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Article de revue

Le Comité international de la Croix-Rouge (CICR) et les camps de concentration nazis, 1933-1939

Pages 65 à 74

Notes

  • [*]
    Tous nos remerciements à Fabrizio Bensi pour ses précieuses réflexions et pour nous avoir lancés sur la piste de cette recherche. Les opinions exprimées dans cet article sont toutes personnelles.
  • [1]
    L’historien du CICR, André Durand, n’hésite pas à parler de « premier succès » à propos des visites faites en 1935, Histoire du Comité international de la Croix-Rouge, tome deux, De Sarajevo à Hiroshima, Genève, Institut Henry Dunant, 1978, p. 237.
  • [2]
    « Le Comité déclare dès l’abord que, dans son opinion, il exclut les guerres civiles... pour le moment, nous nous bornons à envisager la seule question des grandes luttes de puissance à puissance en Europe. » Archives du Comité international de la Croix-Rouge [ci-après ACICR], A PV, Comité, séance de la Commission [spéciale de la Société d’utilité publique pour les secours aux militaires blessés des armées] du 17 mars 1863.
  • [3]
    Nous utiliserons indifféremment les termes de CICR ou de Comité international pour qualifier l’institution dans son ensemble. Le mot de Comité, employé seul, servira à désigner le plus haut organe décisionnel du CICR.
  • [4]
    Voir Jacques Moreillon, Le Comité international de la Croix-Rouge et la protection des détenus politiques, Lausanne, Éditions L’Age d’Homme, 1973, pp. 52 et sq. Les Conférences internationales de la Croix-Rouge réunissent des représentants des États signataires des Conventions de Genève et de leurs Sociétés de la Croix-Rouge (Croissant-Rouge) respectives.
  • [5]
    Voir Dixième Conférence internationale de la Croix-Rouge tenue à Genève, du 30 mars au 7 avril 1921, Compte-rendu, Genève, Imprimerie Albert Renaud, 1921, pp. 217-218.
  • [6]
    Voir les ouvrages d’André Durand et de Jacques Moreillon pour des informations factuelles sur les activités du CICR dans ces différents contextes.
  • [7]
    ACICR, A PV, Comité, séance du 18 mai 1933 à 14 h 15 ; séance du 21 septembre 1933 à 14 h 30. Voir aussi Jean-Claude Favez, Une mission impossible ? Le CICR, les déportations et les camps de concentration nazis, Lausanne, Éditions Payot, 1988, pp. 50 et sq., qui, le premier, résume ces discussions sur la base des archives du CICR ouvertes spécialement par dérogation pour cet ouvrage.
  • [8]
    Quelques mois plus tard, le membre du Comité Carl Jacob Burckhardt avance même le chiffre de 80 000 personnes ; voir ACICR, A PV, Comité, séance du 21 septembre 1933 à 14 h 30.
  • [9]
    « Il faut rendre la CR [Croix-Rouge] allemande capable d’agir dans ce sens [i.e. visiter les camps de concentration] et de ne pas gêner une intervention éventuelle de cette organisation par des démarches qui risqueraient d’être mal prises par l’opinion publique allemande », soulignera Huber, ACICR, A PV, Comité, séance du 21 septembre 1933 à 14 h 30.
  • [10]
    Jean-Claude Favez, op. cit., p. 53.
  • [11]
    Sur ce dernier cas, voir Irène Herrmann, Daniel Palmieri, « Le geste contre la parole : le CICR et le goulag (1920-1950), in Goulag, le peuple des Zeks, publié par Geneviève Piron, Genève, Musée d’Ethnographie, 2004, pp. 137-141.
  • [12]
    Hitler avait du reste donné son haut patronage à la Croix-Rouge allemande présidée depuis décembre 1933 par le duc Charles-Edouard de Saxe-Cobourg et Gotha, par ailleurs Obergruppenführer de la SA. Le duc sera ensuite secondé par le Dr Ernst-Robert Grawitz, haut dignitaire de la SS.
  • [13]
    Voir ACICR, B CR 110/2.02, Procès-verbaux de la Commission des détenus politiques, séance du 1er mai 1935 à 14 h 30.
  • [14]
    « Amorcer une action actuellement [en Autriche] pourra faciliter une intervention ultérieure plus sérieuse [en Allemagne]» résumera ainsi l’un des membres d’un CICR par ailleurs très conscient qu‘« une mission [...] ne rencontrerait sans doute pas de difficulté en Autriche, et constituerait un précédent précieux » ; ACICR, A PV, Comité, séance du 3 octobre 1934 à 14 h 15.
  • [15]
    Opposant des membres du Comité interventionnistes (Suzanne Ferrière en tête) à des membres attentistes, emmenés par le président Huber et par Carl Jacob Burckhardt ; voir Jean-Claude Favez, op. cit., p. 57 et sq.
  • [16]
    Jean-Claude Favez, op. cit., p. 60.
  • [17]
    Voir le récit qu’en a fait le CICR lui-même dans L’activité du CICR en faveur des civils détenus dans les camps de concentration en Allemagne (1939-1945), CICR, Genève, avril 1947 (pour la 3ème édition), pp. 89 et sq.
  • [18]
    ACICR, A PV, Comité, séance du 18 mai 1933 à 14 h 15.
  • [19]
    Voir par exemple ACICR A PV, Comité, séance du 25 juillet 1935 à 14 h 15.
  • [20]
    Ibidem.
  • [21]
    Contrairement à ce qu’il avait fait à la suite de sa mission en Autriche en 1934, par exemple, voir « Mission en Autriche », Revue internationale de la Croix-Rouge, n° 191, novembre 1934, pp. 945-947. La décision de ne rien publier fut prise par le Comité lui-même seul (ACICR, A PV, Comité, séance du 15 août 1935 à 14h35), et non pas de concert avec les autorités allemandes comme semble le laisser entendre Jean-Claude Favez, op. cit., p. 61.
  • [22]
    Jean-Claude Favez, par exemple.
  • [23]
    ACICR, A PV, Comité, séance du 25 juillet 1935 à 14 h 15.
  • [24]
    ACICR, A PV, Comité, séance du 21 septembre 1933 à 14 h 30.
  • [25]
    Idem. Si cette phrase s’applique pour la future mission de 1935, l’idée d’apaisement de la situation par une mission humanitaire soutiendra aussi la démarche effectuée en 1938 ; voir ACICR B CR 110/4/76, Projet de lettre à la Croix-Rouge allemande, 10 juin 1938.
  • [26]
    ACICR, A PV, Comité, séance du 31 octobre 1935 à 14 h 15. Selon Jean-Claude Favez, les archives personnelles de Burckhardt (voir note suivante) contiennent le texte - que nous n’avons pas consulté - de cette communication qui « témoigne aussi des réactions de pitié et d’indignation qui l’[Burckhardt] agitent [lors de ses visites dans les camps] », op. cit., p. 61. Aucune empathie ne ressort en revanche du rapport écrit.
  • [27]
    L’original fut gardé dans ses archives personnelles, déposées aujourd’hui auprès de l’Université de Bâle.
  • [28]
    Voir ACICR B CR 110/4-3/60, Rapport confidentiel sur ma mission en Allemagne, octobre 1935.
  • [29]
    Le livre fut traduit en français (Ma mission à Dantzig) en 1961 (Paris, Libraire Arthème Fayard).
  • [30]
    Voir pp. 63-69 pour la version française.
  • [31]
    ACICR, B CR 110/4/93 bis, Rapport au CICR sur la visite du camp de concentration de Dachau par le col. div. G. Favre, membre du CICR, le 19 août 1938. Le colonel Favre rapporta également par oral devant le Comité. À nouveau, les procès-verbaux sont muets sur la teneur de cette communication, voir ACICR, A PV, Comité, séance du 9 septembre 1938 à 14 h 30.
  • [32]
    Voir ACICR, B CR 110/4/93bis, [Rapport du Dr D.-G. Chessex], 1er septembre 1938.
  • [33]
    « Actuellement la Gestapo désire qu’il y ait une visite, mais M Burckhardt craint bien que ce ne soit qu’en vue de faire de la propagande. M. Burckhardt a lui-même pu constater comment fonctionne la machine de propagande en Allemagne et ceci n’a pas été sans lui inspirer les craintes les plus vives. On se servira certainement de la visite de la délégation du CI [Comité international] pour dire qu’elle a trouvé tout merveilleux », ACICR, B CR 110/2.02, Commission des détenus politiques, séance du 10 septembre 1935 à 15 heures.
  • [34]
    ACICR, B CR 110/4/91, Lettre du 31 août 1938 à Himmler.
  • [35]
    Daniel Bourgeois, Le Troisième Reich et la Suisse, 1933-1941, Neuchâtel, Éditions de la Baconnière, 1974.
  • [36]
    En 1940, le haut commandement militaire suisse mènera des discussions en vue d’une collaboration avec l’armée française au cas où l’Allemagne aurait envahi la Suisse.
  • [37]
    L’exemple le plus parlant eut lieu lors de l’Affaire Gustloff — un dignitaire du parti nazi en Suisse assassiné en 1936 par un étudiant juif. Contre toute attente et en dépit d’une agitation populaire les y poussant, les plus hautes instances allemandes, y compris Hitler, n’exploitèrent pas ce meurtre pour blâmer et ostraciser les autorités fédérales.
  • [38]
    L’affaire Jacob — d’un nom d’un journaliste allemand réfugié en Suisse — fut l’une des plus fameuses. En mars 1935, Jacob fut enlevé sur sol helvétique par des agents de la Gestapo et conduit en Allemagne.En possession de preuves évidentes quant à la participation directe du gouvernement allemand dans cet enlèvement et sous la pression de son opinion publique, le Conseil fédéral suisse réclama avec insistance à Berlin le retour du journaliste. L’Allemagne ayant finalement obtempéré, les autorités suisses acceptèrent pourtant sa demande comminatoire de ne pas exploiter la situation. Berlin obtint même que Jacob soit expulsé de Suisse avant que soit annoncée sa « libération » par les autorités fédérales.
  • [39]
    Voir l’analyse de Diego Fiscalini, Des élites au service d’une cause humanitaire : Le Comité international de la Croix-Rouge,Université de Genève, Faculté des Lettres, avril 1985 (deux tomes).
  • [40]
    Huber indiquera d’ailleurs explicitement préférer « ne pas mêler le gouvernement suisse à notre enquête », ACICR, A PV, Comité, séance du 21 septembre 1933 à 14 h 30.
  • [41]
    ACICR, B CR 110/4/48, lettre d’Heinrich Zangger à Sydney Brown [secrétaire du CICR], 3 octobre 1935.
  • [42]
    ACICR, B CR 110/2.02, Commission des détenus politiques, séance du 10 septembre 1935 à 15 heures.
  • [43]
    ACICR B CR 110/4/82, téléphone de M. N. Burckhardt à M. Max Huber, à Ossingen le 12 juillet 1938 à 12 h 30.
  • [44]
    Ce qui était somme toute assez paradoxal pour visiter des détenus politiques en majorité communistes ! Voir Daniel Palmieri, « Un comité sous influence ? Le CICR, Franco et les victimes », à paraître dans la Revue suisse d’histoire, volume 3, 2009.
  • [45]
    Ma mission à Dantzig, op. cit., pp. 72-73. Officiellement toutefois, le Conseil fédéral avait fait savoir qu’il n’était pas favorable à la nomination d’un Suisse à ce poste, mais il ne fit cependant aucune difficulté à la désignation de Burckhardt; voir Documents diplomatiques suisses, volume 12 (1937-1938), Bern, Benteli Verlag, 1994, pp. 50-51, notice du chef de la division des Affaires étrangères du Département politique, P. Bonna, 6 février 1937.
  • [46]
    ACICR, A PV, Comité, séance à huis clos, le jeudi 18 février 1937.
  • [47]
    Selon les termes d’Eliahu Ben Elissar, La diplomatie du IIIe Reich et les Juifs, Paris, Julliard, 1969, p. 322.
  • [48]
    Voir ACICR B CR 110/4-3/73bis, rapport de M. Carl Burckhardt sur sa seconde mission en Allemagne mai 1936 ; ACICR B CR 110/2.02, procès-verbaux de la Commission des détenus politiques, séance du lundi 18 mai 1936 à 14 h 15, pour un compte-rendu de sa mission devant cette commission. Ce dernier résume aussi son voyage devant le Comité, ACICR, A PV, Comité, séance du 28 mai 1936 à 14 h 15.
  • [49]
    Documents diplomatiques suisses, volume 12 (1937-1938), op. cit., pp. 501 et sq., le chef du Département politique, G. Motta, au président du Comité international de la Croix-Rouge, M. Huber, 12 mars 1938 + Annexes.
  • [50]
    « Vous verrez que ma rédaction s’inspire entièrement de la vôtre », idem, p. 586, Le chef du Département politique, G. Motta, au président du Comité international de la Croix-Rouge, M. Huber, 31 mars 1938.
  • [51]
    Idem, Le chef du Département politique, G. Motta au ministre suisse à Berlin, P. Dinichert, 16 mai 1938, et son annexe (projet de note [à de Ribbentrop, ministre des Affaires du Reich].
  • [52]
    Rainer Baudendistel a démontré cela dans le cas de l’Italie mussolinienne, Between bombs and good intentions. The Red Cross and the Italo-Ethiopian war, 1935-1936, Oxford ; New York, Berghahn Books, 2006. Pour l’Espagne franquiste, voir Daniel Palmieri, « Un comité sous influence ? », art. cit.
  • [53]
    Parlant de Burckhardt, l’historien Roland Ruffieux note que « sa haine du communisme l’[avait] poussé aussi à considérer le national-socialisme comme un moindre mal », article « Carl Jacob Burckhardt », Dictionnaire historique de la Suisse, volume 2, Hauterive, Éditions Gilles Attinger, 2003, p. 735.
  • [54]
    », voir ACICR B CR 110/4/73, lettre de Burckhardt à Hitler, 23 mai 1936.

