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Article de revue

L'investissement stratégique : levier de la croissance

Pages 9 à 23

1Ce papier propose une grille de lecture des portefeuilles d’activités constitués par les fonds d’investissement des grandes entreprises. Pourquoi et comment choisir telle ou telle petite entreprise comme objet d’investissement ? Il s’agit de mieux analyser et comprendre les bénéfices à attendre d’un investissement. En outre, ce papier suggère le moment opportun en fonction de la situation économique. Cette recherche a pour origine une recherche action plus large, en cours, menée auprès de petites entreprises innovantes, financées par des fonds d’investissement d’entreprise.

2Les chiffres du capital-risque sont éloquents, même si l’engouement pour certains investissements technologiques a artificiellement gonflé les statistiques de 1997 à 2000, la tendance de fond indique une bonne croissance des investissements dans la plupart des régions du monde. En 2001 et 2002, l’Europe de l’Ouest n’a pas échappé au retournement à la baisse subi par les investissements de capital-risque aux Etats-Unis, néanmoins la France s’est hissée au 3ème rang des investisseurs mondiaux. Le montant des fonds levés à l’échelle mondiale a, en effet, connu un taux de croissance annuel moyen avoisinant les 41 % ces six dernières années, pour une augmentation de 35 % par an des investissements (source : Indicateur JDNet / Benchmark Group, 2004). Les investisseurs devenant plus prudents, plus sélectifs et plus disciplinés dans leurs prises de décision d’investissement.

3Par fonds d’investissement d’entreprise ou encore capital-risque d’entreprise, nous entendons prendre en compte les fonds d’investissements exclusivement créés ou dominés par une grande entreprise (GE) et destinés à un investissement en petite entreprise (PE). Cette définition exclue les fonds d’investissements abondés par une ou plusieurs grandes entreprises sans leader identifié et dirigés en toute indépendance par un tiers. De la même manière, nous excluons de notre définition les fonds d’investissements « trop généraux » c’est-à-dire éloignés dans leur domaine d’action du cœur de métier de l’entreprise-mère. Nous incluons en revanche les investissements réalisés par une entreprise dans le cadre de la création de spin-off indépendantes, créées dans le cadre d’une politique d’essaimage stratégique.

4Le cadre d’analyse proposé permet d’expliquer pourquoi certains types d’investissements d’entreprise se développent uniquement lorsque les retours sur investissements (ROI) sont élevés alors que d’autres sont présents dans toutes les situations économiques, et, pourquoi d’autres encore se réalisent à toutes les étapes du développement. Ce qui peut aider des entreprises à mieux évaluer leur potentiel d’investissements et à déterminer quand et comment utiliser l’investissement comme outil stratégique.

5Dans une première partie nous évoquerons l’ancrage théorique du capital risque d’entreprise afin d’en retenir un cadre d’analyse constitué de deux grands axes. Ce cadre d’analyse nous permet de dresser une typologie des investissements en catégories que nous illustrerons par le cas d’une grande entreprise internationale.

1 – Ancrage théorique et dimensions duelles

6Depuis quelques années, des réponses nouvelles aux incertitudes de l’environnement sont proposées tels le Corporate Venture Capital (CVC) ou les écosystèmes d’affaires (Moore, 1998). Ces nouvelles stratégies d’alliance constituent une réponse aux incertitudes et aux déplacements des frontières de l’entreprise et, remettent sérieusement en question la bipolarité avancée par la théorie des Coûts de Transaction entre le marché et la hiérarchie (Williamson, 1991). Ainsi, la transition d’une économie orientée produit à une économie de la relation (Doz & Hamel, 2000) donne toute sa pertinence aux stratégies d’alliances.

7C’est pourquoi nous proposons d’étudier particulièrement le CVC défini comme un investissement à risque réalisé par des sociétés non financières dans des jeunes entreprises jugées innovantes.

8Les relations entre la GE et son objet d’investissement apparaissent gagnantes – gagnantes : expertises financières, scientifiques et juridiques versus innovation et aptitude à innover rapidement. Pour T.M Collins et T.LDoorley (1992), « … les multinationales peuvent gagner jusqu’à 2 ans dans la découverte de nouvelles tendances des marchés et d’opportunités technologiques nouvelles … ».

