Notes
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[1]
Cf. Marta Petricioli, Donatella Cherubini (dir.), Pour la paix en Europe : institutions et société civile dans l’entre-deux-guerres/ For Peace in Europe : Institutions and Civil Society between the World Wars, Bruxelles, PIE Peter Lang, 2007.
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[2]
Norberto Bobbio, “Il federalismo nel dibattito politico e culturale della Resistenza”, in L'idea dell'unificazione europeadalla prima alla seconda guerra mondiale, Sergio Pistone ed., Torino, 1975, et maintenant publié en guise d’introduction à Altiero Spinelli, Il Manifesto di Ventotene, Bologna, Il Mulino, 1991, p. 10
-
[3]
Cf. Luigi V. Majocchi, « Actualité de l’analyse kantienne à propos de la paix », in Andrea Bosco (dir.), The Federal Idea. The History of Federalism from the Enlightenment to 1945, London, Lothian Foundation Press, 1991, p. 21-27.
-
[4]
Cf. Umberto Morelli, Contro il mito dello Stato sovrano. Luigi Einaudi e l’unità europea, Milano, FrancoAngeli, 1990 ; Claudio Cressati, L’Europa necessaria. Il federalismo liberale di Luigi Einaudi, Torino, Giappichelli, 1992.
-
[5]
Luigi Einaudi, “La Società delle Nazioni è un ideale possibile?”, Corriere della Sera, 5 janvier 1918 ; Id., “Il dogma della sovranità e l’idea della Società delle Nazioni”, Corriere della Sera, 28 décembre 1918. Les essais fédéralistes d’Einaudi sont recueillis dans son livre La guerra e l’unità europea, Milano, Ed. Comunità, 1948 (dernière éd. Bologna, Il Mulino, 1986). D’autres essais fédéralistes d’Einaudi ont été publié dans L. Einaudi, Il buongoverno. Saggi di economia politica (1897-1954), Ernesto Rossi ed., Bari, Laterza, 1954 ; Angelo Santagostino, Luigi Einaudi. Una visione liberale a guida della Storia. Gli scritti europei. Il commiato, Roma-Bari, Laterza, 2011. Voir aussi Norberto Bobbio, Luigi Einaudi federalista, in Corrado Malandrino (ed.), Alle origini dell’europeismo in Piemonte. La crisi del primo dopoguerra, la cultura politica piemontese e il problema dell’unità europea, Torino, Fondation Luigi Einaudi, 1993, p. 17-32.
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[6]
Luigi Einaudi, Chi vuole la pace? , Corriere della Sera, 4 avril 1948, ensuite in Luigi Einaudi, La guerra e l’unità europea, op. cit., p. 61.
-
[7]
On peut penser par exemple à John Fiske, The critical period of American history, 1783-1789, Boston-New York, Houghton, Mifflin & Co, 1888 ; Frederick Oliver, Alexander Hamilton: an essay on American Union, London, Constable, 1909; Alfred Mahan, The Influence of Sea Power upon History 1660-1783, Sampson Low, Marston & Co., 1890.
-
[8]
John Pinder, The Federal Idea and the British Liberal Tradition, in The Federal Idea. The History of Federalism from the Enlightenment to 1945, op. cit. p. 99-118.
-
[9]
Edward A. Freeman, History of Federal Government in Greece and Italy, London, MacMillan, 1893 (première édition intitulée History of Federal Government from the foundation of the Achaian League to the disruption of the United States, London-Cambridge, MacMillan & Co., 1863).
-
[10]
Charles Dilke, Problems of Greater Britain, London-New-York, MacMillan & Co., 1890.
-
[11]
John Robert Seeley, United States of Europe, Macmillans Magazine, vol. 23, March 1871, p. 436-448; Id., The Expansion of England : two courses of lectures, London, MacMillan, 1883.
-
[12]
Henry Wickham Steed, The United States of Europe on the Eve of the Parliament of Peace, London, 1899.
-
[13]
James Anthony Froude, Oceana, or England and her colonies, London, Longmans, 1886.
-
[14]
Cf. Harold Laski, Studies in the Problem of the Sovereignty, New Haven et London, 1915 ; Id., The Foundations of Sovereignty and other Essays, London, Harcourt Brace, 1921 ; Id., A Grammar of Politics, London, G. Allen & Unwin, 1925; Id., Nationalism and the Future of Civilization, Watts & Company, 1932; William Beveridge, Peace by Federation?, London, Federal Union Publishing, 1940 ; Barbara Wotton, Socialism and Federation, London, Federal Union Publishing, 1940 ; Kenneth Wheare, What Federal Government is, London, Federal Union Publishing, 1948 ; Ivor Jennings, A Federation of Western Europe, Cambridge, Cambridge University Press, 1940 ; Ronald Gordon Mackay, Federal Europe, London, Michael Joseph, 1940.
