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Article de revue

Le camp du Larzac 1959-1962. Entre une politique répressive et le pouvoir du FLN

Pages 25 à 32

Notes

  • [1]
    Entretien du 11 février 2008, dont des extraits sont publiés dans ce numéro. L’intégralité de cet entretien est consultable à la BDIC.
  • [2]
    Une analyse que partage Marc Bernardot dans son article « Être interné au Larzac, la politique d’assignation à résidence surveillée durant la guerre d’Algérie (1958-1962) », in Politix n° 69, vol. 24, 2004, pp. 39-62.
  • [3]
    Tous ces chiffres ont été relevés dans les rapports (rapports des Renseignements généraux (RG) et rapports du directeur du camp) envoyés au préfet de l’Aveyron et conservés dans les archives de son cabinet, consultables aux Archives départementales de l’Aveyron (ADAv).
  • [4]
    Un élément que le directeur du camp souligne dans son rapport de quinzaine en date du 3 février 1960. ADAv, 12W40.
  • [5]
    Rapport du directeur, 9 avril 1959. ADAv, 12W30.
  • [6]
    Rapports de quinzaine du directeur, en date du 19 septembre, 12 octobre, 5 décembre et 18 décembre 1959. ADAv, 12W40.
  • [7]
    Rapport du directeur pour le mois de juin 1960. ADAv, Ibid.
  • [8]
    Rapport du directeur pour le mois de juillet 1961. ADAv, 12W41.
  • [9]
    Rapport de quinzaine du directeur en date du 4 novembre 1959. ADAv, 12W40.
  • [10]
    Rapport du directeur pour le mois de juillet 1960. Ibid.
  • [11]
    Rapport du directeur pour le mois d’août 1961. ADAv, 12W41.
  • [12]
    Voir Marc Bernardot, « Être interné au Larzac [...] », art. cit., ainsi que « Entre répression policière et prise en charge sanitaire et sociale : le cas du centre d’assignation à résidence du Larzac (1957-1963) », in Raphaëlle Branche, Anne-Marie Pathé et Sylvie Thénault (dir.), Répression contrôle et encadrement dans le monde colonial, Bulletin de l’IHTP, n° 83, premier semestre 2004, pp. 83-93.
  • [13]
    Marc Bernardot, « Être interné au Larzac [...] », art. cit., p. 48.
  • [14]
    Instruction du Directeur général de la Sûreté nationale, citée par Marc Bernardot dans « Entre répression policière et prise en charge sanitaire et sociale [...] », op. cit., p. 86.
  • [15]
    Note envoyée par le commissaire, chef du service départemental des RG, au préfet de l’Aveyron et au directeur des RG à Paris, le 20 mai 1959. ADAv, 173W5.
  • [16]
    Rapports de quinzaine du directeur en date du 19 septembre, 12 octobre et 4 novembre 1959. ADAv, 12W40.
  • [17]
    Rapport de quinzaine du directeur, 18 décembre 1959. Ibid.
  • [18]
    Centre administratif et technique interdépartemental. Créés par Jules Moch, ministre de l’Intérieur, en mars 1948, les Igame (Inspecteurs généraux de l’administration en mission extraordinaire) étaient dotés de pouvoirs étendus en matière de maintien de l’ordre, dans des circonscriptions couvrant plusieurs départements. Ils préfigurent l’échelon régional, qui n’existe pas, à cette époque, dans l’organisation administrative française.
  • [19]
    Rapports du directeur pour août et septembre 1960. ADAv, 12W40.
  • [20]
    Rapport du directeur pour le mois de juillet 1961. ADAv, 12W41.
  • [21]
    Au sujet de ce fichier, voir Laurent Chevrel et Hélène Chaubin, « Identifier les nationalistes algériens : les fiches Z », in Raphaëlle Branche et Sylvie Thénault (dir.), La France en guerre. 1954-1962. Expériences métropolitaines de la guerre d’indépendance algérienne, Paris, Autrement, 2008, pp. 332-339.
  • [22]
    Note envoyée par le commissaire, chef du service départemental des RG, au préfet de l’Aveyron et au directeur des RG à Paris, 20 mai 1959. ADAv, 173W5.
  • [23]
    Ibid.
  • [24]
    Rapport du directeur pour le mois de juillet 1961. ADAv, 12W41.
  • [25]
    Note établie par les RG, 12 décembre 1959. ADAv, 12W30.
  • [26]
    Note établie par les RG, 12 décembre 1959. Ibid.
  • [27]
    Note établie par les RG, 12 décembre 1959. Ibid.
  • [28]
    Note établie par les RG, 12 décembre 1959. Ibid.
  • [29]
    Note établie par les RG, 23 novembre 1961. ADAv, 12W41.
  • [30]
    Notes établies par les RG, 26 mai 1959 et 11 juin 1959. ADAv, 12W39.
  • [31]
    Note des RG, 28 août 1959. Ibid.
  • [32]
    Ibid.
  • [33]
    Rapport de quinzaine du directeur, 18 décembre 1959. ADAv, 12W40.
  • [34]
    Ces informations proviennent d’un rapport des équipiers de la Cimade qui ont rencontré le porte-parole des assignés. Voir Jean-Philippe Marcy, « L’aide aux internés : la Cimade au camp du Larzac (1959-1961) », in Raphaëlle Branche et Sylvie Thénault (dir.), La France en guerre. 1954-1962, op. cit., pp. 380-389.
  • [35]
    Note des RG, 23 mars 1960. ADAv, 12W40.
  • [36]
    Note des RG, 20 mai 1960. Ibid.
  • [37]
    Rapport mensuel du directeur pour le mois de juillet 1960. Ibid.
  • [38]
    Tous ces événements sont mentionnés dans les rapports mensuels du directeur pour l’automne 1960. Ibid.
  • [39]
    Rapport du directeur pour le mois d’avril 1961. ADAv, 12W41.
  • [40]
    Rapport du directeur pour le mois de mai 1961. Ibid.
  • [41]
    Rapport du directeur pour le mois de mai 1961. Ibid.
  • [42]
    Rapport du directeur pour le mois de juillet 1961. Ibid.
  • [43]
    Rapport du directeur pour le mois d’août 1961. Ibid.
  • [44]
    Rapport du directeur pour le mois de septembre 1961. Ibid.
  • [45]
    À ce sujet, voir Ali Haroun, La 7e wilaya. La guerre du FLN en France, 1954-1962, Paris, Seuil, 1986, pp. 381-396.
  • [46]
    Rapport du directeur pour le mois de novembre 1961. ADAv, 12W41.
  • [47]
    Ibid.
  • [48]
    Rapport du directeur pour le mois de janvier 1962. Ibid.
  • [49]
    Rapport du directeur pour le mois de février 1962. Ibid.
  • [50]
    Rapport du directeur pour le mois de mars 1962. Ibid.
  • [51]
    Note des RG, 16 novembre 1961. Ibid.
  • [52]
    Note des RG, 6 août 1959. ADAv, 12W39.
  • [53]
    Note des RG, 21 septembre 1959. Ibid.
  • [54]
    Note des RG, 14 et 15 octobre 1960. ADAv, 12W40.
  • [55]
    Synthèse annuelle pour 1960, mois d’octobre. Ibid.
  • [56]
    Rapports du directeur de novembre 1961 et janvier 1962. ADAv, 12W41.
  • [57]
    Synthèse annuelle de l’année 1960, mois d’octobre. ADAv, 12W40.
  • [58]
    Synthèse de l’année 1960, mois de novembre. Ibid.
  • [59]
    Note des RG du 1er décembre 1961. ADAv, 12W41.
  • [60]
    Rapport du directeur pour le mois d’avril 1962. Ibid.
  • [61]
    Note des RG du 3 juin 1959. ADAv, 12W31.
  • [62]
    Notes des RG du 18 juillet, 12 et 29 août 1959. ADAv, 12W39.
  • [63]
    Notes des RG des 5, 9, 12 et 19 octobre 1959. Ibid.
  • [64]
    Rapport du directeur pour la première quinzaine d’octobre 1959. ADAv, 12W40.
  • [65]
    Voir note 18.
  • [66]
    Ibid.
  • [67]
    Rapport du directeur pour la première quinzaine de novembre 1959. Ibid.
  • [68]
    Compte-rendu de la réunion du 11 décembre 1959. ADAv, 12W30.
  • [69]
    Rapport du directeur pour la première quinzaine de décembre 1959 ADAv, 12W40.
  • [70]
    Notes des RG des 27 et 28 septembre, des 4, 5, 6, 7, 8, 10 octobre 1960 Ibid.
  • [71]
    Pour une présentation générale de l’internement en Algérie, voir Sylvie Thénault, « Assignation à résidence et justice en Algérie (1954-1962) », in Juger en Algérie, 1944-1962, Le Genre humain, n° 32, septembre 1997, pp. 105-115.
  • [72]
    Rapport du directeur pour le mois de mai 1961. ADAv, 12W41.
  • [73]
    Rapport du directeur pour le mois de juin 1961. Ibid.
  • [74]
    Rapport du directeur pour le mois de juillet 1961. Ibid.
  • [75]
    Notes des RG du 28 et du 30 août 1961. Ibid.
  • [76]
    Note des RG du 16 novembre 1961. Ibid.
  • [77]
    Rapport du directeur pour le mois de décembre 1961. Ibid.

