Notes
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[1]
Publié en septembre 1963, peu après la mort de Schuman. (Nouvelle édition en 2000 avec une préface de Jacques Delors, Genève, Éditions Nagel, 153 p.)
-
[2]
Raymond Poidevin, Robert Schuman. Homme d’État, (1886-1963), Paris, Imprimerie Nationale, 1986, 520 p. ; François Roth, Robert Schuman. Du Lorrain des frontières au père de l’Europe, Paris, Fayard, 2008, 656 p.
-
[3]
Voir, par exemple, les textes des dernières années de sa vie, publiés dans Marie-Thérèse Bitsch, Robert Schuman, apôtre de l’Europe (1953-1963), Bruxelles, PIE Peter Lang, 2010, 365 p.
-
[4]
Christian Pennera, Robert Schuman : La jeunesse et les débuts politiques d’un grand européen, de 1886 à 1924, thèse soutenue à l’Université de Strasbourg et publiée aux Éditions Pierron, Sarreguemines, 1985.
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[5]
Christian Pennera, op. cit., p. 39.
-
[6]
Ibid., p. 49-54.
-
[7]
Il appartient successivement à l’URL (Union républicaine lorraine), au PDP (Parti démocrate populaire), et après 1945 au MRP (Mouvement républicain populaire).
-
[8]
Raymond Poidevin, op. cit., p. 116.
-
[9]
Ibid., p. 116-128.
-
[10]
Sur cette initiative, voir Marie-Thérèse Bitsch, « Le rôle de la France dans la naissance du Conseil de l’Europe », in Raymond Poidevin (dir.) Histoire des débuts de la construction européenne, Bruxelles, Bruylant, 1986, p. 165-198.
-
[11]
Discours du 31 août 1948 devant l’Assemblée nationale, Notes et études documentaires, n° 1081, Paris, La Documentation française, p 32.
-
[12]
Sur les raisons qui incitent Schuman à lancer le plan qui porte son nom, voir : Marie-Thérèse Bitsch, « La triple option de Paris : pour une Europe supranationale et sectorielle autour d’un noyau franco-allemand », in Andreas Wilkens (dir.), Intérêts nationaux et projet européen, Bruxelles, Bruylant, 2004, p. 145-164.
-
[13]
Télégramme du 27 juin 1950, Archives du ministère des Affaires étrangères (désormais AMAE), Paris, Série Cabinet du ministre, sous-série Robert Schuman, volume 139.
-
[14]
Télégramme de Schuman (de New-York) à son directeur de cabinet, Bernard Clappier, 20 septembre 1950, AMAE, Série Europe 1944…, sous-série Généralités, vol. 112.
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[15]
Discours du 25 juillet 1949, Année politique 1949, pp. 390-397
-
[16]
Discours du 24 novembre 1950, Année politique 1950, p.381-382.
-
[17]
Année politique 1951, p. 672-675.
-
[18]
Les remarques qui suivent s’appuient sur les textes de Schuman publiés dans Marie-Thérèse Bitsch, Robert Schuman, apôtre de l’Europe, op.cit.
-
[19]
« Est-il trop tard pour faire l’Europe ? », conférence de Schuman à Paris, au Centre catholique des intellectuels français (texte dans les Archives de la Fondation Jean Monnet pour l’Europe, Lausanne, Fonds Schuman, 1/2/13).
-
[20]
Discours de Schuman devant le Comité national du MRP, 16 décembre 1956 (texte dans ADM, 34 J 34)
1 La déclaration Schuman du 9 mai 1950 évoque la question de la paix dès les toutes premières lignes : « La paix mondiale ne saurait être sauvegardée sans des efforts créateurs à la mesure des dangers qui la menacent. La contribution qu’une Europe organisée et vivante peut apporter à la civilisation est indispensable au maintien des relations pacifiques. En se faisant depuis plus de vingt ans le champion d’une Europe unie, la France a toujours eu pour objet essentiel de servir la paix. L’Europe n’a pas été faite, nous avons eu la guerre. » Plus loin, la déclaration ajoute qu’avec le pool charbon-acier « toute guerre entre la France et l’Allemagne devient non seulement impensable mais matériellement impossible » et que cette organisation « réalisera les premières assises concrètes d’une Fédération européenne indispensable à la préservation de la paix ». La thèse est donc claire et elle n’est pas très neuve : l’Europe et la paix sont deux objectifs étroitement liés dont l’un est subordonné à l’autre ; d’après la déclaration Schuman, l’unification de l’Europe n’est pas une fin en soi mais un moyen pour garantir la paix.
