Notes
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[1]
Kristiane Janeke, “Il ne doit pas y avoir de terre inexplorée. La mémoire de la Première Guerre mondiale en Russie depuis 1989- 1991”, Matériaux pour l’histoire de notre temps, n° 113-114, 2014, p. 75-83.
-
[2]
Karen Petrone, The Great War in Russian Memory, Bloomington, Indiana University Press, 2011. 385 p ; Alexandre Sumpf, La Grande Guerre oubliée : Russie, 1914-1918, Paris, Perrin, 2014. 527 p.
-
[3]
L’expression « mémoire historique » (istoricheskaia pamyat) est très souvent utilisée en Russie, aussi bien par les dirigeants que par les représentants des associations. Cette expression serait synonyme de « la connaissance de l’histoire nationale ».
-
[4]
V.V. Poutine, Discours lors de l’inauguration du monument aux héros de la Première Guerre mondiale ( ), http://www.kremlin.ru/transcripts/46385. Consulté le 15 janvier 2017.
-
[5]
Ibidem.
-
[6]
Alexei Makarkin, “Pamyat’ o zabytoi voine : politicheskie aspekty [La mémoire de la guerre oubliée : aspects politiques]”, Neprikosnovennyi zapas, n° 4 (96), 2014, http://www.nlobooks.ru/node/5326. Consulté le 17 février 2017.
-
[7]
Voir, par exemple, le film documentaire en trente-deux parties, La Grande Guerre oubliée (Velikaia i Zabytaia), conçu par l’historien Victor Pravdiuk.
-
[8]
Voir le texte publié le 20 août 2014 sur http://mitropolia.spb.ru/news/culture/?id=57534#ad-image-0, site officiel du diocèse de l’Église orthodoxe de Saint-Pétersbourg. Consulté le 15 janvier 2017.
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[9]
Voir à ce sujet le site de la radio Grad Petrov, http://www.gradpetrov.ru/announces/pervaya-mirovaya-1916/ média appartenant au diocèse de Saint-Pétersbourg. Consulté le 15 janvier 2017.
-
[10]
Voir à ce sujet la conférence de presse des représentants des associations mémorielles publiée sur le site de l’agence de presse Tass, http://itar-tass.com/press/events/2018. Consulté le 15 janvier 2017.
-
[11]
Sylvain Antichan et Jeanne Teboul, « Faire l’expérience de l’histoire ? Retour sur les appropriations sociales des expositions du centenaire de la Première Guerre mondiale », dans ce numéro, p. 32-39.
-
[12]
Il s’agit notamment des photographies des bataillons féminins. Le gouvernement provisoire autorisa, en mars 1917, la constitution des troupes d’attaque féminines, placées sous le commandement de la légendaire Maria Bochkareva, une femme officier dans les rangs de l’armée depuis 1914.
-
[13]
Le néologisme « Gayrope » est utilisé par les Russes d’orientation conservatrice, essentiellement sur Internet, pour désigner de manière sarcastique l’Europe. Ce mot fait allusion au mariage gay, à la tolérance par rapport aux minorités sexuelles en Europe et plus généralement à la « dégradation des mœurs » dans les pays occidentaux.
-
[14]
Je remercie Sylvain Antichan pour ses remarques et critiques qui ont grandement contribué à améliorer ce texte.
1 Le centenaire du début de la Première Guerre mondiale a pris une grande ampleur en Russie. Pour la première fois, la commémoration de ce conflit est devenue un enjeu national [1]. Les révolutions de 1917 avaient longtemps occulté la mémoire de la Première Guerre mondiale. Dans les années 1920-1930, les autorités condamnaient cette guerre « impérialiste » et « illégitime », et refusaient toute commémoration officielle en privilégiant la glorification des grèves, des luttes révolutionnaires et des exploits de l’Armée rouge. La vague mémorielle que les pays européens ont connu dans l’entre-deux-guerres ne trouva pas d’écho en URSS. La mémoire des événements de 1914-1918 resta pendant toute l’histoire soviétique imprécise et contradictoire, même si elle était parfois instrumentalisée [2]. Les politiques commémoratives se sont concentrées en URSS autour de la victoire de la Seconde Guerre mondiale, érigée à partir des années 1960 en véritable culte, contribuant ainsi à occulter l’histoire de la Grande Guerre.
2 De 1991 jusqu’à la période la plus récente, alors que plus rien n’empêchait d’évoquer le premier conflit mondial, la société n'éprouva aucun besoin de revisiter ce passé. Pendant les deux décennies post-soviétiques, les institutions culturelles ont fait l’impasse sur cet événement. Les amateurs passionnés par l’histoire de l’armée et des armes se réunissaient au sein d’associations pour échanger sur ce sujet ou pour organiser des reconstitutions de batailles, sans que cette activité ne fût médiatisée. L’année 2014 a ainsi marqué un grand tournant. Les pouvoirs fédéraux et locaux, les institutions culturelles, les associations historiques et l’Église orthodoxe ont réuni leurs efforts pour sortir cette guerre de l’ombre. Au début de l’année, le Comité d’organisation du Centenaire a été créé sous l’égide du président de la Douma, la chambre basse du Parlement. Le centenaire russe, qui s’inscrit dans le moment commémoratif international, entend relever plusieurs défis géopolitiques : développer les réseaux culturels russes à l’étranger à travers des activités commémoratives ; se rapprocher davantage des alliés actuels ; s’imposer comme le pays-successeur de l’Empire russe et s’accaparer symboliquement sa gloire militaire et ses alliances historiques. Le volet national n’est pas moins ambitieux. Les pouvoirs publics manifestent ouvertement et sans réserve la volonté d’imposer une nouvelle interprétation de la Première Guerre mondiale, résolument différente de celle en vigueur à l’époque soviétique et d’influencer ainsi la « mémoire historique [3] » de la nation.
