Couverture de MATE_113

Article de revue

Mémoires de la Grande Guerre

Pages 2 à 5

Notes

  • [1]
    « Politique de mémoires de la Grande Guerre au temps du Centenaire dans le Nord-Pas-de-Calais. Entretien avec Yves Le Maner, directeur de la Mission histoire, mémoire et commémorations de la région Nord-Pas-de-Calais, propos recueillis par Anne-Sophie Anglaret et Nicolas Offenstadt, à Lille, le 20 octobre 2014 », Université de Paris I, Observatoire du Centenaire, < http://www.univ-paris1.fr/fileadmin/IGPS/ Texte_Nicolas_05_Pas_de_Calais.pdf >
  • [2]
    Massive online open course
  • [3]
    « Les Français dans la Grande Guerre : nouvelles approches, nouvelles questions », Matériaux pour l’histoire de notre temps, n°91, Juillet-septembre 2008.
  • [4]
    Nicolas Offenstadt, 14-18 aujourd’hui : La Grande Guerre dans la France contemporaine, Paris, Odile Jacob, 2010.
  • [5]
    Valérie Tesnière, « La BDIC dans le moment documentaire », Matériaux pour l’histoire de notre temps, n°100, 4/2010, p.7-13.
  • [6]
  • [7]
  • [8]
    Par exemple les publications des deux grands quotidiens portugais, Publico (supplément du 22 août 2014 et portail dédié : http://www.publico.pt/primeira-grande-guerra/temas) et le Diario de Noticias (notamment le 26 avril 2014).
  • [9]
    Sur la Chine, voir H. Tertrais, "Chine dans la Grande Guerre" in Historiens & Géographes, revue de l'APHG, Abécédaire de la Grande Guerre, n° 427, juillet-août 2014.
  • [10]
    « La Chine et la Grande Guerre aujourd’hui, sur un colloque à Pékin (juillet 2014) », Observatoire du Centenaire, Université de Paris I, < http://www.univ-paris1.fr/fileadmin/IGPS/Offenstadt_Chine.pdf >
  • [11]
    Relations Internationales, « Etats neutres et neutralités dans la Première guerre mondiale », 2014/4 et 2015 à paraître, et signalons pour les Pays-Bas notamment, l’étude de Suzanne Wolf, Guarded neutrality : diplomacy and internment in the Netherlands during the First World war, Leyde, Brill, 2013 et pour l’Espagne l’ouvrage de Maximiliano Fuentes Codera, España en la Primera Guerra Mundial. Una movilización cultural, Madrid, Akal, 2014, voir aussi l’important catalogue d’exposition 14-18, La Suisse et la Grande Guerre, Baden, Hier + jetzt, 2014, qui traite aussi des enjeux de mémoire.
English version

1 C'est un monument unique et qui interroge autant le passé que le présent. Inauguré par le Président de la République française le 11 novembre 2014, l’Anneau de la Mémoire du site de combats de la colline de Lorette assemble en effet les noms de tous les morts dans la région Nord-Pas-de-Calais – Népalais, Français ou Allemands - pendant le premier conflit mondial, environ 580 000. Jamais auparavant alliés et ennemis n’avaient ainsi figuré sur un monument de dimension internationale d’aussi grande ampleur. En outre, cette œuvre de l’architecte Philippe Prost a été financée pour la majeure partie par une collectivité territoriale, la Région. C’est une œuvre très parlante. L’ampleur de l’architecture souligne d’abord la force du souvenir, des souvenirs dans les régions du front en France en particulier, grossissant, en quelque sorte, un souvenir aussi très fort ailleurs sur le territoire. Elle montre également que l’Etat central n’est plus qu’un acteur parmi d’autres des mémoires de la Grande Guerre tant celles-ci sont, en France, foisonnantes et multiples. Enfin, l’Anneau prend explicitement position sur la nécessité, non seulement d’une mémoire internationale du conflit, mais plus encore d’une mise à égalité symbolique des expériences combattantes de chacun, quel que soit son camp. Ce faisant, il affirme une perspective nouvelle dont il n’est certes pas la seule incarnation mais dont il demeure une des voix les plus fortes [1]. A peine inauguré, le monument connaît un succès public remarquable, dont la signification conduit à s’interroger - ce qui est le cœur de cette livraison de Matériaux pour l’histoire de notre temps – dans une perspective large sur les formes et les objets mémoriels de 14-18, un siècle après son déclenchement.

