 1999 ; Godbout, 2007). En tant que jeu avec les contraintes sociales, avec les sacrifices qu’elles exigent, la posture cool ressemble à une tentative errante de résolution du « malaise dans la culture » qui résulte de ces contraintes (Freud, 1995). Cette posture de maîtrise par le détachement semble prisonnière d’un mouvement qui fait de la mise en scène de maîtrise une mode et suscite régulièrement la remise en question des formes de distanciation qui se sont banalisées. Le cool est en ce sens paradoxalement très actif et souvent très inquiet des effets de sa mise en scène, à la recherche constante de nouveaux effets et produits que les innovations marketing s’empressent de lui offrir et d’anticiper.

24Il n’est pas rare ainsi que la posture de détachement érigée en culte, masque un plaisir agressif à l’égard des normes dominantes qui s’évanouit lorsque la posture de distanciation devient une norme trop partagée. Les pratiques de consommation liées au comportement cool intensifient en ce sens le mouvement de révolution permanente intrinsèque à la mode tel qu’il a été analysé par Simmel (1995). La recherche permanente de détachement, réel ou mis en scène, à l’égard des contraintes constitue un moteur d’accélération et d’intensification des changements de mode de même qu’une cause de brouillage des codes en cours. Elle alimente l’inquiétude du sujet qui dépend du regard jeté sur sa posture, de sa reconnaissance. Comme les promesses de libération des tiers oppressants étudiées par d’Iribarne (1996) dans les textes fondateurs de la modernité (i.e., Locke, Rousseau), celles de la posture cool produit de nouvelles formes de dépendance. Au cours de l’émancipation progressive des exigences symboliques transmises apparaissent de nouvelles contraintes, d’image, de regard permanent sur soi-même. Le sujet qui se veut désaffilié et maître de luimême ne l’est qu’en apparence, au prix d’une mise à l’épreuve permanente de cette maîtrise, de jeux de séduction et d’emprise sur le regard qui juge – sachant que l’enfer en la matière, ce n’est pas que l’autre –, de protection à l’égard de ce regard évaluateur et réifiant.

25La posture cool et les pratiques de consommation qui alimentent sa mise en scène semblent de ce fait relever d’une double logique de retrait / protection affective (Stearns, 1994) à l’égard des regards d’un côté, et d’ostentation / domination visuelle de l’autre. Les objets eux-mêmes qui soutiennent ce double-jeu ne sontils pas investis d’une relation ambivalente, tant ils servent à la distanciation et à la domination, tant ils enferment le sujet dans une dépendance, une quête de l’originalité qui confine parfois à l’hyper-conformisme ? La quête d’insouciance, d’affranchissement des contraintes, au cœur du comportement cool, peut ainsi tantôt alimenter des comportements consuméristes de protection / domination du regard, ou, au contraire, susciter un détachement de cette mise à l’épreuve permanente de l’image personnelle.

26Le jeu social au cœur de la construction de la posture cool est ambivalent. Il est porteur de logiques d’affranchissement et de désaffiliation et pourtant il asservit autrement. Qu’est-ce qui pousse le sujet à s’enfermer dans une quête d’insouciance ? Qu’est-ce qui pousse un autre à rechercher une insouciance plus mesurée, sans excès, à savoir se couper de contraintes lorsque c’est nécessaire sans s’abandonner à la coupure totale, à la fuite narcissique? Nous proposons d’examiner comment l’insouciance se cherche, se construit intérieurement, psychiquement.

2 – La coolitude : jeu insouciant ou insouciance jouée ?

27Après avoir analysé le jeu social qui a stimulé le développement du comportement cool, nous proposons d’examiner les dynamiques psychiques qui soutiennent la posture cool. Sans doute, comme l’observait Simmel, les comportements exprimés sont indissociables de la vie intérieure du sujet. L’examen du jeu intérieur éclaire celui des comportements, l’approfondit et réciproquement.