-
[15]
Lionel Curtis, The Commonwealth of Nations, London, MacMillan, 1916.
-
[16]
Lionel Curtis, Civitas Dei. The Commonwealth of God, London, Macmillan, 1938. Voir aussi L. Curtis, The Way to Peace, London, Oxford University Press, 1944. The Commonwealth of God regroupe trois volumes écrits vers la moitié des années 1930 et réimprimés en une seule édition en 1938. Dans le premier livre, publié en 1934 avec le titre Civitas Dei, Lionel Curtis s’efforçait de formuler l’objectif à atteindre et d’indiquer une ligne de conduite dans les affaires publiques, qui aurait permis au monde entier de sortir du chaos dans lequel il était tombé après la Première Guerre mondiale. Comment appliquer cette ligne de conduite à la situation mondiale contemporaine, c’est le sujet du troisième livre, édité aux frais de l’auteur, soumis à l’attention de nombreux amis et publié au mois d’octobre 1937. Entre-temps, Curtis avait écrit un autre livre – imprimé au mois de juin 1937 – dans lequel il étudiait la situation internationale à l’appui d’une reconstruction historique minutieuse.
-
[17]
Ainsi appelé en raison de l’âge d’un groupe de jeunes qui faisaient partie du quartier général du haut commissaire britannique pour l’Afrique du Sud, Lord Milner.
-
[18]
Lionel Curtis, The Commonwealth of God, op. cit., p. 905.
-
[19]
Ibid., p. 951 et passim.
-
[20]
Parmi les recherches sur Lothian, cf. A. Bosco, Lord Lothian, Un pioniere del federalismo, op. cit. ; John Turner (ed.) The Larger Idea. Lord Lothian and the Problem of National Sovereignty, London, THP, 1988 ; Giulio Guderzo (ed.), Lord Lothian. Una vita pr la pace, Firenze, La Nuova Italia, 1986 ; James Ramsay Butler, Lord Lothian (Philip Kerr) 1882-1940, London, MacMillan,1960.
-
[21]
Philip Henry Kerr, The Prevention of War, Pub. for the Institute of politics by the Yale University Press, New Haven, 1923.
-
[22]
Lord Lothian (Philip Kerr), Pacifism is not enough nor Patriotism either, Clarendon Press, Oxford, 1935 (également reproduit dans Andrea Bosco et John Pinder (eds.) Pacifism is not enough. Collected Lectures and Speeches of Lord Lothian (Philip Kerr), London, Lothian Foundation Press, 1990.
-
[23]
Lionel Robbins, Economic Planning and International Order, London, Macmillan, 1937. Voir aussi: The Economic Causes of War Conflicts, London, Jonathan Cape, 1939 et Economic Aspects of Federation, London, Federal Union Publishing, 1941.
-
[24]
Cf. Andrea Bosco, Federal Union e l’Unione franco-britannica. Il dibattito federalista nel Regno Unito dal Patto di Monaco al crollo della Francia (1938-1940), Bologna, Il Mulino, 2009 ; John Pinder, “Federal Union 1939-1941”, in Walter Lipgens (ed.), Documents on the History of European Integration, vol. II, Plans for European Union in Great Britain and in Exile 1939-1945, Berlin-New York, De Greuter, 1986.
-
[25]
La filiation du premier fédéralisme italien (le fédéralisme d’Altiero Spinelli, Ernesto Rossi, Eugenio Colorni et du Manifeste de Ventotene) avec la « pensée claire, précise et antidoctrinaire » des fédéralistes d’Outre Manche et d’Einaudi est largement connue. Trait d’union, l’économiste Ernesto Rossi, élève de Luigi Einaudi. Cf. Altiero Spinelli, Il lungo monologo, Roma, Edizioni dell’Ateneo, 1968, p. 135. Cf. entre autres Antonella Braga, Un federalista giacobino. Ernesto Rossi pioniere degli Stati Uniti d’Europa, Bologna, Il Mulino, 2007.