3 À la suite des événements du printemps 2014, les pouvoirs publics adaptent le scénario initialement prévu à la nouvelle donne. Le centenaire du début de la guerre se déroule dans une ambiance extrêmement tendue, du fait de l’annexion de la Crimée par la Russie, de la guerre à l’est de l’Ukraine et des sanctions économiques occidentales intervenues au moment où la commémoration bat son plein. Le contexte international défavorable incite les dirigeants russes à donner des connotations belliqueuses à leurs discours inauguraux. Le discours prononcé par Vladimir Poutine le 1er août 2014 lors de l’inauguration d’un monument à Moscou au Mont du Salut (Poklonnaya Gora), lieu emblématique de la défaite de Napoléon en 1812 choisi dans les années 1950 comme « parc de la victoire » sur le nazisme, en offre un exemple significatif. D’après Vladimir Poutine, il y a cent ans, « la Russie a tout fait pour persuader les pays européens de résoudre les conflits par voie diplomatique. Mais elle n’a pas été entendue. Et elle a dû entrer en guerre pour protéger le peuple serbe et les autres peuples slaves [4] ». On voit clairement ici une allusion à sa vision du conflit ukrainien. Dans ce conflit, la Russie affirme la nécessité de protéger les intérêts de la population russophone de l’Ukraine, d’où le parallèle avec la Serbie.
4 L’enjeu idéologique du Centenaire consiste à revisiter les relations de la Russie avec les pays européens, en employant une rhétorique modérément anti-occidentale et en faisant éventuellement un lien entre les conflits passés et le conflit ukrainien. Les discours officiels diffusent notamment l’idée que la responsabilité de la Russie dans le déclenchement du conflit mondial serait moindre par rapport à celle des autres pays, mais son sacrifice plus important et les conséquences plus graves. La Russie est présentée comme victime des manipulations des pays occidentaux. L’offensive russe actuelle en matière de politique extérieure se trouve ainsi légitimée par le fait que la Russie évolue depuis fort longtemps dans une situation internationale défavorable.
5 Reflet fidèle de la politique du Président et du parti Russie Unie qui font du sentiment patriotique leur cheval de bataille, les discours officiels sur le Centenaire prônent le patriotisme de la société pendant les années de guerre et les « traditions glorieuses » de l’armée russe. D’après le Président, en disant « toute la vérité » sur l’importance des exploits russes dans cette guerre, il serait possible de rétablir une continuité entre les traditions de l’armée russe impériale, celles de l’armée soviétique et celles de l’armée russe actuelle. Dans le sillage de la glorification de l’armée russe, le discours de Vladimir Poutine propose une nouvelle interprétation qui stipule que la Russie n’a pas perdu la guerre, mais que la victoire a été « volée » par les « traîtres aux intérêts nationaux [5] ».
6 Le message transmis par les pouvoirs publics est ambigu. D’un côté, ils affirment le statut de victime de la Russie : entraînée dans la guerre contre sa volonté, elle se serait sacrifiée pour ses alliés. Dans le même temps, ils la présentent comme un pays fort, ayant une armée puissante et victorieuse. À ce message ambivalent, il faut ajouter un troisième élément non négligeable : l’évocation des « traîtres aux intérêts nationaux » qui ne sont pas nommés. Ainsi, la réprobation de l’extrême gauche pacifiste d’il y a cent ans perd son ancrage historique et peut être extrapolée à l’opposition politique d’aujourd’hui.
7 Que devient l’intention politique quand elle se diffuse dans l’espace social ? Les institutions culturelles transmettent-elles ces messages de manière fidèle ou élaborent-elles d’autres visions des événements passés ? Qu’en est-il du public du Centenaire ? Par quels prismes perçoit-il les représentations de la guerre ?
LES PRINCIPAUX ACTEURS DU CENTENAIRE ET LES PARTICULARITÉS DU CONTEXTE COMMÉMORATIF RUSSE
8 En Russie, l’injonction de commémorer le Centenaire vint de l’État qui octroya des moyens importants à la réalisation de différents projets et incita des acteurs sociaux, publics et privés, à participer à l’effort collectif [6]. Le caractère officiel et étatique du Centenaire fut renforcé par l’activité abondante des chaînes publiques qui préparèrent de nombreux films documentaires et de fiction ainsi que des émissions historiques. Ces émissions furent diffusées tous les jours en prime time. La guerre fut le plus souvent montrée au grand public à travers les biographies des généraux et des héros (les maréchaux Vassilevski et Malinovskii ; Maria Bochkareva, fondatrice d’un bataillon exclusivement féminin).
Dmitri Semionovitch Stelletsky, Le soldat russe Fedor Andriev, du gouvernement d’Orel, Mourmelon, Marne, 2 août 1916.
Dmitri Semionovitch Stelletsky, Le soldat russe Fedor Andriev, du gouvernement d’Orel, Mourmelon, Marne, 2 août 1916.
9 Malgré le caractère prétendument historique du Centenaire, l’histoire de la Première Guerre mondiale n’a été que peu problématisée. Si l’on entend par « histoire » un savoir professionnel critique censé apporter la compréhension des événements à la base de sources nouvelles et d’un dialogue international entre les professionnels, alors l’histoire fut la grande absente de la commémoration nationale russe. Certes, le Centenaire a donné une impulsion à l’activité des historiens. Nombre d’ouvrages sur la guerre, y compris quelques éditions richement illustrées, virent le jour en 2013-2015. Mais il n’y a eu que très peu de tentatives de compléter les hommages aux morts par un regard analytique et distancié et encore moins de faire une révision de cette guerre fondée sur les nouvelles approches historiographiques. Quelques émissions ou publications allant dans la direction de la révision historique reprenaient l’argumentation des dirigeants des années 1914- 1917 [7] pour l’opposer à la version soviétique postérieure. La vision stratégique du tsar Nicolas II, de ses ministres et généraux fut ainsi exhumée et prime désormais sur la critique bolchévique de la « guerre impérialiste ».