2 En partant de ce texte très connu, l’historien se pose plusieurs questions au sujet des positions de Schuman par rapport à la paix. Et d’abord : est-ce que l’argumentation exposée dans cette déclaration, rédigée par Jean Monnet et son équipe du Plan, correspond vraiment aux convictions profondes de Schuman ? Ou bien, le ministre des affaires étrangères a-t-il pris la responsabilité politique de ce projet seulement par opportunisme, parce qu’il répondait à une nécessité ? Est-il possible de préciser la position personnelle de Schuman en se référant à d’autres sources et d’apprécier l’importance de cette question de la paix dans sa pensée et son action ? Enfin, dans quelle mesure les conceptions de Schuman ont-elles évolué au cours de sa longue carrière politique ?
3 Dans son livre Pour l’Europe [1], qui est une sorte de testament politique rédigé à la fin de sa vie en regroupant des extraits de nombreux textes antérieurs, Robert Schuman ne consacre spécifiquement aucun des chapitres au problème de la paix. Mais la question est développée, longuement, dans le chapitre VIII intitulé : « Servir l’humanité est un devoir à l’égal de celui que nous dicte notre fidélité à la nation ». Ce titre donne un certain éclairage sur la vision de Schuman ; il suggère l’idée que l’Europe unie et la paix du monde doivent servir les intérêts de l’humanité. Les deux biographies universitaires sur Robert Schuman [2] ne comportent pas non plus de titres ou intertitres incluant le mot paix mais, là aussi, le thème est abordé à plusieurs reprises. Enfin, dans les nombreux textes de Schuman qui nous sont parvenus (articles, conférences, discours…) le mot paix ne se trouve pas dans les titres mais l’idée est omniprésente [3].
Deutsch-französisches Abkommen gegen den Schuman-Plan, Berlin, 13. Aug. 1950, Berlin : Potsdam, VVN-Verlag, 1950, Coll. BDIC
4 Pour essayer de répondre aux questions posées, il convient d’analyser les documents disponibles en distinguant trois périodes chronologiques - avant, pendant et après le passage de Schuman au ministère des Affaires étrangères – qui sont très inégales par leur durée et très différentes par les possibilités qu’elles offrent d’appréhender les positions de Robert Schuman.
L’ASPIRATION À LA PAIX dès les premiers engagements politiques
5 Au cours de la première période, la paix semble être une préoccupation naturelle chez Robert Schuman, homme des frontières et homme de double culture française et allemande. Elle correspond à ses valeurs, voire à son intérêt personnel. Cette première période, de loin la plus longue, prend fin avec la nomination de Schuman au Quai d’Orsay en juillet 1948. Elle sera étudiée ici en mobilisant des documents de seconde main, principalement les deux biographies citées ci-dessus ainsi qu’une thèse sur la jeunesse et les débuts de la carrière politique de Schuman [4].
6 Schuman est né en 1886, au Luxembourg qui est le pays de sa mère. Son père, d’origine lorraine, a servi comme soldat français pendant la guerre de 1870 avant de devenir citoyen allemand à la suite du traité de Francfort. Robert Schuman est donc né Allemand. Il n’acquiert la nationalité française qu’à l’âge de 32 ans, après la réintégration de l’Alsace et de la Moselle à la France, au lendemain de la Première Guerre mondiale. Entretemps, il passe son enfance et son adolescence au Luxembourg où il apprend l’allemand et le français, puis il fait des études de droit dans des universités allemandes, avant d’ouvrir un cabinet d’avocat en 1912, à Metz, ville lorraine alors annexée au Reich. Ce parcours montre le loyalisme de Schuman envers l’Allemagne : il n’a rien d’un nationaliste francophile exalté ou d’un protestataire hostile au Reich. Il dira lui-même qu’il se considérait alors comme un cosmopolitique et son catholicisme constitue un élément essentiel de son identité. Elevé par une mère très pieuse, il s’engage, une fois installé à Metz, dans plusieurs associations catholiques. Son attachement aux valeurs chrétiennes ne fait aucun doute et la paix fait partie de ces valeurs. En 1912, il participe à un congrès de catholiques pacifistes, à Louvain, sans toutefois jouer un rôle important [5].
