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Article de revue

Non, on ne peut pas dire : « À tout témoignage on peut opposer un autre »

Pages 23 à 27

Notes

  • [1]
    Un Ethnologue dans les tranchées, août 1914-avril 1915. Lettres de Robert Hertz à sa femme Alice, présentées par Alexandre Riley et Philippe Besnard, préfaces de Jean-Jacques Becker et de Christophe Prochasson, Paris, CNRS éditions, 2002.
  • [2]
    Les Carnets de guerre de Louis Barthas, tonnelier, 1914-1918, introduction et postface de Rémy Cazals, Paris, La Découverte, 1997 (coll. La Découverte poche), p. 13 [1ère éd. Maspero, 1978].
  • [3]
    Voir sa lettre à Brizon dans Nous crions grâce. 154 lettres de pacifistes, juin-novembre 1916, présentées par Thierry Bonzon et Jean-Louis Robert, Paris, Éd. ouvrières, 1989, p. 76.
  • [4]
    Voir Joseph Bousquet, Journal de route 1914-1917, Bordeaux, Éd. des Saints Calus, 2000.
  • [5]
    Comparaison entre caporal d’infanterie et capitaine d’artillerie : Rémy Cazals, « Éditer les carnets de combattants », dans Traces de 14-18, sous la direction de Sylvie Caucanas et Rémy Cazals, Carcassonne, Les Audois, 1997, p. 36.
  • [6]
    Alexandre Riley et Philippe Besnard ont publié des lettres adressées à Hertz par sa femme. Dans l’une (11 décembre 1914), elle écrivait : « C’est de la vie, ces tueries, de la vie la plus intense, la plus noble, la plus belle. »
  • [7]
    3 novembre 1914. Voir aussi 2 avril 1915. Les éditeurs ont reproduit une lettre de Hertz contre le J’accuse de Zola en 1898 : « Bien que juif, ou plutôt parce que je suis juif et que je m’attache avec frénésie à la patrie que le hasard m’a donnée, j’ai été indigné comme tous les vrais Français impartiaux de la lettre trop fameuse. »
  • [8]
    Sur les trêves : Marc Ferro, Malcolm Brown, R. Cazals et Olaf Mueller, Frères de tranchées, Paris, Perrin, 2005.
  • [9]
    Pièce à glisser dans le dossier « Haine ».
  • [10]
    Léopold Noé, Nous étions ennemis sans savoir pourquoi ni comment, Carcassonne, FAOL, 1980.
  • [11]
    François Blayac, Carnets de guerre, 1914-1916, Carcassonne, Écomarine, 2006.
  • [12]
    Voir Barthas, pp. 210-217 ; No_, pp. 44-48.
  • [13]
    Jean Norton Cru, T?oins, Essai d’analyse et de critique des souvenirs de combattants ?it? en fran?is de 1915 _ 1928, PU Nancy, 2006 [1?e ?. 1929].
  • [14]
    Voir François Cochet, Survivre au front, 1914-1918, 14-18 éd., 2005, p. 97.
  • [15]
    Marc Bloch, L’Étrange défaite, Paris, Armand Colin, 1957.
  • [16]
    Témoins..., p. VIII.
  • [17]
    Ibid., p. 194.
  • [18]
    Lettres du 26 octobre, 2, 24, 26 novembre 1914.
  • [19]
    « Notes journalières du sergent Bec », dans Bulletin des Amis de Montagnac, 2000-2001.
  • [20]
    Voir Rémy Cazals, « Témoins de la Grande Guerre », dans Réception et usages des témoignages, sous la direction de François-Charles Gaudard et Modesta Suarez, Toulouse, EUS, 2007.
  • [21]
    François Cochet, Survivre au front..., op. cit., p. 98.
  • [22]
    Thème de la thèse de Fabrice Pappola.
  • [23]
    Rémy Cazals, « Méditations sur la paix d’un combattant de 1914-1915 », dans Paroles de paix en temps de guerre, sous la direction de Sylvie Caucanas, Rémy Cazals et Nicolas Offenstadt, Toulouse, Privat, 2006, p. 127-131.
  • [24]
    Antoine Prost, « Les limites de la brutalisation : tuer sur le front occidental, 1914-1918 », Vingtième siècle, n° 81, 2004, p. 18.
  • [25]
  • [26]
    Fabio Caffarena, Lettere dalla Grande Guerra, Milan, Unicopli, 2005.
  • [27]
    Stéphane Audoin-Rouzeau et Annette Becker, 1914-1918 : retrouver la guerre, Paris, Gallimard, 2000. Thèse contestée par Rémy Cazals, « 1914-1918 : oser penser, oser écrire », dans Genèses, n° 46, mars 2002.