Paris. Fête du 14 juillet 1916. Esplanade des Invalides. Soldats russes et leur drapeau avant la revue.
Paris. Fête du 14 juillet 1916. Esplanade des Invalides. Soldats russes et leur drapeau avant la revue.
10 L’élan commémoratif du Centenaire fut renforcé par l’omniprésence de l’Église orthodoxe, devenue un acteur incontournable dans les mises en scène mémorielles. Si le patriarche Cyril fut présent à côté du Président lors de son discours inaugural du 1er août au Mont du Salut à Moscou, d’autres ecclésiastiques moins illustres participèrent à l’inauguration des monuments dans les villes et parfois au vernissage des expositions. D’après l’archimandrite du diocèse de Saint-Pétersbourg qui prononça le Requiem pour les morts au combat au Musée du maréchal Souvorov de Saint-Pétersbourg, le fait de prier « dans les murs sacrés du Musée Souvorov » serait un signe que « la vraie mémoire revient dans la maison mémorielle de ce grand stratège » [8]. La mémoire est vraie quand elle est sacrée : cette attitude, assez répandue dans la population et même chez les professionnels de l’histoire, peut être sans doute considérée comme la matrice de l’attitude actuelle de la société russe par rapport aux commémorations des événements nationaux douloureux.
11 Notons également la proximité et les liens affichés de nombre d’historiens professionnels actifs lors du Centenaire avec l’Église orthodoxe. La radio orthodoxe pétersbourgeoise Grad Petrov est devenue l’un des porte-voix de ces historiens en organisant notamment un cycle d’émissions [9] qui se poursuivent à ce jour et qui ont l’ambition de retracer l’histoire de la guerre de manière très détaillée. Le contexte commémoratif fut marqué par les activités des associations qui profitèrent du Centenaire pour donner une plus grande visibilité à leurs activités et obtenir éventuellement des aides. Ainsi, les groupes qui procèdent à l’inspection des lieux d’inhumation des militaires reçurent des subventions pour réparer les tombes, mettre des plaques, ériger des croix sur les lieux des batailles. Les clubs d’amateurs d’histoire militaire mirent en scène les reconstitutions costumées des batailles. Les associations qui s’occupent des victimes des répressions staliniennes profitèrent du Centenaire pour attirer l’attention sur les répressions contre les anciens combattants dans les années 1930. L’association pétersbourgeoise « Les noms retrouvés » inaugura un monument aux vétérans de guerre fusillés lors de la Grande terreur stalinienne sur l’un des principaux lieux d’inhumation de masse à Levashovo, près de Saint-Pétersbourg [10].
12 Si toutes ces associations ont leurs objectifs propres, elles ont aussi des horizons communs. Elles plaident pour la généralisation en Russie de l’expression « la Grande Guerre » utilisée en Europe. Elles souhaitent créer des lieux de mémoire russes de la Première Guerre mondiale suivant le modèle européen. Il s’agit notamment d’octroyer à la bataille de Smorgon (automne 1916) le statut de « Verdun russe ». Les associations entrent en contact avec les descendants des combattants pour les inciter à participer à des cérémonies commémoratives et établir ainsi des liens entre les générations.
13 L’apport des associations dans la création du contexte commémoratif est assez ambivalent. D’un côté, elles reproduisent dans les grandes lignes les orientations commémoratives de l’État : patriotes, enclines à associer les représentants de l’Église à leurs activités, elles sont déterminées à « dire toute la vérité » sur la guerre et sur chaque combattant, à « lutter contre l’oubli » et à « rendre hommage ». Dans le même temps, familières des scénarios mémoriels européens, elles souhaitent transposer le répertoire européen sur le sol russe. Leurs activités ont souvent une dimension internationale, puisque les lieux des batailles menées par l’Empire russe en 1914-1917 se situent aujourd’hui en Ukraine, Biélorussie, Lituanie et Pologne. Ainsi, elles s’associent avec les clubs semblables des pays voisins. Que ce soit l’organisation des reconstitutions historiques sur les lieux des batailles, l’ouverture des musées associatifs locaux, la recherche des noms des militaires disparus ou les rituels commémoratifs sur les lieux d’inhumation, ces activités présupposent une coopération internationale. À l’heure où l’État russe est en froid avec les pays voisins à cause des événements ukrainiens, les associations mémorielles représentent un vecteur géopolitique alternatif, en projetant leur influence et leurs intentions au-delà des frontières russes. La critique de l’Europe, qui filtre de manière plus ou moins ouverte dans les discours politiques officiels, n’est pas perceptible dans les discours des représentants des associations.
14 En diffusant le répertoire mémoriel européen emprunté aux pays de l’Ouest, en tissant des liens avec les ex-confins de l’Empire, en alimentant les projets des pouvoirs publics et en se distançant quelque peu de ces derniers, les associations contribuent à créer et à cimenter la spécificité commémorative russe.
LES EXPOSITIONS HISTORIQUES, LITTÉRAIRES ET ARTISTIQUES CONSACRÉES À LA GRANDE GUERRE
15 Les musées sont des acteurs incontournables de cette grande commémoration. L’étude de leurs orientations idéologiques, de leurs activités et partis-pris pédagogiques s’impose pour pouvoir conduire une analyse sociologique du déroulement du Centenaire en Russie. Sous l’impulsion du ministère de la Culture et des délégations à la culture dans les villes, beaucoup de musées ont proposé à partir de leurs collections des expositions consacrées au conflit.