1.1 – Classification des CVC d’après l’origine des fonds

9Celui-ci découle d’un triple positionnement. Il s’agit d’une pratique de capital risque au sens de Muzyka, Birley et Leleux (1996), Geoffron (1991) : « … un apport de capitaux propres et de compétences techniques ou stratégiques à des entrepreneurs en création … ».

10De plus, le CVC regroupe les processus de création, de développement et de diversification de la GE. Processus caractérisés par un haut niveau de risque et une incertitude forte quant aux résultats futurs selon D.A Silver (1993). Que sa pratique soit interne ou externe résulte souvent d’un arbitrage entre coûts de transaction et coûts de coordination aléatoire tant la notion de coûts dans une GE répond à des impératifs comptables davantage qu’à une comptabilité du réel. En réalité, le choix de l’une ou l’autre des options se niche dans la capacité de la GE à quantifier ses coûts cachés et dans la volonté de se doter des moyens de sa stratégie. Il existe néanmoins divers types de fonds de capital risque.

11Une revue rapide des fonds d’investissements permet de comprendre pleinement les spécificités des CVC. En s’intéressant à l’origine des fonds, on peut déterminer 4 catégories de CVC :

  • les fonds indépendants : les plus médiatisés, à vocation purement financière, souvent spécialisés sectoriellement et constitués par des institutionnels (banques, assurances …),
  • les fonds publics : détenus à 100% par l’Etat, leurs vocations répondent à un besoin de dynamisation économique (locale, régionale, nationale), parmi les rares à intervenir en amorçage,
  • les fonds semi-captifs : créés et abondés par une GE qui en garde le contrôle mais ouverts à d’autres partenaires industriels. Investissant dans des objets proches du cœur de métier des initiateurs du fonds,
  • les fonds captifs : détenus majoritairement par la société mère, ils ont pour mission de servir les intérêts stratégiques et financiers de cette dernière.
Le CVC au sens où nous l’entendons est incarné dans cette typologie par les fonds captifs et semi-captifs, parfois les deux formes se combinent. La manière dont ces fonds sont constitués permet de conjecturer que leur utilisation sera différente suivant la dimension stratégique perçue de l’investissement et que le lien entre l’objet de l’investissement et la GE sera différent suivant le fonds intervenant. La co-existence des 2 types de fonds et leurs interventions sur un même objet ne sont pas exclusives, nous le montrerons sur le cas étudié. Nous en retiendrons les 2 grandes caractéristiques évoquées : leurs objectifs stratégiques (et donc une incertitude perçue plus ou moins importante sur l’avenir) et, le lien entretenu avec la GE post investissement.

1.2 – Les dimensions duelles de l’investissement d’entreprise

12Un fond d’investissement d’entreprise (ou capital-risque d’entreprise) peut se définir par 2 grandes caractéristiques ; son objectif (stratégique ou opérationnel) et la manière dont l’objet de l’investissement est lié à l’entreprise mère (liens étroits ou liens souples). Dans la majorité des cas, les entreprises ont déterminé 1 à 2 objectifs prioritaires. Certains investissements sont stratégiques, ils ont pour vocation de soutenir la croissance par l’augmentation des ventes et in fine l’augmentation du profit. Une entreprise qui réalise un investissement stratégique cherche en premier lieu à identifier et à exploiter des synergies avec son acquisition. Par exemple, Microsoft, investit dans des petites entreprises spécialisées dans le développement d’applications fonctionnant sous Windows. Ces entreprises ont pour la plupart un partenariat formalisé avec Microsoft pour contribuer à la vente de produits et services Microsoft en parallèle ou en complément à leurs offres. Microsoft souhaite explicitement gagner de l’argent avec ses investissements dans les PE. Néanmoins, l’exigence de ROI financier sera plus faible si l’activité de Microsoft croît grâce au résultat de ses investissements.