Une page du 15e cahier de Barthas, Argonne, mars 1917, carte postale personnalisée.

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Une page du 15e cahier de Barthas, Argonne, mars 1917, carte postale personnalisée.

1L’écriture de l’histoire nécessite des documents. Il ne viendrait pas à l’idée d’un historien de dire : « À tout document on peut opposer un autre », et, en conséquence, de cesser la fréquentation des sources. Son métier veut qu’il les utilise après critique rigoureuse. Il n’écartera pas les textes qui paraissent infirmer ce qu’il pense. Il cherchera à comprendre les intentions des producteurs de documents. Il croisera les sources. Il ira à la recherche de pièces dont ses devanciers ne disposaient pas. Or, à propos de l’histoire de la Grande Guerre, qui a suscité tant de récits de témoins-acteurs, on entend parfois cette argumentation, qui n’est qu’une affirmation : « À tout témoignage on peut opposer un autre. » Je voudrais montrer qu’une telle posture ne peut être opérationnelle, en partant d’une étude de cas destinée à faire apparaître quelques remarques générales sur l’utilisation des témoignages de 14-18.

Robert Hertz et Louis Barthas

2En donnant une des préfaces aux lettres de Robert Hertz [1], Christophe Prochasson écrit, à propos des sentiments de l’ethnologue face à la guerre : « Son ‘consentement’ est d’abord un ‘contentement’. » D’un autre côté, les carnets du tonnelier Barthas montrent révolte et dégoût pour une guerre « flétrissante pour notre civilisation[2] ». Hertz signale, le 16 décembre 1914, « cette joyeuse exaltation, cette participation intime à la guerre comme à un sacrement qui régénère la nation et nous tous en elle, avec elle ». Ces lettres n’ont pas été retouchées : consentement et contentement, donc. Faut-il discuter du témoignage de Barthas parce qu’il a recopié ses notes et qu’il aurait pu en modifier l’esprit selon les idées pacifistes des années 1920 ? Ce serait coller des étiquettes, décider que les soldats « devaient » être belliqueux pendant la guerre, puis qu’ils « devaient » être pacifistes après. Or on sait de source sûre que, tout en faisant son devoir, Barthas diffusait les idées pacifistes avant août 1916 [3]. Si on n’a pas de preuve concernant sa position antérieure, rien ne permet de suspecter son témoignage puisque d’autres combattants ont exprimé leur condamnation de la guerre et leur ardent désir de paix dès l’automne 1914 [4]. Donc, révolte et dégoût de Barthas, contemporains du consentement et du contentement de Hertz.

3Opposer, pour qu’ils s’annulent, un témoignage à l’autre n’aurait aucun sens. Ce qu’il faut, c’est les établir dans leur contexte. Qu’est-ce qui sépare les deux hommes ? En 1914, Barthas a 35 ans, Hertz 33. Mobilisés dans la territoriale, ils passent dans la réserve de l’active à cause de l’hécatombe des premières semaines, dans l’infanterie. Barthas est caporal, Hertz sergent. La différence n’est pas celle qui sépare un soldat d’un officier, un fantassin d’un artilleur [5]. Hertz et Barthas étaient socialistes ; le premier en milieu intellectuel [6], le second parmi les travailleurs manuels. Hertz avait été reçu premier à l’agrégation de philosophie ; Barthas, premier du canton au certificat d’études primaires. L’ethnologue savait observer et écrire ; le tonnelier aussi. Pacifiste et antimilitariste en 1914, Barthas l’est resté, la guerre ayant concrètement conforté son opinion. Hertz avait l’obsession de l’intégration : « Il n’y aura jamais assez de dévouement juif dans cette guerre, jamais trop de sang juif versé sur la terre de France. Si je puis procurer à mon fils de bonnes et vraies lettres de naturalisation, il me semble que c’est le plus beau cadeau que je puisse lui faire[7]. »

