Notes
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[1]
Gérard Canini, « L’utilisation des prisonniers de guerre comme main-d’œuvre » in Gérard Canini et al., Les Fronts invisibles. Nourrir, fournir, soigner, Nancy, Presses universitaires de Nancy, 1984, pp. 247-261.
-
[2]
Lyons de Feuchin, Proposition de résolution tendant à charger les commissions des armées d’établir et de faire connaître le bilan des pertes en morts et en blessés faites au cours de la guerre par les nations belligérantes, Session ordinaire en date du 29 juillet 1924, Annales de la Chambre des députés, Documents parlementaires, annexe n° 335, Imprimerie des Journaux officiels, 1924, p. 1 311.
-
[3]
Règlement du 30 mai 1918 sur l’organisation et l’administration du service des travailleurs coloniaux, Paris, Lavauzelle, 1918. Les textes cités par la suite proviennent de ce règlement.
-
[4]
Ibid, p. 10 sq.
-
[5]
Ibid., pp. 5 et 9.
-
[6]
Cette extrême rigueur sanitaire abondamment décrite dans les textes réglementaires — hormis l’évidente relation que l’on peut faire avec l’épidémie de grippe espagnole qui sévit en 1918 — ne laisse pas d’étonner. Elle met implicitement en place un discours insidieux qui établit une étroite relation entre le pur et l’impur, le sain et le malsain, et l’arrivée de cette main-d’œuvre émigrée...
-
[7]
Directive du 9 février 1916, p. 36.
-
[8]
Depuis le 23 novembre 1889, un décret a mis en place une école coloniale « destinée à donner l’enseignement des sciences coloniales et assurer le recrutement des différents services coloniaux ». Voir Raoul Girardet, L’Idée coloniale en France. De 1872 à 1962, Paris, La Table ronde, 1972, rééd. Hachette, coll. « Pluriel », 1986, p. 121.
-
[9]
Le cahier des charges relatif à la mise à la disposition de l’industrie de guerre d’ouvriers chinois précise que la durée de travail d’une journée est de dix heures et « qu’en aucun cas, il ne peut être demandé une journée de travail effectif supérieure à douze heures ». Le travail de nuit est autorisé. Le salaire de base est de cinq francs par jour mais seulement de trois francs si l’ouvrier est logé et nourri. « Le travail fait le jour de repos ou la nuit ne donne pas lieu obligatoirement à une majoration de salaire (p. 84). » Le temps de repos est minimal : « L’ouvrier devra avoir au moins une demi-journée de repos par semaine (p. 86). » Pour éviter tout mouvement de grève ou d’indiscipline, les ouvriers « n’ont droit au logement les jours où ils chôment sans autorisation » et ils n’ont droit qu’à une indemnité de un franc pour les jours chômés indépendants de leur volonté (p. 90).
-
[10]
Règlement..., op. cit., p. 17.
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[11]
P. Wou, Les Travailleurs chinois de la Grande Guerre, Paris, Pedone, 1939, p. 23.
-
[12]
Ibid., p. 24.
-
[13]
Règlement..., op. cit., p. 9.
-
[14]
Tyler Stovall, « The Color Line behind the Lines: Racial Violence in France during the Great War », American Historial Review, vol. 103, n° 3, juin 1998, p. 744 (traduction de l’auteur).
-
[15]
A. Séché, Les Noirs d’après des documents officiels, Paris, Payot, 1919, p. 37.
-
[16]
Sur les rapports entre interdits raciaux et sexualité, voir Jean-Yves Le Naour, Misères et Tourments de la chair durant la Grande Guerre, Paris, Aubier, 2002, p. 260 sq.
-
[17]
Règlement..., op. cit., p. 18. Le régime militaire d’encadrement du travail appliqué aux travailleurs coloniaux n’est pas sans rappeler le modèle italien de « militarisation totale de la classe ouvrière » observé par Giovanna Procacci dans « Italie : la répression des dissensions intérieures » in Rémy Cazals et al. (dir.), La Grande Guerre. Pratiques et expériences, Toulouse, Privat, coll. « Regards sur l’histoire », 2005, pp. 71 sq.
-
[18]
Directive du 9 mai 1917, p. 71.
-
[19]
Il semble que la privation de nourriture — comme celle du logement — ait été parfois employée comme moyen coercitif efficace La nourriture était presque toujours fournie par l’employeur sur le lieu de travail. L’armée britannique pratiquait quant à elle des punitions corporelles dont celle dite du « crucifix » (P. Wou, op. cit., p. 26).