1Interrogé sur la différence entre camps et prisons pendant la guerre d’Algérie, Me Jean-Jacques de Félice leur trouve un point commun : dans les deux cas, estime-t-il, l’administration voit l’organisation du FLN monter une administration parallèle qui, finalement, lui rend indirectement service. Mais, ajoute-t-il aussitôt, on assiste aussi, en même temps, à des heurts violents, notamment lors des évasions, des tentatives d’évasion ou des grandes grèves de la faim [1]. Il propose ainsi une double analyse des rapports entre l’administration française des camps et l’organisation interne du FLN, qu’il présente comme relevant, par certains aspects, d’une forme de « co-gestion » [2], tout en se plaçant aussi sur le terrain de l’affrontement. Qu’en fut-il au Larzac ? Comment se réglaient les rapports entre l’administration et le FLN, entre la fonction répressive qui incombait au premier et la lutte pour l’indépendance que menait le second, dans le contexte particulier de ce camp ?

Une fonction répressive

2Ouvert au printemps 1959, le camp militaire du Larzac, dans l’Aveyron, est le plus important des camps d’assignés en métropole. Au 26 mai, 1 343 Algériens y sont internés. Leur nombre dépasse les 3 000 dès le mois de décembre suivant. Le 31 mars 1962, alors que le cessez-le-feu a été proclamé en Algérie, ils sont encore 1 679. Difficile de dire, toutefois, combien d’Algériens y sont passés au total, les mouvements d’effectifs étant incessants, tant dans le sens des arrivées que dans celui des départs. Outre le fait que des transferts vers d’autres camps ont été organisés, notamment pour déstabiliser les structures internes du FLN, les libérations, décidées par arrêté du ministère de l’Intérieur, ont été de plus en plus nombreuses au fur et à mesure de l’avancement du conflit : 308 dans la première quinzaine de septembre 1959, 523 dans la première quinzaine de décembre 1959, 2 497 en juillet 1960, 3 488 en avril 1961, 4 340 en janvier 1962 [3].

3L’importance de ces effectifs est paradoxale, dans un lieu qui souffre d’inconvénients multiples. Situé sur un plateau d’où il tire son nom, sur le territoire de la commune de La Cavalerie, le camp du Larzac se trouve en effet dans une région particulièrement enclavée, surtout à une époque où les routes sont encore mauvaises. La ville la plus proche est Millau, à 20 kilomètres de distance. En outre, rien n’a été prévu, lors de sa fondation au début du siècle, pour que le camp fonctionne l’hiver [4]. Les conditions climatiques de la région sont pourtant très rigoureuses, chaleur et froid y étant tous deux très intenses. Les équipements sanitaires, aussi, font défaut dans les bâtiments qui existent au moment de l’ouverture du camp comme centre d’assignation à résidence surveillée. Son aménagement est donc une préoccupation permanente de l’administration : dès l’ouverture, par exemple, il faut procéder au ravalement et au badigeonnage de tous les bureaux [5] ; en octobre 1959, les travaux de finition et de modification des clôtures sont toujours en sommeil ; en décembre de la même année, des travaux d’aménagement des cuisines restent encore à accomplir [6]. Ce n’est qu’en juin 1960, soit plus d’un an après l’ouverture du camp, que son implantation générale et son aménagement peuvent être considérés comme terminés [7]. Ce qui n’empêche pas d’autres problèmes de surgir, comme à l’été 1961, lorsque l’administration signale une détérioration dangereuse des plafonds du bâtiment des douches [8].

4Les conditions de détention sont particulièrement difficiles et nocives pour la santé des assignés, d’autant que le service médical pâtit de l’instabilité du personnel en poste, des possibilités restreintes de logement à l’intérieur du camp et de l’absence de stocks de médicaments en pharmacie. Certains médecins affectés au Larzac auraient aimé recevoir une orientation sur la politique médicale à suivre vis-à-vis des assignés [9]. Les maladies pulmonaires sont en effet nombreuses [10], et la présence de malades mentaux pose un problème extrêmement préoccupant. Mais, manifestement, le service de santé n’a jamais eu la capacité de prendre en charge les nombreux troubles psychiques qui se déclaraient chez les assignés [11]. Sans aller jusqu’à souffrir de tels maux, tous partagent des inquiétudes similaires, qu’ils soient cadres du FLN ou simples travailleurs : beaucoup ont laissé une famille sans ressources et tous vivent dans l’insécurité propre aux mesures d’internement, puisqu’ils ne savent pas quand ils seront libérés.