16 Les pouvoirs fédéraux ayant donné la priorité au thème de la commémoration du Centenaire, celui-ci attira la majorité des subventions. Les musées ont été par conséquent plus ou moins contraints de proposer des expositions sur la Première Guerre mondiale, ce qui a conduit à la prolifération de petites expositions sans véritable visibilité. Dans la plupart des cas, elles faisaient partie du programme général de visite du musée. Par conséquent, les visiteurs achetaient un billet groupé, ce qui ne permettait pas d’évaluer le nombre de visiteurs venus spécifiquement pour l’exposition dédiée à la Première Guerre mondiale. Durant l’été et l’automne 2014, une trentaine d’expositions à Moscou et à Saint-Pétersbourg et quelques projets dans les autres villes de Russie, ont vu le jour. Cette activité muséale fut surprenante avant tout par la diversité de l’offre. Comment les musées traduisirent-ils les messages idéologiques des dirigeants ? Ces institutions furent-elles des médiateurs fidèles de la nouvelle idéologie, ou bien proposèrent-elles une autre perspective sur la guerre, et si oui, laquelle ?
17 D’après nos observations, il existe un lien entre le volume des moyens accordés à l’exposition et son orientation idéologique, comme le démontrent deux grandes expositions moscovites très richement dotées. L’exposition phare, « La Première Guerre mondiale : la dernière bataille de l’Empire russe », qui s’est tenue au Musée historique de Moscou situé sur la Place rouge, fut dotée d’une scénographie visiblement coûteuse et d’une collection d’objets impressionnante. L’autre grande exposition moscovite, « L’Entente », qui s’intéressa à l’histoire politique et militaire de l’alliance, se déroula dans les locaux du palais de Tsarytsino. Le fil conducteur de ces deux grandes expositions était que la Russie s’était sacrifiée pour ses alliés et avait sauvé l’Europe. Des citations de politiciens ou d’écrivains, européens et russes, mettaient en valeur cette idée. Placées sur les murs, elles étaient visibles de partout. Certains visiteurs les lisaient à haute voix en passant. La citation du maréchal Foch en particulier, « Si la France n’a pas été effacée de la carte de l’Europe, c’est avant tout à la Russie qu’elle le doit », faisait l’objet d’une mise en valeur dans les deux langues.
18 Une autre idée récurrente est l’importance du tsar en tant que symbole d’unité et chef des armées. Cette interprétation du rôle historique du monarque tranche par rapport à l’interprétation soviétique qui mettait au contraire l’accent sur les défauts de la politique des Romanov. Le dernier tsar, Nicolas II, est présenté comme un politicien modéré qui œuvrait pour préserver la paix et n’était responsable ni du déclenchement de la guerre, ni de la fin de l’Empire. Les expositions proposaient des documents signés par le tsar qui illustraient ses intentions pacifiques. En revanche, les décisions et les tournants politiques, dont le tsar était personnellement responsable, ne faisaient généralement pas l’objet d’une explication et se trouvaient dénués de leur contenu historique et politique.
19 En 1915, Nicolas II, contre l’avis de ses conseillers et de la plupart de ses ministres, décida de devenir chef des armées et déménagea de Saint-Pétersbourg à l’État-major, situé à Mogilev, à huit cents kilomètres de la capitale. Cette décision a fait couler beaucoup d’encre car de nombreux historiens considèrent qu’elle fut désastreuse pour la gestion de l’Empire en guerre. Éloigné de la capitale, le tsar n’aurait pas pris la mesure de l’ampleur du mouvement révolutionnaire qui secouait alors le pays. En outre, toutes les défaites lui seraient désormais personnellement imputées. L’exposition du Musée historique de Moscou consacra une salle entière au déménagement du tsar à l’État-major mais sans expliciter le sens et la portée politique de cet événement. Quelques tableaux, les uniformes du tsar et surtout plusieurs témoignages filmiques de l’époque étaient proposés aux visiteurs. Ces films montraient les cérémonies militaires festives, les jeux des enfants du tsar, le train dans lequel se déplaçait la famille impériale. Un événement politique majeur se voyait ainsi réduit au cérémonial monarchique. Cet exemple illustre la tendance à remplacer l’explication des événements par la mise en valeur d’objets intéressants, exotiques ou personnels.
Paris. Au Grand Palais. Exposition d’auto-ambulances destinées à la Russie (11 mai 1917).
Paris. Au Grand Palais. Exposition d’auto-ambulances destinées à la Russie (11 mai 1917).
20 L’analyse des propos des commissaires des grandes expositions démontre que deux objectifs présidaient à leur organisation:d’une part « rétablir la mémoire historique » et « sortir cette guerre de l’oubli », d’autre part « montrer des objets uniques et authentiques ». Les musées sont en effet particulièrement fiers de leurs objets et le fait de les mettre en valeur représente un objectif en soi qui prime sur l’explication historique. Les expositions moscovites, les plus richement dotées et les plus en vue, furent donc à la fois patrimoniales et idéologiques, riches de leurs objets et porteuses de la nouvelle interprétation de l’histoire de la guerre.
21 La situation était différente dans des musées plus périphériques qui ont certes organisé des expositions conformément aux consignes de leurs supérieurs hiérarchiques, mais sans pouvoir y consacrer des moyens importants et sans disposer de beaucoup d’objets authentiques dans leurs fonds. S’agissait-il d’une coïncidence si dans ces expositions l’influence idéologique de l’État n’était pas perceptible ? Ayant choisi, faute de moyens, d’évoquer un seul aspect de la vie de la Russie en 1914-1918, ces expositions approfondirent de manière détaillée la question générale du sens de la guerre et de son impact sur la société. Sans se préoccuper de montrer des objets uniques et originaux, elles utilisèrent aussi bien des reproductions en grand format d’articles de presse et de photographies retouchées, que des objets militaires et des uniformes fabriqués par des clubs de reconstitution historique, sans exclure des installations d’art contemporain prêtées par les artistes eux-mêmes. Le tout formait un bric-à-brac souvent lié par un concept original et accompagné de solides commentaires. La vie pendant la guerre dans les deux plus grandes villes de Russie, Saint-Pétersbourg (rebaptisée Petrograd en 1914) et Moscou, fut exposée respectivement par le Musée de l’histoire de Saint-Pétersbourg et le Musée de la ville de Moscou : problèmes d’approvisionnement, files d’attente, boutiques étrangères saccagées, hôpitaux installés dans les palais, autant d’aspects qui plongeaient le visiteur dans la problématique générale de la guerre, celle de ses privations, de ses dangers et de son impact sur la population civile. Les musées littéraires, quant à eux, se centrèrent sur divers aspects de la vie culturelle et artistique, notamment l’engagement militaire ou pacifiste d’écrivains et de poètes. Le Musée de médecine militaire montra des journaux intimes et des objets personnels de médecins de guerre. La Bibliothèque nationale proposa une exposition sur les socialistes russes et leurs débats pendant la Première Guerre mondiale.
