Notes
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[1]
Kopp pour France Biotech (2004) « Panorama des biotechnologies en France », 74 p
-
[2]
Le mot « biotech » est souvent employé, par les acteurs et par les analystes de ce secteur, pour qualifier les entreprises debiotechnologie.
-
[3]
Ernst & Young, « Life Sciences in France 2001 »
-
[4]
CEO : Chief Executive Officer, équivalent du PDG en France. Le terme est préféré dans les biotechnologies en référence à leurs « modèles américains ».
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[5]
Le business plan est un document détaillant le projet, la stratégie et les perspectives financières de l’entreprise. Il constitue la pièce maîtresse de négociation avec les investisseurs.
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[6]
Représentent les scientifiques de référence dans le secteur, tant au niveau de leur production (mesurée en termes d’articles cites dans le register GenBank), que de leur direction de grandes unités de recherche (Zucker et Darby, 1997).
-
[7]
Son actionnaire principal ne se positionne pas comme compétent pour évaluer les résultats scientifiques.
1L’attrait pour les jeunes entreprises high-tech a été récemment relancé et médiatisé par la mise en place de pôles de compétitivité sur le territoire français. A l’engouement pour cette catégorie d’entreprises au milieu des années 90, avait en effet succédé depuis 2000 une méfiance voire à une désaffection, vis-à-vis de ces start-up aux résultats plus qu’incertains. Malgré le nouvel intérêt porté à ses entreprises potentiellement sources de croissance pour notre économie, une question subsiste : comment évaluer leur performance ?
2Une catégorie de start-up high-tech est particulièrement concernée par cette question : les entreprises de biotechnologie. Ces dernières - que l’on peut définir comme des entreprises qui ont pour objectif de produire des biens et des services, essentiellement dans le domaine de la santé (Galindo, 2005) - ne dégagent selon les statistiques aucun chiffre d’affaires avant 5 ans et ont des horizons de recherche estimés à 10 ans. Dans ce contexte, les critères économiques et financiers (résultats, nombre de produits commercialisables, chiffre d’affaires, valeur ajoutée) traditionnellement utilisés pour évaluer la performance d’une entreprise, perdent beaucoup de leur sens. Se pose alors la question de l’existence de critères alternatifs d’évaluation de ces start-up. Un indicateur émerge alors : les hommes. L’activité de recherche des biotechnologies repose en effet sur leurs ressources humaines qualifiées (des chercheurs en majorité). Si l’on ne peut évaluer les résultats quantitatifs de ces entreprises, alors peut-on évaluer la manière dont ces ressources humaines sont mobilisées pour arriver à des résultats sur le moyen ou long terme ?
3Cet article se focalise sur cette dernière interrogation, et plus particulièrement sur le rôle de la gestion des ressources humaines dans l’évolution de ces jeunes entreprises de recherche. Cette problématique induit deux types de questionnements : comment est évaluée la GRH, et quelle est la dynamique de cette évaluation ?
4Dans un premier temps, il nous paraît essentiel de revenir sur les origines de l’intérêt de la question de l’évaluation de la GRH dans les entreprises de biotechnologie en France, afin de préciser les enjeux de cette question. Dans un deuxième temps, nous élaborerons une grille de lecture de l’évaluation de la GRH à partir du croisement de plusieurs cadres théoriques. Dans un troisième temps, l’étude empirique de deux cas d’entreprises de biotechnologie, nous permettra à l’aide de la grille de lecture précédemment élaborée, de distinguer les différents modes d’évaluation de la GRH dans ces jeunes entreprises. Cet article nous permettra finalement de souligner le rôle de la GRH en tant qu’indicateur du potentiel de ces jeunes entreprises de recherche.
1 – Des caractéristiques des biotechnologies aux enjeux de l’évaluation de la GRH
5Les entreprises de biotechnologie possèdent des caractéristiques qui exacerbent les questionnements autour de l’évaluation. Une brève description de ce sous-secteur high-tech, met en évidence l’intérêt de la question de l’évaluation de la GRH, pour estimer le potentiel de ces sociétés.
1.1 – Caractéristiques du terrain
6Environ 250 entreprises correspondent à cette définition en France, au moment où nous débutons notre recherche en 2002. Ces jeunes organisations innovantes emploient environ 4 500 personnes et représentent un poids économique de 757 millions d’Euros.
Des entreprises récentes et en émergence
750% des biotechnologies ont en France moins de 8 ans. « 40% des sociétés a entre un et trois ans, seules 6% ont plus de 10 ans » (Kopp, 2003) [1]. La question de leur évaluation et qui plus est, de l’évaluation de la GRH est ainsi récente, et manque de références dans le temps. Cette absence de repères est renforcée lorsqu’est envisagée l’activité de ces entreprises.
Un « nouveau » positionnement de l’activité
8Les biotechs [2] se situent au confluent entre les sociétés pharmaceutiques et les laboratoires académiques. Elles représentent souvent un moyen pour les firmes pharmaceutiques, d’externaliser les risques et les coûts liés à la mise au point d’une molécule destinée à traiter une pathologie. Elles sont aussi les symboles de la transformation de certaines recherches menées dans les laboratoires académiques en activité économique privée. Autrement dit, les entreprises de biotechnologie se positionnent en amont des grandes sociétés pharmaceutiques et en aval des organismes de recherche (Galindo, 2005).
Une activité risquée
9Plus de 70% d’entre elles, ont une activité dans le domaine de la santé, ce qui signifie que leur activité consiste à mener des recherches dans le domaine médical. Ce sont ces « biotechnologies rouges » (en référence au sang qui constitue le composé de base de leurs recherches) que nous étudierons plus particulièrement, car ce sont à la fois les plus nombreuses, celles qui emploient près de 90% des effectifs du secteur, et celles qui représentent le poids économique le plus important.
10Cette activité est par essence risquée et incertaine, et donc difficile à mesurer. L’évaluation des résultats de ces entreprises est donc elle-même incertaine, et se base alors sur des critères alternatifs.