2.1 – La coolitude comme modalité de construction de liberté intérieure

28Le détachement extérieur du cool peut faire écho à un besoin de détachement intérieur. A l’inverse, Simmel (1999) a aussi décrit et analysé, en particulier dans les phénomènes de mode, comment le consommateur se libère du poids des regards extérieurs en se fondant dans le moule, la banalité. Le détachement intérieur, la tranquillité face au regard des autres peut exiger quelque implication dans l’expression des comportements. Le paradoxe peut même être poussé à son comble dans le cas de la mode « cool » où l’individu peut avoir à « jouer au cool » pour s’émanciper du regard des autres et être intérieurement « cool », détaché. Cette mise en évidence des jeux de distanciation, de résonance, de détachement, ne propose pas pour autant de modèle synthétique et explicatif de ce maillage. Une telle articulation se trouve en revanche exposée dans la représentation freudienne de la vie psychique comme un mouvement de balancier entre principe de plaisir et principe de réalité (Freud, 1920) [2]. Le sujet s’affranchit des contraintes réelles par le fantasme, de même qu’il se libère du désordre et des tensions psychiques par le contact avec le réel. Progressivement, il apprend à diversifier ses investissements psychiques de manière à limiter les risques de dépendance excessive à l’égard d’une source de stimulation particulière.

29Tout objet de consommation peut ainsi être investi de cette mission de distanciation ou créer une dépendance excessive. Freud (1995) évoque ainsi le rôle des stupéfiants qui sont des « briseur de soucis » [3] qui offrent un « gain d’indépendance ardemment désiré par rapport aux monde extérieur ». Il s’interroge : « Ne saiton pas qu’avec l’aide du « briseur de soucis », on peut se soustraire à chaque instant à la pression de la réalité et trouver refuge dans un monde à soi offrant des conditions de sensations meilleures ? » Ce mode de défense psychique, de fuite dans l’imaginaire présente des limites et dangers lorsqu’il devient massif et régulier, ce que Freud n’a pas manqué de repérer. Toute situation de forte dépendance, voire de « désaide » [4] (Freud, 1948), telle que celle du nourrisson encore sans défense, conduit le sujet à tenter de calmer le souci par des fantasmes et des de distanciation, des rêves de tiers sauveurs. Comme l’a montré Klein (1957), ceuxci suscitent à leur tour tant de dépendance qu’ils finissent par endosser la figure du persécuteur et conduisent à chercher d’autres formes d’affranchissement. Plus le sujet est dépendant et plus il entretient à l’égard de son environnement, de ses objets, un rapport intense et ambivalent. L’insouciance du sujet fortement dépendant se joue dans le clivage entre des objets et postures « culte » d’un côté, et ceux qui sont rejetés de l’autre. A l’inverse, le sujet qui réussit à varier ses sources de dépendance et d’investissement psychique évolue vers des voies d’insouciance moins conflictuelles et plus mesurées. De cette façon, on peut envisager des comportements et des modes de consommation cool qui se jouent dans l’agressivité asociale et d’autres qui sont plus apaisés et raisonnés.

30De la même façon, l’ensemble d’une société peut évoluer dans son jeu à l’égard des sources de dépendance, dans la mise en scène des éléments tiers (institutions, objets, postures…) qui peuvent tout à la fois libérer et asservir. Dans une société où le comportement cool a servi à liquider nombre de tiers symboliques, le sujet devient sa propre référence et dépend de sa propre image, dans son regard et celui des autres. Plus que jamais, la posture cool devient, de façon ambivalente, une voie d’affirmation plus ou moins violente de soi, et une voie de retrait.

2.2 – Un phénomène qui remet en cause le jeu social « classique »

31La première caractéristique de l’attitude cool est d’afficher une distance avec la loi, les convenances, on peut distinguer trois « degrés » de cette mise à distance :