-
[20]
Voir Jean-François Jagielski, « Entre fiction et réalité, la rumeur des Annamites massacrant les Parisiennes », Actes du colloque « Obéir, désobéir. Les mutineries de 1917 en perspective » (à paraître aux éditions La Découverte).
-
[21]
Art. cit., pp. 750-759.
-
[22]
Roland Dorgelès, Le Réveil des morts, Paris, Albin Michel, 1923, pp. 49-50.
1Jusqu’en 1915, l’émigration vers la France de populations appartenant aux colonies françaises est un phénomène très minoritaire. Elle ne concerne que de rares intellectuels venus parfaire une formation en métropole. Les énormes besoins logistiques d’une guerre totale vont obliger l’État français à compenser le départ de ses soldats pour le front par l’embauche d’une main-d’œuvre provenant de l’empire. C’est en fait dès le début de la guerre — au moment où l’armée manque d’obus — que commence à se faire sentir cet important besoin d’une main-d’œuvre supplétive pour alimenter l’économie d’une guerre industrielle dont on pressent soudain qu’elle sera beaucoup plus longue que ce qu’avaient prévu initialement les états-majors. Le rappel des ouvriers spécialisés, la mobilisation des femmes et l’utilisation des prisonniers de guerre [1] ne pourront suffire. L’empire devra non seulement fournir des bras pour combattre mais encore d’autres bras pour faire fonctionner la machine de guerre.
2Pas moins de 221 000 hommes issus des colonies, départements et protectorats français ou de pays alliés vont rejoindre le port de Marseille pour venir former le vaste bataillon des travailleurs coloniaux. 48 900 Indochinois, 76 000 Algériens, 35 000 Marocains, 20 000 Tunisiens mais également 38 000 volontaires chinois et 6 000 Malgaches vont former les plus gros contingents débarqués de 1915 à 1918 [2].
3La présente étude voudrait montrer dans quelles conditions difficiles ont été accueillis ces travailleurs coloniaux en s’intéressant de près aux différentes statuts plus ou moins coercitifs qui leur ont été appliqués.
Fortement déracinés
4Avant d’être embarqués, les travailleurs coloniaux sont groupés dans des « centres de rassemblement [3] » situés dans les ports des pays d’origine. Une fois le regroupement et les premières formalités administratives accomplis, c’est l’embarquement à bord de bateaux de commerce. Avant le départ et pendant le voyage, une étroite surveillance est mise en place. Elle vise à empêcher tout mouvement de rébellion ou de défection : « Le commandant du dépôt provoque [...] toutes mesures utiles pour que les ouvriers ne restent pas sans surveillance à bord [4]. » La durée du voyage vers la France est variable. Pour les travailleurs coloniaux venant des pays les plus éloignés, une première épreuve commence du fait des piètres conditions sanitaires, de l’entassement et de l’absence de confort régnant dans les soutes de bateaux. La durée du voyage, qui peut excéder trois mois, la chaleur et les périodes de longue réclusion à fond de cale rendent ce transfert souvent pénible. Certains témoins décrivent ces hommes fraîchement débarqués comme devenus fous du fait de leur longue séquestration. Quant à l’approche du lieu de destination, s’il est synonyme d’un espoir de libération, celui-ci est immédiatement freiné par la crainte d’un torpillage.
5Dès leur débarquement, les travailleurs coloniaux sont reçus au dépôt de Marseille où ils subissent de nouvelles formalités administratives (dont l’attribution d’un matricule) et sont étroitement enrégimentés par bataillons ethniques dans le Service de l’organisation des travailleurs coloniaux (SOTC) dépendant directement du ministère de la Guerre. Ils subissent alors une très méticuleuse visite médicale : « Il est procédé à une visite sévère contrôlant celle qui a dû être passée avant l’embarquement pour la France. » Les ouvriers « qui seraient reconnus atteints d’une maladie endémique, qu’ils risqueraient de propager en France, sont isolés et réembarqués dans le plus bref délai ». L’article 7 du règlement prévoit que « dès leur arrivée, les ouvriers sont soumis à une visite médicale sévère destinée à éliminer ceux qui sont inaptes au travail ou qui seraient susceptibles de contaminer les populations avec lesquelles ils seront en contact [...]. Il est procédé à la désinfection des effets des travailleurs et à toutes mesures d’hygiène nécessaires [5] ».