Une activité fondée sur des ressources humaines
11Pendant leurs premières années d’existence, les biotechnologies sont considérées comme des entreprises de recherche, fondées par des chercheurs universitaires, et leurs équipes sont composées à 40% de docteurs et 28% d’ingénieurs [3]. L’évaluation de ces jeunes pousses (expression souvent utilisée pour caractériser leur positionnement sur le marché) repose alors en grande partie sur ces ressources humaines, vis-à-vis desquelles l’enjeu n’est pas de déterminer leurs compétences scientifiques (validées - selon les personnes interrogées - par leur formation et les laboratoires dans lesquels elles ont appris leur métier), mais d’estimer dans quelles mesures ces ressources humaines sont mobilisées et gérées, pour espérer obtenir des résultats de recherche valorisables par l’entreprise.
1.2 – Les enjeux de l’évaluation
12Le schéma 1 synthétise le processus qui conduit à s’intéresser à l’évaluation de la gestion des ressources humaines dans les biotechnologies en France. L’objectif consiste donc à questionner le contenu de cette évaluation et son processus, au fur et à mesure du développement de ces jeunes organisations (en France).
Vers l’évaluation en dynamique de la GRH dans les biotechnologies en France
Vers l’évaluation en dynamique de la GRH dans les biotechnologies en France
13La mobilisation de différentes approches théoriques peut nous permettre d’envisager les différentes facettes liées à l’évaluation, et plus précisément à l’évaluation de la GRH dans ce secteur.
2 – Vers une grille de lecture de l’évaluation de la GRH
14Evaluer : « fixer la valeur, le prix, l’importance de » ou « déterminer approximativement ». Ces deux définitions du Petit Larousse font émerger les questions concernant le processus d’évaluation de la GRH d’une entreprise. Le mot « approximativement » ancre ce processus dans l’incertitude ; incertitude renforcée, quand est envisagé ici l’objet à évaluer. La Gestion des Ressources Humaines (GRH) est en effet un « terme ombrelle » qui semble écartelé entre des éléments tangibles - gestion - et intangibles - ressources humaines - (Galindo, 2005). Evaluer la GRH d’une entreprise semble ainsi d’autant plus difficile qu’il s’agit d’estimer des actions et des politiques mises en place par des hommes pour des hommes, et dont les effets sont souvent considérés comme difficilement mesurables.
15Cet article cherche à apporter une clef de lecture de l’évaluation de la GRH, par rapport au terrain particulier des entreprises de biotechnologie en France, en abordant les différentes questions liées à cette problématique.
2.1 – Qui évalue ? les apports de la théorie des parties prenantes
16L’évaluation a pendant longtemps eu une signification financière, en ayant pour objectif d’estimer la valeur des titres de propriétés d’une entreprise et la richesse créée pour l’actionnaire (Pène, 1998). L’évaluation est donc profondément ancrée dans la relation financière liant l’entreprise à ses investisseurs. Mais depuis une vingtaine d’année, la théorie des Parties Prenantes représente une tentative de fonder une théorie de la firme intégrant son environnement, et cherchant à dépasser celle de la firme maximisatrice de profit (de Bry et Galindo, 2005). Cette théorie intègre les intérêts et les demandes des « individus ou groupe d’individus qui peuvent affecter ou être affectés par l’accomplissement des objectifs de l’organisation » (Freeman, 1984). Dès lors, les différentes parties prenantes de l’entreprise peuvent avoir différents intérêts à évaluer la GRH d’une entreprise. Nous essaierons, dans la partie empirique de cet article, de déterminer quelles sont les Parties Prenantes impliquées dans l’évaluation de la GRH dans les biotechnologies, quelles sont leurs motivations, et également quels sont les indicateurs qu’elles utilisent. Quelques voies de réponses peuvent être apportées à ce dernier point, par la théorie du strategic human resources management ou gestion stratégique des ressources humaines.
2.2 – Quels indicateurs pour évaluer ? les apports du strategic human resources management
17L’évaluation de la GRH suscite des questionnements quant à la correspondance entre les besoins, les buts ou les objectifs de l’organisation et la GRH. Cette problématique renvoie à la notion de « fit » ou de congruence analysée par le courant théorique de la gestion stratégique des ressources humaines. La GRH est alors considérée comme un système de pratiques et de procédures, géré pour atteindre les besoins présents et futurs de l’organisation. Deux dimensions du « fit » sont alors considérées :
- La congruence externe (ou vertical fit) décrit la correspondance entre le management des ressources humaines et les différents stades de développement de l’entreprise (Miller, 1985 ; Schuler et Jackson, 1987). Une cohérence entre la GRH et les autres dimensions de la gestion d’une entreprise (et notamment de sa stratégie) doit alors être établie à chaque étape de l’évolution d’une organisation.
- La congruence interne (ou horizontal fit) détaille la correspondance entre les pratiques de GRH entre elles (Baird et Meshoulan, 1988). La GRH n’est alors plus appréhendée comme une « boîte noire » constituée d’éléments indissociables qui évoluent tous de la même manière, mais comme un regroupement de pratiques qui n’ont pas forcément les mêmes objectifs et les mêmes statuts, et qu’il convient de considérer indépendamment, mais qui doivent constituer un système cohérent. Ce fit explicite alors l’idée que la GRH correspond à un système de pratiques qui doivent être cohérentes entre elles.
2.3 – Quel processus pour cette évaluation ? le rôle du temps
18Un enjeu de cet article est aussi de considérer l’évaluation comme un processus dynamique : il s’agit d’étudier l’évaluation de la GRH au cours du développement des entreprises de biotechnologie en France. Nous retiendrons pour cette recherche, l’approche contextualiste de Pettigrew (1987), qui permet d’ « instrumentaliser » l’approche du temps et de l’associer aux autres niveaux d’analyse précédemment exposés. Selon Pettigrew, tout changement doit être envisagé selon trois dimensions interdépendantes :
- Le contenu : représente le domaine de transformation qui est étudié. Cette approche du contenu favorise la mobilisation de cette théorie pour différents objets d’étude. Il peut s’agir, dans notre cas, du changement dans l’évaluation de la GRH dans les biotechnologies.