  • une coolitude raisonnée : il ne s’agit que d’une coupure momentanée, délimitée, avec les contraintes réelles et sociales. Ces dernières ne sont donc ni relativisées ni rejetées mais simplement mises en veille, le temps de permettre au sujet de se retrouver lui-même, de démarquer un espace personnel, par-delà les contraintes. Cette prise de distance est un moyen d’assumer ces contraintes, de les situer dans un espace propre, délimité. L’insouciance raisonnée est une manière d’assumer le conflit avec le réel. Contrairement aux formes de comportements cool dont l’analyse suit et qui se jouent de ce qui contraint, de ce qui nous sépare de la jouissance sans limite, l’insouciance raisonnée se fonde sur un tiers qui pose des limites aux contraintes et à la jouissance. Il ne nous semble pas y avoir d’autre effet de réciprocité de cette forme d’insouciance que de renvoyer chacun à la nécessité de scander les jeux d’engagements réciproques par des moments de mise en suspens, de vacance.
  • une coolitude par convenance, choix de la volupté instantanée : un abandon de pratiques obligées, des obligations dans la relation qui sont au cœur du lien selon Simmel (1999). Mauss confirme le mouvement inévitable que constatait déjà Simmel quand il observait la société « moderne » ; à savoir la négligence que l’on peut qualifier de passive et qui est facilitée par les opportunités de mobilité et la possibilité de « liquéfier » certaines obligations (comme le devoir de mémoire qui devient objet de transaction). Un exemple emblématique de ces évolutions est celui des rites funéraires et du processus de deuil dans nos sociétés modernes. Il y a rupture « moderne » avec les rituels traditionnels, avec l’organisation de la transmission, l’acquittement d’un rite dû aux disparus. L’indifférence préside, le rituel est liquidé, sous-traité, pour retourner le plus vite possible à la « vie » et à son rythme trépidant. L’individu aspire à l’oubli et se montre indifférent à la mort. L’« évacuation » et l’évitement président, par une mise à distance, qui peut confiner à l’indifférence et au désintérêt, toutes formes obscures du Cool et de l’insouciance.
  • une coolitude active et transgressive : au-delà du simple abandon, de l’indifférence à l’autre qui relève du retrait, on est ici dans une logique du plaisir à contester les normes ; forme de « désintrication pulsionnelle » qui consiste à éprouver du plaisir à la violence dans la rencontre avec l’autre plutôt que de soumettre la violence au plaisir de la rencontre (Bergeret, 1994). On peut ainsi considérer que dans les années 60, le rejet massif de toute forme de soumission et de limites sociales, « l’interdit d’interdire » comportait une part de plaisir à la fois libérateur et agressif. Ce plaisir se doublait de celui de rechercher la relation fusionnelle (refus du caractère limitatif et séparateur de la loi, fantasme de communion et d’authenticité totale, de levze de tous les tabous…). Dans cette posture agressive à l’égard des catégories différenciatrices des lieux, de genres, d’appartenance sociale, les effets de réciprocité ne devaient surtout pas s’organiser selon les séparations qu’elles organisaient, mais au contraire autour de l’imaginaire de la rencontre sans limites, une exacerbation de l’intensité du vécu immédiat.

2.3 – L’émergence de nouvelles contraintes : un déplacement des mécanismes de réciprocité ?

32Le cool semble à la fois fuir les contraintes et les limites, en tant que privation de liberté, et être en proie à l’angoisse de la privation de repères et même d’ancrage solide dans la vie. La liberté qu’il gagne d’un côté semble avoir un prix en créant d’autres formes de dépendance, de contraintes fondées cette fois sur l’image, la comparaison permanente avec les autres.

33Le rejet des repères traditionnels et établis se traduit par la nécessité de sélectionner lui-même des repères, des modèles qu’il va rechercher dans le comportement des autres. Nous observons que le rôle du regard devient essentiel dans la construction de ce jeu de contrôle réciproque.

34Dans cette production de repères par comparaison, l’individu cool ou qui souhaite adopter une posture cool est donc pris dans un jeu de tensions entre négociation rivalitaire et hyperconformisme angoissé. On retrouve le « vertige de soi » ou la « fatigue d’être soi » largement analysées par Erhenberg (1991), entre l’exigence intime de sans cesse s’inventer et se réinventer et l’auto-injonction à être conforme à un modèle perpétuellement mouvant. Le rejet ou la mise à distance de l’autre, significative de la coolitude entre en collision avec le besoin d’être toujours en comparaison et donc de maitriser l’ajustement de cette distance : pour être cool, à qui dois je ressembler ? un peu ? beaucoup ? ou dois je me mettre en rupture avec lui (elle, eux ) ? sinon, comment maintenir ma différence tout en respectant les « codes » de l’autre, dont l’abord s’avère imprévisible ?