7 Vient l’expérience de la Première Guerre mondiale. En 1908, Schuman avait été réformé pour raison de santé. La correspondance avec sa mère montre que cette décision a été accueillie avec soulagement et satisfaction. En 1914, Schuman est donc enrôlé, non dans une unité combattante mais dans des services civils (administratifs). Il observe les événements. Par sa famille maternelle qui vit en Belgique, il est informé des exactions menées par l’armée allemande dans ce pays qui pensait être protégé par sa neutralité. Sans doute, Schuman prend-il alors des distances, en son for intérieur, avec les orientations nationalistes du Reich [6].
8 En 1919, Schuman commence une carrière de parlementaire français. Sous diverses étiquettes de centre droit [7], il est constamment réélu par les Mosellans, jusqu’en 1962 (à l’exception des années 1940-1945). Ses positions sont connues à travers ses campagnes électorales, ses votes à la Chambre des députés, ses discours et ses articles dans la presse. Dans l’entre-deux-guerres, Schuman apparaît comme un « patriote pacifiste » [8]. Au début des années 1920, il est favorable à l’exécution du traité de Versailles, mais à partir de 1925, il soutient la politique de Briand, approuve les accords de Locarno et, plus généralement, la coopération dans le cadre de la Société des Nations. Par exemple, son manifeste électoral de 1928 réclame une politique de paix, la fin des égoïsmes nationaux, le règlement des problèmes par des accords internationaux. Cependant, il n’est pas engagé dans des associations pacifistes, il ne milite pas dans des mouvements pour l’unité européenne ou pour le rapprochement entre la France et l’Allemagne.
9 Robert Schuman est aussi très préoccupé par la sécurité de la France. En 1929, il vote le financement de la ligne Maginot demandé par un gouvernement de droite ; en 1937, il vote en faveur de l’emprunt pour la défense nationale souhaité par le gouvernement de Front populaire. Devant la montée des dangers, son pacifisme s’affirme. Au moment de la remilitarisation de la Rhénanie par Hitler, en 1936, il est obnubilé par le souci de régler les problèmes à la SDN, dont l’Allemagne s’est pourtant retirée. En 1938, il répète qu’il faut sauvegarder la paix, absolument. Il dirige une délégation de parlementaires alsaciens-lorrains qui va demander à Daladier, chef du gouvernement, de sauver la paix. Après les accords de Munich, Schuman fait partie du courant minoritaire du PDP qui les approuve et, en 1940, il est favorable à l’armistice [9].
10 Mais son pacifisme ne va pas conduire Schuman vers la collaboration avec l’occupant. Après avoir fait partie des gouvernements Reynaud et Pétain, comme sous-secrétaire d’État aux réfugiés entre mars et juillet 1940, il quitte Vichy. De retour à Metz, annexé de fait comme l’ensemble de l’Alsace-Moselle, il est arrêté par la Gestapo le 14 septembre. Après plusieurs mois de prison, il est placé en résidence surveillée entre avril 1941 et août 1942, dans le Palatinat, d’où il parvient à s’évader pour gagner la zone sud de la France, peu avant son occupation en novembre 1942. Recherché par les Allemands, il est condamné à passer le reste de la guerre dans la clandestinité. Cette épreuve de la Deuxième Guerre mondiale ne peut que conforter Schuman dans son désir de paix et, comme d’autres responsables de sa génération, il sait que cette paix ne doit pas passer par un traité du type Diktat de Versailles mais par une politique nouvelle fondée sur la coopération.
L’ACTION POUR LA PAIX du ministre des Affaires étrangères
11 Entre juillet 1948 et janvier 1953, la paix est un objectif essentiel pour Robert Schuman devenu ministre des Affaires étrangères. Dans l’immédiat après-guerre, alors qu’il est ministre des finances en 1946, puis président du Conseil en 1947, c’est Georges Bidault qui dirige la diplomatie de la France. Mais, lorsque Schuman lui succède, le contexte international favorise un changement de politique étrangère. En juin 1948, les trois puissances occidentales (Etats-Unis, Royaume-Uni, France) décident le regroupement de leurs trois zones d’occupation en Allemagne du point de vue économique, l’introduction dans cet espace d’une nouvelle monnaie (le deutschemark) et la réunion d’une Assemblée constituante chargée d’élaborer la loi fondamentale de la future République fédérale d’Allemagne. L’Union soviétique déclenche alors le blocus de Berlin, provoquant l’une des plus graves crises de la Guerre froide. Ainsi, lorsque Schuman arrive au Quai d’Orsay, les relations Est-Ouest sont tendues, l’Europe occidentale dépend de plus en plus des Etats-Unis pour sa sécurité, la création de la RFA est sur les rails et la France doit renoncer à la politique punitive à l’encontre de son voisin pour désormais garantir la paix par une politique de la main tendue.