13L’autre objectif d’investissement est financier, toute entreprise est en recherche de ROI attractifs. Dans ce cas, la GE cherche à faire aussi bien, voire mieux qu’un fond d’investissement privé par sa bonne connaissance des marchés, des technologies, un bilan solide et à sa capacité à savoir attendre le bon moment pour investir et à en récolter les fruits. De plus, la marque d’une grande entreprise peut contribuer à mettre en avant les atouts d’une PE pour d’autres investisseurs et clients potentiels. Par exemple LVMH a réalisé de nombreux investissements dans le domaine de l’Internet espérant un fort retour sur investissement. L’entreprise espérait que ces investissements l’aident à faire croître son propre business mais le principal critère d’investissement a été celui d’un ROI élevé.

14La seconde grande caractéristique définie du capital risque d’entreprise est le degré selon lequel les entreprises du portefeuille d’investissement sont liées aux « capacités opérationnelles » de la maison mère. Le dispositif mis en place tisse-t-il des liens étroits ou des liens souples entre la PE et la GE. Par exemple, une PE fortement liée à la GE pourrait utiliser son bureau d’étude, son réseau de distribution, ses technologies ou encore sa marque dans le cadre de liens étroits. Elle pourrait tout aussi bien se contenter d’un reporting régulier dans le cas d’un choix de mise en place de liens souples.

15Parfois, les ressources existantes d’une GE peuvent se transformer en freins, particulièrement face à de nouveaux marchés ou à des ruptures technologiques. Une alliance externe peut permettre à la GE de construire de nouvelles compétences, certaines pouvant être antagonistes aux compétences en place. Maintenir ces nouvelles compétences dans une unité externe peut permettre de les isoler d’effets internes de dénaturation voire de destruction. Si la jeune entité fait ses preuves alors la GE peut apprécier quand et comment adapter ses propres process et intégrer les apprentissages. La gestion de l’intégration se révèle particulièrement délicate. En effet, l’état d’exception dans lequel a vécu la jeune entreprise engendre des frustrations qui ont souvent pour conséquences le rejet de l’innovation développée à l’extérieur. A contrario, le risque d’un trop grand succès peut contraindre la GE à racheter purement et simplement la jeune entreprise pour engranger pleinement les bénéfices dégagés.

16Le croisement des caractéristiques évoquées des fonds d’investissement nous permet de tracer un cadre d’analyse duquel émergent 4 grandes catégories d’investissement.

2 – Les 4 grandes catégories d’investissements

17Aucunes des 2 grandes dimensions du capital-risque d’entreprise, stratégique versus opérationnel et liens étroits versus liens souples, ne constituent une alternative exclusive. La grande majorité des investissements se positionnent sur un repère constitué de deux axes où l’on retrouve à chaque extrémité ces caractéristiques.

figure im1

18Le croisement de ces deux dimensions offre un cadre d’analyse utile aux GE pour qualifier et positionner leurs investissements. En première lecture, nous distinguons 4 types d’investissements qui constituent une première typologie.

191. L’investissement d’anticipation : il est caractérisé par une stratégie rationnelle et volontariste et des liens étroits entre la PE et la GE. Le degré d’incertitude est perçu comme faible par la GE. Par exemple INTEL a investit dans des secteurs émergents : les services à l’habitat, la convergence téléphonie / informatique. Secteurs identifiés comme vecteur de croissance futur. Le fonds d’investissements travaille en étroite collaboration avec les directions de la prospective, de la stratégie, de la veille ainsi qu’avec la Direction de l’Innovation, pour partager l’information, qualifier les opportunités d’investissements et relier le portefeuille d’activités d’INTEL à ces opportunités. Pour illustrer, INTEL a récemment investi dans une PE (Elpida Memory), occupant une niche sur un service nouveau qu’INTEL a prévu d’explorer pour son business. Si cet investissement est réussi, le business futur d’INTEL s’en trouvera bonifié. Si c’est un échec, cela aura permis à INTEL d’explorer à bon compte un segment dont il faudra se tenir à l’écart.

20De la même manière, INTEL a provisionné quelques millions de dollars à investir dans des PE qui peuvent l’aider à trouver des usages nouveaux pour ses futurs processeurs.