- Le contexte : correspond à l’environnement dans lequel s’inscrit l’évolution envisagée. Il est alors important de dépasser la traditionnelle dichotomie environnement interne/externe, et de considérer le contexte comme un champ en interactions. Cette perspective rejoint la mobilisation de la théorie des Parties Prenantes, qui nous permet d’intégrer des individus a priori extérieurs aux entreprises dans l’analyse, en tant qu’acteurs impliqués dans le processus d’évaluation.
- Le processus : correspond à la dynamique des structures et des acteurs du changement. L’accent est mis sur la continuité de ce processus en tant que « séquences d’événements individuels et collectifs, d’actions et d’activités qui se déroulent au cours du temps dans le contexte ». Cette conception s’oppose aux visions du temps considéré comme une donnée, et comme un processus linéaire de changement.
2.4 – Proposition d’une grille de lecture de l’évaluation de la GRH
19Les approches théoriques précédentes peuvent être considérées comme complémentaires pour envisager les différentes facettes de l’évaluation de la GRH dans les biotechnologies en France. Le tableau suivant, synthétise les différents points comme autant d’objectifs pour notre étude empirique.
Les dimensions de la grille de lecture de l’évaluation de la GRH
Les dimensions de la grille de lecture de l’évaluation de la GRH
20Le tableau précédent ne constitue cependant qu’une grille de lecture de l’évaluation de la GRH dans les entreprises de biotechnologie. La récente émergence de ce sous-secteur en France nous conduit à adopter une démarche de type « exploratoire ». L’enjeu est donc à la fois d’appréhender les différentes facettes de l’évaluation de la GRH distinguées théoriquement et synthétisées dans le tableau précédent, et d’envisager de « nouvelles » voies de réponses à cette problématique directement issues de notre étude empirique.
3 – La dynamique de l’évaluation de la GRH
Méthodologie générale de la recherche
21L’objectif général de notre recherche était d’appréhender les différentes facettes de l’évaluation de la GRH (acteurs, contextes, pratiques, temps) au cours de l’évolution des entreprises de biotechnologie en France. Il s’agissait d’analyser l’évolution de la GRH dans ce secteur à l’aide de plusieurs grilles d’analyse (dont celle précédemment exposée). Nous choisissons de mener une étude exploratoire, intensive et fondée sur la comparaison, de ce terrain. Cette recherche a débuté en mai 2002, par des recueils documentaires, des entretiens avec des personnes clefs identifiées dans le secteur (15), et des participations à des réunions et colloques internes à ce sous-secteur. A partir de décembre 2002, ont été menées deux études de cas sur lesquelles reposent l’étude empirique que nous allons décrire dans la partie suivante de cet article. Des observations participantes conduites à intervalles réguliers jusqu’en mai 2005, nous ont permis d’interviewer tous les salariés, les investisseurs et les dirigeants de ces deux sociétés, et de collecter de nombreux documents tout au long de cette évolution.
22La grille CORE (Communication/ Organisation du Travail/ Rémunération/ Emploi) (Bournois et Brabet, 1997) a structuré ce recueil des données. La dimension Emploi était notamment déclinée en : recrutement - évaluation – formation – carrières. Cette grille nous a permis de collecter les données concernant les Parties Prenantes de cette entreprise (et de l’évaluation de sa GRH), et la répétition de ces recueils dans le temps nous a également permis de saisir la dynamique de ces deux biotechs (et de l’évaluation de sa GRH également).
23Une analyse thématique verticale (pour chaque entretien et document) et horizontale (entre entretiens et documents) a ensuite été menée pour saisir les complexités de ces construits. Ce traitement a résulté d’un systématisme soutenu par l’utilisation de la même « grille de lecture » CORE.
3.1 – Présentation des deux cas
24L’activité est choisie comme critère de dispersion dans les choix des cas. A l’issue de l’étude exploratoire, nous considérons que cet attribut permet de caractériser au mieux les biotechnologies et laisserait entrevoir des différences notables dans leur gestion des ressources humaines. Le premier cas est choisi pour la médiatisation (dans différents articles de presse) de sa stratégie de recherche jugée novatrice ; le deuxième cas a été sélectionné pour sa stratégie de recherche de bénéfices financiers (affichée par le dirigeant), exceptionnelle dans ce secteur.
Présentation du cas ProtéBio
25L’entreprise est créée en 1998 par un consultant (CEO) [4] à partir des travaux académiques de deux chercheurs renommés mais qui désiraient poursuivre leurs recherches dans un cadre universitaire. Le business plan [5] initial repose alors sur la recherche de techniques de fabrication de protéines à partir d’animaux transgéniques, à des fins d’applications thérapeutiques.
Présentation du cas MutaBio
26La société est fondée en 1997 par un chercheur, à partir de ses propres travaux de doctorat. L’activité de l’entreprise repose sur une technologie que le fondateur-CEO cherche à commercialiser rapidement à des entreprises pharmaceutiques ou biotechnologiques. Une entreprise informatique (IR), que connaît le fondateur, apporte la majorité des capitaux nécessaires à cette création. MutaBio devient alors une filiale complètement autonome de ce groupe.
27Le suivi de ces deux entreprises pendant près de 3 ans, nous permet de caractériser leur évolution, ainsi que la dynamique de l’évaluation de leur GRH.
3.2 – L’évaluation de la GRH à la création
28La création de ProtéBio et de MutaBio repose sur des travaux de recherche qui nécessitent d’importants moyens financiers que les fondateurs de ces entreprises (et leurs proches) ne peuvent seuls assumer.