12 Schuman prend une première initiative dès le 18 août 1948. Il reprend à son compte la proposition lancée par le Mouvement européen au Congrès de La Haye. L’idée est de commencer la création d’une Union européenne par la mise en place d’une Assemblée chargée d’inventer l’Europe unie. Schuman attache une grande importance à ce projet qui doit « donner son expression à la volonté d’unité et de paix des peuples d’Europe » [10]. Il insiste sur l’intérêt de créer une Assemblée où « les représentants des peuples s’emploieront à faire tomber les préventions qui divisent et qui finissent par compromettre la paix » [11]. Ce projet doit aussi permettre la participation de l’Allemagne de l’Ouest à « l’Europe unie des pays démocratiques », pour éviter un mouvement revanchard ou toute autre politique dangereuse pour les voisins de l’Allemagne. Mais, de cette initiative, mal accueillie par les Britanniques qui freinent la construction européenne, va naître le Conseil de l’Europe. Dès sa création le 5 mai 1949, cet organisme est une déception pour Schuman. Doté d’une Assemblée faible à côté d’un Comité des ministres qui décide, constitué à Dix, sans la RFA qui naît quelques mois plus tard, le Conseil de l’Europe ne semble pas pouvoir devenir l’instrument de pacification des relations entre Etats européens souhaité par Schuman.
13 Un an plus tard, cette mission est conférée au projet de Communauté européenne du charbon et de l’acier comme l’indique la déclaration du 9 mai 1950 [12]. La volonté d’unifier l’Europe pour préserver la paix est alors soulignée dans un grand nombre de documents. Parmi d’autres, un télégramme adressé à toutes les ambassades définit la doctrine officielle de la diplomatie française : « L’objectif de la proposition du 9 mai est avant tout de caractère politique. Il s’agit, en organisant l’Europe sur des bases meilleures, d’apporter une contribution essentielle au maintien de la paix. Le rassemblement nécessaire des nations européennes exige d’abord que l’opposition séculaire de la France et de l’Allemagne soit éliminée. En multipliant les liens d’intérêt entre les Puissances occidentales de l’Europe et l’Allemagne, nous travaillons réellement à intégrer celle-ci dans la communauté des peuples libres et nous réduisons par là-même les risques de guerre » [13].
14 Si, dans les années 1948-1950, au moment où la RFA est en train de se constituer, Schuman est particulièrement soucieux de réconcilier la France et l’Allemagne, il est préoccupé aussi par la paix entre l’Est et l’Ouest. Pour lui, la paix entre les deux blocs passe par l’intégration de l’Europe unie dans le camp occidental. Lorsque dans l’été 1950, une campagne de presse répand la rumeur que le plan Schuman conduit à la neutralité de l’Europe des Six, le ministre s’efforce de démentir cette interprétation. Le 20 septembre, il déclare à New-York : « Il faut organiser l’Europe dans la paix, en vue de la défense commune. Il ne saurait être question de neutralité européenne. Nous ne voulons pas être neutres. Nous ne pouvons pas êtres neutres. Notre choix est fait » [14]. Les occasions ne manquent pas pour développer cette thèse. Défendant le pacte atlantique devant les députés, il affirme que « ce pacte est une contribution essentielle à la consolidation de la paix dans le monde » et qu’il est d’autant plus indispensable que « l’ONU est incapable de remplir la mission de paix pour laquelle elle avait été créée » [15]. De même, la CED (Communauté européenne de défense) doit être un facteur de paix ; elle doit garantir la sécurité de la France à l’égard de l’Allemagne et la sécurité des Occidentaux à l’égard de l’Union soviétique ; elle doit « garantir la paix contre toutes les menaces, internes et externes à l’Europe, présentes et futures » [16]. L’intervention de Schuman devant l’Assemblée générale de l’ONU, le 16 novembre 1951, mérite une attention particulière. Le contexte n’est plus tout à fait le même qu’en 1950. Les négociations CED ont bien avancé, d’autres négociations, en vue d’un armistice en Corée, sont commencées depuis juillet 1951 et, le 3 novembre, les Occidentaux viennent de faire des propositions aux Soviétiques en vue d’une réduction des armements. Dans ce discours où il interpelle le ministre soviétique, Schuman s’interroge sur les moyens de préserver la paix. Selon lui, il faudrait d’abord réformer l’ONU et, surtout, changer le climat entre l’Est et l’Ouest, s’attaquer aux causes de méfiance, « produire une détente nécessaire à la consolidation de la paix », renoncer aux mystères car « lever le secret, en même temps, loyalement, sera le premier pas positif vers la paix ». Il estime que les régimes à l’Est et à l’Ouest sont inconciliables, mais « ils peuvent se juxtaposer sans se faire la guerre », « ils peuvent même s’entendre pour des tâches communes », qui ne passent pas nécessairement par des initiatives spectaculaires mais par « le dialogue entre tous ceux qui ont la responsabilité de la paix dans le monde » [17]. S’il faut certainement tenir compte de la part de la tactique chez Schuman, il esquisse cependant une ouverture en direction de l’Union soviétique et un schéma de coexistence pacifique qu’il continuera d’envisager dans les années 1953-1955 après avoir quitté le ministère des Affaires étrangères.