5Les travaux de Marc Bernardot ont mis l’accent sur la fonction policière du camp, visible notamment dans son organisation spatiale [12]. Il est en effet structuré en deux pôles : « l’Orient », où se trouvent les assignés considérés comme les plus radicaux, s’oppose à « l’Occident », où sont regroupés ceux jugés « modérés ». En 1960, « l’Orient » est divisé en trois secteurs : « l’Extrême Nord », d’une capacité de 250 places, pour les « irréductibles », « l’Orient Nord », de 750 places, pour les « militants signalés », et « l’Orient Sud », de taille identique, pour les assignés « sans activité signalée ». Dans le secteur « Occident », lui aussi subdivisé, de près de 2 000 places, sont détenus des assignés « sans qualificatifs » [13]. Cette classification est censée servir le contrôle, l’encadrement et la surveillance des assignés. Au directeur, commissaire divisionnaire nommé par le directeur de la Sûreté nationale et placé sous l’autorité du préfet de l’Aveyron, incombe en effet une mission principale : éviter « que certains éléments ne reconstituent à l’intérieur du centre une organisation anti-nationale et imposent à la masse une discipline en marge de l’autorité officielle[14] ».

6Cette ligne forte tracée au ministère se heurte toutefois aux conditions d’administration du camp. Alors qu’il est considéré, dans sa fonction de prise en charge des assignés algériens, comme une véritable « sous-préfecture [15] », il est constamment sous-administré. Dès son ouverture, son directeur se plaint du sous-effectif et de l’incompétence d’une bonne partie du personnel recruté. En septembre 1959, le camp ne compte que 82 gardiens au lieu des 135 nécessaires. Les préposés à la banque des assignés, où leurs fonds sont déposés et gérés, sont totalement incompétents — c’est un ancien ouvrier plâtrier qui en a la responsabilité. Le directeur remet aussi en cause le recrutement fait par les Renseignements généraux (RG) départementaux, en leur reprochant d’avoir privilégié le critère politique au détriment de tout autre [16]. En novembre 1959, la réorganisation des appels des assignés, destinée à mieux les contrôler, conduit à une sollicitation accrue du personnel administratif, un certain nombre de gardiens devant alors accomplir des tâches habituellement réservées aux RG. « La situation [des gardiens] devient chaque jour plus critique », estime le directeur [17]. À l’été 1960, l’administration du camp doit recourir au service administratif de l’Igame, le Cati [18], pour le contrôle des comptabilités et notamment de la banque des assignés [19]. Puis, à l’automne 1960, elle fait appel à du personnel contractuel, ce qui ne l’empêche pas, en 1961, de toujours déplorer un manque de gardiens [20]. Finalement, des soldats du contingent seront aussi employés.

7Les RG jouent un rôle essentiel dans le dispositif de contrôle des assignés. Ils ont pour mission de remplir des fiches quotidiennes de renseignement, de tenir à jour le fichier Z des nationalistes algériens [21], d’interroger les assignés, de contrôler et d’analyser leur courrier. Du point de vue de leur chef de service, ils ne peuvent s’acquitter de leur tâche de façon entièrement satisfaisante : « Il est fâcheux que les inspecteurs des RG soient tributaires de la direction du camp pourles besoins matériels. Une telle situation de service peut les inciter à tirer plus ou moins le rideau sur telle information ou tel renseignement[22]. » Dans la même note, le chef départemental des RG s’inquiète aussi de la prise en charge des assignés au moment de leurs transferts : à qui incombe-t-elle ? La direction du camp ne souhaite pas l’assumer et les CRS ne sont pas qualifiés pour cette tâche. De même, les notifications d’arrêtés d’assignation, d’élargissement ou de refus d’élargissement sont-elles du ressort de la direction du camp, ou du poste des RG ? « Pour terminer », il précise ainsi que, en dépit des « meilleures relations » qu’il entretient avec « la direction du camp qui est destinataire de tous les rapports et notes élaborés par le poste des RG du Larzac », il garde « l’impression » que « le chef du poste des RG passe plus de la moitié de son temps à des tâches qui ne lui incombent pas : prises en charge ; besognes administratives ; aplanissement de menus incidents avec les gardiens contractuels ; surveillance de fonctionnement de la cantine des assignés, canalisation de doléances d’ordre matériel émanant des assignés[23]. »

8Pour insatisfaisant qu’il paraisse à leur chef de service départemental, le travail effectué par les RG, que double celui des gardiens, leur permet tout de même de connaître l’organisation du FLN à l’intérieur du camp [24]. Leurs rapports, stigmatisant « les meneurs qui par leurs menées subversives exercent une pression morale et physique parmi les assignés du centre du Larzac[25] », témoignent de l’inquiétude constante des autorités face à la mise en échec que leur impose l’adversaire. De leur propre aveu, le camp devient une véritable école du nationalisme algérien, et le FLN acquiert une mainmise complète sur les assignés.

Le FLN au Larzac : prolonger la guerre...

9À la tête de l’organisation du FLN au sein du camp se trouve un comité exécutif, dont le chef suprême est en relation avec le Comité fédéral dirigeant la Fédération de France du FLN. En décembre 1959, le chef du comité exécutif du camp du Larzac est considéré comme le plus haut placé dans les organisations intérieures des quatre camps de la métropole. Son parcours témoigne de l’effet inattendu des brassages opérés par l’administration : ils donnent aux anciens la force de l’expérience des camps et des moyens d’y organiser une résistance. Le chef du comité exécutif du Larzac fin 1959 a en effet déjà été auparavant « responsable à Vadenay et à Saint-Maurice l’Ardoise ». Selon les RG, « très écouté et très craint en milieu kabyle, [il] n’hésite pas à employer la manière forte pour arriver à ses fins[26] ».

Plan du camp du Larzac (coll. Archives départementales de l’Aveyron, cote 12W39).

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Plan du camp du Larzac (coll. Archives départementales de l’Aveyron, cote 12W39).

10Outre l’adjoint du chef, le comité exécutif comporte plusieurs responsables : un responsable de l’enseignement, des responsables des finances, un délégué au service social, un président du tribunal d’appel, et quelques autres membres sans responsabilités précises [27]. Le FLN prend aussi en charge les fonctions déléguées aux assignés en raison de toutes les carences déjà répertoriées dans l’administration du camp : il intervient ainsi dans la comptabilité, à l’infirmerie, dans la gestion du courrier, l’organisation des activités sportive, etc. Le comité exécutif donne des directives à tous les assignés ayant une responsabilité politique ou administrative, et diffuse des communiqués. Il contrôle aussi le courrier envoyé par les assignés et a formé, en son sein, une commission d’éducation. En décembre 1959, selon l’administration du camp, « le chef de l’enseignement arabe profite de cette fonction pour faire de la propagande “FLN” et intoxiquer les “tièdes”[28] ». Des pièces de théâtre, aussi, sont jouées.