1 La période de l’entre-deux-guerres [1] représente un tournant dans les relations internationales, marqué par la fin du système de l’équilibre européen du XIXe siècle, l’interdépendance toujours plus étroite provoquée par la Révolution industrielle, la dimension globale de la Grande Guerre, l’anarchie internationale et la dérive autarchique et autoritaire d’un certain nombre d’États. Au cours de cette période, on s’interroge sur de nouveaux moyens pour construire la paix. La pensée de Clausewitz considérant la guerre comme le prolongement de la politique par d’autres moyens n’était évidemment plus valable. Norberto Bobbio [2] a mis en évidence l’existence d’un pacifisme passif – qui considère la paix comme une conséquence du changement du régime interne des États et d’un progrès naturel, positiviste ou spirituel, vers des formes supérieures de cohabitation – et celle d’un pacifisme actif – qui voit le progrès comme une conquête et conçoit la paix comme la construction d’une nouvelle organisation politique. C’est à cette dernière forme de pacifisme que nous nous intéresserons ici. Grâce à une prise de conscience progressive et à partir de racines culturelles variées, de nombreux réseaux s’acheminent alors en Europe vers des solutions supranationales garantissant la paix et la sauvegarde des autonomies. Les cas de Luigi Einaudi et des fédéralistes britanniques de l’entre-deux-guerres constitueront plus particulièrement l’objet de notre étude.
Philip Henry Kerr Lothian, Pacifism is not enough nor patriotism either, Oxford: Clarendon Press, 1935, Coll. BDIC
Philip Henry Kerr Lothian, Pacifism is not enough nor patriotism either, Oxford: Clarendon Press, 1935, Coll. BDIC
2 Le pacifisme actif s’affirme dans le nouveau contexte politique comme la seule réponse au désir de paix, à l'impératif posé par Kant [3] du passage de la trêve au règne du droit. Face à la faillite de l’unification des marchés, des organisations nationales, des mouvements et des partis politiques, des alliances diplomatiques, du système de l’équilibre des forces, et aussi de la première assemblée permanente d’États – la Société des Nations –, la paix ne pouvait plus être autre chose que le résultat d’une révolution visant à limiter l’anarchie internationale, « la liberté sauvage des États », en les soumettant à l’empire du droit cosmopolitique. Il fallait mettre en évidence la contradiction inhérente de l’État souverain, fondé pour garantir la sécurité des citoyens, mais créant l’insécurité au niveau international. La nouvelle frontière du pacifisme actif séparait alors ceux qui confiaient aux États la tâche de rendre le droit international efficace, de ceux qui tenaient au contraire ces mêmes États pour l’élément empêchant, par le maintien de leur souveraineté absolue, la mise en œuvre d’un véritable droit international. Il s’agissait donc de transposer sur le plan international la théorie de l’ordre et de la paix que Thomas Hobbes avait élaborée sur le plan intérieur – l’État – lorsqu’il avait affirmé qu’il n’existait pas de droit sans pouvoir et qu’il n’existait pas de paix sans le pouvoir de désarmer les factions.
3 Le principe du dépassement de l’anarchie interétatique avait déjà été appliqué en Amérique du Nord, dans le cadre de la fédération des États-Unis d’Amérique, qui reposait sur la limitation des pouvoirs des États et la création de deux niveaux de souveraineté différents. Mais le fédéralisme était encore largement inconnu en Europe et occupait une place marginale dans le débat politique et intellectuel du temps.
4 En Italie, c’est l’économiste libéral Luigi Einaudi (1876-1961) [4], gouverneur de la Banque d’Italie (1944-1948) et président de la République italienne (1948-1955), qui fut le premier à proposer de construire l’Europe sur des bases fédéralistes comme unique alternative à une unification par l’hégémonie d’une grande puissance. En 1918, ayant analysé la crise de l’État national et ses répercussions sur les rapports entre les États, il critiqua la Société des Nations, en démontrant, dans deux articles publiés par le Corriere della Sera [5], l’inanité d’un pacifisme qui reposait sur la division du monde en États souverains. Le dogme de la souveraineté absolue était, selon lui, en opposition avec l’idée même d’une Société des Nations : si l’on voulait donner des bases solides à l’organisation de la paix, les États devaient accepter de limiter leur souveraineté et de créer une fédération. Dans ces articles, Einaudi présentait l’unité européenne comme une nécessité historique résultant de l’unification économique progressive du continent dans le sillage de la Révolution industrielle, et proposait la construction de l’Europe sur des bases fédéralistes comme l’unique alternative à une unification hégémonique. Après la Seconde Guerre mondiale, Einaudi, qui avait réfléchi à la création de l’ONU et s’était interrogé sur la question du pacifisme, allait affirmer que la paix ne dépend pas de la bonne volonté des États, mais bien d’une organisation politique précise, de transferts de souveraineté à un nouvel organe, de l’existence d’un État fédéral, et donc de la création des États-Unis d’Europe [6].