LA VISION DE LA PAIX de « l’apôtre de l’Europe »
15 Dans les dernières années de sa vie, Schuman précise sa vision de la paix. S’il occupe encore quelques fonctions après son éviction du Quai d’Orsay en janvier 1953, il ne fait plus partie du cercle des décideurs. Mais il poursuit sa réflexion sur l’Europe et la paix, notamment à l’occasion de conférences devant des auditoires très divers qu’il cherche à convaincre de l’intérêt primordial de la paix.
16 Schuman a une conception exigeante de la paix [18]. Pour lui, la paix n’est pas seulement l’absence de guerre ou de conflit, ce n’est pas non plus une notion abstraite ou une velléité sentimentale. C’est un processus volontariste et positif qui passe par la solidarité, la coopération, la compréhension mutuelle, les concessions réciproques, la bonne foi de tous. Il dit souvent que la paix est indivisible, c’est-à-dire que la paix en Europe dépend de la paix dans le monde et vice-versa. La paix est inséparable de la sécurité : il n’y a pas de paix possible et durable, si la sécurité de tous n’est pas garantie. La paix mérite d’être conquise par des efforts importants car elle est la condition de la liberté, de la prospérité, de la démocratie. Par contre, la paix n’est pas compatible avec la rivalité, la concurrence, l’hégémonie ; elle est mise à mal par le totalitarisme, le nationalisme, le matérialisme qui conduisent à la guerre. Pour Schuman, la paix implique donc un retour aux valeurs fondamentales de la civilisation chrétienne.
17 Schuman a deux raisons d’être optimiste quant aux chances de paix dans les années 1950. D’une part, il fait confiance à la jeunesse pour construire la paix. Il pense que les jeunes sont animés d’un idéal de paix, qu’ils n’ont pas de préjugés et veulent travailler au rapprochement entre les ennemis d’hier afin qu’il n’y ait plus jamais la guerre. Les jeunes peuvent donc être à la fois les artisans et les bénéficiaires de la paix. D’autre part, Schuman est convaincu que l’unification de l’Europe occidentale constitue un pas décisif vers la paix. Selon lui, la paix est inhérente à l’Europe : l’Europe est une garantie de paix parce qu’elle est fondamentalement une entreprise pacifique. L’Europe n’est dirigée contre personne. Elle est fondée sur l’interdépendance entre Européens. Elle permet de mettre un terme aux antagonismes hérités du passé. Elle empêche les flambées de nationalisme et les tentatives de revanche. Elle écarte les risques de guerre. A partir de 1956, Schuman dit souvent que l’Allemagne n’est plus un danger pour ses voisins, qu’elle est devenue une alliée à qui on peut faire confiance.