3.2.1 – Une évaluation par l’équipe fondatrice
29Pour démarrer leur activité, ces deux entreprises font appel à des investisseurs. Ces derniers conditionnent leurs apports à leur évaluation du potentiel de l’entreprise, qui repose au stade de la création, sur le projet de recherche et surtout sur les premiers membres des entreprises, essentiellement les dirigeants : « La différence entre deux bonshommes à la tête d’une biotech, c’est incroyable. C’est 0 à 100 à la tête d’une même entreprise. C’est pas plus compliqué » (un investisseur de ProtéBio). Ces acteurs financiers étudient le parcours des scientifiques et leur capacité à manager, critères auxquels correspond ProtéBio via l’association de deux stars-scientists [6] et du consultant-manager. Ils conduisent ainsi une évaluation des ressources humaines à partir de critères essentiellement subjectifs comme l’indiquent leurs discours : « le feeling, le contact, les relations, comment on le sent… ». Le jeune fondateur de MutaBio finance ainsi le démarrage de son entreprise, grâce à ses relations avec le dirigeant d’une entreprise informatique (que nous appellerons IR), et qui devient son actionnaire majoritaire : « mon actionnaire était dans un tout autre domaine. Il ne connaissait rien au mien, mais me faisait confiance et croyait au développement des biotechnologies ». Les deux entreprises de biotechnologie sont ainsi essentiellement créées sur une évaluation du profil de leurs fondateurs, et sur leur capacité à porter un projet de recherche et d’entreprise.
3.2.2 – La cohérence GRH-stratégie comme critère d’évaluation a posteriori
30Les fonds apportés par les investisseurs permettent aux créateurs de recruter les premiers scientifiques pour poursuivre leur projet de recherche (4 dans ProtéBio et un seul dans MutaBio). Ces salariés s’appuient eux-aussi sur le profil des fondateurs pour faire leur choix : « Je connaissais un des fondateurs, qui a été mon directeur de thèse » (une chercheuse recrutée lors de la création de ProtéBio) ; « Le contact est bien passé. On s’est bien compris. J’avais envie de participer à cette aventure » (premier chercheur recruté dans MutaBio).
31Les dirigeants de ProtéBio et MutaBio adoptent, lors de cette phase, une stratégie que l’on peut qualifier de « stratégie de recherche », c’est-à-dire orientée vers l’innovation dans des procédés et des produits novateurs dans les sciences du vivant. L’enjeu est d’obtenir des résultats suffisamment probants et innovants (recombinaison des protéines à partir du lait pour ProtéBio, et mutation de protéines pour MutaBio) afin de permettre à ces deux entreprises d’envisager une commercialisation de leurs techniques et produits, et de séduire les investisseurs pour lever des fonds. Ces deux entreprises se rapprochent d’une organisation adhocratique (Mintzberg, 1982) caractérisée par une structure organique, peu de formalisation, une spécialisation horizontale par la formation initiale et de l’ajustement mutuel.
32La gestion des hommes n’est également pas formalisée pour soutenir ces activités de recherche. L’organisation du travail et la communication sont très informelles : aucune hiérarchie ne détermine les relations entre les personnes, et chaque scientifique mène ses travaux de manière indépendante. Les chercheurs peuvent ainsi travailler plusieurs jours sans communiquer l’état d’avancement de leurs travaux à qui que ce soit. Les rémunérations et les recrutements sont négociés par les dirigeants des entreprises sans critère, ni référence, ni procédure formalisés : « C’est moi qui les fixe de manière autoritaire et dictatoriale (…) j’ai analysé le marché en gros » (le CEO de MutaBio au sujet des rémunérations). La GRH est alors considérée comme un soutien à la stratégie de recherche de ces deux entreprises en création. La flexibilité permise par la non intervention de la gestion dans « la science », permet à ProtéBio d’obtenir des résultats scientifiques intermédiaires encourageants, et à MutaBio de mettre en place une technique (MM) susceptible d’être commercialisée.
33La GRH est ainsi évaluée a posteriori de manière très positive par les investisseurs, les salariés et les dirigeants de ces entreprises, à partir de son adéquation à la stratégie de recherche affirmée dans ProtéBio et dans MutaBio. Les investisseurs trouvent dans ses résultats de recherche des indicateurs du potentiel de recherche des scientifiques ; les salariés sont quant à eux convaincus du « bon » fonctionnement de leur entreprise qui leur a permis de rapidement (2 ans) arriver à des conclusions intéressantes.
3.3 – L’évaluation de la GRH lors du décollage
34Les dirigeants des deux entreprises ont des visions différentes de l’évolution de leur organisation. Celui de ProtéBio se fie aux conclusions des deux chercheurs académiques qui jugent les premiers résultats concluants, mais qui lui conseillent de continuer les recherches. La stratégie de recherche est ainsi poursuivie. Le dirigeant de MutaBio est seul décideur de la stratégie à adopter [7]. Il désire assurer la pérennité de son entreprise et décide d’adopter une stratégie que nous appellerons « stratégie de recherche de chiffre d’affaires », en commercialisant des services liés à la technique mise au point pendant la phase de création afin de dégager un chiffre d’affaires. Alors que ProtéBio se positionne toujours comme une entreprise de recherche, MutaBio évolue vers une entreprise de services en biotechnologies. Ces choix stratégiques ne sont pas sans influence sur la gestion des ressources humaines et sur son évaluation.
3.3.1 – ProtéBio ou une GRH évaluée par les investisseurs
L’affirmation du rôle des investisseurs dans l’évaluation de la GRH
35La poursuite de la recherche dans ProtéBio nécessite l’organisation d’une première levée de fonds début 2001, notamment pour recruter de nouveaux scientifiques. Quatre acteurs financiers évaluent positivement les objectifs de recherche, les premiers résultats et l’équipe, et deviennent actionnaires de l’entreprise. Leur participation est notamment conditionnée à la manière dont les ressources humaines sont gérées dans cette jeune entreprise : « J’ai regardé qui était recruté, leur niveau de rémunération, et je me suis entretenu avec le dirigeant qui semblait être un véritable manager, capable de motiver ses troupes » (un investisseur de ProtéBio en 2002). En tant que nouveaux membres du conseil d’administration, ces investisseurs incitent ensuite le CEO à mettre en place un certain nombre de pratiques de GRH pour accompagner la recherche et garantir le développement de l’entreprise.
Une GRH « informelle » cohérente avec la stratégie de recherche
36Le fonctionnement de ProtéBio est alors caractérisé par une faible formalisation et une division du travail par spécialités de recherche (biologie cellulaire, moléculaire et transgénèse). Le fonctionnement de ProtéBio est comparable à celui de l’adhocratie (Mintzberg, 1982) : « On avançait, on se répartissait les projets. C’était collégial, tout le monde était impliqué » (un chercheur embauché en 1999), avec des caractéristiques d’une organisation professionnelle (Mintzberg, 1982 ; Pichault et Nizet, 2000) : « On travaillait beaucoup selon nos spécialités. On se comprenait » (un technicien).