35On s’installe dans le paradoxe d’une contrainte invisible d’autant plus forte qu’elle procède d’un choix. Ce rôle joué par le regard nous semble de plus en plus pesant dans nos sociétés modernes et cela selon trois modalités :

  • la régulation généralisée de la violence par l’image (banalisation des caméras, rôle des journaux de mode dans la fabrication des modèles, intimité surexposée)
  • l’angoisse de ne pas avoir de trace, de ne pas être vu/repérer, de ne pas exister dans l’absence des repères traditionnels intensifie le besoin d’être vu dans le registre de l’image, de faire effet (occuper le regard de l’autre, être là). Cette dépendance à l’image s’accompagne d’un furieux désir de fuir le contrôle qu’elle permet aux autres, et donc de s’échapper, de ne pas être là.
  • la récupération (comme toujours) par le marketing de ces rapports ambivalents à l’image, qu’elle qu’en soit le support avec l’intensification exponentielle de mise sur le marché d’images de tous et de chacun, de l’individu le plus obscur à la star, de l’image la plus glamour à la plus « trash ».
Dans la recherche de coolitude, le sujet trouve avec l’image le contenant qui le lie aux autres tout en le différenciant et court après le fantasme d’incarner la limite en étant « le plus cool de tous ». De nouveaux effets de réciprocité en résultent. Contrairement à ceux qui se tissaient à l’insu d’un sujet sommé de les assumer (commes les rites funéraires), les nouveaux effets se construisent dans une interaction fondée sur la comparaison entre les personnes en quête de modèles. En l’absence de référent stable, le comportement cool devient lui-même modèle en discussion permanente, objet de doutes pour savoir si on l’est suffisamment ou pas assez. Alors que des contraintes symboliques perdent leur empire sur le comportement individuel du cool, d’autres formes de contraintes se développent, d’autres modes d’inscription dans le lien social avec leur part de sacrifice exigé. Loin d’être une attitude aussi détachée que les comportements ne le mettent en scène, la coolitude ne permet de s’inscrire dans des liens qu’au prix d’un conformisme voilé, d’une image d’insouciance à travailler en confrontation avec celles des autres

36La conception de la notion de réciprocité chez Simmel, à l’image d’un mouvement physique de balancier, conduit à considérer que les effets de réciprocité se sont réorganisés dans une oscillation entre indifférence aux limites et recherche de modèles, conformisme. Le balancier n’a pas disparu mais son axe a changé. Le mouvement du balancier n’est plus réglé par la contrainte symbolique, mais par la contrainte d’image, d’être aussi « cool » - aussi détaché, indifférent à ce qui sépare - que les autres.

37On peut aussi faire l’hypothèse d’un passage de formes de réciprocité fondées sur l’engagement, à d’autres basées sur la relation choisie et la proximité d’intérêt. Ceci entre en résonance avec l’observation de nouvelles formes de « sociétés », de petits groupes, fondés sur des enjeux ou des intérêts supposés communs, éphémères, à géométrie variable car la participation est toujours incertaine, avec des morphologies évolutives, sans centre, ni frontières établies, ce que Maffesoli a nommé des « tribus ».

3 – Prospective pour un marketing de la coolitude

38Du citoyen au consommateur, le glissement est maintenant évident et obligatoire tant notre société a consacré la consommation comme modalité d’élection (Baudrillard, 1970). Comme Lipovetsky (1983, 2006) le rappelle : le nouvel âge consumériste n’est pas né ex nihilo, mais sur les décombres et les dépouilles de l’épargne, des productions domestiques ou encore des particularismes locaux…

39Le « turbo consommateur », décrit par Luttwack (1999) est « affranchi du poids des ethos, des règles, des traditions de classes ». La consommation est, plus que jamais, ostentatoire (Veblen, 1970) et participe de la « mise en scène de soi », décrite en première partie. L’hyperconsommation (Dion, 2008) devient une forme puissante d’animation de soi en produisant toujours de nouvelles émotions à travers les nouveautés marchandes, créant l’illusion d’une forme de jouvence éternelle.

40C’est dans ce contexte que nous développons l’idée d’un marketing de la coolitude, sachant que toute nouvelle attitude de consommation, encore larvaire, est récupérée par le marketing avec la proposition de nouvelles offres répondant à ces attentes émergentes et la construction d’un discours valorisant, voire suscitant ce désir.

41Après avoir proposé une catégorisation de ces propositions, nous allons illustrer notre propos avec un corpus de publicités et de produits.

3.1 – Une proposition de catégorisation des offres marketing « cool »

42Un rapide regard sur le discours publicitaire atteste de la vitalité de la locution « cool » qui est marié à tous les univers : informatique, vestimentaire, touristique, sportif… et même alimentaire avec de célèbres chewing gums !

