Notes
-
[1]
THE 1947 PARTITION ARCHIVE : Kazi Shamsuzzaman, entretien réalisé par Farhana Afroz. http://www.1947partitionarchive.org/
-
[2]
Hélène Dézéraud, Violence et migrations forcées des musulmans au Pendjab et au Bengale pendant la Partition de l’Inde - Etude comparative, mémoire de master 2, sous la direction de Dzovinar Kévonian et de Michel Boivin, Université Paris Nanterre, 2017.
-
[3]
Dans l’étude, nous incluons les réfugiés de Delhi puisqu’ils viennent rapidement grossir les colonnes de réfugiés pendjabis.
-
[4]
Vincent Paul, “La population du Pakistan”, Population, vol. 10, n° 3, 1955, p. 543-546.
-
[5]
Hélène Dézéraud, ibid.
-
[6]
Christophe Jaffrelot (dir.), L’Inde contemporaine de 1950 à nos jours, Paris, Fayard, 1996, p.596. Max-Jean Zins, Pakistan : la quête de l’identité, Paris, La documentation Française, (Asie Plurielle), 2002, p.33. Ian Talbot et Shinder Thandi, People on the Move. Punjabi Colonial, and Post-Colonial Migration, Karachi, Oxford University Press, 2004. Joya Chatterji, The Spoils of Partition. Bengal and India 1947-1967, Cambridge University Press, 2007, p.190.
-
[7]
Ian Talbot et Gurharpal Singh, The partition of India, Cambridge, Cambridge University Press, “New approaches to Asian history”, 2009, p.8 et 9.
-
[8]
Somini Sengupta, “Potent memories from a divided India”, The New York Times, 13/08/2013. Urvashi Butalia, Les voix de la Partition Inde-Pakistan (trad. Françoise Bouillot), Arles, Actes Sud, 2002, p.288.
-
[9]
THE 1947 PARTITION ARCHIVE. http://www.1947partitionarchive.org/about
-
[10]
Le site étant toujours en construction, des erreurs ponctuelles se glissent dans les témoignages et gênent parfois l’analyse.
-
[11]
Somini Sengupta, “Potent memories from a divided India”, The New York Times, 13/08/2013.
-
[12]
Les vidéos des entretiens complets sont en train d’être postées sur le site.
-
[13]
Un autre site, émanant cette fois du monde universitaire britannique, rassemble plus largement des témoignages de la diaspora bengalie dans le monde et en particulier en Grande-Bretagne : Bangla Stories (https://banglastories.org/). Ici, le récit de vie n’est pas chronologique mais répond constamment à six questions (« who am I ? », « where I came from ? », « my family », « my journey », « settling in » et « connections »).
-
[14]
Daniel Bertaux, Les récits de vie, Paris, Armand Colin, 2016, p.42.
-
[15]
Urvashi Butalia, op.cit., p.14.
-
[16]
Renaud Dulong, Le témoin oculaire, EHESS, 1998, p.186.
-
[17]
THE 1947 PARTITION ARCHIVE : Niaz Ahmed Khan, Mohammad Rasheed et Bushra Rahmaan, entretiens réalisés par Fakhra Hassan, Allah Rakha et Abdul Aziz, entretiens réalisés par Muhammad Hanif. http://www.1947partitionarchive.org/
-
[18]
THE 1947 PARTITION ARCHIVE : Kaiser Ali, entretien réalisé par Farhana Afroz, Khalid Chowdhry et Arghwani Begum, entretiens réalisés par Fakhra Hassan. http://www.1947partitionarchive.org/
-
[19]
THE 1947 PARTITION ARCHIVE : Bagh Ali, entretien réalisé par Fakhra Hassan, Mohammad Abdul Gaffar, entretien realisé par Farhana Afroz. https://www.1947partitionarchive.org/Shelley Feldman, “La formation de l’État et de la nation bengalis : la partition et les déplacements revisités”, Revue internationale des sciences sociales, n° 175, 2003, p.121-132.