4Voici déjà des éléments permettant de comprendre que les deux hommes n’aient pas eu la même opinion sur la guerre. Il faut ajouter que, si Barthas a vécu les horreurs des combats en Artois, à Verdun, Hertz n’a connu qu’un secteur calme jusqu’en avril 1915, date de sa mort. Ce n’est pas seulement pour rassurer sa femme qu’il décrit un secteur tranquille où s’installe une trêve tacite (1er novembre) [8]. Le 1er janvier, il constate : « Je n’ai encore rien vu de la guerre. » Ce qui ne l’empêche pas d’affirmer : « Avec quelle facilité nous communiquons maintenant de plain-pied, si humbles et médiocres que nous soyons, avec les héros du temps passé. » Le contentement de Robert Hertz « se nourrit d’une lecture religieuse de la guerre », écrit Christophe Prochasson. Oui, mais une guerre dont il n’a connu la réalité que dans les tout derniers jours, au cours desquels il n’a pas eu le temps de réfléchir et d’écrire.

5Les camarades de Hertz, au 330e, avaient subi les violents combats d’août 1914, avant son arrivée, et ne souhaitaient pas les revivre. Ils appréciaient le calme et l’entente avec des adversaires qualifiés de « bons bougres de Boches ». « Sois sûre que les soldats, en général, estiment et admirent les Allemands » (28 novembre) [9]. Le 6 janvier, il transcrit un dialogue entre des Français et un prisonnier, montrant que, des deux côtés, on en avait « marre de la guerre ». Il rapporte les propos d’un de ses camarades qui « considérait la guerre comme une interruption odieuse de sa carrière productive et de sa vie familiale et que tout son espoir était d’en sortir sain et sauf le plus vite possible ». Consentement ? Contentement ? Voilà, finalement, des hommes qui rejoignent Barthas et nombre de ses camarades.

Un officier gestionnaire d’ambulance

6François Blayac avait 40 ans en 1914. Il était riche propriétaire foncier avec hôtel particulier à Montpellier. D’octobre 1914 à décembre 1915, il fut en Artois l’officier gestionnaire d’une ambulance de la 58e DI comprenant le 280e de Barthas et de Noé [10]. Son récit est sincère [11]. Il décrit d’excellents repas avec fines bouteilles et gaies conversations. En permission, il voyage en première classe et va voir à Paris son ami Maginot. L’ambulance n’est pas à l’abri des bombardements, mais ils sont encore rares dans cette période. Il a l’honnêteté de se considérer comme un privilégié : « Nous passons toute la journée dans la popote. Une pluie battante ne cesse de tomber. Pauvres camarades des tranchées ! » (28 octobre 1915). Il a un travail de comptable. Il rédige les actes de décès et établit les « successions », assure l’envoi aux familles de ce qu’on récupère sur les morts ; il fait arranger les tombes et peindre les croix. Cela lui laisse du temps. Grand collectionneur de trophées, il achète toutes sortes de souvenirs du champ de bataille, par exemple, le 10 mars 1915, « un casque wurtembergeois très joli ». La veille, il avait écrit : « Je me procure au café du Commerce un casque prussien. »

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À gauche : une page du 2e cahier de Barthas, arrivée dans le Pas-de-Calais, novembre 1914. À droite : une page du 12e cahier de Barthas, secteur de Tahure, juillet 1916.

7Les pages de Blayac fourmillent de descriptions de choses vues à l’arrière-front, et son témoignage est précieux. Il note les nouvelles de la guerre qui lui parviennent par divers canaux (en février 1915 : « Un artilleur dit tenir d’un cycliste qu’il a entendu dire par des officiers au téléphone que l’armée allemande est coupée... »). Il rapporte les conversations avec des officiers combattants, et ceux-ci, par pure vantardise ou pour impressionner le gestionnaire, l’abreuvent d’exploits extraordinaires, comme, le 27 janvier 1915 : « Les cinquante Boches de la tranchée avancée disparaissent un à un, tirés par un lieutenant très adroit. »

8Sa crédulité s’atténue tardivement. Au printemps 1915, les faits d’armes invraisemblables laissent place, peu à peu, à doutes et critiques, à des propos découragés tenus par les blessés, à l’aveu du refus de monter à l’assaut. En octobre, pour la première et seule fois, il est envoyé vers les lignes pour procéder à des sépultures. Pendant trois jours, il doit arpenter les boyaux, identifier « des cadavres puants » ; il subit un bombardement. « Ce sont des lieux horribles », écrit-il. Après cette date, ses critiques grandissent, et il cherche à se faire envoyer à l’intérieur, ce qu’il obtient grâce à des appuis. En 1916 il est gestionnaire d’hôpital à Montpellier et Castres, en 1917 responsable à Béziers de l’acheminement de vin vers le front.