Le Landy octobre 1914, Indiens préparant leur repas sur le quai ‘de la gare
Le Landy octobre 1914, Indiens préparant leur repas sur le quai ‘de la gare
6Tout au long de son séjour, l’ouvrier devra être porteur d’une attestation mentionnant « que les mesures de désinfection et de propreté réglementaires ont bien été prises au départ [6] ». Il est alors dirigé vers un groupement d’affectation définitive car, dans un souci de rentabilité, le séjour à Marseille doit être court. Exilés dans un pays dont ils ne comprennent la plupart du temps ni la langue ni les coutumes, rapidement acheminés vers une destination inconnue, privés de bons interprètes en nombre du reste toujours très insuffisant, ces volontaires se sentent immédiatement fortement déracinés.
Du volontariat aux réquisitions
7Si en 1914 et 1915 les embauches ont été libres, dès le début de 1916 il n’en est plus de même en Algérie où les avantages matériels proposés aux travailleurs coloniaux n’ont pas toujours été suffisants pour satisfaire les nécessités du recrutement. L’État français a alors recours au décret du 14 septembre 1916 instaurant un recrutement non seulement par voie d’embauchage volontaire mais aussi au moyen de réquisitions. Ce mode de recrutement porte sur les hommes de 20 à 50 ans. Le décret du 7 septembre 1916 autorise également l’incorporation des appelés du contingent algérien. Ces derniers sont considérés comme des auxiliaires des classes 1917 et 1918. Ils sont affectés dans des compagnies d’ouvriers auxiliaires d’artillerie, utilisés comme main-d’œuvre dans les usines de munitions ou dans des compagnies d’ouvriers du génie employés par le service militaire des chemins de fer ou du génie. Ces auxiliaires sont soumis aux mêmes obligations que leurs homologues du service armé.
8En arrivant sur leur lieu d’affectation, les travailleurs coloniaux sont mis sous la tutelle d’une double autorité. En dehors des heures de travail, ils résident dans des « groupements » qui ont un mode de fonctionnement paramilitaire. Les volontaires sont commandés par des agents civils de l’administration soit par un personnel appelé « cadre militaire des travailleurs coloniaux ». L’administration a également créé spécialement un corps d’agents civils dénommés « agents [...] d’administration des travailleurs coloniaux [7] ». Leur autorité s’exerce en dehors des établissements où sont employés les travailleurs coloniaux, c’est-à-dire dans les cantonnements. Les agents de l’administration ont été préalablement choisis « parmi les officiers, sous-officiers et militaires des troupes coloniales, retraités ou libérés du service et dégagés de toute obligation militaire, ayant servi de préférence dans les corps indigènes ». Ont été également privilégiés les agents de l’administration coloniale civile dégagés de toute obligation militaire.
9Les autorités, méfiantes, sont persuadées que l’encadrement ne peut être confié qu’à des gens qui ont une expérience éprouvée du milieu colonial et de la manière de traiter des rapports entre colonisateur et colonisé [8]. Ces fonctionnaires revêtent une tenue civile, mais portent un signe distinctif : un brassard en drap bleu horizon surmonté des initiales « TC ». Pour encourager les vocations, des statuts de promotion au mérite ont été finalisés afin de récompenser les agents « qui se feront remarquer par leur zèle, leur manière de servir et leur aptitude aux fonctions qu’ils remplissent [et] pourront être nommés à la classe immédiatement supérieure ». Les volontaires étrangers sont également placés, durant le temps de travail, sous l’autorité des directeurs des établissements industriels d’État ou privés dans lesquels ils ont été affectés. Dans les firmes privées, ce sont les cadres civils ou militaires décrits plus haut qui se concertent avec le personnel d’encadrement pour définir quelles seront les conditions de travail [9]. Ils sont les seuls médiateurs autorisés entre les volontaires et le personnel dirigeant des établissements privés.
Forêt de Compiègne, décembre 1916 : Annamites abattant des arbres.
Forêt de Compiègne, décembre 1916 : Annamites abattant des arbres.
10La qualité de vie des travailleurs coloniaux dépend uniquement de leur bonne volonté à vouloir négocier des conditions de travail acceptables. Les textes prévoient bien l’existence de lointains contrôleurs de la main-d’œuvre coloniale, mais leur « mission dans les divers groupements consiste exclusivement à exercer la tutelle morale des travailleurs indigènes [10] ». On mesure ici combien le pouvoir attribué aux cadres ouvre la voie à des risques de dérapage ou d’arrangement tacites...