-
[20]
THE 1947 PARTITION ARCHIVE : Ali Shan, entretien réalisé par Guneeta Singh Bhalla, Allah Rakha, entretien réalisé par Muhammad Hanif. https://www.1947partitionarchive.org/
-
[21]
Urvashi Butalia, op.cit., p.285. Cet ouvrage est l’un des premiers, si ce n’est le premier, à collecter les récits des témoins hindous et musulmans et, par conséquent, à constituer une mémoire qui sort du cadre privé.
-
[22]
Urvashi Butalia est aussi l’une des premières à s’intéresser à l’histoire de ces femmes. Urvashi Butalia, op.cit., p.283. Ian Talbot signale d’ailleurs dans son ouvrage la multiplication des analyses féministes depuis les années 80. Ian Talbot et Gurharpal Singh, op.cit., p.17.
-
[23]
Urvashi Butalia, op.cit.
1 Rapportons pour commencer le souvenir d’un bengali, Kazi Shamsuzzaman, qui évoque les « émeutes traumatiques » de Calcutta et de sa banlieue en août 1946. Celles-ci auraient fait huit morts à Howrah. Sa famille perd tout, leur maison est pillée et entièrement brûlée. Face à la gravité de la situation, elle est obligée de prendre la fuite [1]. Cet épisode d’une violence sans précédent passe dans l’histoire sous le nom de « Great Calcutta Killings ». Le témoignage de Kazi Shamsuzzaman vient apporter un point de vue plus personnel à l’histoire officielle et évènementielle.
2 Dans la mesure où la Partition est un évènement contemporain, survenu au milieu du XXe siècle, il est encore possible de rencontrer des témoins. Leurs récits offrent toutes sortes de points de vue, hindou ou musulman, pendjabi ou bengali, et constituent toujours des sujets sensibles, à cause de la proximité historique de ces évènements sans cesse réactualisés et de la non-résolution d’un certain nombre de conflits. Ils oscillent ainsi entre la subjectivité du témoin et l’objectivité de l’historien qui les étudie. Les témoins ne font pas que rapporter les évènements, ils livrent aussi leurs sentiments dessus. Conformément à l’histoire des sensibilités, la source orale permet d’explorer les dessous de l’histoire qui sont invisibles dans les documents officiels : sentiments, émotions, douleur, angoisse, traumatisme, perte ou encore silence. Cette dimension psychologique permet de relire l’histoire officielle et de la traiter par le bas. C’est notamment le choix que nous avons fait pour mener une étude comparatiste sur les déplacements des populations musulmanes au Pendjab et au Bengale lors de la Partition de l’Inde [2].
3 Les 14 et 15 août 1947, le pouvoir britannique est transféré non pas à un mais à deux nouveaux dominions, le Pakistan et l’Inde. L’indépendance et la Partition de l’ancien joyau de l’empire britannique survient dans une atmosphère de violence et de transferts de populations entre les deux nouveaux pays.
4 Conformément à la théorie des deux-nations, les provinces musulmanes rejoignent un État-nation créé exnihilo sur des bases confessionnelles, le Pakistan. Deux États régionaux présentent toutefois une situation plus complexe : le Pendjab au nord et le Bengale à l’est possèdent des populations musulmanes et des populations hindoues et sikhes d’importance presque équivalente. Suivant le même principe que le modèle national, ils ont été divisés afin d’éviter une guerre civile entre les membres des principales communautés religieuses. Or cela n’empêche pas les deux provinces d’être particulièrement touchées par les violences communautaires. Elles commencent en 1946 à Calcutta, se répandent dans le reste de l’Empire au cours de l’année 1947, notamment au Pendjab et à Delhi [3], et se calment, après l’indépendance, au début des années 1950 alors que les autorités indiennes et pakistanaises commencent à se préoccuper du sort des réfugiés. À chaque fois, elles engendrent des déplacements importants de populations : dans un sens, les hindous et les sikhs fuient le Pakistan où ils se retrouvent persécutés ; dans l’autre, les musulmans fuient l’Inde à majorité hindoue car ils y subissent le même sort.