22 Les petites expositions adoptèrent parfois une perspective internationale ou comparative. Ainsi, le Musée de la religion de Saint-Pétersbourg mit en scène le rôle du clergé dans la guerre et proposa une analyse comparée des phénomènes surnaturels et des croyances populaires en Russie, en France et en Belgique. Le Musée pétersbourgeois de l’Histoire politique de la Russie montra les affiches publicitaires russes et françaises incitant la population à participer à l’emprunt de guerre. Le musée littéraire de Moscou quant à lui, s’intéressa aux œuvres littéraires rédigées durant la période par des écrivains de différents pays. Si les grandes expositions furent portées par la nouvelle interprétation historique de l’État, dans les projets plus périphériques c’est la poésie de « l’Âge d’argent », moment privilégié du développement des avant-gardes russes au début du XXe siècle, qui joua souvent le rôle de fil conducteur spirituel. La Première Guerre mondiale et le pressentiment de la révolution trouvèrent en effet un écho dans les poèmes d’Anna Akhmatova, Alexandre Blok, Ossip Mandelstam, Nikolaï Gumilev, Vladimir Maïakovskii, Boris Pasternak et bien d’autres encore. Les expositions utilisèrent de diverses manières les vers des poètes russes des années 1910 : pour les titres au sein de l’exposition, pour scander le parcours ou créer une ambiance particulière en recourant à la voix d’un poète, en analysant ses pressentiments ou son engagement.
23 Le site de la mairie de Saint-Pétersbourg recensa au total une vingtaine d’expositions sur la Première Guerre mondiale programmées pour le printemps, l’été ou l’automne 2014. La quasi-absence de publicité pour la plupart de ces projets fut d’autant plus surprenante. Seule l’exposition qui s’est tenue au Musée russe (le musée des Beaux-arts, institution d’envergure nationale) bénéficia d’une certaine visibilité. Dans la plupart des autres expositions les salles restaient vides tout comme les livres d’or.
LA PERCEPTION DES EXPOSITIONS PAR LES VISITEURS ET LEUR RAPPORT AU PASSÉ
24 Le Musée de l’artillerie de Saint-Pétersbourg occupe un bâtiment ancien de l’Arsenal au cœur de la ville. Dans les salles sont exposées des armes à feu de toutes les époques. Le musée proposa simultanément trois expositions temporaires dédiées à la Première Guerre mondiale : « L’acier et le sang » (une exposition d’armes et d’uniformes) ; « 100 photographies » (photographies prises par des photographes professionnels sur les fronts russes de la Première Guerre mondiale) ; et enfin une petite exposition d’affiches de propagande. C’est dans ce musée que j’ai interviewé les visiteurs pendant trois jours pour connaître leur rapport personnel à la Première Guerre mondiale et à la guerre en général. Je voulais également savoir dans quelle mesure le contexte commémoratif et le message diffusé par les pouvoirs publics influençaient leur perception de l’histoire de la guerre et des objets exposés.
25 Ce musée accueille de nombreux visiteurs, principalement des touristes russes, car les cartels ne sont pas traduits en anglais. Le public masculin y est prédominant et les visiteurs sont, pour la moitié d'entre eux environ, issus de milieux populaires. Pour parler de l’exposition, les visiteurs mobilisent toutes leurs connaissances préalables, multiples et variées, qui découlent de leur parcours scolaire et de leur expérience professionnelle. La perception d’un même objet varie d’un visiteur à l’autre, constat que l’on retrouve aussi bien en Russie que dans des expositions organisées en France [11]. L’évocation de l’objet muséal visionné provoque à chaque fois un éventail de réactions des plus inattendues.
26 Les visiteurs qui étaient de grands lecteurs par ailleurs, tentèrent de comprendre ces expositions à travers leurs lectures, sans évoquer dans leur entretien l’actualité politique. J’ai découvert que paradoxalement les visiteurs russes connaissent cette guerre essentiellement grâce à la littérature étrangère. Ils ont mentionné Erich Maria Remarque, Heinrich Böll, Ernest Hemingway, Richard Aldington, ou Louis-Ferdinand Céline. Parmi tous ces auteurs, Erich Maria Remarque, avec son roman À l’Ouest rien de nouveau, dépasse les autres en popularité. Pour un doctorant en histoire âgé de vingt-trois ans, l’exposition était un moyen de compléter ses connaissances historiques et littéraires :
27 « Je veux savoir où est la vérité. Parce que le vingtième siècle, c’est un siècle affreux, tragique. J’ai lu les romans d’Erich Maria Remarque « À l’Ouest rien de nouveau » et « Après ». Les militaires revenaient de guerre, handicapés, aveugles. Puis, la révolution en Allemagne, la révolution en Russie. L’époque était terrible. Si l’on en croit Remarque, ils combattaient « pour la liberté ». Et les Français à l’autre extrême, combattaient eux aussi « pour la liberté ». Mais le prix qu’ils ont payé... Faut-il payer tant ? ». À l’instar de ce doctorant, la préoccupation des visiteurs-grands-lecteurs est d’ordre humaniste et pacifiste. La guerre est perçue comme une souffrance commune à tous les pays belligérants.