11Le FLN quadrille l’espace du camp, en se structurant par bâtiment : chacun est doté d’un commissaire politique, assisté de policiers et de « vigilants » qui repèrent les assignés n’observant pas le code FLN. « Dans chaque bâtiment également, le comité directeur FLN désigne un chef de chambre responsable de l’entretien, du réfectoire, de la chambre et de la rédaction des lettres pour les illettrés. Seuls le chef de chambre et le porteparole sont autorisés à répondre au personnel contractuel et aux fonctionnaires du camp. Mais ces chefs de chambres sont eux-mêmes surveillés par des hommes de confiance[29]. »

12Le FLN prend en charge l’action collective des assignés, à l’origine de revendications de diverses natures, matérielles (contestations de la qualité de la cantine ou du service médical, par exemple), culturelles (pour l’obtention d’une salle de prière) ou politiques (dénonciation des camps et du régime imposé aux assignés, demande du statut de prisonnier politique, etc.). Les actions prennent elles-mêmes des formes variées, qui vont du refus de repas, de soins ou de réponse aux convocations des RG aux grèves de courrier en passant par des actions culturelles mettant en exergue la cause nationaliste. Dans les moments forts, ce sont aussi des grèves de la faim, dont la durée est variable.

Photo aérienne du camp, publiée en juin 1961 dans le numéro 30 de Témoignages et documents (coll. BDIC).

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Photo aérienne du camp, publiée en juin 1961 dans le numéro 30 de Témoignages et documents (coll. BDIC).

13Chronologiquement, les revendications d’ordre matériel apparaissent les premières. Le 26 mai 1959, les assignés refusent leur potage, jugeant qu’il n’est pas comestible, et commencent une grève des soins qui ne prend fin que le 11 juin suivant [30]. Le 3 juillet 1959, le comité exécutif ordonne le passage à la grève de la faim, avant que, du 17 au 19 août, une grève générale ne soit déclenchée par l’ensemble des assignés : ils boycottent alors le courrier, la presse, les soins et refusent de s’alimenter. La direction et les assignés parviennent alors à un accord visant à améliorer la nourriture et le régime sanitaire [31]. En septembre 1959, les assignés demandent la création d’une salle de prière, la mise à disposition d’un stade, la possibilité de recevoir le journal Le Monde et une livraison plus rapide de la cantine. Le 21 septembre, ils lancent une nouvelle grève générale qui cesse deux jours plus tard, leurs revendications ayant été satisfaites. Mais les actions reprennent en novembre, avec une grève des soins du 13 au 19, une grève du courrier du 27 au 29 et une grève de la faim, le 29 également [32]. Le 8 décembre, une nouvelle grève générale débute, qui ne s’achève que le 15. Les principales revendications portent alors sur la possibilité d’une communication permanente entre les camps d’Orient et d’Occident, l’acheminement du courrier par les délégués FLN et l’amélioration du service médical en personnel et en moyens. L’administration refuse de céder, sauf sur le dernier point. Cette attitude est significative : il n’est pas question pour l’administration d’accepter davantage la mainmise du FLN. Les événements prennent alors le caractère d’une épreuve de force. Les assignés refusent de se laisser radiographier, et la direction du camp fait approuver par le préfet et la Direction générale de la Sûreté nationale des mesures plus vastes, telles que le transfert immédiat de 60 leaders ou le recours à la contrainte pour faire passer les 3 000 assignés au dépistage [33]. Les CRS interviennent alors de façon particulièrement brutale. Ils frappent les hommes, les forcent à attendre sous la pluie et dans la boue, pieds nus, pendant plusieurs heures et les déshabillent de force pour l’examen médical [34]. Cette répression est l’aboutissement d’une période constante de pression exercée par les assignés de mai à décembre 1959.

14Dans un second temps, à partir de mars 1960, les actions des assignés changent de nature, et prennent un caractère davantage politique. Le camp devient un lieu de politisation et d’engagement au profit du FLN. Au printemps 1960, les assignés rejettent l’administration française, en ne répondant plus à ses convocations ni à celles des RG [35]. Ils réitèrent ce refus au début de l’été et si les rapports considèrent alors que les difficultés se sont aplanies suite à l’intervention du directeur du camp, en réalité les assignés ne consentissent qu’une reddition de façade. Certes, ils répondent tous aux convocations, mais seulement pour déclarer « [avoir] rien à dire[36] ». Cette évolution des actions est en grande partie liée au changement de contexte politique. Les responsables FLN du camp veulent maîtriser les réactions des assignés aux déclarations du général de Gaulle qui, après avoir fait de l’autodétermination sa politique officielle, a appelé à la négociation avec le FLN. Au printemps 1960, au moment où l’action collective des assignés du Larzac prend une tournure politique, l’heure est à la préparation des premiers pourparlers, qui se déroulent à Melun en juin. Dans ce contexte, les assignés osent croire à une libération prochaine, tout en se montrant plus exigeants, le rapport de forces étant désormais en faveur du camp algérien [37].

15Mais après l’échec de la conférence de Melun, la rupture est consommée entre la France et le Gouvernement provisoire de la République algérienne. Les actions de nature politique épousent alors la ligne définie par ce dernier. Sous la coupe du comité exécutif du camp, elles ont pour but de signaler l’adhésion des assignés au GPRA, qui se définit comme le seul interlocuteur valable des autorités françaises. Le deuxième anniversaire de sa création est célébré en septembre 1960 ; en octobre, un communiqué est publié dans le camp d’Occident à l’occasion de la session de l’ONU ; le 1er novembre, le sixième anniversaire du début de la guerre est commémoré par la lecture d’untexte exaltant vivement le nationalisme algérien. En décembre, alors que le voyage du général de Gaulle en Algérie est ponctué de manifestations violemment réprimées, l’attitude des assignés se durcit notablement : ils s’abstiennent de répondre aux questions posées par des membres d’une commission gouvernementale [38]. Ce lien très net entre les événements extérieurs et les actions décidées au camp se confirme encore en avril 1961, lorsque les assignés apprennent la tentative de putsch d’Alger. Très anxieux, ils éprouvent apparemment une considération plus grande pour le général de Gaulle, qui a maté la rébellion très rapidement [39].