37Ce mode de fonctionnement est alors censé favoriser l’innovation et permettre de dégager des résultats de recherche à terme dans ProtéBio.
Une évaluation par la constitution et la gestion des équipes de recherche
3814 scientifiques sont recrutés pour moitié dans les laboratoires des deux chercheurs académiques et pour l’autre moitié par cooptation. Une assistante administrative et un directeur des opérations (COO) sont également embauchés par le CEO sous la pression des investisseurs qui désirent voir un minimum de structure dans cette jeune entreprise. Aucune grille de rémunération n’est élaborée en parallèle de ces recrutements. Le dirigeant fixe les salaires individuellement, par rapport aux salaires antérieurs des embauchés, à leurs responsabilités et à leur appartenance à une équipe de recherche (par exemple, un des techniciens de l’équipe biologie moléculaire gagne alors le même salaire qu’un chercheur en biologie cellulaire, alors qu’ils ont peu de différences d’âge et d’expérience). La communication est formalisée par des réunions tous les 15 jours avec tous les membres de ProtéBio. La durée de chaque réunion (une demi-journée) permet aux différentes équipes de recherche d’échanger de manière formelle et également informelle des informations concernant la recherche. Au sein des équipes, la communication reste informelle.
39Au cours du décollage, le couple stratégie de recherche-GRH informelle et individualisée semble donc perdurer dans ProtéBio, de manière à privilégier l’activité scientifique de l’entreprise. L’évolution est tout autre dans MutaBio, et conduit à une évaluation différente de la GRH.
3.3.2 – Le rôle du CEO dans l’évaluation de la GRH dans MutaBio
Vers une stratégie de recherche de chiffre d’affaires
40Le dirigeant de MutaBio veut assurer la pérennité de son entreprise en dégageant un chiffre d’affaires par la vente de prestations liées à sa technique. Il reproduit ainsi le modèle de son investisseur majoritaire, qui en tant qu’entreprise informatique a été rapidement rentable.
Une performance estimée par la congruence des pratiques avec la stratégie
41Dans MutaBio, le fonctionnement est proche de l’organisation professionnelle voire mécaniste (Mintzberg, 1982). Les scientifiques recrutés pour leur niveau de formation appliquent des « programmes standards ». Ils sont au cœur de l’entreprise et respectent les décisions de celui que l’on peut qualifier « d’administrateur professionnel », le CEO. La formalisation de la GRH menée par le dirigeant est alors destinée à favoriser la reproduction par des scientifiques d’activités de recherche complexes.
Des pratiques destinées à permettre la stratégie de chiffre d’affaires
42Le CEO décide d’embaucher de nouveaux scientifiques pour reproduire les résultats de la technique mise au point (MM), et pour lui permettre de se concentrer sur le démarchage de clients potentiels. Trois scientifiques sont recrutées en 2001 pour répondre aux projets des clients (une grande entreprise pharmaceutique signe un contrat de grande échelle). Ces recrutements sont menés par le CEO par le biais d’annonces et sur des critères scientifiques. La stratégie financière de MutaBio transparaît alors dans ces choix : les recrutés sont jeunes et peu expérimentés, ce qui permet au CEO de minimiser ses coûts salariaux. Un responsable commercial est également embauché par le dirigeant pour l’appuyer dans ses démarchages commerciaux. Parallèlement, une organisation de travail formalisée est introduite par le CEO. Il est convaincu que les « ressources humaines sont un facteur limitant » et doivent être gérées de manière « stricte ». Il met en place une division quasi taylorienne du travail : les techniciennes exécutent les travaux simples d’utilisation de la technique, tandis que les chercheurs organisent et interprètent ces recherches. Chaque salarié conserve une relative autonomie : les techniciennes ont ainsi des plannings sur 2-3 jours au cours desquels elles s’organisent elles-mêmes. Le dirigeant est en effet conscient que leur formation et leurs expériences requièrent une certaine indépendance dans le travail quotidien.
43Le CEO introduit également un outil, l’entretien annuel d’évaluation, destiné à lui permettre de contrôler l’efficacité des salariés dans la reproduction des résultats. Il construit un guide d’entretien annuel d’évaluation à partir de documents théoriques : « A partir d’un document, du style « comment construire un bilan annuel en 10 leçons » je crois… ». Cette procédure est destinée (selon son discours) à rappeler les objectifs aux salariés, évaluer leur profil et déterminer les objectifs de l’année à venir.
44La GRH est ainsi destinée à appuyer la stratégie de recherche de chiffre d’affaires de décidée et mise en place par le dirigeant de MutaBio. En organisant et en formalisant le travail de ses salariés, le CEO tient ainsi à garantir que la GRH correspond à ses objectifs de résultats.
45Les dirigeants sont donc les principaux initiateurs et les évaluateurs de la GRH dans ces deux entreprises : ce sont eux qui organisent les évolutions précédemment décrites, et qui évaluent leur faisabilité et leurs effets. Les investisseurs de ProtéBio jouent également un rôle important dans la GRH en orientant le choix du CEO et en évaluant les résultats en termes d’avancées de la recherche lors des différents conseil d’administration. Ils estiment, après 4 à 5 années d’existence de ces sociétés que la GRH suit la stratégie, et en ce sens correspond à leurs attentes (d’après les discours que nous pouvons recueillir à cette période). Mais l’évolution des deux entreprises leur montre très rapidement les limites d’une évaluation fondée sur la cohérence de la GRH (appréhendée comme une administration du personnel plus ou moins formalisée) à la stratégie.
3.3.3 – Une évaluation a posteriori de la GRH
Les limites d’une GRH informelle dans ProtéBio
46La stratégie de recherche de ProtéBio ne lui permet pas de dégager un quelconque chiffre d’affaires jusqu’en 2002. Sous la pression des investisseurs, le dirigeant commence alors à envisager la commercialisation de services.