21En effet, ce type d’investissement, s’il ne permet pas d’identifier les ruptures technologiques, autorise l’acquisition de nouvelles compétences permettant ainsi de faire face à un éventuel changement de l’environnement. Si une entreprise veut sortir des limites imposées par la stratégie qu’elle a initiée, elle ne peut se reposer uniquement sur ce type d’investissement.

222. L’investissement exploratoire : la principale motivation reste d’ordre stratégique mais le lien à la PE reste « souple », le degré d’incertitude perçu reste important. En théorie le succès d’un tel investissement renforce le « core-business » de la GE sans qu’il ne soit nécessaire d’établir un couplage serré avec la PE. Si l’environnement change ou si la trajectoire stratégique de la GE dévie, un tel investissement peut subitement présenter une très haute valeur ajoutée. Cela permet à la GE de prendre une option stratégique quelque soit le ROI espéré. Par exemple, une GE pressent une opportunité stratégique dans un espace vierge, un nouveau marché avec de nouveaux clients. Explorer ce potentiel « neuf » est souvent difficile pour une GE occupée à servir ses clients sur ses marchés habituels. Investir dans une PE capable de servir ces nouveaux marchés avec de vrais produits et de vrais clients, fournit des informations qui ne peuvent être acquises à partir d’hypothèses ou d’études de marchés prospectives. Si le marché exploré s’avère porteur, la GE peut incliner sa trajectoire avec des coûts d’apprentissage en grande partie réalisés. Si les bénéfices ne sont pas immédiats, ce type d’investissement peut offrir un ROI important sur l’option stratégique posée si celle-ci est avérée.

23Ainsi, les investissements de cette catégorie contribuent-ils à soutenir la stratégie en place (registre tactique) et c’est aussi leurs limites. Dans ce type d’investissement, l’attente de retour sur investissements (ROI) élevé est très secondaire en regard des objectifs stratégiques visés. Il est aussi complémentaire à l’investissement de renforcement, en effet, les ROI espérés sont situés sur des échelles de temps différentes, du court terme au long terme.

24Beaucoup de ces options stratégiques ne sont jamais exercées et donc beaucoup de ces investissements ne sont jamais rentables pour une GE. Il reste néanmoins crucial de poser des options stratégiques pour se protéger d’un possible bouleversement technologique.

25La gestion de ces investissements requiert un équilibre entre capacités financières allouées et potentiel stratégique exploré (taille du marché potentiel ? risque à être absent….). Une voie à explorer consiste à nouer des partenariats avec des fonds privés d’investissements de manière à limiter l’investissement sans risquer de manquer des options stratégiques intéressantes. Le plus souvent, il s’agit d’investir en seconde position avec des fonds privés, en conservant une option de rachat à terme.

263. L’investissement de renforcement : ce type d’investissement est réalisé par une GE vers des PE qui ont des proximités importantes avec les compétences opérationnelles de la GE. Types d’investissements, qui permettent une amélioration significative de la stratégie en place ou offrent de nouveaux débouchés pour la renforcer. La GE cherche un « effet catalyse ». Cela s’explique par le choix de complémentarité ; un produit / service créant la demande d’un autre. Par exemple la création de télévisions en ligne (Zewebtv.com, gay.com…) permet d’augmenter la demande de connexions Internet à haut débit. Il s’agit de créer et de développer un écosystème dans lequel les fournisseurs, les clients et des tiers produisant biens et services stimulent la demande pour l’offre de la GE. Intel et Microsoft ont utilisé avec succès ce type de stratégie ayant pour objectif clair de conforter un standard et de catalyser leurs ventes.

27Un lien opérationnel étroit entre la PE et la GE peut prendre différentes formes. Cela peut être un partage de technologies, de capacité de production, utilisation de réseau de distribution etc. tout élément contribuant à améliorer l’efficacité de la PE en lui permettant des effets de levier sur ses ressources. Ce lien peut aussi consister en l’utilisation de produits si la PE travaille sur l’environnement du produit de la GE. Par exemple, Intel met à disposition des petites entreprises ses processeurs pour qu’elles puissent travailler à l’élaboration de produits qui intègrent le processeur Pentium.

28Si ce type d’investissement est intéressant pour la GE, une de ces limites réside dans la capacité de la GE à capter une part significative de la demande qu’elle génère. Lorsqu’une GE accroît son écosystème, celui-ci croît de la même manière pour ses concurrents.