9Avant de partir, il a le temps d’évoquer le déluge de décembre 1915, description indirecte de scènes vécues par Barthas et Noé : soldats enlisés ; général sauvé par des hommes du 280e ; sortie des tranchées des deux côtés et trêve ; désertions [12]. Le 12 décembre, Blayac note : « Demain j’aurai fui ce lac de boue », tandis que Barthas et ses camarades travaillent toute la nuit à rendre les boyaux praticables.

10Renvoyer à Barthas et Noé ne veut point opposer des témoignages, mais montrer que chacun, à sa place et avec sincérité, a décrit sa guerre. La guerre vécue par un officier gestionnaire d’ambulance n’est pas celle des tranchées. Jean Norton Cru n’aurait pas analysé le témoignage de Blayac car il n’étudiait que ceux des combattants [13]. Mais il aurait reconnu sa valeur documentaire et la richesse de son information sur l’arrière-front [14]. Tout témoignage doit être situé dans son contexte.

L’historien et les témoignages de 14-18

11Les études de cas, ici fort limitées, suscitent des remarques qui n’ont pas davantage la prétention d’être complètes.

12La première concerne l’indispensable recherche du contexte. Dans L’étrange défaite, Marc Bloch écrit : « Mais un témoin a besoin d’un état-civil. Avant même de faire le point de ce que j’ai pu voir, il convient de dire avec quels yeux je l’ai vu » et il consacre son premier chapitre à une « présentation du témoin », c’est-à-dire de luimême [15]. Cru a estimé devoir faire de même avant de donner le résultat de ses enquêtes sur quelques 300 témoignages [16]. Et pour chacun il s’est demandé : l’auteur a-t-il été témoin direct de ce qu’il rapporte ? quel âge avait-il ? quelle instruction ? dans quelle arme a-t-il servi ? avec quel grade ? combien de temps a-t-il passé au front ? quand a-t-il rédigé son ouvrage ? avait-il des raisons, politiques ou autres, de biaiser son texte ? Dans ce dernier cas, si le témoignage sur la guerre est moins fiable, le fait d’en avoir modifié les couleurs devient un témoignage. Cru, à qui on attribue parfois à la légère des positions figées, l’avait compris. Il avait admis aussi que le témoin puisse avoir un double langage, parce que c’est une attitude « profondément humaine[17] ». Si nous reprenons Robert Hertz, qui a une « lecture religieuse de la guerre », nous voyons qu’il essaie de se faire détacher comme interprète auprès de l’armée anglaise [18]. Un secteur tranquille fait dire aux combattants : « Je finirais bien la guerre ici. » Barthas a connu des « filons », par exemple en Argonne en 1917, lorsqu’il écrit (p. 476) : « Nous nous estimions très heureux et notre sort faisait des jaloux. » L’expérience produit des évolutions. Cru a signalé, à propos de Campana, Méléra, Morel-Journel, Vassal, comment l’ardeur guerrière et les illusions du début ont laissé place à des vues plus justes. Parti en septembre 1915 pour « chasser l’ennemi hors de France », Jean Bec finit par maudire la guerre et les jusqu’au-boutistes, et se féliciter d’être évacué en juillet 1917 : « Adieu le front, mon rêve se réalise. Je ferai tant et plus pour ne plus remonter[19]. » On a constaté plus haut l’évolution de François Blayac.

13Pour une étude d’ensemble, il faut prendre conscience de l’existence de quelques biais. La sur-interprétation par un préfacier en est un qui ne sera pas développé ici [20]. L’opération sélective qu’est la publication risque aussi de fausser la vision. La statistique des ouvrages sortis avant 1929 analysés dans Témoins montre l’écrasante domination des professionnels de l’écriture, qui ne représentent pourtant pas la majorité de la population des tranchées. Aujourd’hui, des travailleurs manuels ayant écrit lettres ou carnets sont publiés, souvent dans le cadre familial ou associatif. Mais on est loin d’avoir rétabli l’équilibre. Combien de correspondances et de carnets ont-ils été détruits ? Combien de combattants ontils été incapables d’exprimer ce qu’ils ressentaient ? Le contrôle postal classe souvent dans la rubrique « sans intérêt » plus de 90 % des lettres lues. C’est là qu’il faudrait tenir compte des porteparole, écrivant : « Tout le monde dit... » ; « Tous pensent que. » Restent les témoignages écrits de mobilisés non combattants, non pertinents pour décrire l’affrontement, et que les lecteurs pourraient bouder. Certes le petit-fils de Blayac a édité le carnet de cet officier gestionnaire. Mais, faute de piété familiale, qui se risquerait à publier le carnet de Jean S., peu observateur, au style insipide, et qui fut ordonnance de colonel ? Pourtant lui aussi a « fait » 14-18. Dans le corpus des ouvrages accessibles, les témoignages sur le monde du feu l’emporteront toujours sur ceux de l’arrière-front. Or, d’après le calcul de François Cochet, les vrais combattants ont représenté moins de la moitié des mobilisés de 14-18 [21].