47Des évolutions sont également liées à l’implication de « nouvelles » parties prenantes. Le COO de ProtéBio, décide dès son arrivée de structurer l’entreprise par projets de recherche. Trois responsables d’équipes (RE), dont deux arrivés récemment de laboratoires réputés, sont choisis par le COO pour diriger les équipes de travail. Ces nominations sont mal perçues par les scientifiques déjà en poste. Ils n’ont pas vu ces nouveaux RE travailler « à la paillasse », or il s’agit là d’une sorte de rite initiatique pour acquérir une légitimité scientifique : « ça a créé un traumatisme » (un RE). Les changements initiés par le COO sans explication, créent un profond traumatisme dans l’entreprise. La nouvelle hiérarchie n’est pas comprise : « C’est un peu comme l’armée mexicaine : il y a plus de généraux que de soldats » (un chercheur non RE), et va à l’encontre du style adhocratique prôné par le dirigeant. La culture « familiale et scientifique » se transforme alors en une « culture de clans ». Le groupe du COO et des nouveaux responsables hiérarchiques (RE) porteur d’une nouvelle culture managériale, s’oppose à celui des chercheurs et techniciens garant de la « culture scientifique académique ». Des conflits ouverts éclatent entre représentants des deux parties.
48Des dysfonctionnements apparaissent donc dans ProtéBio. La GRH informelle destinée à favoriser l’innovation, présente des limites, quand un acteur commence à vouloir hiérarchiser le fonctionnement. La GRH n’est alors plus considérée comme satisfaisante par les salariés eux-mêmes, ce qui rend difficile l’atteinte de nouveaux objectifs de recherche.
Les limites d’une gestion formalisée dans MutaBio
49Les salariés de MutaBio travaillent de manière relativement indépendante et reproduisent pendant cette période des travaux de recherche. La culture de l’entreprise peut être qualifiée de hiérarchique et professionnelle : « C’est convivial mais chacun garde son rôle. On travaille ensemble. La culture c’est celle de relations professionnelles » (une technicienne).
50Le directeur commercial et l’assistante administrative récemment embauchée ne sont pas intégrés à ce fonctionnement et doivent se conformer aux règles établies pour tous les salariés. Le guide d’entretien est construit de telle manière que le travail des fonctionnels est difficilement évaluable. Ils se sentent également exclus des modes de communication scientifiques : « c’est une culture familiale avec plein de secrets de famille » (le directeur commercial). Tous deux (l’un par sa démission, l’autre par ses erreurs répétées) poussent le CEO à revoir l’organisation professionnelle et presque mécaniste instaurée dans ProtéBio. Il y est d’autant plus incité que les autres salariés-scientifiques commencent à revendiquer sur des éléments portant sur la gestion des hommes : rémunérations et formation notamment. L’évaluation antérieure de la GRH est ainsi remise en cause par les salariés.
51Les deux entreprises ont ainsi stabilisé pendant 2 ans un fonctionnement couplant une stratégie et une gestion des ressources humaines qui paraissaient cohérentes aux dirigeants et à leurs investisseurs. Les salariés, impliqués dans un long processus de recherche (les résultats définitifs et reproductibles ne sont attendus que dans 4 à 5 ans) se sont affirmés être des acteurs de l’évaluation de la GRH, en commençant à faire entendre leur voix (Hirschman, 1970), et en remettant en cause la gestion instaurée dans leur entreprise Ils agissent ainsi comme évaluateurs a posteriori de la GRH et montrent qu’elle ne correspond pas à leurs attentes. Conscients de ces dysfonctionnements, les dirigeants de ProtéBio et de MutaBio sont alors conduits à réviser leurs critères d’évaluation de la GRH, et à rechercher de nouvelles évolutions, d’autant plus qu’ils y sont incités par d’autres acteurs, et par les résultats de l’activité de leur entreprise.
3.4 – Vers de nouveaux critères d’évaluation de la GRH
52Dans les deux cas, la hiérarchisation nécessaire aux avancées de la recherche ou de la production de résultats financiers a été mal vécue par les scientifiques. Apparaissent en définitive les limites de tout fonctionnement adhocratique ou mécaniste dans une jeune entreprise de recherche. De « nouvelles » parties prenantes interviennent alors progressivement pour aider les dirigeants pour transformer les modes de GRH.
3.4.1 – La multiplication des évaluateurs de la GRH
Le rôle des relais internes
53Devant les difficultés de son COO, le CEO de ProtéBio reprend son rôle d’initiateur de la GRH. Son passé de consultant lui apporte certaines références qu’il adapte selon un principe de responsabilisation des salariés. Les entretiens annuels d’évaluation sont mis en place, dans le but de gérer l’incertitude du travail de recherche : « J’ai mis en place un système d’objectifs individuels, qui visent à leur faire prendre conscience de leur place et de leur contribution dans l’entreprise ». Il initie des actions de formation : « Je leur demande de trouver des formations disponibles et de faire en sorte que leurs travaux individuels soient faits » (le CEO). Mais il voit très vite des limites (temporelles) à son implication dans la gestion quotidienne des hommes. La capacité d’écoute de la DAF, son expérience passée dans la création d’entreprise, le fait qu’elle soit nettement plus âgée, lui confèrent une légitimité reconnue par tous les salariés. Le CEO transforme alors son poste en RARH (Responsable Administrative et Ressources Humaines), ce qui initie une nouvelle phase dans la GRH dans ProtéBio. Sur sa propre initiative elle centralise, enrichit et diffuse les pratiques de GRH à tous les salariés (« J’ai envoyé ces documents pour expliquer les procédures, pour que tout le monde fasse la même chose et que je sois au courant »). Il s’agit pour elle d’« éduquer » les scientifiques à la GRH, pour que les pratiques ne soient pas vues comme des contraintes et des sources de conflit, mais des aides dans leur travail (selon la RARH).
54Le CEO de MutaBio, faute de temps car absorbé par les problèmes financiers, commerciaux de sa société, se sent déconnecté de ses salariés. Soucieux de les motiver et de les fidéliser, il cherche à créer un dialogue avec eux. Il pense à instaurer des pratiques de mobilisation des hommes informelles : « Un repas le soir, mais je crois qu’ils seraient plus embêtés qu’autre chose » tout en conservant son objectif de pérenniser l’entreprise. Il se détache du fonctionnement professionnel qui l’avait dans un premier temps rassuré.