294. L’investissement financier et spéculatif : dans ce type d’investissement, l’alliance ne repose pas sur le cœur de métier et les liens sont « souples » entre l’investisseur et l’objet d’investissement. De plus, la PE manque souvent de moyens pour poursuivre activement son avance à travers ces investissements. La GE n’est qu’un investisseur parmi d’autres soumis aux aléas des marchés.

30La GE disperse ses ressources à travers ce type d’investissement et reste exposée aux aléas des variations de marché. Le risque est grand de voir des phénomènes de récession entraînant une baisse importante des ventes de la GE et parallèlement une valorisation décroissante de l’investissement.

31Pour une GE ce type d’investissement est assimilable à un « mes-usage » de l’argent des actionnaires dès lors que son objectif ne sert pas la stratégie du cœur de métier. De plus, l’accès aux marchés et les outils financiers disponibles depuis quelques années permettent à un actionnaire de diversifier seul ses investissements. Quelle est alors, dans ce cas, la valeur ajoutée du capital-risque d’entreprise pour l’actionnaire ?

32L’analyse qui peut être faite à propos de certains investissements perçue comme financier doit être prudente. Dans certains cas, des investissements sont, ex-post, qualifiés de financiers lorsque l’objectif initial de l’investissement n’a pas été atteint. Par exemple l’option posée par le groupe Pinault-Printemps-Redoute (PPR) dans le domaine des cartes prépayées avec la société Kertel, créée en 1998 et vendue en 2001. Cet investissement, exploratoire en 1998, s’est transformé en investissement financier 3 ans plus tard lorsque la trajectoire stratégique du groupe a changé de direction.

33Synthétiquement :

tableau im2
Type d’investissement Objectifs Résultats Anticipation Eriger un standard, développer de nouveaux usages Position dominante à terme Exploratoire Explorer des « espaces vierges » Prendre des options Anticiper des ruptures (environnementale, technologique) Renforcement Développer le CA, accroître la marge, développer un écosystème, conforter un standard Accroître ses ventes, ses parts de marché Financier Réaliser des plus-values (PV) ?nancières Béné?ces

34Si cette typologie permet dans un premier temps une meilleure compréhension des investissements, la question de l’équilibre de ces investissements reste sans réponse. Quelle est alors la meilleure allocation de ressources ?

3 – Optimiser son portefeuille d’investissements

35Le dilemme posé aux fonds d’investissement est ardu. En effet, en période de croissance, il est tentant « d’encaisser » rapidement des plus-values financières et boursières avec des investissements de type financiers plutôt que d’investir en « anticipation » en pariant sur des bénéfices stratégiques à l’issue incertaine. Pourtant les périodes de croissance sont des moments opportuns à l’investissement.

36A contrario, des investissements de type « renforcement » ou « exploratoire » sont moins soumis aux aléas conjoncturels que les précédents. En effet, le ROI induit par ce type d’investissement est perçu comme rapide. Il est aisément mesurable pour les investissements de renforcement alors qu’il reste subjectif pour le cas des investissements « exploratoires », ceux-ci contribuant néanmoins à l’accroissement global du chiffre d’affaires. Les investissements de type « exploratoire » et d’ « anticipation » ont pour vocation de servir un développement futur, la décision d’investissement ne se mesure pas pour ces derniers en terme de ROI financiers mais en terme de potentiel à faire croître le « business » de la GE à long terme. Ils sont donc moins soumis aux aléas conjoncturels.

37L’optimisation d’un portefeuille d’investissement se fait en cohérence avec la stratégie de la grande entreprise. Information rarement publique ! Si l’on s’accorde à prêter une rationalité économique et stratégique aux gérants de fonds d’investissement alors un décryptage de la stratégie du groupe concerné peut être effectué en étudiant le contenu du portefeuille d’investissements. Les informations concernant les investissements financiers sont publiques.