5 Dans l’entre-deux-guerres, ce sont surtout les Britanniques qui ont donné une importante contribution aux thèmes du fédéralisme et de la paix. À ce jour, il n’existe pas de recherches exhaustives sur ce sujet. En particulier, les origines intellectuelles du fédéralisme britannique – au delà de l’allusion évidente à Hamilton [7] – restent encore dans l’ombre, à l’exception des études de John Pinder [8]. Il faudrait aussi s’intéresser aux pionniers du fédéralisme impérial – Edward A. Freeman [9], Charles Dilke [10], John Robert Seeley [11], Henry Wickham Steed [12] et J.A. Froude [13] – et aux débats sur ces thèmes qui eurent lieu à la fin du XIXe siècle au sein de l’Empire britannique, et qui débouchèrent notamment, en 1884, sur la création de l’Imperial Federation League. Rappelons en particulier les œuvres de Lord Lothian, Lionel Curtis et Lionel Robbins, auxquels on pourrait ajouter celles d’auteurs [14] plus ou moins connus, tels que Harold Laski, William Beveridge, Henry Noel Brailsford, Barbara Wotton, Kenneth Wheare, Ivor Jennings, Ronald Gordon Mackay, Normann Angell, ou Arnold Toynbee.
6 Lionel Curtis fut le premier à entreprendre des études sur le problème de la paix et sur la nécessité d’instaurer un ordre politique international capable de permettre le développement harmonieux de la civilisation humaine. Son premier ouvrage à ce sujet, The Commonwealth of Nations [15] remonte à 1916 et son œuvre la plus complète, The Commonwealth of God [16] fut publiée en 1938. Mais il réfléchissait aux problèmes de la guerre et de la paix, ainsi qu’à une nouvelle organisation des relations internationales, depuis le début du siècle, époque à laquelle il avait partagé en Afrique du Sud avec Philip Henry Kerr (Lord Lothian) l’expérience du Kindergarten de Lord Milner [17]. Avec Lothian il avait collaboré au State, l’organe du Kindergarten qui soutenait l’union politico-administrative des quatre colonies sud-africaines. Par la suite, il collabora au « Round Table » et à la diffusion du Round Table Movement, fondé en 1910 dans le but de donner à l’Empire britannique des structures fédérales.
7 Le but de Curtis n’était pas simplement la prévention de la guerre, mais aussi la recherche d’un principe moral et religieux capable de permettre aux hommes de surmonter la crise de civilisation dans laquelle ils se débattaient depuis de la Première Guerre mondiale. Ses interlocuteurs étaient des membres de cercles intellectuels, des théoriciens, des universitaires, en un mot tous ceux qui étaient en charge de proposer des idées aux hommes d’État – pour qu’ils puissent les traduire à leur tour en actions politiques concrètes – et aux Églises. Il s’agissait, selon Curtis, de remédier à l’anarchie des États-nations grâce à la création progressive d’un gouvernement mondial – un Commonwealth international – de caractère fédéral, afin de sauver la civilisation et son progrès et de permettre le maintien de la paix. Par Commonwealth international, l’auteur entendait un ensemble de nations séparées les unes des autres, avec des gouvernements distincts, et un État unitaire qui les comprendrait toutes et posséderait un gouvernement responsable envers les peuples, auquel était réservées les compétences de la guerre et de la paix et de la politique étrangère [18]. Pour être en mesure de faire face à ses obligations, le gouvernement fédéral devrait avoir le pouvoir de prélever des impôts directement auprès des citoyens de ces États. Le caractère fédéral de cet État était donc évident.
8 Le gouvernement fédéral mondial n’était pas, pour Curtis, la simple réponse à un problème de nature politique, mais c’était surtout la réponse au principe chrétien selon lequel les hommes sont appelés à collaborer à la Création divine sur terre [19] – presque une préparation au règne des cieux métahistoriques – en cherchant eux-mêmes un système capable de mettre de l’ordre dans les relations humaines, en s’inspirant librement du projet de Dieu.