1En 1935 et 1938, le Comité international de la Croix-Rouge (CICR) a pu visiter les camps de concentration allemands d’Esterwegen, d’Oranienburg et de Dachau. Le fait est présenté de façon valorisante dans les annales de l’institution. En effet, tandis que les démocraties occidentales assistaient passivement à l’émergence, puis à l’instauration et à la consolidation de la dictature hitlérienne, le CICR pouvait se targuer d’avoir tenté d’en secourir les victimes. L’historiographie institutionnelle interpréta ainsi les visites de 1935 et de 1938 comme la victoire d’une organisation internationale humanitaire sur un État totalitaire, contraint d’accepter qu’un peu de raison et de droit perce les ténèbres de la barbarie [1].

2Reste que les résultats humanitaires de ces deux opérations demeurèrent très limités et n’empêchèrent pas l’extension de l’appareil concentrationnaire nazi ni son évolution vers un système voué à l’extermination des individus. Dans ces conditions, on peut légitimement se demander si les actions de la Croix-Rouge visaient uniquement à soulager les détenus.

3Cette question implique de se demander si le CICR pouvait alors se permettre de poursuivre ce seul but humanitaire. En d’autres termes, il s’agit de replacer ces missions dans leur contexte politique, celui d’une Europe marquée par la montée des dictatures ; celui d’une Suisse effrayée par sa propre faiblesse et misant sur les vertus défensives de l’apaisement. Car l’institution genevoise ne pouvait pas faire abstraction de cet environnement international des plus menaçants, quels que soient ses ambitions affichées et son mandat.

De Budapest à Dachau : le CICR et les détenus politiques

4Selon ses propres règles et selon les instruments juridiques les légalisant (la Convention de Genève de 1864), le CICR a longtemps limité son champ d’intervention aux guerres internationales [2] en ne s’occupant que d’une seule catégorie de victimes : les militaires blessés. Certes, avec le déclenchement du premier conflit mondial, l’organisation a élargi son assistance à d’autres bénéficiaires, en particulier aux prisonniers de guerre. Mais cette action demeurait clairement dans le cadre d’affrontements entre forces armées étatiques.

5Pour toutes les autres situations de violence (guerres civiles, troubles ou tensions internes), seules les sociétés nationales de la Croix-Rouge des pays faisant face à des pareilles « difficultés » étaient habilitées à intervenir.

6Ce modus vivendi bien rôdé connaît pourtant deux ruptures dès la fin des hostilités. Dans ce cadre, à l’occasion de leurs activités de secours aux populations indigentes dans l’Europe de l’immédiat après-guerre, les délégués du CICR se voient offrir la possibilité d’assister également des détenus politiques. Ce sera notamment le cas en Russie, et surtout en Hongrie où le CICR visitera, en 1919, des prisonniers et des otages aux mains des milices communistes de Bela Kun. À la chute de la République des Conseils, le Comité international [3] viendra en aide aux anciens geôliers capturés à leur tour ! Ces visites ad hoc constitueront un précédent bien utile pour légaliser ce genre de démarches.

Des délégués de la Croix-Rouge visitent un camp de prisonniers, 1940 (Photo Croix-Rouge)

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Des délégués de la Croix-Rouge visitent un camp de prisonniers, 1940 (Photo Croix-Rouge)

7En effet, dans la mesure où la sécurité interne se dégradait dans de nombreux pays de l’est européen, la question de la compétence légale du CICR à intervenir en faveur des victimes de conflits et de troubles intérieurs sera officiellement traitée lors de la Xe Conférence internationale de la Croix-Rouge, à Genève en 1921 [4]. Le CICR s’y voit autorisé à agir également dans le cadre de « conflits armés de caractère non international » — et à demander pour les personnes détenues dans ces situations un traitement analogue à celui des prisonniers de guerre —, mais pour autant que la société nationale de la Croix-Rouge compétente soit empêchée d’intervenir par ses propres moyens [5].