2 L’inauguration du mémorial de Lorette par François Hollande constitue l’acte le plus officiel de la commémoration de la Grande Guerre en France. Mais l’implication des plus hautes autorités de l’Etat n’est qu’une dimension des manifestations qui se déroulent dans le cadre du centenaire. Une commémoration dont Joseph Zimet, directeur de la Mission du Centenaire, dresse ici un premier bilan au niveau national et européen. Plusieurs milliers de projets, soutenus institutionnellement ou non, se sont concrétisés en 2014 sur l’ensemble du territoire et à l’étranger. Les médias ne sont pas en reste, comme en témoignent les dizaines de documentaires inédits, ou pas, diffusés au cours de l’année sur les chaînes de télévision, les émissions spéciales à la radio ou l’intense vague de publications s’étendant de la littérature jeunesse à l’édition académique. Des logiques économiques et médiatiques liées à la fabrication de l’événement expliquent bien sûr, pour partie, cette production. Mais cette intense présence de 14-18 dans la société reflète aussi la vivacité de la mémoire et l’intérêt porté au conflit. L’espace social, culturel et politique occupé aujourd’hui par cette guerre traduit, en France du moins, et dans une certaine mesure, dans le monde, l’échelle de l’engagement de la société entre 1914 et 1918. Reste à placer cette mémoire dans une appréhension d’ensemble. En 1914, ce sont toutes les nations européennes insérées dans le système des alliances diplomatiques et militaires et leurs colonies qui se retrouvent prises dans la guerre. Soit plus des deux tiers de la population européenne d’alors. De ce fait, les hostilités prennent très rapidement une dimension mondiale et n’épargnent aucun continent. Soit que les combats se déroulent en Afrique ou en Asie dans une forme de prolongement des luttes coloniales. Soit que les neutres, notamment sur le continent américain, se trouvent au cœur d’une lutte d’influence économique, stratégique ou encore culturelle et politique engagée par les belligérants ou les communautés européennes émigrées. Soit enfin, que des troupes du monde entier viennent se battre sur les champs de bataille européens à Gallipoli ou à Vimy, par exemple.

3 Les peuples en guerre ne furent donc pas seulement les citoyens des Etats-nations mais aussi des sujets, des indigènes ou encore des nationalités intégrées à des Empires et des Etats. Dans les frontières de 2014, ce sont environ 80 nationalités qui ont directement participé à la Première Guerre mondiale et qui portent – ou pas - aujourd’hui sa mémoire. Il est de ce fait difficile de penser le centenaire sans prendre en compte cette dimension internationale, aux résonances multiples et aux enjeux mémoriels différenciés et singuliers pour les Etats actuels. Cent ans après, la guerre a laissé de nombreuses traces, visibles sur les anciennes lignes de front ou plus ou moins discernables au sein des sociétés. C’est la pluralité de ces réalités que Mémoires de la Grande Guerre entend mettre au jour sous le prisme national et faire dialoguer. Vingt pays ont ainsi servi de laboratoire pour mesurer l’influence contemporaine de la Grande Guerre. Ce numéro de Matériaux, issu de la collaboration entre un chercheur spécialiste de la mémoire de 14-18 et la BDIC, ne prétend pas à l’exhaustivité. Il cherche à interroger la place actuelle du conflit, à comprendre son héritage et ses répercussions contemporaines dans une perspective géographique large, internationale.

4 Afin de poser les fondements d’une analyse comparative permettant de faire émerger les singularités nationales et de dégager des convergences mémorielles, de mesurer des écarts et des divergences, entre pays, chaque auteur s’est concentré en priorité sur la perception de la Grande Guerre au cours des trente dernières années et dans le contexte du centenaire. Dans ce contexte sont abordées dans chaque article, en proportion variée, les dimensions historiographiques, culturelles, sociales et politiques. Le croisement de ces problématiques permet de questionner des manifestations aussi diverses que la production littéraire et cinématographique, le tourisme des lieux de mémoire (champs de bataille, monuments commémoratifs, cimetières), les débats dans l’arène politique comme le renouvellement de la recherche universitaire. La largeur du spectre d’investigation et la chronologie de la commémoration – certains Etats comme l’Italie ou l’Australie ne débutent véritablement leur centenaire qu’au printemps 2015 – rendent illusoire toute entreprise mesurant avec finesse pour chaque pays, et dans une perspective comparatiste, tous les effets et toutes les formes de mémoire que la Grande Guerre fait émerger ou façonne depuis une génération. Mais ces axes de recherche fournissent un observatoire unique et inédit, à l’échelle internationale, sur la place actuelle de 1914-1918.