9 Le chemin de la civilisation, l’histoire politique du genre humain coïncidaient pour Curtis avec le développement progressif du principe de Commonwealth, ainsi qu’il l’explique amplement dans les deux premiers tomes de son ouvrage. Le destin de la civilisation au cours du XXe siècle était lié à la capacité de l’homme à gravir le dernier échelon qui permettrait le passage du gouvernement national au gouvernement mondial. Le seul véritable obstacle qu’il rencontrerait sur son chemin serait de nature psychologique et dépendrait du nationalisme, de l’égoïsme national de caractère autocratique et impérialiste qui s’était substitué au nationalisme libéral de la première moitié du XIXe siècle. Pour combattre cette difficulté, la simple action politique ne suffirait pas. Puisque l’obstacle appartenait au domaine spirituel, celui-ci ne pouvait être surmonté, selon l’auteur, qu’à travers la foi. Les Églises devaient donc orienter l’opinion publique et les hommes d’État non vers de fausses perspectives, telles que la Société des Nations et le Pacte Briand-Kellogg, mais plutôt vers le dépassement de l’État-nation souverain. Si Curtis était un peu trop influencé par l’image de l’Empire britannique comme cadre privilégié de l’action politique, Philip Kerr alias Lord Lothian [20], en partant lui aussi d’une idée « impériale », évolua vers une conception atlantique du fédéralisme. Il s’était rapproché des théories fédéralistes lors de son expérience sud-africaine, aux côtés de Lord Milner. Ses premiers articles fédéralistes parurent dans les colonnes du Round Table, dont il était devenu le directeur après avoir dirigé The State. De 1916 à 1920, il devint le secrétaire du Premier ministre Lloyd George et participa à la conférence de la paix de Versailles. S’étant retiré ensuite des affaires publiques afin de pouvoir se consacrer à l’étude de la politique internationale, il découvrit dans la théorie de l’État fédéral la seule solution possible au problème de la paix européenne et mondiale. Dans son ouvrage The Prevention of War (1923) [21], qui renferme les textes d’une série de conférences tenues avec Curtis au mois d’août 1922 à l’Institut d’études politiques de Williamstown dans le Massachusetts, il décrit la guerre comme l’élément fondamental de la politique internationale, du fait que les relations entre les États, à la différence de celles entre les individus – désormais réglées par la loi –, sont encore soumises aux rapports de force. En partant de ce point de vue, Lothian critiquait les théories classiques concernant les causes de guerre : il indiquait que la division de l’humanité en États souverains et le nationalisme étaient respectivement les causes mécanique et psychologique de tout conflit. La création d’un patriotisme mondial et la prise de conscience de l’appartenance à une seule communauté étaient donc les bases essentielles à la création d’une institution capable de mettre fin à la guerre. Mais la souveraineté nationale constituait un obstacle décisif. Kerr soutenait que, du point de vue institutionnel, la seule méthode pour mettre définitivement un terme à la guerre était de créer un État, d’instaurer le règne du droit au niveau mondial, d’appliquer au monde entier les mêmes principes qui ont permis la création des États nationaux modernes. Le désarmement, les tribunaux internationaux, les ligues ou associations de nations, bien qu’ils représentent d’indéniables progrès, n’avaient aucun pouvoir pour mettre fin à la guerre et pouvaient au contraire susciter de dangereuses illusions. Parmi les difficultés que le fédéralisme pouvait rencontrer, la plus importante était certainement la différence du degré de civilisation atteint par les divers États du monde. Kerr souhaitait donc la constitution d’un premier noyau fédéral entre les populations possédant un même degré de civilisation avec une ouverture progressive aux peuples ayant atteint la maturité politique nécessaire, c’est-à-dire la capacité de se gouverner eux-mêmes et d’appliquer les principes démocratiques.
10 Dans l’ouvrage Pacifism is not enough [22] paru en 1935, Kerr critiquait la Société des Nations et en démontrait les limites : l’absence d’un pouvoir exécutif réel et de ressources financières propres, la nécessité d’obtenir le consensus des États pour faire approuver les décisions prises puisque l’on n’avait pas su limiter la souveraineté des États. Il affirmait donc que la division du monde en États souverains rendait également impossible l’expression complète des idéologies traditionnelles, du capitalisme et du socialisme, ainsi que le fonctionnement du système industriel. À son avis, dans un monde dominé par l’anarchie des États, ce n’étaient plus les hommes qui décidaient de la paix et de la guerre, mais plutôt le choc entre les États ; ce n’était pas le droit mais la force.