8Fort à la fois de son expérience pratique et du mandat octroyé par la Conférence internationale, le CICR intervient, durant les années 1920 et 1930, dans différentes situations de conflits internes (Haute-Silésie, Irlande, Lituanie) et entreprend parfois des activités en vue de protéger les personnes détenues en relation avec ces événements. Et quand l’institution genevoise n’est pas autorisée par le gouvernement à agir directement, elle délègue ses préoccupations aux organisations nationales de la Croix-Rouge concernées, les incitant à agir à sa place. Tel sera le cas en ce qui concerne les prisonniers politiques dans l’Italie fasciste du début des années trente [6].

9En revanche, dans la question du secours aux détenus des camps de concentration nazis — autre régime totalitaire — la démarche du CICR va être autre. Il est intéressant de constater que le Comité s’était inquiété du problème de l’emprisonnement politique en Allemagne immédiatement après l’accession au pouvoir d’Adolf Hitler. Les premières discussions à ce sujet ont en effet eu lieu au CICR au mois de mai 1933. Ceci démontre que le processus de « brutalisation » de la société allemande qui accompagna, voire encadra, l’établissement du régime nationalsocialiste était parfaitement connu à l’étranger, y compris dans sa dimension concentrationnaire.

10La séance du Comité du 18 mai 1933 [7] traita pour la première fois de la question, après avoir reçu des appels à l’aide. Ses membres se penchèrent sur le problème de ces milliers (le nombre fut explicitement cité) [8] de personnes internées dans des camps de concentration (le terme fut utilisé) en Allemagne, et de ce que l’on pouvait faire pour elles. Le Comité se mit tout d’abord d’accord sur le fait que cette situation relevait spécifiquement du mandat du CICR : « Quand il y a des camps de concentration, il y a peut-on dire, guerre civile, sans armes peut-être », releva l’un des participants, soulignant ainsi la légitimité de leur organisation à prendre en main ce dossier. Le Comité — et en particulier son président, le juriste Max Huber — hésitait néanmoins sur la manière de le faire et avant tout sur l’opportunité d’une intervention directe de l’institution. Finalement, sous l’impulsion du même Huber, il fut décidé d’engager des pourparlers avec la Croix-Rouge allemande qui, suivant les résolutions de la Conférence de 1921, avait en quelque sorte un monopole pour une action humanitaire dans les camps de concentration. Deux arguments majeurs semblent avoir vaincu les velléités interventionnistes du CICR. Tout d’abord, les risques courus à se positionner publiquement, surtout si l’autorisation d’envoyer une mission humanitaire n’était pas obtenue ; ensuite le fait qu’il ne fallait pas court-circuiter la Croix-Rouge allemande en butte déjà à la Gleichschaltung[9]. Fin 1933, cette société informa le CICR qu’elle avait obtenu des autorités la permission de visiter les camps de concentration, et qu’elle considérait les conditions de l’internement comme généralement bonnes [10]. Le Comité s’empressa dès lors de transmettre directement à la Croix-Rouge allemande les demandes, plaintes ou allégations qu’il recevait à propos des camps de concentration nazis. Et, malgré le caractère tragique de la situation, le CICR ne s’en occupa plus pendant près de deux ans.

11La radicalisation politique de la Croix-Rouge allemande qui, dès fin 1933 déjà, amena à sa tête des sympathisants et membres du parti nationalsocialiste, força pourtant le CICR à revoir sa stratégie, et à se redemander comment entrer dans l’univers carcéral d’un État totalitaire. La réponse à ce problème n’était pas simple, comme l’organisation genevoise avait déjà pu le constater lors de discussions infructueuses avec les régimes mussolinien et stalinien [11]. Une autre difficulté majeure consistait à trouver la façon de contourner la Croix-Rouge allemande qui demeurait certes une interlocutrice privilégiée et légitime dans le dossier de la détention politique en Allemagne, mais à laquelle Genève faisait toujours moins confiance en raison de ses accointances avec le nazisme [12].

12Pour la grande chance du Comité international, c’est Hitler en personne qui lui fournit une partie de la solution. En février 1934, des troubles fomentés par des formations extrémistes avaient éclaté en Autriche, avant d’être sévèrement réprimés par le gouvernement. À la suite de ces violences, le parti nazi avait été banni du pays, ce qui n’avait pas empêché ses adhérents de tenter vainement en juillet un coup d’État, au cours duquel le chancelier Dollfuss avait été tué. Des centaines de nazis avaient alors été arrêtés et emprisonnés.

13Le Troisième Reich ne pouvait rester insensible aux événements qui se déroulaient chez son voisin, et son chancelier en personne avait exercé, par l’entremise de la Croix-Rouge allemande, une forte pression sur le CICR afin qu’il démarre une opération de secours en faveur des détenus politiques autrichiens [13]. Pour l’institution genevoise, la requête d’Hitler était du pain béni, car elle offrait non seulement un précédent solide pour des négociations ultérieures avec Berlin à propos des camps de concentration, mais aussi et surtout un magnifique levier pour faire aboutir ces tractations dans un sens favorable au CICR [14]. Pour ces raisons, le CICR s’empressa d’obtenir l’accord de Vienne pour visiter le camp de Woellersdorf où se trouvaient internés les partisans du NSDAP. Cette visite eut lieu en octobre 1934.

14Fort de son succès autrichien, et sachant que la Croix-Rouge allemande était désormais impuissante à remplir son mandat, le CICR se résolut finalement (après de longues discussions en interne) [15] à faire usage de son droit d’initiative humanitaire et à demander aux autorités de Berlin, au printemps 1935, à pouvoir inspecter les camps de concentration. La réponse qu’il reçut directement de la Gestapo fut assez étrange. En effet, la police secrète d’État se disait prête à accorder un droit de visite au CICR, mais dans un seul et unique camp de concentration ! L’organisation genevoise déclina l’offre, d’autant plus facilement qu’il était certain que les autorités allemandes feraient tout pour que cette visite ne puisse pas apporter les preuves des meurtres et des tortures dont le régime nazi était accusé. Bien au contraire, on supposait à juste titre à Genève que ce dernier ne manquerait par contre pas d’exploiter pour sa propre propagande les bons résultats « constatés » par la mission du CICR.

15Néanmoins, le CICR continua ses négociations avec le Reich, pourparlers qui aboutirent à une nouvelle proposition d’Heinrich Himmler en personne, invitant le Comité international à se rendre dans quatre camps cette fois [16]. Après de longues hésitations, le CICR se décida à envoyer l’un de ses membres, Carl Jacob Burckhardt, en Allemagne. Le délégué visita effectivement trois camps (Oranienburg, Dachau et Esterwegen) et put s’entretenir avec certaines figures de la résistance anti-nazie, dont le prix Nobel de la paix Carl von Ossietzky, détenu à Esterwegen. À l’occasion de sa mission, Burckhardt fut également en mesure de demander aux autorités détentrices des améliorations dans les conditions de traitement des prisonniers, en particulier la séparation des détenus politiques d’avec ceux de droit commun.

16Conscient que le régime nazi n’autoriserait jamais une visite générale de tous les camps de concentration, le CICR pensa suspendre ses démarches en la matière. Toutefois en 1938, soumis à la pression de l’opinion publique et alarmées par des informations faisant état d’une aggravation de la situation dans divers camps, l’institution changea d’avis et demanda au gouvernement allemand à ce qu’une nouvelle visite soit organisée. Cette fois encore, le régime nazi répondit en offrant l’inspection d’un seul camp. Estimant qu’il ne pourrait en obtenir plus, le CICR acquiesça, mais en exigeant que le camp à visiter soit celui de Dachau, ce qui fut agréé par les autorités allemandes. La mission, menée en août 1938 par le colonel Favre, membre lui aussi du Comité, en compagnie d’un médecin suisse (le Dr Chessex), n’apporta bien évidemment aucun indice quant à des atrocités commises à Dachau. Le CICR se cantonna dès lors dans une politique attentiste qui, a posteriori, se révélera contreproductive puisque l’institution sera empêchée d’avoir accès aux camps de concentration en Allemagne et dans les territoires occupés par le Reich durant la Seconde Guerre mondiale. Ce n’est que dans les tous derniers jours du conflit, en avril/mai 1945, que des délégués du CICR pourront, à leurs risques et périls, à nouveau entrer dans divers camps, juste avant qu’ils ne soient libérés [17]. En conséquence, le CICR a été et est aujourd’hui encore l’objet de critiques pour son attitude passive face au génocide commis par les nazis.

De l’action humanitaire...