16Tout au long du printemps 1961, l’action politique se poursuit, saisissant toutes les occasions qu’offre le calendrier, mais prenant des formes moins frontales. Le 8 mai, l’anniversaire du soulèvement du nord-Constantinois, seize ans plus tôt, est célébré avec le chant de Kassamen (Le Serment), l’hymne du FLN devenu l’hymne du pays pour l’indépendance [40]. Pendant cette période, des assignés reproduisent le sigle FLN ou déploient des drapeaux algériens, certains internés du camp d’Occident répondent « FLN » à l’énoncé de leur matricule et, dans le secteur Occident-nord, un semis de verdure dessine, en poussant, les trois lettres du Front de libération national. Un assigné revendique le geste dans une lettre au directeur du camp : « Monsieur le directeur, nous sommes des combattants reconnus sur le plan international, donc des prisonniers de guerre. » À ce titre, il demande que l’on ne touche pas aux emblèmes et aux insignes nationalistes [41].

17L’été 1961 est marqué par un durcissement lié tout autant à l’évolution générale du conflit qu’à celle du camp lui-même. Soixante fiches en fer ayant été subtilisées dans le secteur Extrême Nord, l’administration procède à des perquisitions [42]. Puis, le 5 juillet, tous les assignés du camp font la grève de la faim, des soins et du stade. La grève des soins est reprise quelques jours plus tard. Ils s’associent ainsi aux manifestations décrétées par le GPRA contre la partition du pays, envisagée par les autorités françaises pour conserver le Sahara sous leur tutelle, seule la partie septentrionale du pays devant revenir à l’Algérie souveraine. En août, c’est la mise en place d’un nouveau règlement qui met le feu aux poudres. Les porte-parole déposent des lettres revendicatives, « rédigées en termes inadmissibles[43] » aux yeux de l’administration. Sur ordre du FLN, les assignés contactent des avocats pour se plaindre et protester contre les perquisitions. Les tensions deviennent de plus en plus vives. Le directeur du camp reçoit personnellement une lettre de menace de la Fédération de France du FLN. Il est accusé de faire preuve d’un zèle particulier dans l’exercice de ses fonctions, de faire procéder à des fouilles systématiques, d’isoler telle ou telle partie du camp. La Fédération lui rappelle aussi qu’il est en présence « non de vulgaires condamnés de droit commun mais d’authentiques militants de la cause algérienne », et que la lettre tiendra lieu d’unique avertissement [44].

18À l’automne, les actions collectives reprennent, coordonnées avec l’extérieur. Le 7 novembre 1961, les assignés du camp se joignent au mouvement de grève lancé dans tous les lieux de détention de France pour l’obtention du régime politique [45]. La veille, ils ont envoyé une lettre au préfet de l’Aveyron dans laquelle ils dénoncent « le régime de plus en plus pénible et dégradant » qui leur est infligé : « À toutes [les] revendications ou observations des internés, vous avez opposé le mutisme ou le refus, à moins que vous ne vous retranchiez derrière “les autorités supérieures”. » Ils condamnent le caractère illégal et arbitraire des « camps de concentration », affirment combattre « le colonialisme » et « l’impérialisme », et revendiquent l’indépendance totale de l’Algérie. Cette grève est particulièrement dure car elle combine grève de la faim, grève des soins et grève... du chauffage. Les malades qui se trouvent à l’infirmerie refusent eux aussi nourriture et soins. Les six médecins militaires déposent entre les mains du directeur « un rapport dans lequel ils [signifient] leur intention formelle de suivre les règles du code de déontologie médicale en ce sens qu’ils [n’appliqueront] pas les soins de force sauf dans le cas d’affaiblissement physique ou intellectuel tels que les malades puissent être considérés comme privés de la conscience claire de leur état[46] ». La direction du camp informe ses supérieurs de la situation par un message radio, le 18 novembre 1961 : « La situation peut se dégrader d’une manière très inquiétante à brefs délais[47]. » Mais, le 20 novembre 1961, trois télégrammes envoyés par Me Benabdallah à des assignés leur annoncent que le régime politique a été obtenu dans les prisons et les camps de France et d’Algérie, et les invitent à cesser leur mouvement. Une fois ce nouveau statut acquis, les revendications d’ordre matériel réapparaissent au début de l’année 1962. Elles concernent alors l’ouverture de l’eau, l’augmentation des dotations de charbon, l’amélioration des menus et le temps de douche [48]. À plusieurs reprises, le secteur Occident Sud refuse de nouveau tout ou partie des repas.

19En février 1962, à l’annonce des ultimes pourparlers entre la France et le GPRA, l’organisation interne du FLN renforce son action contre l’administration du camp [49]. À la fin du ramadan, le 7 mars 1962, les porte-parole demandent la libre circulation entre les différents secteurs, tandis que les détenus du camp d’Orient portent des tenues vertes, blanches et rouges aux couleurs de l’Algérie. L’annonce des accords d’Évian est accueillie avec beaucoup de soulagement. Le 20 mars 1962, l’hymne Kassamen est chanté, des inscriptions à caractère nationaliste sont tracées à la craie [50].

... et prendre le pouvoir sur les assignés

20L’unanimisme affiché dans l’action ne masque cependant pas les dissensions et les oppositions internes, que le comité exécutif se donne les moyens de repérer et de combattre rigoureusement. Ainsi, selon les RG, une commission d’accueil est chargée de contacter « [...] tous les assignés nouvellement arrivés et [de] procéder en présence de deux militants à un examen de situation approfondie sur leur activité politique dans les rangs FLN de l’extérieur. Si les renseignements sont défavorables, l’assigné fait l’objet de brimades et est surveillé presque en permanence par des vigilants[51]. » Un comité de justice et un conseil de discipline fonctionnent aussi. Le premier inflige des sanctions exécutées « par le membre du groupe de choc », et « consistent en jours de corvées, en châtiments corporels, en amende en nature ». Quant au second, il peut décider de sentences corporelles, exécutées par l’un de ses membres. La discipline est très stricte, en particulier envers les « traîtres[52] ». Elle se traduit par des menaces et des vexations, ou, en septembre 1959 par exemple, par une tentative d’expulsion de onze assignés hors des barbelés [53].

21La collectivité des assignés est traversée par des oppositions mêlant des considérations d’ordre idéologique, politique et culturel, en particulier entre Arabes et Kabyles, ou entre partisans de l’étude du français et opposants à la langue du colonisateur [54]. Ces oppositions se cristallisent en octobre 1960 après l’arrivée de deux étudiants en médecine transférés de Saint-Maurice l’Ardoise. Tous deux organisent, en effet, dans les pavillons réservés aux « irréductibles », des réunions sur la liberté et les droits de l’homme qui provoquent, selon l’administration, scissions et incidents. Une dissidence se fait jour entre les partisans de l’étude du français (son enseignement vient juste d’être supprimé, le mois précédent) et ses opposants. La discipline imposée par les cadres de l’organisation clandestine interne du FLN est remise en cause. Hakimi, l’un des deux étudiants, est favorable à son adoucissement et condamne les sévices corporels imposés par le FLN. Suivant son habitude lorsque des assignés, refusant l’autorité du FLN, se mettent en danger, l’administration du camp place les deux étudiants à l’isolement, avec trois autres leaders, avant de les transférer à Vadenay [55].