14Ainsi peut-on juxtaposer des individus comme Barthas, révolté par la guerre, et Hertz, consentant à une guerre qu’il ne connaît pas. Celle de Blayac, sincèrement décrite, est encore une autre guerre. Au-delà du qualitatif, peut-on mesurer ? Même en ne considérant que le corpus accessible, des questions pourraient faire l’objet d’enquêtes. Qui dénonce le bourrage de crâne, quand et comment [22] ? Comment les combattants (lesquels ? dans quelles circonstances ?) parlent-ils de la paix ? Il faudrait identifier les combattants véritables (c’est la méthode de Témoins), lire le maximum de textes issus des milieux populaires et y cerner les utopies brèves comme « cessons de produire, la guerre s’arrêtera », tenir compte des observations des uns, qui écrivent, sur les pensées de ceux qui se contentent de parler. Auteur d’une belle construction intellectuelle, Les Conditions de la Paix, l’écrivain Albert Thierry décrivait dans son carnet personnel les sentiments de ses camarades : « Ils appellent la paix. Je pense que pour eux la paix s’appelle Alsace-Lorraine et Belgique, mais je n’en ai pas de preuve[23]. » Il faudrait constituer un dossier passé au crible de la critique sur la haine et l’absence de haine entre combattants. Antoine Prost, à propos des limites de la brutalisation, évoque « l’intime conviction que l’historien se forge au fil de ses lectures par la fréquentation assidue de son sujet[24] ». Attitude bien différente de celles qui consisteraient à choisir un témoignage pour en tirer des conclusions générales, ou à dire : « à tout témoignage on peut opposer un autre ».

15Croiser les sources est enfin de bonne méthode. Le JMO du 280e prouve l’exactitude des faits rapportés par Barthas. Le témoignage de Noé, et non le JMO, confirme l’attitude des soldats à l’issue du discours patriotique du colonel à la veille de l’offensive de septembre 1915 : le « silence triste » de Noé répond au « silence impressionnant » de Barthas. La comparaison internationale a un grand intérêt : en lisant les mémoires de Richert, combattant alsacien de l’armée allemande, je croyais relire Barthas [25]. Des recherches italiennes, éclairantes, je mentionnerai les efforts pour aller « des lettres de marbre [sculptées en particulier sous le fascisme] aux lettres de papier[26] ». Jean Norton Cru avait donné l’exemple d’une confrontation permanente de ses sources. La lecture des 727 pages de Témoins est conseillée aux spécialistes.

16Ainsi sommes-nous revenus à l’attitude de l’historien devant un document quel qu’il soit. Un témoignage de la Grande Guerre peut devenir un beau livre ; à un non professionnel de l’écriture on peut faire reconnaître un statut d’auteur. Mais chaque témoignage reste un document pour l’historien dont le métier exige de travailler sur des sources et de réfuter l’affirmation « à tout témoignage on peut opposer un autre ».

17Peut-être l’attitude frileuse exprimée par cette expression est-elle un effet nocif de la notion de « dictature du témoignage » que l’on trouve dans certains ouvrages [27] ou de la peur de voir se figer une « mémoire combattante » qui serait comme une construction communautaire étanche aux enseignements de l’histoire. Le risque paraît faible : au chercheur assidu se présentent des situations d’une variété extraordinaire, une richesse d’information considérable au fur et à mesure qu’il pose de nouvelles questions, et un potentiel énorme à découvrir encore.

18R. C.

Une page du 3e cahier de Barthas, secteur de Vermelles, décembre 1914, carte postale personnalisée.

tableau im3

Une page du 3e cahier de Barthas, secteur de Vermelles, décembre 1914, carte postale personnalisée.