17Les résultats de l’action humanitaire du CICR dans les camps de concentration allemands d’avant guerre sont discutables. Certes, et contrairement à ce qui se passa dans cet autre univers concentrationnaire que fut le goulag, le CICR put se rendre dans certains de ces lieux et y apporter au moins une assistance morale aux détenus. Cette démarche fut entreprise par le Comité lui-même, et non par l’intermédiaire d’une Croix-Rouge nationale, comme dans le cas italien. De plus, en agissant de la sorte, l’institution genevoise montra à l’opinion publique qu’elle se préoccupait de la souffrance humaine où qu’elle soit, et que pour soulager la détresse des victimes, le CICR était même prêt à affronter un régime aussi puissant que le Troisième Reich. L’intervention du Comité international put aussi apparaître comme une sorte de mise en garde symbolique adressée au gouvernement allemand.

18Mais le poids concret de cet engagement humanitaire reste bien faible. D’abord parce que le CICR ne put en effet visiter tous les camps de concentration comme il l’aurait souhaité, et brosser ainsi un tableau complet de cet univers carcéral. Ensuite, parce qu’il savait pertinemment que ces tournées de visites étaient soigneusement organisées et préparées par les autorités détentrices et que, dans ces conditions, les constatations faites dans les camps ne correspondaient pas à ce qui s’y passait quotidiennement. Les rapports, somme toute très consensuels pour ne pas dire lénifiants, écrits par les délégués à leur retour d’Allemagne sont du reste la preuve de l’incapacité du CICR à avoir une connaissance précise de ce qui se déroulait à Dachau, Oranienburg ou à Esterwegen.

19Le CICR a-t-il alors failli ? La question mérite d’être analysée plus en détail, au prisme d’un concept alors très en vogue, celui de l’apaisement (appeasement). Dans le cas de l’organisation genevoise, cette politique de conciliation comprit deux volets particuliers : un aspect purement humanitaire, sentiment au cœur même du mandat du CICR, et un pan beaucoup plus politique, allant carrément à l’encontre de la neutralité et de l’indépendance totales que se flattait d’avoir l’institution dans ce domaine.

20Les discussions en interne démontrent les profonds dilemmes qui agitèrent le CICR sur l’opportunité de visiter les camps de concentration nazis. La question centrale tournait autour du bénéfice réel que pourraient en tirer les détenus politiques allemands. Le CICR était en effet conscient qu’une action peu réfléchie de sa part pourrait s’avérer non seulement contre-productive, mais également causer encore plus de préjudice à ceux qu’il était censé aider. Cet argument fut avancé dès les premiers débats au sein du Comité, et le président Huber s’en fit le chantre. Selon lui, le CICR devait se donner le temps de la réflexion, avant toute action : « La Croix-Rouge n’est pas une institution pour faire des déclarations, mais pour aider les victimes », dit-il pour résumer son opinion [18].

21La marge de manœuvre du Comité était très mince. Le CICR se voyait tout d’abord « contraint » en quelque sorte à intervenir en Allemagne, même si cette tâche pouvait se révéler très délicate, et cela du fait de ses expériences précédentes dans d’autres pays. Ce double argument fut surtout utilisé pour museler les oppositions au sein du Comité [19]. L’intervention devait être ensuite bénéfique aux victimes, sans pour autant susciter de trop grands espoirs chez elles ou chez leurs proches. Comment le CICR serait-il en effet en mesure d’établir que des meurtres ou des traitements cruels étaient commis dans les camps de concentration, alors que l’institution savait pertinemment que ses inspections seraient soigneusement « orchestrées » par les autorités détentrices ? Comme le suggérait Carl Burckhardt, anticipant sans doute sur sa mission future : « Ce qu’une délégation pourrait examiner, ce sont surtout les conditions d’hygiène[20] », c’est-à-dire uniquement des choses visibles par tout un chacun, sans besoin de rechercher plus au-delà. Conscient de la très grande attente publique entourant l’envoi d’une délégation du CICR dans le Reich, notamment auprès des réfugiés allemands, le Comité pouvait aisément imaginer que les maigres constatations qu’il pourrait tirer de ses visites risquaient de beaucoup décevoir les milieux touchés. Pour cette raison, et contrairement à la pratique habituelle, il décida de ne pas publier les rapports de ses délégués [21]. Ces textes finirent directement dans les archives du CICR, et à quelques exceptions près [22], ils ne purent être consultés par le grand public qu’à partir de 1996, date à laquelle le Comité international ouvrit une partie de ses archives.

22Mais c’est aussi pour ménager les autorités allemandes que cette décision de confidentialité fut prise. Comme le notait à nouveau Burckhardt : « Le rapport que rédigerait la délégation risquerait fort d’encourir le blâme du gouvernement allemand s’il contient certaines critiques ou des réserves[23]... » Car, en plus des victimes, le Comité se préoccupait aussi de leurs bourreaux. Et c’est dans cette logique que l’institution fut entraînée dans une politique d’apaisement humanitaire envers l’Allemagne nazie.

23Les dirigeants genevois exercèrent tout d’abord une action conciliatrice sur les autorités nazies par le truchement du « partenaire naturel » du CICR, la Croix-Rouge allemande. L’ambition était double. Il s’agissait tout d’abord de mettre cet organisme devant ses responsabilités, conformément aux décisions de la Conférence internationale de 1921, tout en laissant à sa consœur allemande la marge de manœuvre la plus large possible. Les pourparlers avec la Croix-Rouge allemande prirent alors la forme de discussions privées et confidentielles entre le président du CICR Huber et le secrétaire général allemand Paul Draudt, les deux hommes entretenant par ailleurs de fortes relations personnelles. Comme le soulignera Max Huber : le CICR devait « rendre la CR [Croix-Rouge] allemande capable d’agir... et ne pas gêner une intervention éventuelle de cette organisation par des démarches qui risqueraient d’être mal prises par l’opinion publique allemande... et qui pourraient faire du tort à la CR allemande... [24] ». Ainsi s’explique l’attitude volontairement silencieuse du Comité durant une grande partie de l’année 1933. Draudt donna entière satisfaction à son collègue genevois en obtenant l’autorisation des nazis de laisser sa Société travailler dans les camps de concentration. De la sorte, l’affaire des détenus politiques allemands, tout en étant « gérée » selon les règles de la Croix-Rouge, en restait à un niveau purement interne, ce qui permettait au gouvernement du Reich de sauver les apparences.

Exemple de rapport rédigé par les délégués du CICR après la visite d’un camp de prisonniers, 1940

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Exemple de rapport rédigé par les délégués du CICR après la visite d’un camp de prisonniers, 1940

24Deux événements modifièrent ce modus vivendi. Tout d’abord, des changements brutaux intervinrent dans la hiérarchie de la Croix-Rouge allemande qui progressivement se nazifia. Le CICR perdit ses précieux interlocuteurs remplacés par une nouvelle garde clairement assujettie au pouvoir en place. Le Comité ne pouvait plus arguer de l’indépendance de sa consœur allemande pour esquiver ses responsabilités. Ces changements survinrent ensuite parallèlement à une radicalisation du régime vis-à-vis de ceux perçus comme étant une menace sociale ou raciale, et en particulier envers les Juifs allemands. Cette politique connut des pics brutaux en 1935 (avec les lois de Nuremberg) et en 1938 (lors de la crise des réfugiés et la Nuit de Cristal), provoquant une large émotion dans l’opinion publique mondiale. Choquée, cette dernière se tourna alors presque naturellement vers des organisations telles que le CICR, vues comme les seules capables d’améliorer le sort des victimes de l’idéologie nazie. Le Comité fut donc bien obligé d’intervenir au grand jour, c’est-à-dire de négocier directement avec les autorités allemandes. Sans surprise, on constate que les deux missions du CICR en Allemagne ont été menées exactement en 1935 et en 1938.