Géographie ségrégationniste
11Une simple lecture des textes réglementaires pourrait laisser croire que tout a été prévu au moment où les travailleurs coloniaux arrivent sur les lieux de travail. Derrière cette fausse apparence se dissimule en fait une loterie beaucoup plus sordide : « Quand ils [les travailleurs coloniaux chinois] tombaient sur un bon officier, qui s’occupaient d’eux et cherchait à les comprendre, cela pouvait aller tant bien que mal ! Mais si, par malheur, ils avaient à servir sous un mauvais chef de détachement, ou simplement un supérieur insouciant de ce qui se passait en eux, c’était alors pire. C’est ainsi que les travailleurs du 3e régiment à Calais, après avoir travaillé près de trois mois, l’hiver étant venu, avaient encore les pieds nus et grelottaient de froid, n’ayant reçu ni manteau, ni souliers — comme ils en avaient le droit [11]. »
12Les conditions de logement sont médiocres. Elles reflètent la régression qualitative qu’a connue la mise en place du logement ouvrier précaire durant cette période de concentration industrielle hâtive : « Le logement consistait en cabanes de bois ou en tentes. Ceux qui avaient de la chance s’installaient à quatorze ou seize dans une seule baraque. Les moins “privilégiés” étaient tous entassés dans des campements de bois dont les plus petits devaient loger vingt-quatre personnes ; les moyens quarante-huit ouvriers ; et les grands, jusqu’à cent vingt volontaires [12]. »
13Dans un souci de rentabilité et de sens pratique, les camps se trouvent toujours à proximité du lieu de travail mais aussi à l’écart des agglomérations. Afin d’éviter tout risque d’affrontement interracial, ils regroupent des travailleurs d’une même ethnie : « Dès leur arrivée au dépôt, les ouvriers sont versés dans des unités distinctes, constituées en tenant compte des races et des origines, de manière à éviter tout motif de conflit [13]. » Une véritable géographie ségrégationniste est mise en place, copie conforme de celle pratiquée dans l’empire. Comme le souligne à juste titre l’historien américain Tyler Stovall, « les travailleurs coloniaux ont travaillé et vécu isolément de leurs homologues français, en des conditions qui ressemblent plus à celles de prisonniers ou même d’esclaves de guerre qu’à celles d’ouvriers indépendants [14] ».
14Une double préoccupation hante les autorités : regrouper cette main-d’œuvre pour mieux la contrôler, mais aussi éviter la moindre promiscuité entre la population autochtone et ceux qu’un discours paternaliste rôdé qualifie pour désigner les Africains de « grands enfants susceptibles, sentimentaux et orgueilleux ». Car, si leurs bras sont nécessaires à la défense nationale, on se méfie du nègre « babillard, impulsif, prompt à se froisser, sujet à des colères aveugles [15] ». De plus, vient se greffer chez les autochtones cette peur atavique du « sauvage », de celui dont la race, les mœurs et les religions sont placées sous le signe de l’altérité. La présence de ces communautés d’hommes en mal de présence féminine ne rassure personne. Et chacun de pressentir une recrudescence des risques de viols ou d’une prolifération de prostitution non encadrée [16]....