5 On compte au total entre 13 et 14 millions de réfugiés, toute communauté et toute zone géographique confondues : en 1951, ont été recensés environ 7 millions de migrants hindous et 6 millions de musulmans. Le Pendjab connaît les plus vastes convois de réfugiés, les kafilas, visibles dans les deux sens. Quant au Bengale, il comptabilise 2 millions de réfugiés hindous et 700 000 musulmans entre 1947 et 1951 [4]. Ces deux provinces incarnent des enjeux bien spécifiques puisqu’elles ont été divisées : elles connaissent à leur propre échelle les évènements nationaux. C’est pourquoi une région comme le Sind, touchée aussi profondément par les déplacements, ne rentrait pas dans notre approche comparatiste.
6 Dans cette étude, il s’agissait d’appréhender le plus possible les mouvements dans leur globalité, dès leur commencement en 1946, soit avant même la Partition jusqu’à leur ralentissement net en 1952, et de les relier à l’irruption de violences communautaires. Aussi, la confrontation des processus de la migration et de ses conséquences immédiates dans les deux régions divisées a fait émerger la figure du réfugié et sa propre expérience des évènements [5].
7 En étudiant les déplacements des musulmans au Pendjab et au Bengale, nous nous intéressons à une catégorie particulière de personnes, les mohajirs. Ce terme générique d’origine arabe, désigne au sens large dans l’historiographie de la Partition le réfugié musulman qui fuit les violences en Inde quelle que soit leur région [6]. Leur histoire est essentiellement rapportée par les témoignages puisque les témoins ont été acteurs ou spectateurs de ces mouvements. Et il est intéressant de constater à quel point la source orale les met en valeur en renseignant autant sur le récit que sur la personne qui raconte. C’est ce que le spécialiste britannique de la Partition de l’Inde, Ian Talbot, appelle la « human dimension » qui a succédé et complété les recherches institutionnelles et politiques (les high politics) [7]. Comment cette « human dimension » peut-elle contribuer à légitimer le témoignage oral comme source historique, à la lumière de l’exemple des réfugiés musulmans ?
L’élaboration du témoignage oral comme objet de la recherche historique
8 Fait singulier dans l’histoire des grands évènements du XXe siècle, il n’existe pas de mémoire officielle de la Partition de l’Inde [8]. Dans le cadre privé, en revanche, une mémoire des évènements est conservée. L’historienne indienne Urvashi Butalia, une des premières à considérer le témoignage oral comme une source historique à part entière, précise même qu’en Inde du nord, des familles transmettent le récit de la Partition de génération en génération.
9 En outre, un projet récent de collecte de témoignages, The 1947 Partition Archive, cherche à reconstituer de manière plus officielle la mémoire de ce fait contemporain majeur. Ce projet n’est pas institutionnel mais il émane de bénévoles de divers horizons, principalement des expatriés originaires de la région et se sentant concernés par un devoir de mémoire (se présentant ainsi sur leur site : « We are concerned global citizens committed to preserving this chapter of our collective history. We come from diverse cultural and religious backgrounds, nationalities, and professions [9] »). Ils reçoivent le soutien de nombreux partenaires, parmi lesquels l’université de Berkeley et celle de Stanford dont la bibliothèque numérique conserve une partie des archives.