25Seul point positif à son revirement d’attitude, le CICR allait pouvoir user de tout son prestige pour calmer la situation, au bénéfice des victimes et de leurs familles certes, mais aussi pour celui du régime qui les martyrisait. Comme le soulignait un membre du Comité : « ... le gouvernement allemand ne verra dans notre démarche qu’une possibilité d’apaiser l’opinion publique[25]. »

26Le CICR fera un très large usage de sa volonté de conciliation avec l’Allemagne. Les rapports des délégués après leurs visites en Allemagne en sont un bon exemple, spécialement celui de Carl Jacob Burckhardt. De ce qu’il dit devant ses pairs du Comité à son retour de mission, rien n’a filtré dans le procès-verbal de la séance, à part le fait que sa communication avait été écoutée avec « le plus profond intérêt[26] » par les autres membres. Puis, comme on le sait, Burckhardt déposa directement une copie [27] de son rapport écrit aux archives de l’institution. Ce document [28], rédigé en style télégraphique, est relativement bref et très sommaire. La rencontre entre le délégué et Carl von Ossietzky par exemple est juste évoquée en quelques mots, bien que le détenu se trouve dans un état « désespéré », selon les termes mêmes de Burckhardt. Celui-ci n’indique pas les raisons de cet état, ni d’ailleurs aucune démarche ou discussion qu’il aurait entreprise afin d’améliorer la situation du malheureux. En revanche, il insiste beaucoup sur le fait que les gens internés dans des camps de concentration sont dans leur grande majorité des « droit commun » ou des « déviants » (homosexuels, pédérastes). Quant au principal problème pour les « vrais » détenus politiques, il réside surtout dans leur cohabitation avec des criminels et dans l’absence de garanties judiciaires. Au final, il se dégage des lignes laissées par le délégué une impression d’une visite à la va-vite, émaillée de non-dits. Il faudra attendre la publication de son livre autobiographique, Meine Dantziger Mission en 1960 (soit vingt-cinq ans après les faits !) [29] pour en apprendre un peu plus sur l’expérience de Carl Jakob Burckhardt dans les camps de concentration. Dans l’un des chapitres [30], le délégué revenait sur sa mission de 1935 et y livrait de plus amples détails notamment sur sa rencontre avec Carl von Ossietzky. Ce dernier y était alors décrit comme un « mort-vivant » du fait des brutalités qui lui avaient été infligées. On apprenait encore que Burckhardt n’avait en fin de compte visité que le camp d’Esterwegen où il avait pu s’entretenir avec des détenus. Pour les deux autres lieux (Oranienburg et Dachau), le délégué était resté en dehors de l’enceinte des camps, n’y rencontrant que des officiels en charge de ces mêmes camps.

27Le rapport du colonel Favre de 1938 est encore plus lénifiant, le militaire suisse se disant très positivement impressionné par l’ordre tout militaire régnant dans le camp de Dachau, par ses fleurs et ses « gazons verts bien entretenus », et par le fait que les malades à l’infirmerie bénéficient des derniers traitements à la mode, même si ceux-ci ne sont pas produits sous licence allemande (comprendre : donc très chers) [31]. Sans doute, le document laissé par le militaire se terminait-il sur cette constatation ambiguë : « Tous les camps de concentration sont-ils à l’image de D... [Dachau] ? » ; Favre n’en était pourtant pas l’auteur et s’était contenté de reprendre cette phrase du rapport du médecin suisse qui l’avait accompagné durant son séjour allemand [32].

28Car le plus étonnant dans les descriptions que nous ont laissées les deux délégués de leurs visites est cette volonté affichée de prendre pour argent comptant ce qui leur était montré par le régime nazi. Bien que Burckhardt et Favre aient émis, avant leur départ, des doutes légitimes [33] quant à la véracité des conditions de détention qui leur seraient dévoilées au cours de leurs futures inspections, aucun de leur compte-rendu ne mentionnait plus cette éventualité. Selon eux, leurs rapports constituaient même la preuve irréfutable de ce que la situation dans l’univers concentrationnaire allemand était correcte, voire s’était améliorée d’une visite du CICR à l’autre. On peut aisément imaginer combien les autorités nazies accueillirent favorablement les résultats de ces missions humanitaires. Elles ne se gênèrent pas non plus de donner une publicité indirecte aux lettres de remerciements adressées par Favre à Himmler et au président de la Croix-Rouge allemande, le SS Grawitz. Le colonel suisse y mentionnait la « très bonne impression » laissée par sa visite en Allemagne [34].

29On pourra certes objecter qu’il ne s’agissait, dans la prose du CICR, que de simples figures de style, censées créer une diversion au cas où ces rapports seraient tombés en mains allemandes. Quoi qu’il en soit, ces textes démontrent tout de même un effort du Comité d’apaiser dans un sens ou l’autre le Troisième Reich.

... à l’action politique

30La carte de la conciliation humanitaire jouée par le CICR face au régime nazi a pour corollaire direct les appuis répétés de l’institution au processus d’apaisement politique que la Confédération helvétique mettait en œuvre vis-à-vis de sa grande voisine germanique. Ce n’est qu’en reliant ces deux facettes d’une même diplomatie que l’on peut comprendre dans son ensemble l’ampleur de la démarche pacificatrice de l’organisation genevoise face au totalitarisme allemand.

31Le mécanisme de conciliation bilatéral entre les deux États a déjà été longuement et finement examiné par l’historien suisse Daniel Bourgeois dans les années 1970 [35]. Nous nous contenterons d’en résumer les grandes lignes et d’y intégrer la dimension nouvelle que lui conféra le CICR.

32Les autorités helvétiques accueillirent l’accession au pouvoir du NSDAP en 1933 avec inquiétude. Bien qu’ils aient partagé avec les nouveaux maîtres de Berlin certaines caractéristiques idéologiques, et en particulier un anticommunisme marqué, les gouvernants suisses avaient des difficultés à accepter le caractère foncièrement antidémocratique du nouveau régime allemand. Par ailleurs, les ambitions hégémoniques affichées par Hitler et ses partisans de réunir au sein d’un grand Reich et sous son unique contrôle toutes les populations germaniques ne pouvait qu’effrayer le gouvernement helvétique, en faisant peser le spectre d’une invasion. La stratégie suisse visera dès lors à obtenir de son puissant voisin la reconnaissance formelle de la neutralité helvétique en cas de guerre, tout en essayant de maintenir avec lui des liens économiques et commerciaux privilégiés.

33Du côté allemand, on était conscient de l’hostilité que suscitait le régime nazi en Suisse. Cette animosité ne faisait d’ailleurs qu’accroître les doutes des autorités allemandes quant à la neutralité réelle de la Confédération helvétique en cas de guerre. Non sans raison [36], Berlin s’imaginait qu’en cas de conflit entre l’Allemagne et la France, la Suisse pencherait pour Paris, tant le petit État était attaché au système de Versailles et à la Société des Nations (SDN), où l’influence française était déterminante. En outre, si la neutralité militaire de la Confédération avait été reconnue par les autres membres de la SDN, ce pays avait en revanche l’obligation de participer aux sanctions économiques décrétées par cette organisation. L’Allemagne pouvait ainsi facilement s’imaginer les effets qu’auraient de telles sanctions à son encontre, puisque la Suisse était un partenaire commercial important dans le domaine des produits manufacturés cruciaux, tels que les armes ou les machines-outils — sans parler de la position prédominante de la Confédération sur la place financière internationale. Le précédent italo-éthiopien, où la Suisse avait adopté des sanctions économiques contre les deux belligérants, ne pouvait que conforter les appréhensions allemandes. C’est pourquoi la stratégie du gouvernement allemand envers Berne sera de la faire revenir à une neutralité intégrale, en se soustrayant ainsi aux obligations du Pacte de la Société des Nations.

34Maniant tour à tour le bâton (pressions lors de discussions bilatérales économiques) et la carotte (promesses de reconnaissance de sa neutralité), Berlin sut aussi se montrer conciliatrice envers la petite république, parfois de façon inattendue [37]. La Confédération, de son côté, fit de même par le règlement « à l’amiable » de différentes affaires épineuses entre les deux pays [38]. Dans sa politique d’apaisement envers l’Allemagne, elle fit largement appel au CICR.

35Bien qu’ayant le statut d’organisation internationale, les membres (et les délégués) du CICR furent longtemps des citoyens suisses uniquement. En tant que ressortissants helvétiques concernés par le destin de leur pays, il n’est pas surprenant que les membres du Comité aient, plus ou moins volontairement, joué un rôle dans ce processus de conciliation entre la Suisse et l’Allemagne. Cette assertion est d’autant plus vraie que plusieurs des membres dirigeants du CICR occupaient des positions-clé au niveau suisse et/ou avaient des relations très étroites avec l’establishment national [39]. L’un d’entre eux, Giuseppe Motta, était en même temps ministre des Affaires étrangères de la Confédération ! Dès lors, il semble plus que probable que le CICR ait profité de cette conjonction d’intérêts et de sa position internationale de premier plan pour prendre à son tour part à cette politique d’apaisement bilatérale organisée par la Suisse. Bien plus, il semble même que le Comité en ait été clairement un des vecteurs principaux.

36La chose se constate à plusieurs échelons, tant au niveau des activités de l’institution elle-même, que par des services externes qu’elle rendit à la Confédération, toujours dans l’optique de calmer l’irascible Allemagne. Ainsi on peut interpréter la politique prudente et attentiste de Max Huber — et de certains de ses collègues du Comité, Burckhardt en particulier — vis-à-vis de la problématique concentrationnaire, et ses désirs constants de traiter de la question personnellement et en secret avec son homologue allemand Draudt, comme partie d’une démarche réfléchie visant à laisser le nom du CICR, et donc celui de la Suisse en dehors de cette affaire [40].