11 Le passage à une conception plus européenne du fédéralisme, préludant à la naissance en 1938 du mouvement britannique Fédéral Union fondé par Patrick Ransome, Charles Kimber et Derek Rawnsley, fut achevé par Lionel Robbins, professeur d’économie à la London School of Economics and Political Science. Dans son ouvrage Economic Planning and International Order [23], publié en 1937, Robbins découvrait dans le domaine de l’économie ces mêmes contradictions et impasses qui marquent le processus historique sur le plan politique. Le monde politique avait connu une réelle anarchie entre les individus et l’avait surmontée grâce à la fondation de l’État. Le monde économique se trouvait pour sa part face à la nécessité de surmonter l’anarchie entre les États, une anarchie d’autant plus dangereuse que l’interdépendance économique et sociale s’accroissait au niveau mondial. Si le désordre primitif qui dérivait de l’existence d’intérêts individuels contradictoires avait été surmonté par l’élaboration d’une politique économique nationale, le désordre dû à l’existence d’intérêts nationaux hétérogènes devait être surmonté par la création d’une politique économique internationale, à laquelle on ne pouvait aboutir sans un pouvoir politique international, c’est-à-dire une fédération. L’auteur voyait dans l’absence d’une politique mondiale et d’une autorité internationale l’obstacle à la création d’un véritable ordre économique international.
12 Robbins, à l’instar de Lothian, indiquait que l’anarchie internationale constituait la seule véritable cause de la guerre et il battait en brèche l’opinion générale selon laquelle les conflits n’étaient provoqués que par le choc des intérêts capitalistes naturellement belligènes. D’une part, il démontrait que la possession de vastes territoires et les luttes nécessaires à leur appropriation – la politique impérialiste – ne constituaient pas une bonne opération du point de vue économique. Des résultats semblables à ceux poursuivis par la politique coloniale – l’acquisition de matières premières, les débouchés en termes d’investissements et d’émigration – pouvaient être atteints par le libre échange. Seules les mesures de restriction dues à la division du monde en États-nations fermés et jaloux de leur souveraineté empêchaient la libre circulation des marchandises, des capitaux et des personnes. Ayant localisé dans l’anarchie internationale la cause de la lutte entre les intérêts économiques nationaux, Robbins voyait dans l’État mondial fédéral, et non pas unitaire, l’instrument institutionnel capable de surmonter les divisions et de garantir la paix. La création de noyaux fédératifs dans les territoires où il existait la conscience d’une civilisation commune et dans lesquels il y avait un plus grand besoin d’unité – en commençant par l’Europe – devait représenter le premier pas en ce sens. Pour ce qui est du rapport entre les États membres et le gouvernement fédéral, Robbins estimait qu’il fallait laisser aux premiers la plus grande liberté possible en matière de décision, en transférant à la fédération uniquement les fonctions qui ne pouvaient être exercées de façon efficace au niveau des États. Parmi celles-ci, il mentionnait la politique étrangère, la défense, la politique économique et commerciale – un argument de grande actualité de nos jours –, la circulation des personnes, la création d’une monnaie commune.
Philip Henry Kerr Lothian, The ending of Armageddon, Oxford Aldon Press, 1939, Coll. BDIC
Philip Henry Kerr Lothian, The ending of Armageddon, Oxford Aldon Press, 1939, Coll. BDIC
H.-N. Brailsford, The Federal Idea, Federal Union, London, sd, Coll. BDIC
H.-N. Brailsford, The Federal Idea, Federal Union, London, sd, Coll. BDIC
13 En conclusion, on peut affirmer que la pensée des pacifistes fédéralistes de l’entre-deux-guerres, dans une période caractérisée par la rupture de l’équilibre européen, a constitué un apport fondamental à une nouvelle appréhension des thèmes de la paix et de la guerre, des relations internationales, et de la conception même de l’État et de la nation. Elle nous permet aussi de comprendre les raisons profondes qui ont conduit à la naissance de la Communauté économique européenne et à certains aspects du processus d’unification continentale. Les penseurs fédéralistes que nous avons étudiés parvinrent à mettre en évidence les raisons profondes de l’anarchie internationale, de l’évolution autoritaire de certains États et du désordre économique dans lequel se débattait l’Europe et identifièrent le lien fédéral comme seul moyen capable de surmonter les impasses du système européen des États et de construire la paix. Leur pensée a guidé l’action de prestigieux héritiers : Federal Union [24] d’abord, le Mouvement fédéraliste européen ensuite [25], en assimilant les enseignements de leurs prédécesseurs anglo-saxons, surent en faire le point de départ d’une action politique qui continue encore de nos jours.