22Le pavillon réservé aux isolés a surtout été utilisé en novembre 1961, au moment de la grève de la faim pour l’obtention du régime politique, ainsi qu’en janvier 1962, pour protéger dix-sept hommes en désaccord avec le comité exécutif [56]. En février 1962, une partie des locaux disciplinaires est aménagée pour loger décemment des assignés rejetés par le comité. Cette politique d’isolement est révélatrice des intérêts convergents entre le FLN et l’administration : toute opposition au premier vaut ferment de désordre pour la seconde. Tous deux ont intérêt à les étouffer. Lors de la crise d’octobre 1960, 450 assignés, provenant de tous les secteurs, réagissent contre l’isolement d’Hakimi. L’administration met alors en œuvre un « brassage d’assignés, dans les secteurs », et se félicite de ce qu’un « calme relatif [est alors] constaté » : « Malgré la scission, il est apparu que l’unité politique FLN n’était pas touchée[57]. » S’intéressant de près à cette cause potentielle de révolte, l’administration est rassurée dès novembre, lorsqu’elle constate que « les Hakimistes » ont moins d’autorité que « les Razemistes » (du nom du responsable FLN contesté). « Après un flottement de quelques jours, les secteurs d’Orient et d’Occident se sont reformés en comités, à tendance plus ou moins régionaliste[58]. »

23Les tensions entre Arabes et Kabyles, quant à elles, persistent tout au long du conflit. Le mouvement s’amplifie au point d’aller jusqu’à la scission en octobre 1961, les autorités procédant alors à d’importants déplacements d’assignés entre les secteurs. Début décembre, les RG constatent que les responsables FLN « ont décidé d’unifier leur politique afin de donner moins de prise à l’action de l’administration française du CAR. Désormais, le code de justice FLN comprend un nouveau délit : la prononciation du mot Arabe ou Kabyle. Ceux qui emploieront ces termes seront sanction- nés[59] ». L’identification des internés est en effet le pilier des réactions de l’administration face aux revendications et aux mouvements des assignés. Malgré tout, l’antagonisme entre Arabes et Kabyles demeure jusqu’à la fin du camp [60].

Les réactions de l’administration

24Lors de chaque mouvement d’action de la part des assignés, l’administration du camp se lance dans la recherche et l’identification des responsables, avec des interrogatoires, des fouilles et des analyses du courrier. Elle procède alors à des transferts de militants vers d’autres camps, comme en juin 1959 lors des grèves soutenant les premières revendications matérielles : 50 assignés sont envoyés au camp de Vadenay ; le comité FLN est ainsi dissous [61]. Pendant l’été, elle dispose de nouvelles identifications, du règlement intérieur de la commission d’éducation du FLN et des noms des principaux assignés jouant un rôle actif [62]. En septembre, afin de lutter contre les bénéfices politiques que le FLN tire de l’autodiscipline, elle procède alors à la division du camp en deux. Puis, en octobre, le couloir de communication entre les deux secteurs est fermé. Des « responsables » sont à nouveau identifiés [63], et en novembre une fouille spectaculaire menée dans deux pavillons permet de saisir divers documents. Constatant toutefois l’opposition suscitée par de telles opérations, l’administration y renonce provisoirement [64].

25La première vague de contestation de l’année 1959 suscite une réunion de l’Igame de Toulouse [65], du secrétaire général du Cati [66], du préfet de l’Aveyron, du sous-préfet et des responsables de l’administration du camp. « La conférence a porté notamment sur l’éternel problème de l’emprise du directoire FLN sur la masse des assignés. La possibilité d’isoler les leaders à un bout du centre a été envisagée et étudiée dans le détail, ainsi que l’encadrement des autres. » Il est décidé qu’un fonctionnaire délégué du Cati s’installe en permanence au camp pour recevoir et superviser les entreprises qui y travaillent au camp. Du coup, « il en est résulté instantanément une accélération sensationnelle des travaux en cours », note le directeur en novembre [67].

26La grève générale de décembre 1959 provoque une nouvelle réunion avec, cette fois, des responsables ministériels du Service des affaires musulmanes et de l’action sociale (Samas) et un chargé de mission à la Direction générale de la Sûreté nationale (DGSN). L’administration locale est représentée par le chef du Cati de l’Igame de Toulouse, le préfet de l’Aveyron, le directeur du camp et le commissaire chef du service départemental des RG. « Les participants estiment qu’un effort doit être fait sur tous les plans, pour la reprise en main du Centre, et l’élimination, autant que faire se peut, de l’emprise du FLN. » La séparation des deux camps est renforcée : « Des murs seront élevés pour isoler du reste le quartier Orient, le bâtiment B17, destiné à l’accueil et à l’observation des assignés (capacité 150) et les bâtiments B18 et B19, destinés à recevoirles assignés considérés comme irrécupérables et membres dirigeants de l’organisation FLN[68]. » Pour le directeur, il s’agit de décisions importantes, mais « leur exécution est subordonnée à l’exercice de certains travaux[69] ».

27Au sein du camp, l’isolement reste considéré comme le principal moyen d’action et, en cas d’échec, l’éloignement s’y substitue comme moyen radical de couper les « meneurs » de la « masse ». Au printemps 1960, alors que 289 assignés sont considérés comme des « meneurs irréductibles » et 693 comme des « militants actifs » — soit un tiers des effectifs —, l’administration déplore que « les irréductibles [puissent] facilement voir leurs coreligionnaires des autres secteurs par-dessus le mur d’isolement », et que « les communications [...] restent possibles malgré [les] surveillances ». 260 assignés sont alors isolés au camp d’Orient, et le fichier Z est revu [70]. En mars, 50 autres sont isolés, et plus de 1 580 contrôles du fichier Z opérés. L’éloignement franchit encore un palier supplémentaire : 276 assignés sont en effet envoyés en Algérie [71], ce qu’ils redoutaient particulièrement (le système des camps d’internement y est en effet plus coer-citif, l’armée contrôlant des centres de tri et de transit où sont placés, à leur arrivée, les transférés de métropole).

Article paru en décembre 1959 dans le numéro 19 de Témoignages et documents (coll. BDIC).

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Article paru en décembre 1959 dans le numéro 19 de Témoignages et documents (coll. BDIC).