Fichiers de la Croix-Rouge, Genève. Ils atteindront des proportions exponentielles pendant les années de guerre (1939-1945) (Photo CICR)

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Fichiers de la Croix-Rouge, Genève. Ils atteindront des proportions exponentielles pendant les années de guerre (1939-1945) (Photo CICR)

37Et lorsque l’on ne pourra pas faire autrement que d’intervenir dans les affaires allemandes, c’est le membre le plus germanophile du Comité (Burckhardt) qui s’« auto-désignera » pour effectuer cette délicate mission. Autant dire que si, pour les victimes, l’indépendance de l’inspection semblait déjà par avance compromise, elle rentrait parfaitement dans la politique de modération face au Troisième Reich, chère à Berne. Qui plus est, cette mission pouvait aussi s’avérer utile pour la Suisse elle-même et son image auprès de l’Allemagne [41]. De toute manière, comme le relèvera Burckhardt dans une séance de la Commission des détenus politiques, « notre mission sera considérée dans un certain sens comme une mission suisse... », et de regretter l’absence lors de la discussion de son collègue Motta, certainement occupé à ses fonctions de Conseiller fédéral [42].

38Le même phénomène se reproduira lors de la visite de 1938. Ne pouvant cette fois pas compter sur l’entregent de Burckhardt — devenu entretemps haut-commissaire de la SDN pour la ville libre de Dantzig — le président Huber ira jusqu’à proposer à son homologue de la Croix-Rouge allemande « que la visite de camps [se fasse] par une personne de nationalité suisse en dehors du CICR mais persona grata en Allemagne[43] ». En d’autres termes, Huber non seulement se dégageait d’une responsabilité incombant au CICR (celle de visiter des détenus politiques), et offrait ce rôle de premier plan à la Confédération, car il ne fait pas de doute que cette « personnalité » aurait été choisie par Berne, dans le plus grand « respect » de la puissance détentrice. Finalement, le Dr Grawitz n’ayant pas donné suite à la proposition, Huber se rabattra en quelque sorte sur l’un des vice-présidents du CICR, Favre, qui, au moins, était un fervent anticommuniste [44] !

39Il n’en demeure pas moins que les personnes qui jouèrent un rôle-clé dans la politique suisse d’apaisement envers l’Allemagne furent avant tout Carl Burckhardt et Max Huber. Le premier, rendit de précieux services à la Confédération non seulement en tant que membre du Comité international de la Croix-Rouge, mais aussi comme diplomate. On le sait, Burckhardt fut désigné au début de 1938, comme haut-commissaire de la SDN pour la ville libre de Dantzig. Selon l’intéressé, cette nomination semble avoir été chaudement souhaitée par Giuseppe Motta [45]. Le ministre et membre du CICR fit-il pression sur l’institution genevoise pour qu’elle laisse l’un de ses représentants les plus connus en Allemagne accepter ce poste périlleux ? Des conciliabules eurent probablement lieu entre Genève et Berne. Burckhardt resta membre du CICR durant toute sa « DantzigerMission », à la demande d’ailleurs de cette institution [46], quitte à prendre le risque que le nom de l’organisation genevoise puisse être exposé à des polémiques dans le cadre des fonctions du nouveau haut-commissaire. Or, ce risque devait auparavant avoir été bien soupesé tant par le CICR que par le ministre Motta, sans quoi la proposition n’aurait tout simplement pas été faite.

40Pour la diplomatie suisse, Burckhardt serait le right man in the right place par excellence si elle cherchait un moyen de se concilier les faveurs de l’Allemagne nazie. Tout d’abord, parce qu’en pratiquant une diplomatie « discrète et prudente[47] », le haut-commissaire suisse détonnait complètement par rapport à son prédécesseur, le virulent Sean Lester qui, tout au long de son mandat dans la cité hanséatique, n’avait cessé de protester publiquement contre les persécutions faites contre les Juifs dantzigois par les autorités nazies de la ville. Par ailleurs, Burckhardt était un intellectuel renommé et respecté en Allemagne (un ami de Rilke et de Hofmannsthal), notamment du fait de son opus magnum, Richelieu, dont le premier tome avait paru en 1935. De plus, il était considéré, également par le führer semble-t-il, comme un ami du peuple allemand. Burckhardt du reste ne cacha jamais sa germanophilie.

41En 1936, à titre semi-officiel, il avait effectué une visite dans le Reich où il avait pu rencontrer plusieurs des hauts dirigeants [48]. À cette occasion, il avait reçu des informations faisant état d’améliorations apportées dans les camps de concentration à la suite de la mission du CICR en 1935. Or, il est probable que ces petits progrès — qui ne mettaient nullement en danger le système oppressif concentrationnaire, et pouvaient être d’autant plus facilement accordés — furent concédés non au délégué du CICR, Carl Jacob Burckhardt, mais à l’homme lui-même. Dans le même ordre d’idées, comment ne pas interpréter l’autorisation octroyée au CICR de visiter des camps de concentration, voire les suites positives qui furent données à certaines de ses recommandations, comme un geste d’apaisement envers la Suisse, grâce à l’entremise du Comité international ?

42Pour sa part, Max Huber, en tant que président du CICR, il faut le noter, fournira un soutien direct à la politique de pacification du Conseil fédéral, en mettant ses compétences de juriste au service du retour à la neutralité intégrale de son pays, dont on sait qu’elle était ardemment voulue par Berlin. Le ministre Motta transmit, pour examen, à son collègue du Comité Huber, l’avant-projet de mémorandum déliant la Suisse de son obligation de participer à des sanctions économiques (donc le retour à une neutralité intégrale), texte que le gouvernement helvétique s’apprêtait à remettre au Conseil de la SDN : « Votre avis me serait précieux, car il s’agit d’un texte dont on ne saurait guère exagérer l’importance », soulignera Motta [49]. Le président du CICR s’attellera consciencieusement à la tâche et, plus que d’y apporter quelques retouches, rédigera même une nouvelle version du texte, qui sera largement reprise par Motta pour le mémorandum définitif [50]. Le 14 mai 1938, le Conseil de la SDN acceptait que la Suisse recouvre sa neutralité intégrale. Berne s’empressera alors de faire connaître cette décision à Berlin [51], espérant tirer profit des effets pacificateurs de démarches auxquelles le CICR avait consciemment participé.

Conclusion

43Depuis 1933, la Suisse et l’Allemagne étaient engagées dans une relation équivoque. Si chacun des deux pays avait à se plaindre de l’autre, de nombreuses considérations pratiques les enjoignaient à réfréner autant que possible ce mécontentement. Pour la Confédération helvétique, cette attitude de refoulement prenait l’allure d’une question de sauvegarde nationale, face aux projets expansionnistes nazis. Pour Berlin, la Suisse ne représentait certes pas une réelle menace politique, mais pouvait se révéler utile. Grâce à sa volonté de retourner à une neutralité intégrale, elle était susceptible de gripper la mécanique si haïe du système de Versailles et, aux yeux des Allemands, de son clone le plus visible, la SDN. Pour toutes ces raisons, la Confédération adopta une stratégie d’apaisement envers l’Allemagne qui, en retour, montra des gestes de conciliation envers la petite république.

44Dans cette diplomatie bilatérale du compromis, les dirigeants du Comité international jouèrent un rôle non négligeable. Ils furent aidés en cela par la porosité de la limite entre le caractère indépendant du CICR, et la forte intimité qui liait les élites humanitaires suisses avec leurs hommes politiques. Motta en était l’exemple le plus criant. Le CICR devint alors un vecteur précieux de la politique fédérale dans ses négociations avec le Reich, en permettant de faire passer et recevoir des messages qui n’auraient pas trouvé leur place dans la valise diplomatique. Grâce à l’institution genevoise et avec le consentement de celle-ci, Berne put mener une politique d’apaisement envers le Reich sur deux fronts : humanitaire et diplomatique. Sur le premier d’entre eux, l’intervention du CICR fut vue comme un moyen d’atténuer les désagréments que pouvaient causer aux autorités allemandes les manifestations d’une opinion suisse ou étrangère, inquiète de ce qui se déroulait à l’intérieur des camps de concentration. Des visites effectuées par une célèbre organisation humanitaire, réputée pour sa neutralité et néanmoins représentée par un ami de l’Allemagne (Burckhardt), étaient à même de calmer la situation, pour le bénéfice de tous. Ce geste de bonne volonté fut d’ailleurs apprécié à sa juste valeur par le régime national-socialiste, qui y trouvait aussi l’occasion de démontrer qu’il n’était pas si inhumain que cela, puisqu’il autorisait un organisme neutre à mener des inspections tout aussi neutres dans son univers concentrationnaire.