5 Fille documentaire de la Première Guerre mondiale, investie très largement dans la commémoration du centenaire avec l’exposition Vu du front. Représenter la Grande Guerre , co-produite avec le musée de l’Armée, qui a attiré 40 000 visiteurs, la BDIC a été présente en 2014 dans plus de 200 projets d’exposition, de documentaires ou d’édition. Avec des historiens de l’Université de Nanterre, elle a produit un MOOC [2], La Grande Guerre à travers ses archives, ainsi qu’un cartable numérique destiné aux collèges. C’est une institution pivot pour l’écriture et la valorisation de l’histoire de la période. Dans ce contexte, le comité de lecture de Matériaux a souhaité à nouveau s’intéresser au conflit, après avoir publié, en 2008, un numéro sur les Français dans la Grande Guerre privilégiant le questionnement et l’approche sociale [3]. Plutôt que d’interroger une nouvelle fois le conflit à l’aune du renouvellement historiographique et de ses apports, le comité de lecture a choisi de poser la question de la mémoire de la Grande Guerre dans les sociétés contemporaines, une problématique peu abordée en France [4] et très rarement dans une perspective internationale. La présente publication est un écho, en quelque sorte, de la singularité des collections de la BDIC. Dès août 1914, la politique d’acquisition menée par les Leblanc, couple de collectionneurs à l’origine de la bibliothèque, et leurs successeurs, a clairement pour intention de dépasser le cadre national et de donner la vision la plus large et la plus mondiale possible du conflit. En s’appuyant sur le concept de documentation [5] et en lui donnant une dimension internationale, il s’agissait de permettre aux chercheurs d’écrire une histoire de la guerre appuyée sur les sources des différents belligérants mais aussi des puissances neutres.

6 Ayant le sentiment de vivre un moment exceptionnel et marqués par l’ambition de collecter toutes les pièces pouvant servir à écrire l’histoire, les époux Leblanc entament leur travail en août 1914 au moment où la France bascule dans la guerre. Cette tâche est poursuivie en 1918-1919 par les deux conservateurs qui président aux destinées de la Bibliothèque-Musée de la Guerre, Camille Bloch et Pierre Renouvin. Tous deux oeuvrent à l’enrichissement et au classement des collections et mettent en place un fichier thématique des fonds imprimés et d’archives qui se clôt avec les collections relatives à la paix de Versailles. La constitution de ce fichier reflète une perception de la chronologie de la Grande Guerre marquée du sceau de l’histoire militaire et diplomatique. Or, on constate, aujourd’hui, que les historiens tendent à privilégier parfois d’autres scansions. Cette livraison de Matériaux met en effet au jour l’existence d’autres temporalités, moins liées à l’évolution des relations internationales que rattachées aux problématiques nationales. L’Irlande abordée par Laurent Colantonio peut sembler à cet égard exemplaire. Le plan de commémoration irlandais déborde largement le cadre de 14-18 pour embrasser la décennie 1912-1923. La guerre n’est alors qu’un épisode depuis le soulèvement de 1916 jusqu’à la fin de la guerre d’indépendance en 1922. Le cas de la Bulgarie développé par Oliver Schulz est sensiblement identique. L’entrée de la monarchie dans le conflit au côté de l’Alliance en 1915 n’est qu’un prolongement des luttes entamées en 1912 contre ses voisins et qui se poursuivent au-delà de 1918. Cette question de la Première Guerre mondiale considérée comme un épisode inscrit dans une temporalité plus longue s’applique également à la Turquie, comme le rappelle Alexandre Toumarkine. La mémoire collective et l’historiographie turques tendent en effet à enserrer les hostilités mondiales dans un conflit de onze ans (1911-1922). La fin de la guerre civile s'imposant à la fois comme borne finale du conflit et comme temps mémoriel. Pour des Etats nés de la Grande Guerre, mais dont les populations ont été touchées par le conflit ou y ont participé parfois dans des camps opposés comme les Tchèques ou les Polonais, c’est moins le souvenir de celle-ci qui est entretenu que l’accès à l’indépendance. La guerre s’inscrit avant tout dans la construction de récits nationaux. Maurice Carrez montre ainsi que, en Finlande, la fin de l’union avec la Russie en 1917 et la guerre civile qui s’en suit se sont imposées dans la mémoire collective. 14-18 en tant que telle occupe, de ce fait, peu de place dans l’histoire du pays. L’opposition rouge-blanc reste en revanche un enjeu de mémoire avec ses tensions et scansions propres. Julia Eichenberg dresse un constat assez proche pour la Pologne. Ses soldats se retrouvant dans les deux alliances belligérantes, la guerre est une lutte fratricide pour la nation et donc difficile à évoquer. Le pouvoir mémoriel fédérateur de l’accession à l’indépendance nationale en 1918 et les guerres frontalières qui suivent ont permis d’englober les différents engagements et de leur donner un sens commun. Dès lors depuis l’indépendance, la Première Guerre n’est pas, dans le discours politique et culturel, un événement central mais seulement un élément de contexte. Algimantas Kasparavicius parvient à conclusion très proche au sujet de la Lituanie. Si l’acte d’indépendance du 16 février 1918 est célébré aujourd’hui dans le pays comme la fête nationale, cette célébration s’effectue presque en dehors de tout lien avec la Grande Guerre, comme si celle-ci n’avait eu que peu d’influence sur l’histoire de l’Etat lituanien. La construction de la mémoire du conflit est donc loin de toujours suivre la chronologie des années 1914-1918, mais oscille suivant les histoires nationales entre une temporalité propre ou une mise en retrait, plus ou moins marquée.