Rigueur des mesures disciplinaires
15Face à ces risques réels ou supposés, les autorités ont mis en place des barrières normatives visant à encadrer le plus fermement possible les travailleurs : les sorties sont soumises à autorisation et sont toujours limitées dans le temps. La distribution ou la vente d’alcool sont prohibées. Les cadres reçoivent des instructions visant à occuper le temps libre des travailleurs intra muros. Une directive du 6 février 1918 rappelle les dispositions de la directive du 9 mai 1917 visant à spécifier la destination à donner aux retenues faites sur salaires des ouvriers punis : « Ces fonds doivent être employés au mieux des intérêts de la collectivité, soit pour améliorer l’alimentation des travailleurs [...], soit pour l’achat de publications illustrées ou jeux de récréation pour les foyers ou lieux de réunion, de façon à leur procurer des distractions saines à l’intérieur des groupements. » Les responsables doivent favoriser l’« aménagement de salles d’instruction et de récréation » en adaptant ces loisirs au type de public visé : « Café maure, achat de journaux illustrés, de revues, de cartes géographiques, achats de jeux (lotos, dominos), d’instruments de musique spéciaux aux indigènes, de phonographes. Location d’appareils cinématographiques, de films. »
16L’article 43 précise que les « travailleurs coloniaux doivent être soumis à la discipline indispensable à toute collectivité » et que « cette discipline doit se rapprocher de la discipline militaire [17] ». La réglementation établit d’ailleurs assez artificiellement une distinction entre les travailleurs relevant d’un régime civil et ceux astreints à un régime militaire. Dans la réalité, les sanctions — au moins pour les plus légères — sont identiques. Les travailleurs coloniaux civils sont passibles de punitions prévues par les règlements intérieurs des établissements dans lesquels ils travaillent. Ils peuvent recevoir, selon la gravité de la faute, une gamme de sanctions légères allant de l’avertissement jusqu’à une exclusion définitive accompagnée d’amendes. Les cantonnements occupés par les travailleurs coloniaux sont considérés par la jurisprudence comme des dépendances de l’atelier. Le commandant de groupement peut donc, en cas de fautes commises, y prononcer des sanctions de même nature. Mais la punition des fautes légères commises au cantonnement est toujours assortie d’une privation de liberté par « un isolement dans un local spécial, en dehors des heures de travail ».
Près Dancourd (Somme), 18 juin 1916 : « Sénégalais » en corvée de soupe.
Près Dancourd (Somme), 18 juin 1916 : « Sénégalais » en corvée de soupe.
17Parfois, la rigueur des mesures disciplinaires est atténuée par l’évaluation de la perte sèche occasionnée par application de la peine : « Pour les fautes plus graves, l’ouvrier sera isolé, même pendant les heures de travail. Toutefois, il convient d’observer que, dans ce cas, si la punition affecte l’ouvrier, puisqu’elle le prive de son salaire, elle a l’inconvénient de priver l’usine de la main-d’œuvre qui lui est nécessaire et, par suite, de diminuer le rendement d’un établissement dont les produits sont destinés à la défense nationale. Pour ces motifs, toutes les fois que la chose sera possible, c’est-à-dire toutes les fois qu’il ne devra en résulter aucun inconvénient pour l’ordre et la discipline, et avec l’assentiment du directeur, les commandants de groupement remplaceront la punition de l’isolement dans un local spécial par la punition d’une retenue sur salaire [18]. » L’ouvrier puni d’exclusion temporaire ne reçoit aucun salaire, mais n’en reste pas moins passible des retenues prévues par le contrat pour son entretien et notamment pour sa nourriture [19]. De plus, les punis doivent assurer les corvées de cantonnement bénévolement. Les punitions disciplinaires internes ne peuvent naturellement pas entraver l’action judiciaire pour les crimes et délits graves et « les travailleurs coloniaux militarisés sont passibles, dans toutes les circonstances, des punitions prévues par les règlements militaires ».
18La directive ministérielle du 9 mai 1917 précise que « les directeurs des établissements militaires jouissent, en matière de punition, des droits d’un chef de corps » et que « les généraux commandant les régions [...] ont, en matière de punition, vis-à-vis des ouvriers indigènes militarisés les mêmes droits que vis-à-vis des militaires français ». L’ouvrier militaire puni de prison est enfermé dans un local disciplinaire. Comme le travailleur colonial civil, il perd son droit à la prime de travail et sa solde. En revanche, du fait de son statut militaire, il encourt le conseil de guerre et donc les peines applicables un soldat du front en cas d’abandon de poste ou de départ non autorisé.
Rixes et émeutes raciales
19Les mesures réglementaires ne parvinrent pas pour autant à contrecarrer les rixes ou émeutes raciales qui apparurent ponctuellement mais aussi de façon récurrente à partir de la fin du printemps et au tout début de l’été 1917. La coïncidence chronologique entre ces émeutes raciales et la crise du moral qui a parcouru le pays à cette période n’est pas le fruit du hasard. On observe en effet une parfaite synchronie entre leur apparition et l’émergence des mouvements sociaux qui éclatent à la fin du printemps 1917. Nombre de rumeurs apparues à cette époque visent à présenter les soldats coloniaux en garnison dans les centres industriels ou, par extension, les ouvriers coloniaux comme des menaces potentielles capables de réprimer ou de concurrencer déloyalement la classe ouvrière [20]. Ces rixes raciales furent rarement provoquées par les tensions interethniques entre travailleurs coloniaux que redoutaient tant les autorités françaises. Dans la plupart des cas, les provocations qui donnèrent lieu à ces accès de violence sont le fait d’un petit nombre de Français — ouvriers travaillant aux côtés des travailleurs coloniaux ou militaires en permission — qui virent d’un mauvais œil cette main-d’œuvre concurrente qui, par sa participation à l’effort de guerre, la prolongeait indéfiniment.