Mots-clés éditeurs : Fédération, Paix, Europe, fédéralisme
Mise en ligne 29/07/2013
https://doi.org/10.3917/mate.108.0028Notes
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[1]
Cf. Marta Petricioli, Donatella Cherubini (dir.), Pour la paix en Europe : institutions et société civile dans l’entre-deux-guerres/ For Peace in Europe : Institutions and Civil Society between the World Wars, Bruxelles, PIE Peter Lang, 2007.
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[2]
Norberto Bobbio, “Il federalismo nel dibattito politico e culturale della Resistenza”, in L'idea dell'unificazione europeadalla prima alla seconda guerra mondiale, Sergio Pistone ed., Torino, 1975, et maintenant publié en guise d’introduction à Altiero Spinelli, Il Manifesto di Ventotene, Bologna, Il Mulino, 1991, p. 10
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[3]
Cf. Luigi V. Majocchi, « Actualité de l’analyse kantienne à propos de la paix », in Andrea Bosco (dir.), The Federal Idea. The History of Federalism from the Enlightenment to 1945, London, Lothian Foundation Press, 1991, p. 21-27.
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[4]
Cf. Umberto Morelli, Contro il mito dello Stato sovrano. Luigi Einaudi e l’unità europea, Milano, FrancoAngeli, 1990 ; Claudio Cressati, L’Europa necessaria. Il federalismo liberale di Luigi Einaudi, Torino, Giappichelli, 1992.
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[5]
Luigi Einaudi, “La Società delle Nazioni è un ideale possibile?”, Corriere della Sera, 5 janvier 1918 ; Id., “Il dogma della sovranità e l’idea della Società delle Nazioni”, Corriere della Sera, 28 décembre 1918. Les essais fédéralistes d’Einaudi sont recueillis dans son livre La guerra e l’unità europea, Milano, Ed. Comunità, 1948 (dernière éd. Bologna, Il Mulino, 1986). D’autres essais fédéralistes d’Einaudi ont été publié dans L. Einaudi, Il buongoverno. Saggi di economia politica (1897-1954), Ernesto Rossi ed., Bari, Laterza, 1954 ; Angelo Santagostino, Luigi Einaudi. Una visione liberale a guida della Storia. Gli scritti europei. Il commiato, Roma-Bari, Laterza, 2011. Voir aussi Norberto Bobbio, Luigi Einaudi federalista, in Corrado Malandrino (ed.), Alle origini dell’europeismo in Piemonte. La crisi del primo dopoguerra, la cultura politica piemontese e il problema dell’unità europea, Torino, Fondation Luigi Einaudi, 1993, p. 17-32.
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[6]
Luigi Einaudi, Chi vuole la pace? , Corriere della Sera, 4 avril 1948, ensuite in Luigi Einaudi, La guerra e l’unità europea, op. cit., p. 61.
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[7]
On peut penser par exemple à John Fiske, The critical period of American history, 1783-1789, Boston-New York, Houghton, Mifflin & Co, 1888 ; Frederick Oliver, Alexander Hamilton: an essay on American Union, London, Constable, 1909; Alfred Mahan, The Influence of Sea Power upon History 1660-1783, Sampson Low, Marston & Co., 1890.
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[8]
John Pinder, The Federal Idea and the British Liberal Tradition, in The Federal Idea. The History of Federalism from the Enlightenment to 1945, op. cit. p. 99-118.
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[9]
Edward A. Freeman, History of Federal Government in Greece and Italy, London, MacMillan, 1893 (première édition intitulée History of Federal Government from the foundation of the Achaian League to the disruption of the United States, London-Cambridge, MacMillan & Co., 1863).
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[10]
Charles Dilke, Problems of Greater Britain, London-New-York, MacMillan & Co., 1890.
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[11]
John Robert Seeley, United States of Europe, Macmillans Magazine, vol. 23, March 1871, p. 436-448; Id., The Expansion of England : two courses of lectures, London, MacMillan, 1883.
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[12]
Henry Wickham Steed, The United States of Europe on the Eve of the Parliament of Peace, London, 1899.
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[13]
James Anthony Froude, Oceana, or England and her colonies, London, Longmans, 1886.