7 En effet, l’ensemble des contributions montre combien l’intensité du souvenir varie selon les pays et les époques. Il y a toute une gradation dans la manière dont les sociétés investissent le souvenir de la Grande Guerre, en lien bien sûr avec leur degré d’implication, de l’Argentine éloignée comme l’écrit Maria Inès Tato, en passant par une mémoire collective inconstante aux Etats-Unis évoquée par Mark Levitch, à la France. Mais on lira aussi des variations plus subtiles, provoquées par les politiques mémorielles, ou leur absence et d’autres facteurs encore. Le cas de l’Afrique du Sud est exemplaire, quand le gouvernement d’Apartheid ravive le souvenir à des fins de politique internationale. Un des intérêts des articles ici présentés tient dans la mesure du degré de conflictualité des mémoires de guerre. Bien sûr, il y a des querelles et des débats en France ou en Angleterre, mais les oppositions peuvent être bien plus clivantes, dans les Balkans, au Québec, en Belgique, comme en Irlande, ainsi que le montrent les contributions correspondantes.

8 Pour comprendre les mémoires de 14-18, il faut alors un regard large sur les mises en scènes du passé et les conflits politiques présents. On mesurera aussi combien les mémoires ont une histoire. En effet, les mises en forme du souvenir connaissent d’amples variations selon les époques, en lien avec d’autres conflits mais aussi avec la succession des régimes politiques, les enjeux de constructions identitaires du pays. Ces derniers sont particulièrement visibles dans la préparation de la commémoration australienne. Damien Williams, Bruce Scates, Rebecca Wheatley et Laura James montrent ainsi, à travers les projets reçus par la Commission nationale de commémoration du centenaire Anzac (Australian and New Zeland Army Corps), comment se constituent depuis quelques années des communautés émotionnelles marquées par la peur de l’oubli.

9 C’est un des points forts de ce numéro de montrer comment le monde communiste d’après 1945 a procédé dans la construction de multiples silences sur la Grande Guerre, à de nombreux choix aussi. Les exemples de la Bulgarie, de la Lituanie, de la Tchécoslovaquie et la Yougoslavie permettent de riches comparaisons. On en verra aussi les conséquences dans la Russie contemporaine. Les effets du centenaire en Autriche et en Allemagne, dont la profondeur ne peut être complètement mesurée aujourd’hui, contrastent avec des temps de faible intensité mémorielle. Mémoires de la Grande Guerre invite encore à ne pas saisir les nations comme un bloc homogène. En effet, les mémoires ont aussi des ancrages spatiaux. Les pays qui ont connu la ligne de front portent souvent des traces mémorielles particulières, non pas seulement physiques mais encore dans la mise en scène de la guerre (avec de multiples enjeux, politiques ou économiques), qu’il s’agisse de la France, de l’Italie, de la Turquie, ou plus récemment sans doute de la Russie. De même qu’il faut être attentif à l’ancrage territorial des mémoires, aux effets que ces ancrages produisent, il convient aussi de distinguer, dans chaque nation, et parfois de manière transnationale, des « communautés de mémoire », c’est-à-dire des groupes sociaux, aux fondements multiples, qui développent ou entretiennent des formes mémorielles particulières, avec leurs discours et leurs émotions propres : selon des logiques de communautés culturelles (Afro-américains aux Etats-Unis, Ukrainiens du Canada), socio-professionnelles (les historiens militaires et conservateurs en Angleterre), politiques (activistes anti-guerres, en France ou au Royaume-Uni, ) ou géo-topographiques (localités des anciens fronts).