45À un niveau plus politique cette fois, le gouvernement helvétique sut profiter de la présence de personnalités renommées au sein du Comité pour amadouer l’Allemagne. Grâce à cet homme providentiel qu’était Burckhardt, le Conseil fédéral put mettre dans la marmite bouillante qu’était Dantzig un allié objectif du Reich, susceptible d’apporter, si ce n’est du soulagement, tout au moins un temps de répit à l’Allemagne. Une fois encore, en ne s’opposant pas à la nomination du nouveau haut-commissaire suisse, le Conseil fédéral démontrait à son grand voisin toute son envie d’être conciliant envers lui. Si la décision de Burckhardt d’endosser l’habit de diplomate fut personnelle, elle fut sans doute facilitée par l’attitude de ses collègues du CICR qui, loin d’exiger sa démission, lui permirent de cumuler à son tour deux casquettes antagonistes.

46Grâce à Huber, à sa prudence légendaire et surtout à son influence déterminante au sein du Comité, Berne savait que le CICR ne la court-circuiterait pas et que les possibles initiatives humanitaires de l’institution en Allemagne seraient menées avec toute la « pondération » nécessaire. En outre, les connaissances techniques du président du CICR allaient se révéler indispensables au rétablissement de la neutralité totale de la Confédération helvétique.

47D’ailleurs, la « sympathie » affichée par plusieurs membres du Comité pour certains des aspects des idéologies fascistes [52] — l’anticommunisme ainsi qu’un antisémitisme latent — les portait à adopter une attitude plutôt conciliante envers le régime hitlérien [53]. Cette indulgence était encore facilitée par les liens familiaux qui rattachaient certains des membres du Comité avec les élites allemandes. Ils ne pouvaient ainsi qu’admirer (à l’image de Burckhardt) [54] la manière dont l’Allemagne, sous l’impulsion de son führer, semblait renaître de ses cendres.

48Ainsi, on pourrait penser que l’insuccès humanitaire du CICR dans l’Allemagne des années trente tient à ses objectifs politiques et plus particulièrement à son implication dans l’appeasement que pratiquait alors la Suisse. Collaboration voulue par la Confédération et collaboration acceptée par le CICR pour des motifs apparemment peu glorieux. Toutefois, si on se rappelle les négociations difficiles que mena le CICR avec les autorités allemandes qui rechignaient à laisser des étrangers pénétrer dans ces lieux de détention, il convient de relativiser cette impression. En effet, la ténacité avec laquelle certains membres du Comité (Ferrière, Boissier) prétendirent engager le CICR dans une action charitable en faveur des victimes de l’hitlérisme — quitte à s’opposer à la doxa de l’institution — montre que plusieurs de ces philanthropes étaient animés de vrais sentiments d’empathie et d’une volonté indiscutable de faire le bien.

49Dès lors, on pourrait aussi comprendre cette volonté d’apaisement face à l’Allemagne et aux autres dictatures européennes comme un effort supplémentaire pour éviter le déclenchement d’un nouveau cataclysme mondial. Fondé dans la seconde moitié du XIXe siècle, le CICR ne connut son véritable baptême du feu qu’à l’occasion de la Première Guerre mondiale. Pour la première fois de son histoire, le CICR, par l’intermédiaire de ses délégués, fut alors confronté à la « brutalisation » de la guerre et à la souffrance de ses victimes. Cette expérience fut traumatisante pour des citoyens appartenant à un pays neutre, renommé pour sa tranquillité. L’ambition du CICR fut-elle dès lors d’empêcher le retour de telles horreurs, par tous les moyens, quitte à y laisser une partie de son « âme » ? Si c’est le cas, le CICR s’inscrivait clairement dans la politique d’appeasement des démocraties occidentales à l’égard du nazisme.

50Mieux encore, l’appeasement politique aurait été mis au service de la cause humanitaire. Mais, on le sait, si l’action de l’institution genevoise fut utile à la Confédération helvétique dans son dialogue difficile avec l’Allemagne nazie, elle n’empêcha pas le régime hitlérien de sombrer dans la folie guerrière, puis dans la folie tout court. Au final, tant l‘ appeasement humanitaire du CICR que l’appeasement politique des États connurent la même destinée tragique.

51I. H. & D. P.