20Les émeutes les plus violentes se produisirent dans des villes portuaires ou industrielles où la concentration de main-d’œuvre coloniale était la plus importante. L’étude qu’en a faite Stovall montre que la volontaire mise à l’écart de cette main-d’œuvre par le SOTC l’a isolée du monde ouvrier et l’a, du même coup, fortement marginalisée [21]. Les suites données aux événements les plus graves (émeutes de la poudrerie Saint-Médard à Toulouse, du Havre ou de Dijon) par la justice française montrent toutes un manque de fermeté pour trouver et punir les véritables fauteurs de troubles. Maintenant invariablement leur logique, les autorités françaises ont, dans la plupart des cas, cherché à mettre fin aux tensions en évacuant les ouvriers coloniaux des points de friction, donnant ainsi implicitement raison aux nationaux qui furent à l’origine ou ont activement participé aux actes de violence. L’envoi de la troupe pour ramener le calme, comme ce fut par exemple le cas à Brest le 4 août 1917, se solda dans ce cas précis par la mort de cinq ouvriers coloniaux. L’enquête de police qui s’ensuivit blâma leur piètre conduite et dénonça les erreurs de jugement des soldats qui, d’entrée et sans le moindre discernement, désignèrent les ouvriers coloniaux comme les initiateurs des troubles et, en conséquence, réprimèrent l’émeute en adoptant un comportement particulièrement violent à leur égard.
Toulon, 1er mars 1917 : « Sénégalais » transportant des obus.
Toulon, 1er mars 1917 : « Sénégalais » transportant des obus.
21Force est donc de constater que l’implication des travailleurs coloniaux dans l’économie de guerre ne fut en aucun cas synonyme d’une quelconque reconnaissance nationale envers ces dizaines de milliers d’ouvriers qui participèrent, plus ou moins volontairement, à l’effort de guerre allié. La forte prégnance des préjugés coloniaux l’emporta aussi durant la guerre en métropole. La nature même et la stricte application des règlements évoqués plus haut n’autorisèrent jamais l’émergence d’une autre manière d’appréhender cette main-d’œuvre étrangère que sur le mode des stéréotypes colonialistes. Étroitement encadrés et volontairement séparés du reste de la population, les travailleurs coloniaux de la Grande Guerre demeurèrent à tout jamais des étrangers sur lesquels l’immense majorité de la population métropolitaine portait un regard méfiant voire réprobateur.
22La période de l’immédiate après-guerre chercha à se débarrasser au plus vite de cette main-d’œuvre concurrente, devenue désormais encombrante. Une œuvre de fiction comme Le Réveil des morts de Roland Dorgelès témoigne de la permanence et même d’un renforcement du discours xénophobe d’après-guerre à l’égard de travailleurs coloniaux chinois terminant leur contrat de travail dans les « pays aplatis ». Jamais, dans cet ouvrage, n’apparaît le moindre regard empreint d’un peu de sollicitude pour ces hommes qui exhument des milliers de corps en décomposition ou remettent en état le champ de bataille dévasté du Chemin des Dames. Cyniques, sournois, indisciplinés, paresseux, joueurs, lubriques et pilleurs de cadavres émérites, « les Chinois étaient devenus les maîtres de la contrée [...] et excepté les commerçants qui vivaient d’eux, tout le monde les regardait comme un fléau [22]. » Ils sont à classer dans la catégorie des indésirables qui, insidieusement, sont parvenus à prendre la place de l’ancien occupant allemand. Il était donc désormais légitime de les voir repartir chez eux.
23J.-F. J.
Notes
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[1]
Gérard Canini, « L’utilisation des prisonniers de guerre comme main-d’œuvre » in Gérard Canini et al., Les Fronts invisibles. Nourrir, fournir, soigner, Nancy, Presses universitaires de Nancy, 1984, pp. 247-261.
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[2]
Lyons de Feuchin, Proposition de résolution tendant à charger les commissions des armées d’établir et de faire connaître le bilan des pertes en morts et en blessés faites au cours de la guerre par les nations belligérantes, Session ordinaire en date du 29 juillet 1924, Annales de la Chambre des députés, Documents parlementaires, annexe n° 335, Imprimerie des Journaux officiels, 1924, p. 1 311.