Défilé de troupes russes à Barnaoul (Sibérie), s.d..
Défilé de troupes russes à Barnaoul (Sibérie), s.d..
28 À l’autre opposé du spectre, les visiteurs-téléspectateurs ont compris ces expositions de manière résolument patriotique et même militariste. Pour eux, l’importance de ce genre d’exposition serait d’« augmenter le patriotisme, notamment chez les jeunes ». Un objectif très important pour les visiteurs-téléspectateurs était de comprendre l’actualité politique à travers l’histoire. S’interrogeant sur le sens de la crise politique russo-ukrainienne, ils confrontaient les déclarations des hommes politiques avec le contenu des expositions. Les visiteurs-téléspectateurs ont bien assimilé les idées politiques que le gouvernement voulait transmettre à travers le Centenaire, et ils reproduisaient ces clichés dans les entretiens : « Il faut être fier de notre armée », « Il faut envoyer cette exposition en Europe pour montrer que la Russie est forte ».
29 Il semble qu’en Russie l’impact du contexte commémoratif sur la perception des expositions ait été très important. Le livre d’or d’une grande exposition de peinture intitulée « La Première Guerre mondiale : 1914-1918 » qui s’est tenue au Musée russe de Saint-Pétersbourg, se transforme en véritable tribune du pacifisme et reflète la peur de la guerre. Si les entrées plaidant pour la paix y sont prédominantes, d’autres écrits témoignent en revanche des ambitions impérialistes des visiteurs (« Dommage que l’Empire russe n’ait pu ériger la croix orthodoxe sur la basilique Sainte-Sophie de Constantinople ») ou de leur anti-occidentalisme (« Il serait utile de montrer ces tableaux aux dirigeants des pays européens qui oublient l’histoire »). Dans l’ensemble, les entrées du livre d’or font le plus souvent allusion à l’ambiance politique actuelle plutôt qu’au contenu de l’exposition.
COMMENT LES VISITEURS DONNENT DU SENS AUX OBJETS EXPOSÉS (ARMES, UNIFORMES, PHOTOGRAPHIES)
30 Interrogés sur les objets qui les ont impressionnés, les visiteurs expliquent leur intérêt par leur expérience personnelle ou professionnelle.
31 Les armes constituent l’objet muséal le plus controversé, provoquant des réactions très différentes. D’après les visiteurs, leur intérêt pour les armes s’explique par leur métier (ingénieur, militaire, historien), leur lieu de résidence (petites ou moyennes villes où sont localisées des usines militaires), ou tout simplement par leur passion pour les armes. Un ingénieur spécialisé dans la construction des missiles, âgé de soixante-deux ans, en visite touristique à Saint-Pétersbourg, fait un tour de tous les musées militaires : « Ma visite est pour ainsi dire « militariste ». Je visite tous les musées militaires. Hier, j’ai visité le Musée de la guerre et de la marine, aujourd’hui, le Musée de l’artillerie ». Interrogé sur le sens de l’exposition, il répond : « Il faut se souvenir de cette guerre. Pourquoi ? Parce que la Russie a perdu plus d’hommes que les autres pays ».
32 Un autre visiteur, un ingénieur âgé de vingt-trois ans, s’intéresse au fonctionnement de certains types d’armes de la période de la Première Guerre mondiale : « Je m’intéresse notamment aux mortiers qui étaient utilisés à Osovets. Je ne comprends pas tout à fait comment ils fonctionnent. Je soupçonne que ce type d’arme n’était pas efficace ».
33 Un journaliste trentenaire, en voyage d’affaires à Saint-Pétersbourg, originaire d’une petite ville où la grande partie de la population travaille dans les usines militaires, fréquente régulièrement ce genre d’expositions : « Notre ville est très militarisée. Les sujets militaires sont très présents dans notre vie depuis l’enfance. L’ambiance est telle que nous avons une sorte de culte de la guerre. Pour cette raison, je n’ai pas pu passer à côté de ce musée même si je suis en mission et que je n’ai que très peu de temps pour les visites ». Les connaisseurs d’armes avaient plusieurs objectifs : contempler une arme qu’ils avaient vue uniquement par le biais d’images, obtenir des informations complémentaires sur ses caractéristiques techniques, découvrir éventuellement un nouvel objet rare, photographier les objets et poster les photographies sur des blogs pour des amis virtuels vivant dans d’autres villes. L’absence d’intérêt pour les armes chez certains visiteurs (surtout les femmes) s’explique, selon eux, par manque de connaissances sur le sujet et par pacifisme. Parmi les objets personnels des militaires, le regard des visiteurs était attiré en tout premier lieu par les uniformes. Ces derniers intéressaient les visiteurs soit du fait de leur exotisme, soit parce qu’ils revêtaient une valeur sentimentale. Les uniformes algériens, turcs ou français impressionnaient par leurs couleurs, par la forme inhabituelle des pantalons, des chapeaux ou des casques. Les visiteurs trouvaient qu’il y avait un aspect carnavalesque dans ces uniformes anciens. Les uniformes représentaient pour eux l’ancien monde disparu. Ces vêtements pouvaient revêtir une valeur sentimentale s’ils appartenaient à une célébrité (par exemple, un général connu) ou s’ils appartenaient à un inconnu qui avait laissé des lettres ou un journal intime exposé en vis-à-vis, ce qui permettait de personnaliser le vêtement et de lui conférer une histoire.
34 Contrairement à la plupart des visiteurs, pour un historien âgé de quarante ans, spécialiste de l’histoire militaire, l’intérêt de voir ces objets consiste en la visualisation de ce qu’il sait déjà :
35 « Je viens pour regarder les objets. Je ne lis pas les étiquettes. C’est juste pour regarder. Quand on lit beaucoup, quand on connaît le sujet, on reconnaît l’objet tout de suite. Je le reconnais, et je suis ravi du fait de le voir. Une personne qui ne connaît pas le sujet, ne peut pas comprendre. Comment peut-on s’extasier en regardant une énième variante d’une gamelle, ou d’un uniforme ? J’ai été particulièrement content de voir l’uniforme autrichien ».