Notes

  • [*]
    Tous nos remerciements à Fabrizio Bensi pour ses précieuses réflexions et pour nous avoir lancés sur la piste de cette recherche. Les opinions exprimées dans cet article sont toutes personnelles.
  • [1]
    L’historien du CICR, André Durand, n’hésite pas à parler de « premier succès » à propos des visites faites en 1935, Histoire du Comité international de la Croix-Rouge, tome deux, De Sarajevo à Hiroshima, Genève, Institut Henry Dunant, 1978, p. 237.
  • [2]
    « Le Comité déclare dès l’abord que, dans son opinion, il exclut les guerres civiles... pour le moment, nous nous bornons à envisager la seule question des grandes luttes de puissance à puissance en Europe. » Archives du Comité international de la Croix-Rouge [ci-après ACICR], A PV, Comité, séance de la Commission [spéciale de la Société d’utilité publique pour les secours aux militaires blessés des armées] du 17 mars 1863.
  • [3]
    Nous utiliserons indifféremment les termes de CICR ou de Comité international pour qualifier l’institution dans son ensemble. Le mot de Comité, employé seul, servira à désigner le plus haut organe décisionnel du CICR.
  • [4]
    Voir Jacques Moreillon, Le Comité international de la Croix-Rouge et la protection des détenus politiques, Lausanne, Éditions L’Age d’Homme, 1973, pp. 52 et sq. Les Conférences internationales de la Croix-Rouge réunissent des représentants des États signataires des Conventions de Genève et de leurs Sociétés de la Croix-Rouge (Croissant-Rouge) respectives.
  • [5]
    Voir Dixième Conférence internationale de la Croix-Rouge tenue à Genève, du 30 mars au 7 avril 1921, Compte-rendu, Genève, Imprimerie Albert Renaud, 1921, pp. 217-218.
  • [6]
    Voir les ouvrages d’André Durand et de Jacques Moreillon pour des informations factuelles sur les activités du CICR dans ces différents contextes.
  • [7]
    ACICR, A PV, Comité, séance du 18 mai 1933 à 14 h 15 ; séance du 21 septembre 1933 à 14 h 30. Voir aussi Jean-Claude Favez, Une mission impossible ? Le CICR, les déportations et les camps de concentration nazis, Lausanne, Éditions Payot, 1988, pp. 50 et sq., qui, le premier, résume ces discussions sur la base des archives du CICR ouvertes spécialement par dérogation pour cet ouvrage.
  • [8]
    Quelques mois plus tard, le membre du Comité Carl Jacob Burckhardt avance même le chiffre de 80 000 personnes ; voir ACICR, A PV, Comité, séance du 21 septembre 1933 à 14 h 30.
  • [9]
    « Il faut rendre la CR [Croix-Rouge] allemande capable d’agir dans ce sens [i.e. visiter les camps de concentration] et de ne pas gêner une intervention éventuelle de cette organisation par des démarches qui risqueraient d’être mal prises par l’opinion publique allemande », soulignera Huber, ACICR, A PV, Comité, séance du 21 septembre 1933 à 14 h 30.
  • [10]
    Jean-Claude Favez, op. cit., p. 53.
  • [11]
    Sur ce dernier cas, voir Irène Herrmann, Daniel Palmieri, « Le geste contre la parole : le CICR et le goulag (1920-1950), in Goulag, le peuple des Zeks, publié par Geneviève Piron, Genève, Musée d’Ethnographie, 2004, pp. 137-141.
  • [12]
    Hitler avait du reste donné son haut patronage à la Croix-Rouge allemande présidée depuis décembre 1933 par le duc Charles-Edouard de Saxe-Cobourg et Gotha, par ailleurs Obergruppenführer de la SA. Le duc sera ensuite secondé par le Dr Ernst-Robert Grawitz, haut dignitaire de la SS.
  • [13]
    Voir ACICR, B CR 110/2.02, Procès-verbaux de la Commission des détenus politiques, séance du 1er mai 1935 à 14 h 30.
  • [14]
    « Amorcer une action actuellement [en Autriche] pourra faciliter une intervention ultérieure plus sérieuse [en Allemagne]» résumera ainsi l’un des membres d’un CICR par ailleurs très conscient qu‘« une mission [...] ne rencontrerait sans doute pas de difficulté en Autriche, et constituerait un précédent précieux » ; ACICR, A PV, Comité, séance du 3 octobre 1934 à 14 h 15.
  • [15]
    Opposant des membres du Comité interventionnistes (Suzanne Ferrière en tête) à des membres attentistes, emmenés par le président Huber et par Carl Jacob Burckhardt ; voir Jean-Claude Favez, op. cit., p. 57 et sq.
  • [16]
    Jean-Claude Favez, op. cit., p. 60.
  • [17]
    Voir le récit qu’en a fait le CICR lui-même dans L’activité du CICR en faveur des civils détenus dans les camps de concentration en Allemagne (1939-1945), CICR, Genève, avril 1947 (pour la 3ème édition), pp. 89 et sq.
  • [18]
    ACICR, A PV, Comité, séance du 18 mai 1933 à 14 h 15.
  • [19]
    Voir par exemple ACICR A PV, Comité, séance du 25 juillet 1935 à 14 h 15.
  • [20]
    Ibidem.
  • [21]
    Contrairement à ce qu’il avait fait à la suite de sa mission en Autriche en 1934, par exemple, voir « Mission en Autriche », Revue internationale de la Croix-Rouge, n° 191, novembre 1934, pp. 945-947. La décision de ne rien publier fut prise par le Comité lui-même seul (ACICR, A PV, Comité, séance du 15 août 1935 à 14h35), et non pas de concert avec les autorités allemandes comme semble le laisser entendre Jean-Claude Favez, op. cit., p. 61.
  • [22]
    Jean-Claude Favez, par exemple.
  • [23]
    ACICR, A PV, Comité, séance du 25 juillet 1935 à 14 h 15.
  • [24]
    ACICR, A PV, Comité, séance du 21 septembre 1933 à 14 h 30.
  • [25]
    Idem. Si cette phrase s’applique pour la future mission de 1935, l’idée d’apaisement de la situation par une mission humanitaire soutiendra aussi la démarche effectuée en 1938 ; voir ACICR B CR 110/4/76, Projet de lettre à la Croix-Rouge allemande, 10 juin 1938.
  • [26]
    ACICR, A PV, Comité, séance du 31 octobre 1935 à 14 h 15. Selon Jean-Claude Favez, les archives personnelles de Burckhardt (voir note suivante) contiennent le texte - que nous n’avons pas consulté - de cette communication qui « témoigne aussi des réactions de pitié et d’indignation qui l’[Burckhardt] agitent [lors de ses visites dans les camps] », op. cit., p. 61. Aucune empathie ne ressort en revanche du rapport écrit.
  • [27]
    L’original fut gardé dans ses archives personnelles, déposées aujourd’hui auprès de l’Université de Bâle.
  • [28]
    Voir ACICR B CR 110/4-3/60, Rapport confidentiel sur ma mission en Allemagne, octobre 1935.
  • [29]
    Le livre fut traduit en français (Ma mission à Dantzig) en 1961 (Paris, Libraire Arthème Fayard).
  • [30]
    Voir pp. 63-69 pour la version française.
  • [31]
    ACICR, B CR 110/4/93 bis, Rapport au CICR sur la visite du camp de concentration de Dachau par le col. div. G. Favre, membre du CICR, le 19 août 1938. Le colonel Favre rapporta également par oral devant le Comité. À nouveau, les procès-verbaux sont muets sur la teneur de cette communication, voir ACICR, A PV, Comité, séance du 9 septembre 1938 à 14 h 30.
  • [32]
    Voir ACICR, B CR 110/4/93bis, [Rapport du Dr D.-G. Chessex], 1er septembre 1938.
  • [33]
    « Actuellement la Gestapo désire qu’il y ait une visite, mais M Burckhardt craint bien que ce ne soit qu’en vue de faire de la propagande. M. Burckhardt a lui-même pu constater comment fonctionne la machine de propagande en Allemagne et ceci n’a pas été sans lui inspirer les craintes les plus vives. On se servira certainement de la visite de la délégation du CI [Comité international] pour dire qu’elle a trouvé tout merveilleux », ACICR, B CR 110/2.02, Commission des détenus politiques, séance du 10 septembre 1935 à 15 heures.
  • [34]
    ACICR, B CR 110/4/91, Lettre du 31 août 1938 à Himmler.
  • [35]
    Daniel Bourgeois, Le Troisième Reich et la Suisse, 1933-1941, Neuchâtel, Éditions de la Baconnière, 1974.
  • [36]
    En 1940, le haut commandement militaire suisse mènera des discussions en vue d’une collaboration avec l’armée française au cas où l’Allemagne aurait envahi la Suisse.
  • [37]
    L’exemple le plus parlant eut lieu lors de l’Affaire Gustloff — un dignitaire du parti nazi en Suisse assassiné en 1936 par un étudiant juif. Contre toute attente et en dépit d’une agitation populaire les y poussant, les plus hautes instances allemandes, y compris Hitler, n’exploitèrent pas ce meurtre pour blâmer et ostraciser les autorités fédérales.
  • [38]
    L’affaire Jacob — d’un nom d’un journaliste allemand réfugié en Suisse — fut l’une des plus fameuses. En mars 1935, Jacob fut enlevé sur sol helvétique par des agents de la Gestapo et conduit en Allemagne.En possession de preuves évidentes quant à la participation directe du gouvernement allemand dans cet enlèvement et sous la pression de son opinion publique, le Conseil fédéral suisse réclama avec insistance à Berlin le retour du journaliste. L’Allemagne ayant finalement obtempéré, les autorités suisses acceptèrent pourtant sa demande comminatoire de ne pas exploiter la situation. Berlin obtint même que Jacob soit expulsé de Suisse avant que soit annoncée sa « libération » par les autorités fédérales.
  • [39]
    Voir l’analyse de Diego Fiscalini, Des élites au service d’une cause humanitaire : Le Comité international de la Croix-Rouge,Université de Genève, Faculté des Lettres, avril 1985 (deux tomes).
  • [40]
    Huber indiquera d’ailleurs explicitement préférer « ne pas mêler le gouvernement suisse à notre enquête », ACICR, A PV, Comité, séance du 21 septembre 1933 à 14 h 30.
  • [41]
    ACICR, B CR 110/4/48, lettre d’Heinrich Zangger à Sydney Brown [secrétaire du CICR], 3 octobre 1935.
  • [42]
    ACICR, B CR 110/2.02, Commission des détenus politiques, séance du 10 septembre 1935 à 15 heures.
  • [43]
    ACICR B CR 110/4/82, téléphone de M. N. Burckhardt à M. Max Huber, à Ossingen le 12 juillet 1938 à 12 h 30.
  • [44]
    Ce qui était somme toute assez paradoxal pour visiter des détenus politiques en majorité communistes ! Voir Daniel Palmieri, « Un comité sous influence ? Le CICR, Franco et les victimes », à paraître dans la Revue suisse d’histoire, volume 3, 2009.
  • [45]
    Ma mission à Dantzig, op. cit., pp. 72-73. Officiellement toutefois, le Conseil fédéral avait fait savoir qu’il n’était pas favorable à la nomination d’un Suisse à ce poste, mais il ne fit cependant aucune difficulté à la désignation de Burckhardt; voir Documents diplomatiques suisses, volume 12 (1937-1938), Bern, Benteli Verlag, 1994, pp. 50-51, notice du chef de la division des Affaires étrangères du Département politique, P. Bonna, 6 février 1937.
  • [46]
    ACICR, A PV, Comité, séance à huis clos, le jeudi 18 février 1937.
  • [47]
    Selon les termes d’Eliahu Ben Elissar, La diplomatie du IIIe Reich et les Juifs, Paris, Julliard, 1969, p. 322.
  • [48]
    Voir ACICR B CR 110/4-3/73bis, rapport de M. Carl Burckhardt sur sa seconde mission en Allemagne mai 1936 ; ACICR B CR 110/2.02, procès-verbaux de la Commission des détenus politiques, séance du lundi 18 mai 1936 à 14 h 15, pour un compte-rendu de sa mission devant cette commission. Ce dernier résume aussi son voyage devant le Comité, ACICR, A PV, Comité, séance du 28 mai 1936 à 14 h 15.
  • [49]
    Documents diplomatiques suisses, volume 12 (1937-1938), op. cit., pp. 501 et sq., le chef du Département politique, G. Motta, au président du Comité international de la Croix-Rouge, M. Huber, 12 mars 1938 + Annexes.
  • [50]
    « Vous verrez que ma rédaction s’inspire entièrement de la vôtre », idem, p. 586, Le chef du Département politique, G. Motta, au président du Comité international de la Croix-Rouge, M. Huber, 31 mars 1938.
  • [51]
    Idem, Le chef du Département politique, G. Motta au ministre suisse à Berlin, P. Dinichert, 16 mai 1938, et son annexe (projet de note [à de Ribbentrop, ministre des Affaires du Reich].
  • [52]
    Rainer Baudendistel a démontré cela dans le cas de l’Italie mussolinienne, Between bombs and good intentions. The Red Cross and the Italo-Ethiopian war, 1935-1936, Oxford ; New York, Berghahn Books, 2006. Pour l’Espagne franquiste, voir Daniel Palmieri, « Un comité sous influence ? », art. cit.
  • [53]
    Parlant de Burckhardt, l’historien Roland Ruffieux note que « sa haine du communisme l’[avait] poussé aussi à considérer le national-socialisme comme un moindre mal », article « Carl Jacob Burckhardt », Dictionnaire historique de la Suisse, volume 2, Hauterive, Éditions Gilles Attinger, 2003, p. 735.
  • [54]
    », voir ACICR B CR 110/4/73, lettre de Burckhardt à Hitler, 23 mai 1936.
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