43Pour dépasser ces attributions, souvent anecdotiques et racoleuses, nous avons repéré des catégories d’offres cool. Il en ressort plusieurs observations :

  • il existe des produits et/ou des services intrinsèquement cool dans le sens où ils permettent de s’éloigner des soucis du quotidien. Certains correspondent à un éloignement physique : c’est le cas du voyage, d’autres à un présent affranchi des problèmes du futur : les assurances, le crédit… D’autres correspondent à un isolement, à l’idée d’une bulle protectrice : le i pod, le spa font partie de cette catégorie,
  • d’autres offres n’ont rien de particulièrement cool en soi mais permettent de développer un discours proposant des modalités d’insouciance : c’est le cas des publicités de parfums, de voiture, de montre ou de bonbons, qui développent des récits de retour à l’enfance ou d’évasion du quotidien,
  • La mise à distance qui caractérise la coolitude peut se matérialiser soit par un « éloignement physique » le départ vers un ailleurs, c’est le cas du voyage par exemple, soit par un éloignement temporel avec projection dans un avenir radieux ou régression dans la nostalgie du passé.
  • Cette mise à distance peut également être complètement virtuelle et renvoie alors à l’idée d’« être sans être là » : c’est le principe de la bulle proposée par l’ensemble des nouvelles technologies : Ipod, jeux vidéos… et également le renouvellement de discours publicitaires pour des moyens de transports. La synthèse de cette proposition de catégorisation se trouve en figure n°1.

Figure n°1

La coolitude en marketing

Figure n°1

La coolitude en marketing

44Le critère de mise à distance, s’il est nécessaire, ne peut être suffisant, il faut lui adjoindre la dimension d’ironie et de dérision. C’est à partir d’illustrations issues de l’analyse d’un corpus publicitaires que nous allons illustrer ce qui est cool, voire trop cool.

3.2 – Des illustrations du cool, voire du « trop cool »

C’est cool

45La dernière publicité Air France est un symbole de cette coolitude : elle associe l’hédonisme avec cet homme jouissant de sa sieste au soleil (les déclinaisons sont nombreuses), promesse de liberté et de mise à distance du monde et de ses soucis et un mode humoristique puisque le siège d’avion traditionnellement assez inconfortable devient un espace champêtre infini. Tous les ingrédients sont réunis pour parler de publicité cool

Figure n°2

Publicité Air France

Figure n°2

Publicité Air France

46Une autre illustration de cette promesse de coolitude, déclinée sur un ton cool est la publicité Bouygues pour le service téléphonique Bouygtel. Le répertoire, les services téléphoniques… sont également matérialisés par un vaste espace montagnards, les personnes se baladent tranquillement, avec une allure et un ton nonchalant « garanties pur cool ».

Figure n°3

Publicité pour les services Bouygtel

Figure n°3

Publicité pour les services Bouygtel

47Un exemple plus ancien pris dans l’univers automobile pour l’Espace Renault, est la saga de Hector, le petit personnage de BD qui s’évade des cases de comics de son journal d’économie pour partir le nez au vent dans le vaste monde. Ces tribulations hors normes, délivrant un message d’affranchissement jouissif du monde du travail et du travail sont typiques de la coolitude.

Figure n°4

Hector pour la publicité Renault Espace

Figure n°4

Hector pour la publicité Renault Espace

48Un dernier exemple issu du monde bancaire est celui de toutes les publicités de la dernière campagne Caisse d’Epargne : le crédit, l’épargne sont abordés sur un mode cool avec une mise à distance très réussie de l’aspect rébarbatif de cet univers grâce à la mise en scène d’animaux fort drôles.

Figure n°5

Publicité Caisse d’Epargne

Figure n°5

Publicité Caisse d’Epargne

C’est trop cool ?

49Il y a aussi le « trop cool » qui nous rappelle les aspects sombres de ce phénomène. Nous en citerons quatre exemples symptomatiques, mais loin d’épuiser le sujet. Le premier est la proposition de bijoux (en l’occurrence des boutons de manchettes) en forme de crâne humain, outre un prix très élevé (ils sont en or incrustés de diamants), ces bijoux sont assortis du slogan authentiquement cool : « La mort vous va si bien ». On retrouve le flirt déjà évoqué avec la mort et la dérision qui accompagne toute attitude cool.