3.1 – Les directions à prendre : parallélisme et complémentarité

38Idéalement, les investissements stratégiques doivent prendre en compte autant le court terme qu’un horizon plus lointain. Il s’agit bien pour les dirigeants de gérer l’incertitude. En effet, les contraintes, qu’elles soient financières, organisationnelles ou concurrentielles obligent l’entreprise à générer des revenus immédiats et aussi à préparer l’avenir. Il est ainsi possible de dégager un classement des investissements stratégiques en fonction du terme choisit.

39Pour des retours sur investissements rapides :

tableau im3
Stratégie Investissement Illustration Promouvoir / mettre en place un standard Dans des entreprises fabriquant produits et services qui favorisent l’adoption de votre technologie. Microsoft avec la fourniture gratuite de ses logiciels et kits de développement aux programmeurs et SSII Stimuler de la demande Dans des entreprises développant des produits et services complémentaires aux vôtres ou construisant un nouvel environnement à vos produits de sorte que la demande augmente Intel en investissant dans des entreprises qui fabriquent des produits utilisant ses processeurs. Exploiter un portefeuille technologique Dans des entreprises créées par essaimage pour exploiter les brevets et innovations jugés non stratégiques. Ou encore concéder des droits d’exploitation. La création d’un service de la valorisation.

40Pour des retours sur investissements plus lointains :

tableau im4
Stratégie Investissement Expérimenter de nouveaux potentiels Dans des entreprises qui développent de nouveaux business proches de votre cœur de métier Développer une technologie alternative Dans des entreprises développant des technologies en marge de votre trajectoire technologique Explorer de nouveaux espaces Dans des entreprises servant de nouveaux clients sur de nouveaux marchés

41Un portefeuille d’investissement idéal, s’il existe, doit marier des logiques antagonistes :

  • des investissements à ROI alliant le court et le long terme,
  • l’exploration de technologies de substitution ou alternatives et les effets de levier sur la stratégie en place.
La stratégie du groupe et sa vision du futur déterminent les proportions de chaque type d’investissement qu’il faudra mettre en portefeuille. Il peut être intéressant d’illustrer ces propos par l’étude d’un cas. Parmi les grandes entreprises, France Télécom est, du point de vue, de l’investissement en capital une entreprise emblématique. En effet, œuvrant dans des secteurs où les technologies évoluent rapidement, France Télécom s’est dotée d’outils d’investissements en capital risque depuis déjà une vingtaine d’années.

3.2 – Le cas de France Telecom

3.2.1 – Historique

42En 1988, les activités de capital-risque de France Télécom étaient lancées en cohérence avec l’objectif de veille technologique que s’était fixé le Groupe. Innovacom était créée. Ainsi, France Télécom joue depuis 1988 un rôle dans le soutien de jeunes entreprises technologiques ou de services. Elle a financé au travers d’Innovacom, sa filiale de capital-risque, plus de 300 nouvelles sociétés. Innovacom est la première société de capital risque en France par le nombre de sociétés soutenues et la troisième en volume d’investissement (classement 1999).

43La stratégie de développement d’Innovacom s’est étendue à l’Europe dès 1993 et à la Californie en 1996. En 1998, la politique d’investissement de France Télécom a pris un nouveau virage avec le soutien des innovations technologiques internes au travers du lancement de son programme de financement d’amorçage (programme Technocom) dont les premiers bénéficiaires ont été Highwave Optical Technologies, Algety, Netcentrex, Mob’Activ, … Enfin, dans le cadre du développement de nouveaux services, le soutien aux innovations dans les services ou les contenus en ligne est venu compléter cette liste depuis 1999 : sites BtoB, BtoC, ASP… tels Lastminute.com, Château OnLine, TradeMatch, Kelkoo, ou encore Alapage.com.

44Depuis 1993, Innovacom s’est efforcé de développer des partenariats de co-investissements locaux avec des équipes de capital-risque en Israël, Allemagne, Angleterre, Japon et Canada. Elle annonce aujourd’hui le lancement de WiVa, Wireless Internet Ventures Association, regroupant des fonds de capital-risque spécialisés dans l’Internet mobile : japonais (NTT DoCoMo), italiens (Telecom Italia, Mediocredito Centrale), finlandais (Sonera), allemands (Technologieholding) et espagnol (Ericsson Innova). En 1999, FT créait FTTI (Telecom Technologies Investments), un fonds captif en complément d’Innovacom dans l’objectif de valoriser son portefeuille de brevets. Sa mission fut étendue en 2000 à la prise de participation d’entreprises dont la technologie était jugée complémentaire aux développements de FT R&D.