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[3]
Règlement du 30 mai 1918 sur l’organisation et l’administration du service des travailleurs coloniaux, Paris, Lavauzelle, 1918. Les textes cités par la suite proviennent de ce règlement.
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[4]
Ibid, p. 10 sq.
-
[5]
Ibid., pp. 5 et 9.
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[6]
Cette extrême rigueur sanitaire abondamment décrite dans les textes réglementaires — hormis l’évidente relation que l’on peut faire avec l’épidémie de grippe espagnole qui sévit en 1918 — ne laisse pas d’étonner. Elle met implicitement en place un discours insidieux qui établit une étroite relation entre le pur et l’impur, le sain et le malsain, et l’arrivée de cette main-d’œuvre émigrée...
-
[7]
Directive du 9 février 1916, p. 36.
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[8]
Depuis le 23 novembre 1889, un décret a mis en place une école coloniale « destinée à donner l’enseignement des sciences coloniales et assurer le recrutement des différents services coloniaux ». Voir Raoul Girardet, L’Idée coloniale en France. De 1872 à 1962, Paris, La Table ronde, 1972, rééd. Hachette, coll. « Pluriel », 1986, p. 121.
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[9]
Le cahier des charges relatif à la mise à la disposition de l’industrie de guerre d’ouvriers chinois précise que la durée de travail d’une journée est de dix heures et « qu’en aucun cas, il ne peut être demandé une journée de travail effectif supérieure à douze heures ». Le travail de nuit est autorisé. Le salaire de base est de cinq francs par jour mais seulement de trois francs si l’ouvrier est logé et nourri. « Le travail fait le jour de repos ou la nuit ne donne pas lieu obligatoirement à une majoration de salaire (p. 84). » Le temps de repos est minimal : « L’ouvrier devra avoir au moins une demi-journée de repos par semaine (p. 86). » Pour éviter tout mouvement de grève ou d’indiscipline, les ouvriers « n’ont droit au logement les jours où ils chôment sans autorisation » et ils n’ont droit qu’à une indemnité de un franc pour les jours chômés indépendants de leur volonté (p. 90).
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[10]
Règlement..., op. cit., p. 17.
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[11]
P. Wou, Les Travailleurs chinois de la Grande Guerre, Paris, Pedone, 1939, p. 23.
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[12]
Ibid., p. 24.
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[13]
Règlement..., op. cit., p. 9.
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[14]
Tyler Stovall, « The Color Line behind the Lines: Racial Violence in France during the Great War », American Historial Review, vol. 103, n° 3, juin 1998, p. 744 (traduction de l’auteur).
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[15]
A. Séché, Les Noirs d’après des documents officiels, Paris, Payot, 1919, p. 37.
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[16]
Sur les rapports entre interdits raciaux et sexualité, voir Jean-Yves Le Naour, Misères et Tourments de la chair durant la Grande Guerre, Paris, Aubier, 2002, p. 260 sq.
-
[17]
Règlement..., op. cit., p. 18. Le régime militaire d’encadrement du travail appliqué aux travailleurs coloniaux n’est pas sans rappeler le modèle italien de « militarisation totale de la classe ouvrière » observé par Giovanna Procacci dans « Italie : la répression des dissensions intérieures » in Rémy Cazals et al. (dir.), La Grande Guerre. Pratiques et expériences, Toulouse, Privat, coll. « Regards sur l’histoire », 2005, pp. 71 sq.
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[18]
Directive du 9 mai 1917, p. 71.
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[19]
Il semble que la privation de nourriture — comme celle du logement — ait été parfois employée comme moyen coercitif efficace La nourriture était presque toujours fournie par l’employeur sur le lieu de travail. L’armée britannique pratiquait quant à elle des punitions corporelles dont celle dite du « crucifix » (P. Wou, op. cit., p. 26).
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[20]
Voir Jean-François Jagielski, « Entre fiction et réalité, la rumeur des Annamites massacrant les Parisiennes », Actes du colloque « Obéir, désobéir. Les mutineries de 1917 en perspective » (à paraître aux éditions La Découverte).
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[21]
Art. cit., pp. 750-759.
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[22]
Roland Dorgelès, Le Réveil des morts, Paris, Albin Michel, 1923, pp. 49-50.