28La vague de contestation politique du printemps 1961 voit l’administration prendre, cette fois, des sanctions : le régime des délégations sportives est retiré. Le commentaire du directeur est révélateur du rôle joué, dans la prise en charge des assignés, par le découpage du camp en plusieurs secteurs spécialisés, chacun pouvant faire l’objet d’un traitement adapté selon ce que les autorités perçoivent de son degré de soumission ou d’opposition : « Il convient de souligner que le quartier d’Occident Nord n’a jamais cessé de donner lieu à [des] remarques défavorables depuis l’affaire Hakimi dont il était le soutien », écrit ainsi le directeur en mai [72]. Encouragée par ce constat, l’administration cherche à profiter de la situation pour « mettre un frein à l’humeur revendicative [et] à l’excès des porte-parole [...] : 17 assignés considérés comme meneurs ont [ainsi] été récemment proposés pour être transférés[73] ».

Lettre d’un interné au Centre de Vincennes à Me de Félice, en date du 31 octobre 1960, lui annonçant qu’il va être transféré au Larzac (Fonds de Félice, BDIC).

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Lettre d’un interné au Centre de Vincennes à Me de Félice, en date du 31 octobre 1960, lui annonçant qu’il va être transféré au Larzac (Fonds de Félice, BDIC).

29Après le durcissement de juillet 1961, à la suite de la disparition de soixante fiches en fer subtilisées par les assignés de l’Extrême Nord, une perquisition et une fouille au corps de tous les assignés du secteur sont organisées. Les fiches en fer sont presque toutes retrouvées, ainsi qu’un important lot de matériel électrique, un appareil photo, deux postes de radio et différents documents jugés « très intéressants ». Cela n’empêche pas l’action collective de perdurer, d’où, le 7 juillet, une fouille générale du camp, tous secteurs confondus. Cette fois, ce sont des postes radio, des appareils photos, 32 rasoirs couteaux, un important matériel électrique et plus de 20 000 francs en numéraire qui sont découverts, ainsi que des documents FLN et des instructions manuscrites émanant de la Fédération de France du FLN [74]. Les identifications et le contrôle du courrier se poursuivent pendant l’été et l’automne 1961, tandis que les membres « influents » des comités intérieurs de secteurs sont envoyés en Algérie [75]. À la suite de la grève générale de novembre, l’administration arrive à identifier les responsables pour l’ensemble du camp Orient [76].

30Au ministère de l’Intérieur, qui demande des listes de 1 000 assignés à transférer en Algérie, l’administration du camp explique que « les critères ayant servi à la constitution de ces listes ont été dominés par les points suivants : attitude, appartenance aux comités intérieurs FLN, santé, âge, ancienneté dans les centres, situation de famille[77] ». 281 assignés sont concernés. Jusqu’au bout, ensuite, l’administration reste ferme. Le 20 mars 1962, le lendemain du cessez-le-feu, elle refuse ainsi que les terrains de sport soient ouverts de 11 h 30 à 13 h 00 ; elle veut éviter que l’événement soit marqué par une manifestation nationaliste de grande envergure, qui se tiendrait sous les yeux des jeunes recrues de l’armée française.

31Tout au long de son existence, le camp d’assignation à résidence surveillée du Larzac voit donc l’administration du camp, secondée par les RG et les CRS, s’affronter aux assignés, sous la coupe du FLN. Ces derniers, par définition, sont des suspects : le camp est perçu par l’administration — qui réprime, met en place une guerre psychologique, organise des brassages — comme un vivier du nationalisme algérien.

32Cependant, l’administration du camp ne dispose pas des effectifs et des infrastructures nécessaires. Elle a besoin des assignés pour la seconder, et les responsables du FLN exploitent cette situation. Si « cogestion » il y a, il s’agit ainsi d’une cogestion de fait, née des circonstances, et non d’une cogestion assumée, délibérément mise en œuvre.

33Les intérêts des assignés se retrouvent dans l’expression de revendications portant d’abord sur les différentes libertés (liberté de circulation et d’expression, suppression de toute censure, etc.). La mainmise du FLN sur les assignés est alors très forte, et se manifeste par sa volonté de tout contrôler, pour imposer une seule expression politique. À ses yeux, l’affirmation de l’identité algérienne et la lutte pour l’indépendance de l’Algérie exigent une politique qui ne supporte aucun écart, aucune discussion, aucune faiblesse. L’attitude de l’administration, qui consiste principalement à réprimer, alors que, par ailleurs, la politique algérienne du gouvernement français évolue, contribue à renforcer la volonté des assignés de lutter pour l’indépendance de l’Algérie.

34Au Larzac, ce sont ainsi deux pouvoirs, celui de l’administration et celui du FLN, qui ont coexisté.

35J.-P. M.