10 Ce projet mémoriel vise spécifiquement à collecter et à mettre en ligne (http://www.1947partitionarchive.org) les récits d’acteurs ou de témoins oculaires de la Partition, et notamment leur expérience de la violence communautaire et des déplacements. Les témoignages sont classés selon la ville de départ ou d’arrivée du réfugié pour chaque État de l’Inde, du Pakistan et du Bangladesh [10]. Les personnes ont été interrogées plus de cinquante ans après les évènements (à partir de 2011) [11] ; avec le temps, elles ne portent plus le même regard sur ce qu’elles ont vécu ou vu : ce peut être un jugement adouci ou au contraire une amertume plus forte. Et avec la parution d’ouvrages et de films, elles semblent avoir intégré le discours dominant au détriment de leurs expériences personnelles. Il convient d’en tenir compte dans l’analyse de la source orale.
11 Les témoignages consistent pour l’instant [12] en la retranscription d’entretiens menés par des « citizen historians », toujours des bénévoles, qui remodèlent les récits selon un schéma unique, celui du récit de vie chronologique où l’histoire personnelle de l’individu vient se mêler à l’histoire événementielle. Ils s’étendent donc au-delà des seuls évènements de 1947 en s’inscrivant dans une continuité. Les témoins évoquent d’abord l’enfance, la scolarité ou les études, les métiers des parents ou encore les loisirs ; ensuite une rupture survient dans le récit avec les événements de la Partition ; puis, ils poursuivent sur la réinstallation dans le nouveau pays, le reclassement, la reprise d’un travail ou des études ou le départ d’une nouvelle vie, l’acceptation ou non du nouveau pays, le retour éventuel en Inde ; et terminent sur le mariage, la naissance de leurs enfants et leur vie actuelle. La longueur du récit diffère d’un témoin à l’autre : les uns évoquent davantage leur errance ou leur départ précipité en Inde alors que les autres sont plus évasifs. Comme pour tout récit biographique, les questions de l’oubli et de la partialité restent importantes : les témoins ne disent pas tout ou modifient des circonstances selon leur intérêt. Si nous retirons le filtre de l’historien, ce sont presque toujours des témoignages de première main. Cependant, comme les personnes interrogées sont souvent de jeunes enfants en 1947, il arrive que le récit ait d’abord été rapporté au témoin par un autre membre de la famille. Et entre les membres de la même famille ou du même village, les récits oraux se ressemblent souvent. L’analyse approfondie des témoignages [13], confrontés à d’autres sources, permet par conséquent de dépasser le cadre mémoriel privé pour tendre vers une approche plus scientifique.
Construire une histoire des mohajirs pendjabis et bengalis à l’aide de la source orale
12 En portant une attention plus forte aux personnes déplacées, quelles que soient leur religion et leur origine sociale et géographique, le témoignage oral établit leur carte d’identité. Notre étude croise ainsi les approches historiques, anthropologiques et sociologiques : nous étudions les mohajirs en tant que catégorie sociale, politique et religieuse. Quels sont leurs milieux sociaux, leurs origines géographiques, leurs métiers, leurs coutumes et modes de vie, ou encore leurs confessions et leur rapport à la religion, avant et après la Partition, en Inde puis au Pakistan, enfin quelle est leur situation actuelle ? Nous ne nous intéressons pas seulement au groupe mais aussi à l’individu et à son parcours personnel. Outre le fond - le récit -, la forme - la manière dont il est construit - est également source d’informations pour l’historien.
13 Tout d’abord, la source orale, en instaurant une continuité entre le passé et le présent par les processus de rétrospection et d’introspection, invite à dépasser le découpage chronologique établi par l’histoire officielle qui fixe la rupture en 1947. Rappelons qu’au Pendjab et à Delhi, les violences communautaires atteignent un climax en 1947 au moment de l’indépendance. Les témoins, du Pendjab comme du Bengale, intègrent alors dans leur narration cette séparation : 1947 est un point de rupture avec la période antérieure. Celle-ci se caractérisait par une harmonie interreligieuse dans les villages mixtes, où différentes religions se côtoyaient, parfois les trois à la fois. Les témoignages sont donc orientés [14] et toute la narration se construit autour de la Partition qui résonne non seulement comme une rupture temporelle mais encore sociale, mentale, voire nationale pour ces réfugiés partis dans un autre pays.