36 Pour donner du sens aux objets exposés, les visiteurs évoquent très souvent leurs connaissances sur la Seconde Guerre mondiale, tirées essentiellement des films soviétiques. Pour un visiteur non-spécialiste, s’intéresser aux objets militaires implique nécessairement une opération de comparaison :
37 « J’ai remarqué les grenades à main. Je les ai prises en photo. Parce qu’elles ne ressemblent pas du tout aux grenades citron que j’ai vues dans les films. Ici, elles ressemblent aux lampes de poche. Avec des poignées en bois. Et les musettes des soldats sont très primitives. Nous sommes plus habitués à voir les objets de la Seconde Guerre mondiale. C’est avec eux que je compare. On en a vu beaucoup, dans les films, dans les expositions. Depuis notre enfance on en était saturés » (femme, soixante-six ans, biologiste).
38 Pour un militaire trentenaire, il est important d’établir une continuité entre le quotidien militaire de différentes époques, entre la Première Guerre mondiale et la Seconde : « Je m’intéresse particulièrement aux objets entrés en usage pendant la Première guerre mais qui étaient utilisés également pendant la Seconde. Par exemple, les cantines ambulantes existaient depuis le début du siècle, et elles étaient utilisées très activement dans les années 1940 ».
39 La photographie apparaît comme un moyen universel qui permet à toutes les catégories de visiteurs d’exprimer leur attitude et de trouver un cliché qui les intéresse. Dans l’exposition analysée, les clichés pris sur le front par des photographes professionnels étaient agrandis et imprimés en grand format. Les visiteurs, hommes et femmes, étaient touchés émotionnellement par le fait de voir « les gens simples » qui étaient au front. Les visiteurs masculins évoquèrent alors leur expérience personnelle du service militaire :
40 « J’étais très touché par les scènes du quotidien de ces soldats. D’habitude, dans les cours d’histoire on nous racontait les victoires. En regardant ces photos, on voit des gens simples qui ont froid, qui sont exposés au froid. C’est cruel. Chacun doit traverser ces difficultés pour les comprendre. Moi aussi, dans le passé, j’ai été à l’armée. Et je veux dire qu’il est extrêmement difficile pour un être humain de se retrouver dans l’armée sans préparation préalable. C’est vraiment impossible à supporter. C’est pour ça que les photos m’impressionnent » (homme, soixante ans, chauffeur).
41 Une autre référence importante dans l’analyse des photographies est l’histoire familiale. Pendant très longtemps, la Première Guerre mondiale fut un sujet plus ou moins tabou, et dans de nombreuses familles cette mémoire n’a pas été transmise. Néanmoins, ceux qui connaissent l’histoire de leur famille, ou ceux qui regrettent de ne pas la connaître, utilisent les expositions pour acquérir une meilleure compréhension de cette période comme de ce qu’ils voient dans les albums familiaux :
B. Koustodiev, Emprunt de la liberté [affiche pro-révolutionnaire], 1917.
B. Koustodiev, Emprunt de la liberté [affiche pro-révolutionnaire], 1917.
42 « J’ai aimé les photos, parce qu’elles évoquent notre histoire familiale. Ma grand-mère a travaillé pendant la guerre à la Croix Rouge. Sur les photos, j’ai vu les infirmières. Nous avons une photo semblable où ma grand-mère est habillée de la même façon. En 1914 elle a travaillé près de la frontière turque. Quand j’ai vu ces infirmières, j’ai pensé que c’est en lien avec ce que je savais » (femme, soixante-six ans, chercheuse en biologie).
43 Une grille de lecture typique pour parler des objets exposés et des expositions en général, ce sont des catégories de genre, masculin/féminin : « En tant qu’homme, je suis obligé de m’intéresser aux armes », ou « en tant que femme, je suis pacifiste ». Sans surprise, les photographies qui impressionnèrent le plus grand nombre des visiteurs interviewés, sont celles qui montraient les militaires de sexe féminin [12].
44 Le contexte commémoratif en Russie présente plusieurs particularités : l’organisation du Centenaire de manière centralisée, « par le haut », et essentiellement avec des financements publics ; la très faible présence d’une perspective historique analytique ; la sacralisation d’événements mémoriels et la présence active de l’Église orthodoxe devenue acteur incontournable ; l’intention de « rendre hommage » et de « rendre les dettes de mémoire » aux militaires morts au combat sans évoquer les victimes civiles ; enfin, le motif omniprésent de « la repentance » de la société coupable d’un « oubli injuste » des héros de cette guerre.
45 Pour comprendre les interprétations officielles de la Première Guerre mondiale véhiculées par le Centenaire et la perception de ces propos par le grand public, il faut prendre en compte la spécificité du contexte politique dans la Russie contemporaine : l’octroi de moyens importants à l’armée, au complexe militaro-industriel et à l’éducation patriotique de la jeunesse, la critique des États-Unis et de la « Gayrope » [13], le pressentiment d’une nouvelle guerre froide.
46 En quoi le Centenaire a-t-il modifié le rapport au passé ? Premièrement, les dirigeants russes ont pris symboliquement une distance par rapport à l’Europe et à la mémoire européenne commune. Que cette mémoire existe véritablement ou non, ils souhaitent s’en démarquer. Si les pays européens ont tendance à partager la responsabilité dans le déclenchement de cette guerre, la Russie souligne sa différence. En ce qui concerne le déclenchement du conflit, d’après cette nouvelle vision de l’histoire, la responsabilité de la Russie serait moindre par rapport à celle des autres pays, mais son sacrifice serait plus important et les conséquences plus graves.