Figure n°6

Boutons de manchette en or incrusté de diamants (PV : 27 500 € )

Figure n°6

Boutons de manchette en or incrusté de diamants (PV : 27 500 € )

50Un autre exemple est la mise en vente lors des fêtes de Noël 2007 de « rien » avec l’argumentaire suivant : « Rien pour ceux qui ont tout, félicitation, vous venez de recevoir rien comme cadeau, absolument rien, le comble du minimalisme…Rien est précieux, rien est simple, rien est sacré. Ouvrez l’emballage et vous serez subjugué : rien ne se passe », au prix tout de même de 4, 99 euros pour un emballage vide. Trop cool !

51Le site wwww. Intersupulture.com propose un entretien des tombes à distance, Intersepulture « se charge de tout pour que les familles puissent penser à leur défunts en toutes tranquillité », à moins que ce ne soit pour mieux les oublier ? La pratique existait déjà de façon « artisanale », on demandait à quelqu’un d’entretenir une tombe de proches trop éloignée. C’est l’industrialisation de la pratique et son exposition médiatique via Internet qui rendent la proposition emblématique d’une société qui met à distance ses morts et cherche à se libérer des devoirs symboliques qui accompagnent leur disparition. La coolitude n’a pas de limite.

52Dernier exemple portant sur une pratique de consommation émergente très emblématique de la coolitude : la possession jetable. Il y a fort longtemps que l’on peut louer toutes sortes d’objets : perceuses, décolleuses de papier peint etc… mais www. flexpet. com permet de louer… des chiens pour quelques heures, quelques jours… Il suffit de réserver à l’avance, le toutou vous sera livré avec tous les accessoires : coussin, gamelle, croquettes et laisse. C’est certainement cool de tirer en laisse un labrador le temps d’une ballade en forêt ou de porter un chihuahua pour une soirée branchée, mais on peut s’interroger sur cette tendance à vouloir mettre en scène sa possession sans en avoir les inconvénients. La coolitude, c’est se désimpliquer, le consommateur cool joue avec l’offre comme le chat avec la souris, plus le produit est réputé impliquant, plus il a des chances d’exercer une attraction pour la coolitude.

Conclusion

53La coolitude, c’est l’histoire d’une posture rémanente installée dans une logique de construction d’une distance par rapport aux normes sociales.

54On observe une mise en scène de la maîtrise de soi et de l’autre, rappelant le fantasme d’affranchissement des contraintes et des limites qui guide l’homme depuis la nuit des temps, repéré comme fondateur de notre société moderne (d’Iribarne, 1996). Cette mise à distance participe à la construction d’une liberté intime s’apparentant à la quête d’insouciance (Barth, Grima, Muller, 2007).

55Elle constitue une alternative aux deux attitudes classiquement observées tant en marketing qu’en gestion des ressources humaines, face à la contrainte : la résistance active et le retrait. La coolitude cherche à introduire du jeu avec la norme, dans tous les sens du terme : du plaisir, de l’espace, mais aussi un renouvellement des règles.

56La posture cool génère alors d’autres formes de dépendances, d’autant plus fortes qu’elles sont choisies, ou passent pour telles. Le consommateur cool est dans ce sens souvent mû par l’inquiétude du sujet qui dépend entièrement du regard que porte l’autre, les autres, sur l’image qu’il veut leur offrir. Il va paradoxalement développer une très forte addiction à l’innovation marketing, préoccupé par ces efforts constants d’ajustement de son image, qui poussent à la régénération continue de codes et de leur future péremption. Le consommateur cool est en cela très en phase avec une société d’hyperconsommation (Lipowetsky, 2006). La coolitude et ses pratiques de consommation relèvent d’une logique paradoxale de pratiques ostentatoires visant à la domination (la domestication ?) du regard de l’autre, cherchant pour ce faire à le fasciner ou à le détourner, l’alternative étant la protection par un jeu de masques, le détachement, ou encore l’évitement.

57La coolitude dans la consommation se révèle aussi complexe que la posture cool dans la vie en société, elles présentent toute deux une face obscure qui peut mener à vivre comme un avatar. Etre sans être présent, se désaffilier, se désimpliquer sont des aspirations dont s’est clairement emparé le marketing. Avec ce besoin profond d’« être sans être là », il nous semble saisir un phénomène sociétal à la fois urgent, récent, qui puise sa force aux sources de l’humanité, et rejoint ce que Gauchet nomme « l’identité de la désappartenance » (in Aubert, 2003), ouvrant la voie à une réflexion prospective en marketing riche en potentiel.