14 Autre conséquence du choix du récit de vie chronologique, la part consacrée aux impacts psychologiques des déplacements et leur poids dans les mémoires collectives et individuelles est importante. Urvashi Butalia utilise l’expression des survivants des violences pour parler de la Partition comme de la « division des cœurs » [15], car les familles sont divisées et les amitiés doivent survivre au-delà de la frontière. Il faut explorer le traumatisme des personnes concernées, qui doivent se reconstruire dans un nouvel environnement, faits que l’on trouve peu, voire pas du tout, dans l’histoire écrite. La littérature sur la question distingue deux types de traumatismes, physique et psychologique, qui sont généralement indissociables. D’abord, concernant le traumatisme physique, le sociologue Renaud Dulong indique que le corps doit être la preuve du « j’y étais » [16] : les blessures, traces de la violence passée, doivent démontrer l’authenticité du témoignage et la position de victime du témoin. Ensuite, le traumatisme psychologique est profond. En effet, la migration, entraînant rupture et déracinement et s’accompagnant de violentes attaques, peut conduire à un état de dépression et à un rejet du nouvel environnement. Des exemples illustrent ce traumatisme, sans que les émotions soient pour autant explicites ou démonstratives : la réfugiée qui devient solitaire, se mure dans son silence et finit par en mourir ; ceux qui pleurent tout le temps jusqu’à mourir de chagrin ; ou ceux qui, découragés, se montrent désintéressés au travail [17]. La nostalgie de la « terre ancestrale » est un topos récurrent dans les témoignages de ceux qui, chassés de la propriété familiale, ne se sentent pas chez eux dans le nouveau pays et rêvent de leur terre perdue [18]. D’ailleurs, ils sont plusieurs à mentionner lors de leur arrivée l’accueil parfois difficile des locaux : ils sont fréquemment traités de « réfugiés », d’« Indiens », de « migrants » ou de « Ghotis », terme désignant spécifiquement les Bengalis indiens [19]. Les personnes sont cataloguées, ce qui a dû probablement gêner leur intégration. Alors que le récit officiel et institutionnel défend la réussite de la réhabilitation et de l’intégration des réfugiés dans la société pakistanaise, les témoignages viennent ici le nuancer et apporter des informations complémentaires essentielles.
La valeur du témoignage : parler et ne pas parler
15 Pour de nombreux témoins, l’histoire est essentielle à la construction culturelle et sociale de l’individu. Le témoignage, en la transmettant, revêt une valeur morale : celle de connaître son passé et d’en tirer des leçons. Plusieurs témoins mettent l’accent sur l’importance de la transmission et de l’enseignement de l’histoire malgré la douleur du souvenir [20]. Le chercheur peut ainsi confronter la petite histoire, constituée des voix des individus, à la grande histoire, l’histoire officielle, quelquefois instrumentalisée à des fins nationalistes et communautaires.
16 Le fait de parler n’est pourtant pas évident et les témoins ont longtemps privilégié le silence. Il existe plusieurs types de silence : historique, familial, où les familles se sont entendues pour ne pas dévoiler leur propre histoire, protestataire ou résigné (« à quoi bon ? ») [21]. Cette question du silence en rejoint une autre tout aussi essentielle dans notre sujet, celle des femmes : Urvashi Butalia, se présentant comme féministe, s’intéresse avant tout à l’histoire du genre, de la femme et de son expérience de la violence morale et physique (le viol et l’enlèvement) pendant les événements de la Partition, en particulier au Pendjab [22]. Elle aspire à restituer les « voix » qui ont été tues au cours de l’histoire (d’où le titre en langue originale de son livre : The other side of silence : voices from the Partition of India) en essayant de conformer le plus possible son interprétation au discours des témoins. Comme les femmes sont les dépositaires de l’honneur de la famille, du clan ou de la caste, elles ne sont pas seulement ciblées par les autres communautés, elles sont parfois tuées par leur propre famille ou elles doivent se suicider justement pour prévenir toute agression ou enlèvement. Il faut éviter par tous les moyens toute tentative de souillure de l’honneur familial.