47 Quant aux conséquences de la guerre pour l’histoire nationale elle-même, la nouvelle interprétation stipule que la Russie n’a pas perdu la guerre mais que les bolchéviques, « traîtres aux intérêts nationaux », ont volé la victoire. Quant au tsar Nicolas II qui avait toujours été critiqué pour le conservatisme de sa politique intérieure et extérieure, son statut de chef de l’armée et garant de l’unité nationale est désormais valorisé.
48 Les musées, en tant que médiateurs culturels entre l’État, les historiens, les associations et les visiteurs, essaient d’atténuer le message politique et de le complexifier en plongeant le spectateur dans les détails et en lui montrant des objets authentiques contemporains des événements. Depuis le changement de régime politique en 1991, les musées en Russie essaient de neutraliser les conflits en mettant à distance les partis pris idéologiques. Cette tendance n’a pas été modifiée par le Centenaire. Si les plus grandes expositions ont servi de relais pour l’idéologie de l’État, d’autres ont construit leur problématique de manière plus distancée mais sans jamais contester la vision officielle.
49 En ce qui concerne la perception du Centenaire par les spectateurs, on observe deux catégories, les patriotes et les pacifistes, en fonction de leur sensibilité personnelle et de leurs sources d’information. Les patriotes sont fortement influencés par la position officielle et cherchent dans les expositions la confirmation de ce point de vue. Pour les pacifistes, la guerre est un mal absolu. Ainsi, certains visiteurs utilisaient le livre d’or de l’exposition pour protester contre la détérioration des relations internationales, d’autres refusaient de regarder les armes pour se consacrer uniquement aux « documents humains ». Un certain nombre de pacifistes refusent même d’aller voir les expositions sur la Première Guerre mondiale car ils considèrent que ces projets sont réalisés dans le sillage d’une offensive militariste de l’État. Des voix se sont élevées pour défendre la vision de Lénine : la guerre était antinationale et illégitime, tandis que les révolutions de 1917-1918 en Europe étaient progressistes. Le clivage de la société russe depuis la révolution ukrainienne s’est traduit dans la perception des expositions.
50 Au-delà des objectifs politiques et géopolitiques et des clivages idéologiques, le Centenaire a permis de contribuer à l’effort partagé de l’État et de la société civile pour dépasser les ruptures induites par l’époque soviétique et établir une continuité entre l’histoire impériale, l’histoire soviétique et l’histoire contemporaine. Cette continuité se construit actuellement plutôt sur la base des émotions partagées que sur celle du savoir historique. La présence active de l’Église, des prêtres et des prières renforce davantage encore cette dimension commémorative [14]. ■
Notes
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[1]
Kristiane Janeke, “Il ne doit pas y avoir de terre inexplorée. La mémoire de la Première Guerre mondiale en Russie depuis 1989- 1991”, Matériaux pour l’histoire de notre temps, n° 113-114, 2014, p. 75-83.
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[2]
Karen Petrone, The Great War in Russian Memory, Bloomington, Indiana University Press, 2011. 385 p ; Alexandre Sumpf, La Grande Guerre oubliée : Russie, 1914-1918, Paris, Perrin, 2014. 527 p.
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[3]
L’expression « mémoire historique » (istoricheskaia pamyat) est très souvent utilisée en Russie, aussi bien par les dirigeants que par les représentants des associations. Cette expression serait synonyme de « la connaissance de l’histoire nationale ».
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[4]
V.V. Poutine, Discours lors de l’inauguration du monument aux héros de la Première Guerre mondiale ( ), http://www.kremlin.ru/transcripts/46385. Consulté le 15 janvier 2017.
-
[5]
Ibidem.
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[6]
Alexei Makarkin, “Pamyat’ o zabytoi voine : politicheskie aspekty [La mémoire de la guerre oubliée : aspects politiques]”, Neprikosnovennyi zapas, n° 4 (96), 2014, http://www.nlobooks.ru/node/5326. Consulté le 17 février 2017.
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[7]
Voir, par exemple, le film documentaire en trente-deux parties, La Grande Guerre oubliée (Velikaia i Zabytaia), conçu par l’historien Victor Pravdiuk.
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[8]
Voir le texte publié le 20 août 2014 sur http://mitropolia.spb.ru/news/culture/?id=57534#ad-image-0, site officiel du diocèse de l’Église orthodoxe de Saint-Pétersbourg. Consulté le 15 janvier 2017.
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[9]
Voir à ce sujet le site de la radio Grad Petrov, http://www.gradpetrov.ru/announces/pervaya-mirovaya-1916/ média appartenant au diocèse de Saint-Pétersbourg. Consulté le 15 janvier 2017.
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[10]
Voir à ce sujet la conférence de presse des représentants des associations mémorielles publiée sur le site de l’agence de presse Tass, http://itar-tass.com/press/events/2018. Consulté le 15 janvier 2017.
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[11]
Sylvain Antichan et Jeanne Teboul, « Faire l’expérience de l’histoire ? Retour sur les appropriations sociales des expositions du centenaire de la Première Guerre mondiale », dans ce numéro, p. 32-39.
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[12]
Il s’agit notamment des photographies des bataillons féminins. Le gouvernement provisoire autorisa, en mars 1917, la constitution des troupes d’attaque féminines, placées sous le commandement de la légendaire Maria Bochkareva, une femme officier dans les rangs de l’armée depuis 1914.
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[13]
Le néologisme « Gayrope » est utilisé par les Russes d’orientation conservatrice, essentiellement sur Internet, pour désigner de manière sarcastique l’Europe. Ce mot fait allusion au mariage gay, à la tolérance par rapport aux minorités sexuelles en Europe et plus généralement à la « dégradation des mœurs » dans les pays occidentaux.
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[14]
Je remercie Sylvain Antichan pour ses remarques et critiques qui ont grandement contribué à améliorer ce texte.