Date de mise en ligne : 01/12/2011

https://doi.org/10.3917/mate.092.0004

Notes

  • [1]
    Entretien du 11 février 2008, dont des extraits sont publiés dans ce numéro. L’intégralité de cet entretien est consultable à la BDIC.
  • [2]
    Une analyse que partage Marc Bernardot dans son article « Être interné au Larzac, la politique d’assignation à résidence surveillée durant la guerre d’Algérie (1958-1962) », in Politix n° 69, vol. 24, 2004, pp. 39-62.
  • [3]
    Tous ces chiffres ont été relevés dans les rapports (rapports des Renseignements généraux (RG) et rapports du directeur du camp) envoyés au préfet de l’Aveyron et conservés dans les archives de son cabinet, consultables aux Archives départementales de l’Aveyron (ADAv).
  • [4]
    Un élément que le directeur du camp souligne dans son rapport de quinzaine en date du 3 février 1960. ADAv, 12W40.
  • [5]
    Rapport du directeur, 9 avril 1959. ADAv, 12W30.
  • [6]
    Rapports de quinzaine du directeur, en date du 19 septembre, 12 octobre, 5 décembre et 18 décembre 1959. ADAv, 12W40.
  • [7]
    Rapport du directeur pour le mois de juin 1960. ADAv, Ibid.
  • [8]
    Rapport du directeur pour le mois de juillet 1961. ADAv, 12W41.
  • [9]
    Rapport de quinzaine du directeur en date du 4 novembre 1959. ADAv, 12W40.
  • [10]
    Rapport du directeur pour le mois de juillet 1960. Ibid.
  • [11]
    Rapport du directeur pour le mois d’août 1961. ADAv, 12W41.
  • [12]
    Voir Marc Bernardot, « Être interné au Larzac [...] », art. cit., ainsi que « Entre répression policière et prise en charge sanitaire et sociale : le cas du centre d’assignation à résidence du Larzac (1957-1963) », in Raphaëlle Branche, Anne-Marie Pathé et Sylvie Thénault (dir.), Répression contrôle et encadrement dans le monde colonial, Bulletin de l’IHTP, n° 83, premier semestre 2004, pp. 83-93.
  • [13]
    Marc Bernardot, « Être interné au Larzac [...] », art. cit., p. 48.
  • [14]
    Instruction du Directeur général de la Sûreté nationale, citée par Marc Bernardot dans « Entre répression policière et prise en charge sanitaire et sociale [...] », op. cit., p. 86.
  • [15]
    Note envoyée par le commissaire, chef du service départemental des RG, au préfet de l’Aveyron et au directeur des RG à Paris, le 20 mai 1959. ADAv, 173W5.
  • [16]
    Rapports de quinzaine du directeur en date du 19 septembre, 12 octobre et 4 novembre 1959. ADAv, 12W40.
  • [17]
    Rapport de quinzaine du directeur, 18 décembre 1959. Ibid.
  • [18]
    Centre administratif et technique interdépartemental. Créés par Jules Moch, ministre de l’Intérieur, en mars 1948, les Igame (Inspecteurs généraux de l’administration en mission extraordinaire) étaient dotés de pouvoirs étendus en matière de maintien de l’ordre, dans des circonscriptions couvrant plusieurs départements. Ils préfigurent l’échelon régional, qui n’existe pas, à cette époque, dans l’organisation administrative française.
  • [19]
    Rapports du directeur pour août et septembre 1960. ADAv, 12W40.
  • [20]
    Rapport du directeur pour le mois de juillet 1961. ADAv, 12W41.
  • [21]
    Au sujet de ce fichier, voir Laurent Chevrel et Hélène Chaubin, « Identifier les nationalistes algériens : les fiches Z », in Raphaëlle Branche et Sylvie Thénault (dir.), La France en guerre. 1954-1962. Expériences métropolitaines de la guerre d’indépendance algérienne, Paris, Autrement, 2008, pp. 332-339.
  • [22]
    Note envoyée par le commissaire, chef du service départemental des RG, au préfet de l’Aveyron et au directeur des RG à Paris, 20 mai 1959. ADAv, 173W5.
  • [23]
    Ibid.
  • [24]
    Rapport du directeur pour le mois de juillet 1961. ADAv, 12W41.
  • [25]
    Note établie par les RG, 12 décembre 1959. ADAv, 12W30.
  • [26]
    Note établie par les RG, 12 décembre 1959. Ibid.
  • [27]
    Note établie par les RG, 12 décembre 1959. Ibid.
  • [28]
    Note établie par les RG, 12 décembre 1959. Ibid.
  • [29]
    Note établie par les RG, 23 novembre 1961. ADAv, 12W41.
  • [30]
    Notes établies par les RG, 26 mai 1959 et 11 juin 1959. ADAv, 12W39.
  • [31]
    Note des RG, 28 août 1959. Ibid.
  • [32]
    Ibid.
  • [33]
    Rapport de quinzaine du directeur, 18 décembre 1959. ADAv, 12W40.
  • [34]
    Ces informations proviennent d’un rapport des équipiers de la Cimade qui ont rencontré le porte-parole des assignés. Voir Jean-Philippe Marcy, « L’aide aux internés : la Cimade au camp du Larzac (1959-1961) », in Raphaëlle Branche et Sylvie Thénault (dir.), La France en guerre. 1954-1962, op. cit., pp. 380-389.
  • [35]
    Note des RG, 23 mars 1960. ADAv, 12W40.
  • [36]
    Note des RG, 20 mai 1960. Ibid.
  • [37]
    Rapport mensuel du directeur pour le mois de juillet 1960. Ibid.
  • [38]
    Tous ces événements sont mentionnés dans les rapports mensuels du directeur pour l’automne 1960. Ibid.
  • [39]
    Rapport du directeur pour le mois d’avril 1961. ADAv, 12W41.
  • [40]
    Rapport du directeur pour le mois de mai 1961. Ibid.
  • [41]
    Rapport du directeur pour le mois de mai 1961. Ibid.
  • [42]
    Rapport du directeur pour le mois de juillet 1961. Ibid.
  • [43]
    Rapport du directeur pour le mois d’août 1961. Ibid.
  • [44]
    Rapport du directeur pour le mois de septembre 1961. Ibid.
  • [45]
    À ce sujet, voir Ali Haroun, La 7e wilaya. La guerre du FLN en France, 1954-1962, Paris, Seuil, 1986, pp. 381-396.
  • [46]
    Rapport du directeur pour le mois de novembre 1961. ADAv, 12W41.
  • [47]
    Ibid.
  • [48]
    Rapport du directeur pour le mois de janvier 1962. Ibid.
  • [49]
    Rapport du directeur pour le mois de février 1962. Ibid.
  • [50]
    Rapport du directeur pour le mois de mars 1962. Ibid.
  • [51]
    Note des RG, 16 novembre 1961. Ibid.
  • [52]
    Note des RG, 6 août 1959. ADAv, 12W39.
  • [53]
    Note des RG, 21 septembre 1959. Ibid.
  • [54]
    Note des RG, 14 et 15 octobre 1960. ADAv, 12W40.
  • [55]
    Synthèse annuelle pour 1960, mois d’octobre. Ibid.
  • [56]
    Rapports du directeur de novembre 1961 et janvier 1962. ADAv, 12W41.
  • [57]
    Synthèse annuelle de l’année 1960, mois d’octobre. ADAv, 12W40.
  • [58]
    Synthèse de l’année 1960, mois de novembre. Ibid.
  • [59]
    Note des RG du 1er décembre 1961. ADAv, 12W41.
  • [60]
    Rapport du directeur pour le mois d’avril 1962. Ibid.
  • [61]
    Note des RG du 3 juin 1959. ADAv, 12W31.
  • [62]
    Notes des RG du 18 juillet, 12 et 29 août 1959. ADAv, 12W39.
  • [63]
    Notes des RG des 5, 9, 12 et 19 octobre 1959. Ibid.
  • [64]
    Rapport du directeur pour la première quinzaine d’octobre 1959. ADAv, 12W40.
  • [65]
    Voir note 18.
  • [66]
    Ibid.
  • [67]
    Rapport du directeur pour la première quinzaine de novembre 1959. Ibid.
  • [68]
    Compte-rendu de la réunion du 11 décembre 1959. ADAv, 12W30.
  • [69]
    Rapport du directeur pour la première quinzaine de décembre 1959 ADAv, 12W40.
  • [70]
    Notes des RG des 27 et 28 septembre, des 4, 5, 6, 7, 8, 10 octobre 1960 Ibid.
  • [71]
    Pour une présentation générale de l’internement en Algérie, voir Sylvie Thénault, « Assignation à résidence et justice en Algérie (1954-1962) », in Juger en Algérie, 1944-1962, Le Genre humain, n° 32, septembre 1997, pp. 105-115.
  • [72]
    Rapport du directeur pour le mois de mai 1961. ADAv, 12W41.
  • [73]
    Rapport du directeur pour le mois de juin 1961. Ibid.
  • [74]
    Rapport du directeur pour le mois de juillet 1961. Ibid.
  • [75]
    Notes des RG du 28 et du 30 août 1961. Ibid.
  • [76]
    Note des RG du 16 novembre 1961. Ibid.
  • [77]
    Rapport du directeur pour le mois de décembre 1961. Ibid.

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