17 Ce sont d’abord les témoins masculins, bien que réticents au début, qui évoquent ces moments comme des « sacrifices » nécessaires. Un euphémisme ? Le vocabulaire doit adoucir une période sombre en faisant oublier les aspects les plus pénibles comme le viol et l’enlèvement. Quant aux femmes concernées, pendant longtemps elles n’ont pas parlé. Deux hypothèses sont envisageables : d’une part, elles sont soumises à des tabous sociaux imposés par les hommes dans les sociétés patriarcales d’Asie du sud et doivent adopter les valeurs et concepts dominants en taisant leur propre récit ; d’autre part, le souvenir des évènements les ramène à des sentiments douloureux.
18 Urvashi Butalia soutient d’ailleurs l’argument du silence. Un problème éthique se pose alors à l’historienne : doit-elle « autoriser » le silence pour ne pas rouvrir des blessures ou, au contraire, « forcer » le discours ? À mi-chemin entre les deux, elle en vient à accepter le silence comme une forme de discours [23]. Puisque l’histoire de ces femmes enlevées et violées reste encore assez mystérieuse, l’histoire du genre permet d’ouvrir de nouvelles portes et d’explorer de nouveaux objets invisibles dans les sources écrites.
19 Ainsi, la source orale permet d’étoffer les analyses en complétant les données observées dans les sources écrites. Quand les sources institutionnelles soulignent surtout la succession des évènements, les sources orales portent une attention toute particulière aux témoins mêmes.
20 Les évènements de la Partition ont fait des musulmans en Inde et au Pakistan un groupe compact, les réfugiés musulmans, qu’il faut distinguer de l’autre groupe, les réfugiés non-musulmans. En confrontant les déplacements emblématiques au Pendjab et au Bengale et en nous appuyant principalement sur la parole des témoins, nous cherchons à embrasser une partie de l’histoire de ces mohajirs indiens et pakistanais, nous privilégions donc une micro-histoire. Cependant ces sources orales doivent être confirmées ou au contraire infirmées, au moins nuancées, par les nombreux documents écrits (rapports des derniers vice-rois, journaux souvent partisans ou encore comptes rendus du Comité international de la Croix-Rouge qui intervient au Bengale en 1950), auxquels pourraient s’ajouter des sources visuelles, telles les photographies des colonnes de réfugiés de la journaliste américaine Margaret Bourke-White.
Mots-clés éditeurs : réfugiés, Inde, Partition, témoignage, migrations/déplacements, Pakistan
Mise en ligne 14/10/2019
https://doi.org/10.3917/mate.131.0053Notes
-
[1]
THE 1947 PARTITION ARCHIVE : Kazi Shamsuzzaman, entretien réalisé par Farhana Afroz. http://www.1947partitionarchive.org/
-
[2]
Hélène Dézéraud, Violence et migrations forcées des musulmans au Pendjab et au Bengale pendant la Partition de l’Inde - Etude comparative, mémoire de master 2, sous la direction de Dzovinar Kévonian et de Michel Boivin, Université Paris Nanterre, 2017.
-
[3]
Dans l’étude, nous incluons les réfugiés de Delhi puisqu’ils viennent rapidement grossir les colonnes de réfugiés pendjabis.
-
[4]
Vincent Paul, “La population du Pakistan”, Population, vol. 10, n° 3, 1955, p. 543-546.
-
[5]
Hélène Dézéraud, ibid.