18 La paix lui paraît plus hypothétique avec l’Union soviétique. Après la mort de Staline en 1953, Schuman s’interroge souvent publiquement sur les moyens de pacifier les relations avec ce grand pays communiste. Selon lui, les risques de tension sont liés à la question allemande. En effet, l’Union soviétique redoute la perspective d’une Allemagne unifiée, dirigée par un gouvernement anticommuniste et appuyée sur les Américains. Mais pour Schuman, cette peur n’est pas fondée. L’unification ne pourrait se faire qu’à la suite d’un accord entre les quatre Puissances et, lors des négociations, chacune prendrait des précautions pour que l’Allemagne unie ne devienne pas un danger pour elle. La neutralisation de l’Allemagne présente plus de risques aux yeux de Schuman qui ne croit pas à la possibilité d’une neutralisation durable : si les Américains quittaient l’Europe, l’Allemagne serait rapidement absorbée par le camp soviétique. La neutralisation serait donc une garantie illusoire qui ne favoriserait pas la paix.
19 Alors, que faire pour améliorer les relations avec l’Union soviétique ? Selon Schuman, les Occidentaux doivent montrer leur volonté de paix et donner à l’Union soviétique des garanties pour sa sécurité. Il faudrait développer le dialogue, organiser un arbitrage des conflits et, peut être, une réduction concertée et contrôlée des armements. Si la détente lui semble possible, la coexistence pacifique serait plutôt un modus vivendi qu’une coopération constructive car les divergences sont trop grandes sur le plan de l’idéologie, de l’organisation sociale et des institutions politiques.
20 Fin 1956, Robert Schuman se montre nettement plus pessimiste quant aux chances de paix en Europe et dans le monde. Après les crises de Suez et Budapest, il y a imminence du danger : « la paix est en péril permanent » [19]. Selon lui, l’Europe est vulnérable, elle est menacée d’encerclement diplomatique et stratégique et risque d’être isolée à l’ONU qui est devenue une plateforme antieuropéenne. Schuman tire une sonnette d’alarme : l’Europe doit être à même de se défendre et elle doit défendre la paix et la civilisation occidentale menacée. La seule solution réside dans une accélération de l’unification de l’Europe. Dès fin 1956, alors que la négociation des traités de Rome est sur le point de se conclure, Schuman appelle à réaliser une autre étape, celle de l’Europe politique. Il préconise une concertation obligatoire entre les gouvernements, avant toute action qui risque d’entrainer une tension ou un conflit, comme à Suez. Il souhaite constituer un organe spécifique pour discuter de politique étrangère : un comité des ministres qui pourrait devenir permanent. Il propose l’élection du Parlement européen au suffrage universel direct afin de pouvoir consulter régulièrement l’opinion publique et permettre un contrôle démocratique sur la politique européenne [20]. Schuman veut croire que, si l’Europe politique avait existé, les Soviétiques n’auraient pas pu écraser Budapest. Plus que jamais, la paix entre les nations passe par l’intégration européenne.
André Philip, Pour une communauté européenne réelle: le Plan Schuman, Bruxelles, Mouvement européen, 1951, Coll. BDIC
André Philip, Pour une communauté européenne réelle: le Plan Schuman, Bruxelles, Mouvement européen, 1951, Coll. BDIC
Qui est M. Robert Schuman ? Tract répandu dans les rues et les immeubles le 30 novembre 1947, Paris 14e, Coll. BDIC
21 La paix est donc non seulement une notion récurrente dans le discours de Robert Schuman mais une préoccupation politique centrale tout au long de sa vie active. Plusieurs facteurs ont dû contribuer à enraciner cet attachement à la paix. Homme des frontières, il est sensible à la diversité et aux particularismes plutôt qu’au centralisme qui encourage les nationalismes. Par son histoire familiale, il a très tôt des contacts dans plusieurs pays (Allemagne, Belgique, France, Luxembourg) mais il connaît aussi le passé de conflits et de souffrance de ces régions marquées par des antagonismes séculaires. Lui même vit les épreuves douloureuses des deux guerres mondiales qui pèsent sur son destin personnel. De plus, il est profondément imprégné de l’éthique chrétienne qui met l’accent sur les valeurs de paix, solidarité, fraternité avec lesquelles Schuman ne transige pas. Ses convictions ont amené Schuman à militer très tôt pour la paix, même s’il ne le fait pas dans le cadre d’associations organisées. Ses engagements de parlementaire dans l’entre-deux-guerres, comme ses activités de conférencier inlassable dans les dernières années de sa vie, font de lui un défenseur de l’idée de paix. Mais c’est évidemment lorsqu’il est au pouvoir, en tant que ministre des Affaires étrangères pendant plus de quatre ans, qu’il parvient le mieux à se faire artisan de la paix. Le contexte de l’époque l’incite à mener une politique de réconciliation entre la France et l’Allemagne et il saisit cette occasion pour consolider la paix de la manière qui lui paraît la plus efficace : non seulement par des accords et des traités mais par une coopération au quotidien, dans un cadre européen, qui évite le tête-à-tête conflictuel et associe d’autres Etats voisins. Ainsi l’aspiration à la paix, qui est certainement un idéal pour Schuman, le conduit à une politique réaliste. L’ONU ayant échoué dans sa mission de paix, c’est l’intégration régionale, économique mais aussi politique, qui lui paraît être le meilleur moyen de sauvegarder la paix en Europe. A un autre niveau, la coexistence pacifique avec l’Union soviétique, moins satisfaisante que la coopération constructive, est pourtant considérée par Schuman comme une tentative utile pour préserver la paix en Europe et dans le monde.