Notes

  • [1]
    Un Ethnologue dans les tranchées, août 1914-avril 1915. Lettres de Robert Hertz à sa femme Alice, présentées par Alexandre Riley et Philippe Besnard, préfaces de Jean-Jacques Becker et de Christophe Prochasson, Paris, CNRS éditions, 2002.
  • [2]
    Les Carnets de guerre de Louis Barthas, tonnelier, 1914-1918, introduction et postface de Rémy Cazals, Paris, La Découverte, 1997 (coll. La Découverte poche), p. 13 [1ère éd. Maspero, 1978].
  • [3]
    Voir sa lettre à Brizon dans Nous crions grâce. 154 lettres de pacifistes, juin-novembre 1916, présentées par Thierry Bonzon et Jean-Louis Robert, Paris, Éd. ouvrières, 1989, p. 76.
  • [4]
    Voir Joseph Bousquet, Journal de route 1914-1917, Bordeaux, Éd. des Saints Calus, 2000.
  • [5]
    Comparaison entre caporal d’infanterie et capitaine d’artillerie : Rémy Cazals, « Éditer les carnets de combattants », dans Traces de 14-18, sous la direction de Sylvie Caucanas et Rémy Cazals, Carcassonne, Les Audois, 1997, p. 36.
  • [6]
    Alexandre Riley et Philippe Besnard ont publié des lettres adressées à Hertz par sa femme. Dans l’une (11 décembre 1914), elle écrivait : « C’est de la vie, ces tueries, de la vie la plus intense, la plus noble, la plus belle. »
  • [7]
    3 novembre 1914. Voir aussi 2 avril 1915. Les éditeurs ont reproduit une lettre de Hertz contre le J’accuse de Zola en 1898 : « Bien que juif, ou plutôt parce que je suis juif et que je m’attache avec frénésie à la patrie que le hasard m’a donnée, j’ai été indigné comme tous les vrais Français impartiaux de la lettre trop fameuse. »
  • [8]
    Sur les trêves : Marc Ferro, Malcolm Brown, R. Cazals et Olaf Mueller, Frères de tranchées, Paris, Perrin, 2005.
  • [9]
    Pièce à glisser dans le dossier « Haine ».
  • [10]
    Léopold Noé, Nous étions ennemis sans savoir pourquoi ni comment, Carcassonne, FAOL, 1980.
  • [11]
    François Blayac, Carnets de guerre, 1914-1916, Carcassonne, Écomarine, 2006.
  • [12]
    Voir Barthas, pp. 210-217 ; No_, pp. 44-48.
  • [13]
    Jean Norton Cru, T?oins, Essai d’analyse et de critique des souvenirs de combattants ?it? en fran?is de 1915 _ 1928, PU Nancy, 2006 [1?e ?. 1929].
  • [14]
    Voir François Cochet, Survivre au front, 1914-1918, 14-18 éd., 2005, p. 97.
  • [15]
    Marc Bloch, L’Étrange défaite, Paris, Armand Colin, 1957.
  • [16]
    Témoins..., p. VIII.
  • [17]
    Ibid., p. 194.
  • [18]
    Lettres du 26 octobre, 2, 24, 26 novembre 1914.
  • [19]
    « Notes journalières du sergent Bec », dans Bulletin des Amis de Montagnac, 2000-2001.
  • [20]
    Voir Rémy Cazals, « Témoins de la Grande Guerre », dans Réception et usages des témoignages, sous la direction de François-Charles Gaudard et Modesta Suarez, Toulouse, EUS, 2007.
  • [21]
    François Cochet, Survivre au front..., op. cit., p. 98.
  • [22]
    Thème de la thèse de Fabrice Pappola.
  • [23]
    Rémy Cazals, « Méditations sur la paix d’un combattant de 1914-1915 », dans Paroles de paix en temps de guerre, sous la direction de Sylvie Caucanas, Rémy Cazals et Nicolas Offenstadt, Toulouse, Privat, 2006, p. 127-131.
  • [24]
    Antoine Prost, « Les limites de la brutalisation : tuer sur le front occidental, 1914-1918 », Vingtième siècle, n° 81, 2004, p. 18.
  • [25]
  • [26]
    Fabio Caffarena, Lettere dalla Grande Guerra, Milan, Unicopli, 2005.
  • [27]
    Stéphane Audoin-Rouzeau et Annette Becker, 1914-1918 : retrouver la guerre, Paris, Gallimard, 2000. Thèse contestée par Rémy Cazals, « 1914-1918 : oser penser, oser écrire », dans Genèses, n° 46, mars 2002.
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