10 Malgré l’éventail d’études très larges sur le plan géographique que le numéro propose et qui permettent d’élaborer une typologie de mise en mémoires contemporaines de 14-18, plusieurs espaces restent à expertiser et des compléments seront apportés progressivement sur le site de l’Observatoire du centenaire de l’Université de Paris I [6]. Si la question des mémoires coloniales est évoquée par Bill Nasson pour l’empire britannique à travers l’Afrique du Sud, Mémoires de la Grande Guerre n’aborde pas la question pour l’Inde, et du côté des anciennes colonies françaises, pour les pays du Maghreb. Malgré l’existence des commémorations en Tunisie (journée d’études aux Archives nationales en novembre 2014), la mémoire du conflit semble largement « oubliée » [7] en Afrique du Nord et aucun spécialiste n’a pu être, de ce fait, aisément identifié. Ce silence qui existe aussi dans des pays comme le Sénégal ou encore le Mali – pays ayant pourtant fourni d’importants contingents militaires – s’explique par une recherche en histoire dominée par d’autres questionnements et par un discours politique et mémoriel focalisé sur d’autres périodes de la construction nationale. Nous aurions aimé reprendre la question de la place de la Grande Guerre au Portugal, qui envoya des soldats se battre aussi bien dans ses colonies africaines que sur le front occidental. L’historiographie de la période s’y enrichit et l’espace public, entre expositions et suppléments de presse a donné un écho au centenaire qui offre de nouveaux matériaux [8]. En Asie également, le centenaire est l’occasion d’interrogations renouvelées sur les enjeux du conflit. Il y a bien sûr des questions internes, en particulier pour la Chine et le Japon, qu’il s’agisse de la guerre en Asie ou de la main d’œuvre « exportée » [9]. Ces deux pays, en particulier ont organisé un certain nombre de colloques et rencontres d’importance. Mais les acteurs publics usent aussi de 2014 pour mettre en scène les rapports de forces d’alors entre les deux pays, dans un climat contemporain de tensions [10]. Il reste ainsi des enjeux de mémoire à mieux connaître. A ces zones peu explorées dans l’historiographie s’ajoutent les neutres, Suisse, Espagne ou encore Pays-Bas. Peu de travaux s’intéressaient jusque récemment à ces Etats durant les hostilités [11], et encore moins à la question de la mémoire. Il reste à mesurer les renouveaux d’intérêts pour la période comme tendent à le montrer, par exemple, les séries sur « La Suisse pendant la Grande Guerre » et « La guerre de 14-18 en archives synchrones » diffusées sur le site internet du Temps en juillet et août 2014.

11 Mais cette livraison en donnant différents aperçus sur les rôles de l’historiographie et des historiens dans la thématisation de la Grande Guerre invite aussi à s’interroger sur le fameux “rôle social” de l’historien. Au-delà du travail savant, l’ampleur des enjeux, l’intérêt large pour le sujet, les commémorations conduisent à des interactions et des croisements importants entre la sphère académique et la “popular” history, entre la production historienne et les usages publics et politiques de la Grande Guerre, comme le montre par exemple l’énorme succès en Allemagne des Somnambules de l’historien universitaire Christopher Clark vendu à plus de 300 000 exemplaires. Les historiens ne sont pas en dehors des mémoires ici évoqués, même s’ils s'efforcent de les objectiver ou de faire preuve de réflexivité. Ils y sont inscrits, contribuent aussi à les façonner. On les verra ici dans différents rôles, de la posture critique à l’expertise. Le Centenaire est à ce égard un bon observatoire, quand les commissions officielles, les comités scientifiques, les interventions multiples des historiens leur offrent une prise tout aussi directe qu’incertaine sur des discours qui sortent de leur communauté. Il y aura sans doute une grande enquête à mener sur ces historiens dans l’arène, avec le recul du temps.