Mots-clés éditeurs : Relations Est-Ouest, Coopération internationale, Réconciliation franco-allemande, Europe, Paix
Date de mise en ligne : 29/07/2013.
https://doi.org/10.3917/mate.108.0033Notes
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Publié en septembre 1963, peu après la mort de Schuman. (Nouvelle édition en 2000 avec une préface de Jacques Delors, Genève, Éditions Nagel, 153 p.)
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Raymond Poidevin, Robert Schuman. Homme d’État, (1886-1963), Paris, Imprimerie Nationale, 1986, 520 p. ; François Roth, Robert Schuman. Du Lorrain des frontières au père de l’Europe, Paris, Fayard, 2008, 656 p.
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[3]
Voir, par exemple, les textes des dernières années de sa vie, publiés dans Marie-Thérèse Bitsch, Robert Schuman, apôtre de l’Europe (1953-1963), Bruxelles, PIE Peter Lang, 2010, 365 p.
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[4]
Christian Pennera, Robert Schuman : La jeunesse et les débuts politiques d’un grand européen, de 1886 à 1924, thèse soutenue à l’Université de Strasbourg et publiée aux Éditions Pierron, Sarreguemines, 1985.
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[5]
Christian Pennera, op. cit., p. 39.
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[6]
Ibid., p. 49-54.
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[7]
Il appartient successivement à l’URL (Union républicaine lorraine), au PDP (Parti démocrate populaire), et après 1945 au MRP (Mouvement républicain populaire).
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Raymond Poidevin, op. cit., p. 116.
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[9]
Ibid., p. 116-128.
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[10]
Sur cette initiative, voir Marie-Thérèse Bitsch, « Le rôle de la France dans la naissance du Conseil de l’Europe », in Raymond Poidevin (dir.) Histoire des débuts de la construction européenne, Bruxelles, Bruylant, 1986, p. 165-198.
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[11]
Discours du 31 août 1948 devant l’Assemblée nationale, Notes et études documentaires, n° 1081, Paris, La Documentation française, p 32.
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[12]
Sur les raisons qui incitent Schuman à lancer le plan qui porte son nom, voir : Marie-Thérèse Bitsch, « La triple option de Paris : pour une Europe supranationale et sectorielle autour d’un noyau franco-allemand », in Andreas Wilkens (dir.), Intérêts nationaux et projet européen, Bruxelles, Bruylant, 2004, p. 145-164.
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[13]
Télégramme du 27 juin 1950, Archives du ministère des Affaires étrangères (désormais AMAE), Paris, Série Cabinet du ministre, sous-série Robert Schuman, volume 139.
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[14]
Télégramme de Schuman (de New-York) à son directeur de cabinet, Bernard Clappier, 20 septembre 1950, AMAE, Série Europe 1944…, sous-série Généralités, vol. 112.
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[15]
Discours du 25 juillet 1949, Année politique 1949, pp. 390-397
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[16]
Discours du 24 novembre 1950, Année politique 1950, p.381-382.
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[17]
Année politique 1951, p. 672-675.
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[18]
Les remarques qui suivent s’appuient sur les textes de Schuman publiés dans Marie-Thérèse Bitsch, Robert Schuman, apôtre de l’Europe, op.cit.
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[19]
« Est-il trop tard pour faire l’Europe ? », conférence de Schuman à Paris, au Centre catholique des intellectuels français (texte dans les Archives de la Fondation Jean Monnet pour l’Europe, Lausanne, Fonds Schuman, 1/2/13).
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[20]
Discours de Schuman devant le Comité national du MRP, 16 décembre 1956 (texte dans ADM, 34 J 34)