55La notion de résultat est donc introduite chez ProtéBio par les nouvelles pratiques de GRH, tandis que la notion de recherche et d’innovation est de nouveau mentionnée dans MutaBio, grâce aux actions de ces différents acteurs (salariés, RARH, COO) que l’on peut qualifier de relais internes pour la GRH. Ces derniers évaluent positivement le résultat de leurs actions, en constatant une amélioration du climat social et des résultats de recherche de leur société. Ils ne sont cependant pas les seuls à participer et à évaluer la GRH.
Le rôle des relais externes
56Le recours à des consultants de manière régulière introduit dans ProtéBio de nouvelles visions concernant la gestion de l’entreprise. Les procédures existantes de GRH sont par exemple re-diffusées, expliquées, sous forme d’un guide des procédures, grâce à l’intervention de certains consultants. L’utilisation d’une présentation et du langage utilisé par les scientifiques, rapproche ce guide du « cahier de laboratoire » qu’ils utilisent dans leurs travaux scientifiques pour décrire les manipulations et observations et formaliser leurs recherches. Une appropriation des pratiques de GRH est alors constatée : « Il faut que je suive le manuel de procédures ». Une clarification de l’intérêt, du mode opératoire de ces outils rappelant leurs propres pratiques, est en définitive nécessaire à l’implication des « scientifiques » et à l’application relativement uniforme des procédures par le groupe « managérial ». Le CEO de MutaBio décide également de faire appel à des consultants ou des « regards extérieurs »: « car on ne peut pas les payer toute l’année ». Ces acteurs sont « des traducteurs de pratiques » pour le CEO pour qu’il puisse lui-même les appliquer dans la société.
57Ces relais apportent à la fois une évaluation des pratiques de GRH existantes dans les deux entreprises, et introduisent de nouvelles méthodes auprès des salariés et des dirigeants. Ils permettent également aux différents acteurs de comprendre les enjeux de leur entreprise : à la fois dégager des résultats financiers mais aussi développer de nouveaux axes de recherche. Ces consultants incitent finalement à une convergence des biotechs vers un modèle mixte, associant activité de recherche et objectifs de performance financière, qui rime avec la formalisation de certaines pratiques de GRH.
Une convergence entre les deux entreprises : le rôle des investisseurs
58Une deuxième levée de fonds est organisée dans ProtéBio en avril 2003 et les nouveaux investisseurs veulent obtenir un minimum de résultats financiers. Une première levée de fonds est réussie pour MutaBio en septembre 2003, grâce à « une stratégie qui les fait rêver » (selon le discours du CEO), c’est-à-dire grâce à la définition d’axes de nouvelles recherches prometteuses. Dans les deux cas, les investisseurs incitent à l’adoption d’une stratégie mixte. Ils cherchent ainsi à garantir un minimum de retour sur investissement, tout en espérant gagner énormément d’argent par une innovation. L’organisation des deux entreprises évolue vers un fonctionnement hybride alliant projets et hiérarchie professionnelle.
59Les investisseurs influent cependant sur la stratégie adoptée de manière peu visible : « Vous avez un comité ou un conseil stratégique de suivi… qui n’a aucune valeur légale, dans lequel vous venez, personne ne sait ce que vous y faites. Après, au conseil d’administration vous avez un PV qui est tout à fait sibylle. Le fondateur y dit « on a décidé ça » et les actionnaires disent « d’accord ». Cela fait comme si on acquiesçait mais il y avait 3 heures de discussions avant » (un investisseur de ProtéBio). De la même manière, ils ne participent pas explicitement à la GRH : « Les investisseurs veulent sécuriser les postes et la GRH, et à la fois, on n’est pas censé être dans la boîte et savoir si les salariés se parlent et comment ils sont précisément gérés » (un investisseur de ProtéBio). Mais dans les faits, beaucoup participent activement à la gestion des salariés, en choisissant par exemple les personnes recrutées pour les postes clefs : « On demande rarement, au moins à l’entrée, soit d’enlever les gens du projet, aussi parce que les gens ne sont pas prêts à le faire avant qu’on rentre. Une fois, qu’on est dedans, on le fait ».
60Ces investisseurs deviennent à la fois des évaluateurs (grâce aux critères de postes ou de pratiques mises en place) et des acteurs à part entière de la GRH et plus largement de la gestion de ces entreprises en développement.
61Les actions de toutes ces parties prenantes aboutissent finalement à une convergence entre les deux entreprises. ProtéBio se dirige progressivement vers une culture de résultat tandis que MutaBio nuance son organisation professionnelle et mécaniste en (ré)-introduisant les notions de recherche et de flexibilité.
3.4.2 – La mise en place d’un nouveau système de GRH
62Les pratiques deviennent des indicateurs, pour toutes les parties prenantes, de l’évaluation et de l’évolution de la GRH dans les deux entreprises. Certaines de ces pratiques sont destinées à encourager l’activité de recherche, tandis que d’autres ont pour but de rechercher la rentabilité financière indispensable à la survie de ProtéBio et de MutaBio.
Une organisation du travail et une communication orientée vers la recherche
63La communication interne doit permettre l’échange d’informations entre les scientifiques, pour mener à bien les projets de recherche. Elle n’a été que peu formalisée dans ces deux entreprises : seules les réunions périodiques permettent de synthétiser les résultats de recherche pour attendre un retour des autres scientifiques. La communication est restée d’autre part décentralisée pour permettre à chaque équipe et à chaque scientifique de recueillir, selon ses besoins, les avis et informations d’autres spécialistes.
64ProtéBio et MutaBio ont progressivement affirmé un mode d’organisation du travail destiné à favoriser l’activité scientifique. Les chercheurs les plus expérimentés gèrent les programmes de recherche, et par des interactions régulières s’assurent de la complémentarité de leurs travaux. Ils encadrent des jeunes chercheurs ou des techniciens qui « travaillent à la paillasse », c’est-à-dire qui opérationnalisent les programmes. Ils reproduisent ainsi l’organisation du travail des laboratoires de recherche scientifique, tout en prenant plus en compte les coûts-les délais-de recherche. Les dirigeants, les investisseurs et les consultants n’interviennent que peu dans l’organisation quotidienne du travail, et laissent aux scientifiques le soin d’auto-gérer leur organisation et de l’évaluer (à condition de présenter des résultats régulièrement).