-
[6]
Christophe Jaffrelot (dir.), L’Inde contemporaine de 1950 à nos jours, Paris, Fayard, 1996, p.596. Max-Jean Zins, Pakistan : la quête de l’identité, Paris, La documentation Française, (Asie Plurielle), 2002, p.33. Ian Talbot et Shinder Thandi, People on the Move. Punjabi Colonial, and Post-Colonial Migration, Karachi, Oxford University Press, 2004. Joya Chatterji, The Spoils of Partition. Bengal and India 1947-1967, Cambridge University Press, 2007, p.190.
-
[7]
Ian Talbot et Gurharpal Singh, The partition of India, Cambridge, Cambridge University Press, “New approaches to Asian history”, 2009, p.8 et 9.
-
[8]
Somini Sengupta, “Potent memories from a divided India”, The New York Times, 13/08/2013. Urvashi Butalia, Les voix de la Partition Inde-Pakistan (trad. Françoise Bouillot), Arles, Actes Sud, 2002, p.288.
-
[9]
THE 1947 PARTITION ARCHIVE. http://www.1947partitionarchive.org/about
-
[10]
Le site étant toujours en construction, des erreurs ponctuelles se glissent dans les témoignages et gênent parfois l’analyse.
-
[11]
Somini Sengupta, “Potent memories from a divided India”, The New York Times, 13/08/2013.
-
[12]
Les vidéos des entretiens complets sont en train d’être postées sur le site.
-
[13]
Un autre site, émanant cette fois du monde universitaire britannique, rassemble plus largement des témoignages de la diaspora bengalie dans le monde et en particulier en Grande-Bretagne : Bangla Stories (https://banglastories.org/). Ici, le récit de vie n’est pas chronologique mais répond constamment à six questions (« who am I ? », « where I came from ? », « my family », « my journey », « settling in » et « connections »).
-
[14]
Daniel Bertaux, Les récits de vie, Paris, Armand Colin, 2016, p.42.
-
[15]
Urvashi Butalia, op.cit., p.14.
-
[16]
Renaud Dulong, Le témoin oculaire, EHESS, 1998, p.186.
-
[17]
THE 1947 PARTITION ARCHIVE : Niaz Ahmed Khan, Mohammad Rasheed et Bushra Rahmaan, entretiens réalisés par Fakhra Hassan, Allah Rakha et Abdul Aziz, entretiens réalisés par Muhammad Hanif. http://www.1947partitionarchive.org/
-
[18]
THE 1947 PARTITION ARCHIVE : Kaiser Ali, entretien réalisé par Farhana Afroz, Khalid Chowdhry et Arghwani Begum, entretiens réalisés par Fakhra Hassan. http://www.1947partitionarchive.org/
-
[19]
THE 1947 PARTITION ARCHIVE : Bagh Ali, entretien réalisé par Fakhra Hassan, Mohammad Abdul Gaffar, entretien realisé par Farhana Afroz. https://www.1947partitionarchive.org/Shelley Feldman, “La formation de l’État et de la nation bengalis : la partition et les déplacements revisités”, Revue internationale des sciences sociales, n° 175, 2003, p.121-132.
-
[20]
THE 1947 PARTITION ARCHIVE : Ali Shan, entretien réalisé par Guneeta Singh Bhalla, Allah Rakha, entretien réalisé par Muhammad Hanif. https://www.1947partitionarchive.org/
-
[21]
Urvashi Butalia, op.cit., p.285. Cet ouvrage est l’un des premiers, si ce n’est le premier, à collecter les récits des témoins hindous et musulmans et, par conséquent, à constituer une mémoire qui sort du cadre privé.
-
[22]
Urvashi Butalia est aussi l’une des premières à s’intéresser à l’histoire de ces femmes. Urvashi Butalia, op.cit., p.283. Ian Talbot signale d’ailleurs dans son ouvrage la multiplication des analyses féministes depuis les années 80. Ian Talbot et Gurharpal Singh, op.cit., p.17.
-
[23]
Urvashi Butalia, op.cit.