Bibliographie

Bibliographie

  • N. Aubert (2004), L’individu hypermoderne, Editions ERES, Sociologie clinique, Ramonville Saint-Agne
  • I. Barth, F. Grima, R. Muller (2007), « L’insouciance : espace de liberté nécessaire à la performance ou danger pour l’organisation ? », in Actes du colloque « La question de la liberté et les sciences de gestion », HEC Montréal, les 9 et 10 Juin 2007, Montréal
  • J. Baudrillard (1970), La société de consommation, Paris, Denoël
  • J. Bergeret (1994), La violence et la vie. La face cachée de l’Œdipe, Paris, Payot & Rivages.
  • A. Caillé (2008), (dir.) La quête de reconnaissance, nouveau phénomène social total, La Découverte, Paris
  • D. Courpasson, J.C. Thoenig (2008), Quand les cadres se rebellent, éditions Vuibert
  • L. Deroche Gurcel, P. Watier (2002), La sociologie de Georg Simmel (1908), Eléments actuels de modélisation sociale, PUF
  • D. Dion (2008), A la recherche du nouveau consommateur, Dunod, Paris
  • A. Ehrenberg (1991), La fatigue d’être soi, Odile Jacob, Paris
  • T. Franck (1997), The Conquest of Cool, Chicago
  • S. Freud (1948), Le malaise dans la culture, Paris, PUF, Quadrige 1995.
  • S. Freud (1920), Au-delà du principe de plaisir, in Essais de psychanalyse, Paris, Payot, 1981.
  • V de Gaulejac (2005), La société malade de la gestion : idéologie gestionnaire, pouvoir managérial et harcèlement social, Seuil
  • J. Godbout (2007), Ce qui circule entre nous : Donner, recevoir, rendre, Seuil
  • H. Gold (1996), Bohemia. Digging the roots of Cool
  • A. Honneth (2000), La lutte pour la reconnaissance, Editions du Cerf, Paris
  • J. d’Iribarne (1996), Vous serez tous des maîtres, Seuil
  • M. Klein (1957), Envie et Gratitude, Tel Gallimard, Paris, 1998.
  • D. Lebreton (1999), L’Adieu au corps, Paris, Métailié, coll. Traversées.
  • G. Lipovetsky (1983), L’ère du vide – Essai sur l’individualisme contemporain, Gallimard, Paris
  • G. Lipovetsky (2006), Le bonheur paradoxal, essai sur la société d’hyperconsommation, Gallimard NRF Essais
  • G. Lukacs (1960), Le réalisme, Gallimard, Essais
  • E. Luttwak (1999), Le turbo-capitalisme, Ed. Odile Jacob, Paris
  • M. Maffesoli (1988), Le temps des tribus, Editions de la table Ronde
  • R. Majors et J. Mancini Billson (1994) Cool Pose. The dilemnas of Black Manhood in America, New York
  • R. Pountain, D. Robins (2001), L’esprit cool, éd. Autrement
  • D. Roux (2007), « La résistance du consommateur : proposition d’un cadre d’analyse », Recherches et Applications en Marketing, vol. 22, déc 2007
  • G. Simmel (1987), La philosophie de l’argent, Paris, PUF
  • G. Simmel (1999), Sociologie, Etudes sur les formes de la socialisation, Puf., Paris
  • H. Sirven, P. Tretiack (2008), Limite vulgaire, Stock
  • P. Stearns (1994), American Cool. Constructing a Twentieth Century Emotional Style, New York
  • M. Tadesi (1994), Cool. The signs and Meanings of Adolescence
  • F. R. Thompson (1984), Flash of the Spirit, New York
  • F. R. Thompson (1979), African Art in Motion, New York
  • T. Veblen (1970), Théorie de la classe des loisirs, Gallimard, Paris

Notes

  • [1]
    Par la suite nous emploierons indifféremment les mots Cool et coolitude, qui nous percevons comme synonymes
  • [2]
    Lire aussi Lacan (1959-1966), Miller (1986) pour une lecture approfondie de cet oscillation du sujet entre principe de plaisir et de réalité.
  • [3]
    traduction littérale du terme « Sorgenbrecher » employé par ailleurs par Goethe, Livre de l’échanson du West-östlicher Divwan : « Für Sorgen sogt das liebe Leben, Und Sorgenbrecher sind die Reben ». En français, « Cette chère vie se soucie de donner des soucis, Le briseur de soucis c’est le fruit de la vigne ».
  • [4]
    traduction littérale du terme allemand « Hilflosigkeit »
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