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[14]
Cf. Harold Laski, Studies in the Problem of the Sovereignty, New Haven et London, 1915 ; Id., The Foundations of Sovereignty and other Essays, London, Harcourt Brace, 1921 ; Id., A Grammar of Politics, London, G. Allen & Unwin, 1925; Id., Nationalism and the Future of Civilization, Watts & Company, 1932; William Beveridge, Peace by Federation?, London, Federal Union Publishing, 1940 ; Barbara Wotton, Socialism and Federation, London, Federal Union Publishing, 1940 ; Kenneth Wheare, What Federal Government is, London, Federal Union Publishing, 1948 ; Ivor Jennings, A Federation of Western Europe, Cambridge, Cambridge University Press, 1940 ; Ronald Gordon Mackay, Federal Europe, London, Michael Joseph, 1940.
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[15]
Lionel Curtis, The Commonwealth of Nations, London, MacMillan, 1916.
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[16]
Lionel Curtis, Civitas Dei. The Commonwealth of God, London, Macmillan, 1938. Voir aussi L. Curtis, The Way to Peace, London, Oxford University Press, 1944. The Commonwealth of God regroupe trois volumes écrits vers la moitié des années 1930 et réimprimés en une seule édition en 1938. Dans le premier livre, publié en 1934 avec le titre Civitas Dei, Lionel Curtis s’efforçait de formuler l’objectif à atteindre et d’indiquer une ligne de conduite dans les affaires publiques, qui aurait permis au monde entier de sortir du chaos dans lequel il était tombé après la Première Guerre mondiale. Comment appliquer cette ligne de conduite à la situation mondiale contemporaine, c’est le sujet du troisième livre, édité aux frais de l’auteur, soumis à l’attention de nombreux amis et publié au mois d’octobre 1937. Entre-temps, Curtis avait écrit un autre livre – imprimé au mois de juin 1937 – dans lequel il étudiait la situation internationale à l’appui d’une reconstruction historique minutieuse.
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[17]
Ainsi appelé en raison de l’âge d’un groupe de jeunes qui faisaient partie du quartier général du haut commissaire britannique pour l’Afrique du Sud, Lord Milner.
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[18]
Lionel Curtis, The Commonwealth of God, op. cit., p. 905.
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[19]
Ibid., p. 951 et passim.
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[20]
Parmi les recherches sur Lothian, cf. A. Bosco, Lord Lothian, Un pioniere del federalismo, op. cit. ; John Turner (ed.) The Larger Idea. Lord Lothian and the Problem of National Sovereignty, London, THP, 1988 ; Giulio Guderzo (ed.), Lord Lothian. Una vita pr la pace, Firenze, La Nuova Italia, 1986 ; James Ramsay Butler, Lord Lothian (Philip Kerr) 1882-1940, London, MacMillan,1960.
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[21]
Philip Henry Kerr, The Prevention of War, Pub. for the Institute of politics by the Yale University Press, New Haven, 1923.
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[22]
Lord Lothian (Philip Kerr), Pacifism is not enough nor Patriotism either, Clarendon Press, Oxford, 1935 (également reproduit dans Andrea Bosco et John Pinder (eds.) Pacifism is not enough. Collected Lectures and Speeches of Lord Lothian (Philip Kerr), London, Lothian Foundation Press, 1990.
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[23]
Lionel Robbins, Economic Planning and International Order, London, Macmillan, 1937. Voir aussi: The Economic Causes of War Conflicts, London, Jonathan Cape, 1939 et Economic Aspects of Federation, London, Federal Union Publishing, 1941.
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[24]
Cf. Andrea Bosco, Federal Union e l’Unione franco-britannica. Il dibattito federalista nel Regno Unito dal Patto di Monaco al crollo della Francia (1938-1940), Bologna, Il Mulino, 2009 ; John Pinder, “Federal Union 1939-1941”, in Walter Lipgens (ed.), Documents on the History of European Integration, vol. II, Plans for European Union in Great Britain and in Exile 1939-1945, Berlin-New York, De Greuter, 1986.
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[25]
La filiation du premier fédéralisme italien (le fédéralisme d’Altiero Spinelli, Ernesto Rossi, Eugenio Colorni et du Manifeste de Ventotene) avec la « pensée claire, précise et antidoctrinaire » des fédéralistes d’Outre Manche et d’Einaudi est largement connue. Trait d’union, l’économiste Ernesto Rossi, élève de Luigi Einaudi. Cf. Altiero Spinelli, Il lungo monologo, Roma, Edizioni dell’Ateneo, 1968, p. 135. Cf. entre autres Antonella Braga, Un federalista giacobino. Ernesto Rossi pioniere degli Stati Uniti d’Europa, Bologna, Il Mulino, 2007.