45Selon les déclarations de France Telecom, l’intervention dans les petites entreprises suit une triple logique : la veille, l’essaimage et le développement de nouveaux services, chacune étant appelée à représenter 1 /3 des investissements en volume d’Innovacom.

tableau im5
Origine de la demande Cadre Bénéfices pour FT Historique Exemples Innovation technologique externe Veille technologique Retour financier et technique Depuis 1988 Gemplus, Cobalt, … Innovation technologique interne Essaimage Valorisation des actifs, avantages concurrentiels Depuis 1998 Highwave, Net Centrex, Algety, High Deal… Innovation de services externes Développement de nouveaux services Enrichissement de l’offre de services Depuis 1999 Alapage.com, Au Feminin, TradeMatch

46Les outils d’investissements dont s’est doté France Telecom se rangent en trois grandes catégories :

  • sa filiale de capital-risque Innovacom (rattachée à la Branche Développement de France Telecom) incluant les accords de co-investissements entre Innovacom et des fonds de capital-risque internationaux,
  • son fonds d’investissement captif FTTI (France Telecom Technologies Investments)
  • sa politique d’essaimage (rattachée à la Branche Développement de France Telecom).
La politique d’essaimage prend forme avec la création en 1998 de la « Mission essaimage » dont l’objectif final est de valoriser le portefeuille technologique de FT et d’accompagner les projets de création hors portefeuille technologique à fort potentiel. Les projets à haut potentiel sont naturellement conduits vers Innovacom.

3.2.2 – Qu’en est-il aujourd’hui ?

47Innovacom investit dans les innovations accroissant la capacité, la rentabilité ou la simplicité d’utilisation des réseaux de télécommunications privés et publics. Il s’agit de composants, de cartes, de sous-ensembles ou d’équipements électroniques, dédiés aux réseaux et aux terminaux fixes ou mobiles, mais aussi d’outils de développement logiciels, de logiciels de communication, d’applicatifs pour architectures distribuées, ainsi que de logiciels, de matériels. Soit 4 grands domaines d’investissements : les technologies sans-fil (wireless), les contenus et services Internet, les logiciels, les matériels et composants.

48Nous tenterons dans un premier temps de classer les investissements connus d’Innovacom au prisme de la typologie d’investissements définie ci-dessus puis nous essaierons de faire la part des investissements à retours rapides ou plus lointains. L’information utilisée provient du site web d’Innovacom [1] en octobre 2004, soit 89 entreprises. Ces entreprises représentent des investissements réalisés ces 5 dernières années ; on peut y retrouver des PE constituées par essaimage de FT ainsi que des prises de participation hors portefeuille technologique de FT.

49Le classement des entreprises a été réalisé par 5 experts telecom et 5 investisseurs professionnels suivant le principe de la méthode Delphi (Linstone H A. et Turoff M ; 1975). Les critères utilisés ont été les suivants pour qualifier chaque catégorie d’investissement :

  • Anticipation : prendre position pour l’avenir, ne sert pas à court terme.
  • Renforcement : utilisable immédiatement par les acteurs du secteur. Economie de coûts ou catalyse de ventes.
  • Exploratoire : pas de présence de l’opérateur ou pas de besoins avérés sur les marchés concernés.
  • Financier : aucun lien avec le cœur de métier.

tableau im6
Domaines Investissement Sans fil (10 entreprises) Contenus et services (14 entreprises) Logiciels (37 entreprises) Matériels et composants (28 entreprises) Anticipation 5 1 2 5 Renforcement 5 11 33 17 Exploratoire 0 2 2 6 Financier 0 0 0 0

50Cette illustration comporte les limites inhérentes à la méthode employée, l’information utilisée n’est pas exhaustive, il s’agit de l’utilisation de sources publiques. De plus, la méthode Delphi comporte des biais, en particulier la convergence d’opinion dès lors que les experts sélectionnés œuvrent dans le même domaine. Le nombre d’experts retenus pour notre pré - étude est faible du fait de la spécificité du domaine, l’interprétation rendue est d’autant moins fiable au sens statistique du terme.