12 Cette question des usages de la mémoire et de l’histoire de la Première Guerre mondiale est également au cœur de l’implication de la BDIC dans le Labex Les Passés dans le présent : histoire, patrimoine, mémoire, porté par l’Université de Paris Ouest Nanterre. Le « laboratoire d’excellence » s’attache à comprendre les médiations de l’histoire à l’ère du numérique, les politiques de la mémoire, les appropriations sociales du passé. L’utilisation et la dissémination sur le web des albums de la Section photographique de l’Armée numérisés et accessibles par le biais de la bibliothèque numérique de la BDIC, l’Argonnaute, et les enquêtes de réception par le public des expositions organisées dans le cadre du centenaire, dont l’exposition Vu du front, constituent dans ce cadre d’autres terrains complémentaires d’observation des pratiques autour de la Grande Guerre. L’analyse des politiques publiques et de la diversité des dispositifs mémoriels, entreprise par l’Observatoire mis en place par l’Université de Paris I, pourront ainsi être mises en regard avec l’analyse des pratiques sociales par le biais de ces enquêtes, contribuant à une meilleure connaissance de la mise en mémoire et de l’historicisation contemporaine de la Grande Guerre. Une prochaine livraison de Matériaux rendra compte de ces programmes encore en cours. A suivre… ?


Date de mise en ligne : 02/03/2015

https://doi.org/10.3917/mate.113.0002

Notes

  • [1]
    « Politique de mémoires de la Grande Guerre au temps du Centenaire dans le Nord-Pas-de-Calais. Entretien avec Yves Le Maner, directeur de la Mission histoire, mémoire et commémorations de la région Nord-Pas-de-Calais, propos recueillis par Anne-Sophie Anglaret et Nicolas Offenstadt, à Lille, le 20 octobre 2014 », Université de Paris I, Observatoire du Centenaire, < http://www.univ-paris1.fr/fileadmin/IGPS/ Texte_Nicolas_05_Pas_de_Calais.pdf >
  • [2]
    Massive online open course
  • [3]
    « Les Français dans la Grande Guerre : nouvelles approches, nouvelles questions », Matériaux pour l’histoire de notre temps, n°91, Juillet-septembre 2008.
  • [4]
    Nicolas Offenstadt, 14-18 aujourd’hui : La Grande Guerre dans la France contemporaine, Paris, Odile Jacob, 2010.
  • [5]
    Valérie Tesnière, « La BDIC dans le moment documentaire », Matériaux pour l’histoire de notre temps, n°100, 4/2010, p.7-13.
  • [6]
  • [7]
  • [8]
    Par exemple les publications des deux grands quotidiens portugais, Publico (supplément du 22 août 2014 et portail dédié : http://www.publico.pt/primeira-grande-guerra/temas) et le Diario de Noticias (notamment le 26 avril 2014).
  • [9]
    Sur la Chine, voir H. Tertrais, "Chine dans la Grande Guerre" in Historiens & Géographes, revue de l'APHG, Abécédaire de la Grande Guerre, n° 427, juillet-août 2014.
  • [10]
    « La Chine et la Grande Guerre aujourd’hui, sur un colloque à Pékin (juillet 2014) », Observatoire du Centenaire, Université de Paris I, < http://www.univ-paris1.fr/fileadmin/IGPS/Offenstadt_Chine.pdf >
  • [11]
    Relations Internationales, « Etats neutres et neutralités dans la Première guerre mondiale », 2014/4 et 2015 à paraître, et signalons pour les Pays-Bas notamment, l’étude de Suzanne Wolf, Guarded neutrality : diplomacy and internment in the Netherlands during the First World war, Leyde, Brill, 2013 et pour l’Espagne l’ouvrage de Maximiliano Fuentes Codera, España en la Primera Guerra Mundial. Una movilización cultural, Madrid, Akal, 2014, voir aussi l’important catalogue d’exposition 14-18, La Suisse et la Grande Guerre, Baden, Hier + jetzt, 2014, qui traite aussi des enjeux de mémoire.

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