Une gestion de l’emploi conditionnée par la recherche de résultats
65D’autres pratiques sont au contraire révélatrices de la recherche de pérennité financière de ces deux entreprises. Les recrutements ne sont plus seulement menés à partir de critères scientifiques : dans la mesure du possible, la capacité à manager est prise en compte et la personnalité considérée. L’entretien d’évaluation caractérise par ailleurs la volonté d’affirmer la notion de résultats auprès des salariés, et d’estimer leur participation aux succès financiers de l’entreprise. ProtéBio et MutaBio consacrent ainsi une part plus importante de l’entretien aux points liés à l’atteinte d’objectifs, la réponse aux projets clients et aux moyens mis en œuvre pour la recherche. La formation est également installée dans ces deux entreprises pour développer la polyvalence des salariés, mais également pour les inciter à prendre en charge des fonctions managériales porteuses de résultats financiers (hygiène et sécurité, qualité, encadrement, gestion des stocks…).
La rémunération comme symbole de la convergence entre les deux modes de gestion
66Lors de cette phase, les deux entreprises commencent à construire des grilles relativement voisines en termes de niveau et de structure de rémunérations. Elles conditionnent les augmentations à une meilleure maîtrise du travail destiné à répondre aux projets clients. Parallèlement, les primes individuelles rétribuent la participation de chacun à l’avancée de la recherche. Les primes collectives rémunèrent soit l’atteinte de résultats clients (autrement dit les résultats financiers), soit l’implication collective aux travaux de recherche.
67Toutes ces pratiques sont finalement les indicateurs de l’évolution et des évaluations successives de la GRH. A la fin de l’année 2004, on assiste à une complémentarité entre les acteurs qui participent à l’évaluation de la gestion des ressources humaines dans ces deux entreprises de recherche. Les salariés sont ainsi devenus des évaluateurs actifs de la GRH, en manifestant leur satisfaction et leur mécontentement à l’égard de certaines pratiques mises en place. La combinaison de pratiques destinées à promouvoir la recherche (l’organisation du travail, la communication) et/ou à rendre favoriser l’atteinte de résultats scientifiques et financiers (la gestion de l’emploi) semble, d’après les discours recueillis, pleinement les satisfaire (preuve en est, aucune démission n’est enregistrée dans les deux entreprises jusqu’en juin 2005). Les investisseurs sont également devenus des évaluateurs actifs et dominants de la GRH (notamment en estimant les pratiques de recrutement et des rémunérations). Ces acteurs manifestent les résultats de leur évaluation à travers leur participation (ou non) aux différentes levées de fonds.
68D’après les différents entretiens conduits à la fin de cette phase (entre 2004 et 2005), la GRH est évaluée positivement par toutes les parties prenantes, qui évoquent un ensemble de pratiques cohérentes entre elles -qui concilient l’activité de recherche et les notions financières- et avec la stratégie de l’entreprise. Cette évolution tend ainsi à affirmer l’indicateur congruence interne et externe, comme un des critères majeurs d’évaluation de la GRH dans ces deux entreprises.
Conclusion
Les dimensions de l’évaluation de la GRH
Les dimensions de l’évaluation de la GRH
69Le tableau précédent synthétise les différentes dimensions de l’évaluation de la GRH, en reprenant la grille de lecture établie dans la deuxième partie de cet article. Ce processus est marqué par des continuités et des ruptures, comme le soulignait Pettigrew (1987). Les ruptures manifestent l’implication de différentes parties prenantes dans l’évolution de ces entreprises : les levées de fonds (par les investisseurs) ou les conflits (par les salariés). L’extension de cette recherche à d’autres entreprises de biotechnologie (nous avons, à ce jour, mené une centaine d’entretiens dans le secteur, dans 22 sociétés aux caractéristiques très dispersées - âge, taille, activité -) nous a permis de confirmer les résultats obtenus à partir de ces deux études de cas.
70Plus largement, la gestion des ressources humaines s’affirme comme un critère d’évaluation de la performance de ces entreprises de recherche. Les hommes (fondateurs ou dirigeants), puis les ressources humaines (les équipes de recherche), et enfin les pratiques de GRH deviennent progressivement des indicateurs, pour les différentes parties prenantes, du potentiel (de recherche et financier) de ces biotechs.
71La jeunesse des entreprises de ce secteur (la plupart ont moins de 8 ans en France) nous conduit cependant à nous interroger sur le devenir de ces organisations, et plus précisément sur le rôle que la gestion des ressources humaines pourra y jouer. On peut ainsi se demander si l’apprentissage de la GRH que sont en train d’expérimenter ces entreprises, va les conduire à adopter un modèle convergent de GRH, comme les deux études de cas le laissent supposer, et si elles vont créer leur propre modèle ou imiter celui d’autres organisations.
Bibliographie
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Notes
-
[1]
Kopp pour France Biotech (2004) « Panorama des biotechnologies en France », 74 p
-
[2]
Le mot « biotech » est souvent employé, par les acteurs et par les analystes de ce secteur, pour qualifier les entreprises debiotechnologie.
-
[3]
Ernst & Young, « Life Sciences in France 2001 »
-
[4]
CEO : Chief Executive Officer, équivalent du PDG en France. Le terme est préféré dans les biotechnologies en référence à leurs « modèles américains ».
-
[5]
Le business plan est un document détaillant le projet, la stratégie et les perspectives financières de l’entreprise. Il constitue la pièce maîtresse de négociation avec les investisseurs.
-
[6]
Représentent les scientifiques de référence dans le secteur, tant au niveau de leur production (mesurée en termes d’articles cites dans le register GenBank), que de leur direction de grandes unités de recherche (Zucker et Darby, 1997).
-
[7]
Son actionnaire principal ne se positionne pas comme compétent pour évaluer les résultats scientifiques.