51On peut constater que les investissements de renforcement représentent 75% des investissements en nombre. En particulier, l’investissement dans le domaine des logiciels. Les investissements d’anticipation et exploratoire ne représentent respectivement que 14, 5 et 11, 2%. En regardant de près la structure des investissements de développement, on peut noter qu’ils concernent particulièrement l’interfaçage entre les technologies et leurs utilisations (KXEN, LLinux@ business,Netcelo …) ainsi que la recherche de clients à travers de nouveaux usages ou le ciblage de communautés spécifiques (Epicentric, Wokup, Xtime …).

52Emettre un avis sur l’optimisation du portefeuille d’investissement est difficile dès lors que la stratégie de France Telecom n’est pas explicite. Néanmoins, en se référant à la conjoncture actuelle : fort endettement du groupe, phase d’assimilation des technologies de l’Internet et infrastructures (coûteuses) en place, il paraît cohérent de constater que l’essentiel de l’investissement se concentre sur le développement de l’usage et donc la recherche de nouveaux clients.

53Dans ce cas, nous serions tentés de conclure que le portefeuille d’investissements est orienté vers le court terme et de ce fait, plutôt déséquilibré.

Conclusion

54Ainsi, quelque soit les ROI financiers espérés, l’investissement corporate doit être alloué au prisme de la croissance recherchée du « core business ». Les investissements décrits permettent, chacun dans une direction, de générer de la croissance. L’équilibre du portefeuille d’investissement doit marier des logiques souvent antagonistes. Le bon dosage est certes difficile à trouver, en tenant compte de ses paramètres, mais l’avenir d’une entreprise se mesure en terme de croissance espérée et réalisée. De plus, l’élaboration de ce portefeuille d’activité repose en grande partie sur la capacité de la GE à avoir une vision claire de son avenir et une stratégie bien définie. La dynamique des marchés et celle de l’innovation obligent les gérants de fonds d’investissements à une reconfiguration permanente de leur portefeuille s’ils souhaitent l’optimiser. Enfin, la typologie proposée peut constituer un outil d’analyse de la stratégie d’une entreprise.

55Les pistes de recherche sont nombreuses dans le domaine de l’investissement stratégique. Ce phénomène, encore jeune en Europe n’a été que peu traité dans la littérature managériale. La typologie esquissée dans ce papier présente de nombreuses limites. Par exemple le distinguo « exploratoire » versus « anticipation » mériterait d’être approfondi. Enfin, les outils d’investissements sont très succinctement décrits. Ne serait-il pas pertinent de distinguer les outils financiers (fonds d’investissements) des outils à caractère managériaux (essaimage, incubation, gestion de l’innovation …) ? Si la finalité de ces outils est la croissance, leurs spécificités impliquent des modes de gestion très dissemblables.

56En particulier, des avenues de recherche sont ouvertes si on considère la variété des finalités de l’essaimage (Filion et alii, 2003) en lien avec les intérêts des acteurs (Daval et Deschamps, 2001) ; ou des groupes d’acteurs ayant entrepris de telles démarches à un moment de leur histoire. Les objectifs, les contextes d’émergence et les logiques d’action peuvent varier sensiblement d’un cas à l’autre, au risque parfois d’en atténuer les probabilités de succès si les acteurs ne sont pas conscients du type d’essaimage auquel ils sont mêlés.

57D’autres types de problèmes surgissent si l’on veut s’intéresser à l’essaimage en PME (Laviolette, 2003). Pour ces structures, où la principale limitation est souvent la contrainte financière, cette démarche est à la fois plus spécifique et porteuse d’enjeux plus importants que pour la grande entreprise. Enjeux et spécificités qu’il faut explorer. Enfin, à l’instar des travaux initiés par P. Brenet (2000), les aspects processuels de l’essaimage du point de vue des entreprises créées représentent une lacune qu’il conviendrait de combler.

Bibliographie

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Date de mise en ligne : 01/12/2008

https://doi.org/10.3917/mav.016.0009

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