Couverture de MATE_089

Article de revue

Y a-t-il une mémoire sans pourquoi ?

Pages 122 à 128

Notes

  • [1]
    Régine Robin, La mémoire saturée, Stock 2003, p. 19.
  • [2]
    « Ce que le culte de la mémoire pour la mémoire oblitère, c’est avec la visée du futur, la question de la fin, de l’enjeu moral », Paul Ricoeur, La mémoire, l’histoire, l’oubli, Éditions du Seuil, 2003, p. 105.
  • [3]
    Kitty return to Auschwitz de Peter Morley (1978) dans lequel une femme visite Auschwitz avec son fils et relate les conditions de sa survie et L’ombre portée de Robert Bober (1993) qui met en scène une grand-mère et deux jeunes femmes (dont les grands-parents avaient été déportés) dialoguant sur les conditions du témoignage et sur sa réception, sont vraisemblablement les premiers documentaires à traiter de la transmission transgénérationnelle.
  • [4]
    Film Premier convoi, 1991.
  • [5]
    Film Shoah, 1985.
  • [6]
    Primo Lévi, Les naufragés et les rescapés, quarante ans après Auschwitz, Gallimard, Arcades.
  • [7]
    « Il y a bien une obscénité absolue du projet de comprendre », Claude Lanzmann dans La nouvelle revue de psychanalyse, « Le mal », automne 1988. Claude Lanzmann interprète une phrase citée par Primo Lévi dans Si c’est un homme, édition Julliard 1987, p. 34 : « Ici, il n’y a pas de pourquoi. »
  • [8]
    Henri Meschonnic, Pour en finir avec le mot “Shoah” », Le Monde, 21 février 2005.
  • [9]
    Jacques Sebag, « Pour en finir avec le mot Holocauste », Le Monde, 27 janvier 2005.
  • [10]
    Jean-Luc Nancy, « La représentation interdite » in L’art et la mémoire des camps, Seuil, Le genre humain, 2001.
  • [11]
    K. Pomian, Sur l’histoire, Paris, Gallimard, Folio/histoire.
  • [12]
    Y. Thanassekos et S. Timperman, Le statut du témoignage dans les recherches historiques sur les camps de concentration nazis, Colloque international « The Contribution of Oral Testimony to Holocaust and Genocide Studies », Université de Yale, octobre 2002.
  • [13]
    Paul Ricœur,« L’écriture de l’histoire et la représentation du passé », Le Monde, 15 juin 2000.

1Je suis entré dans le cinéma documentaire en m’intéressant à la mémoire de la déportation. C’était une réalité à laquelle j’étais confronté depuis longtemps et que j’avais besoin d’approfondir. Mon père ayant été déporté à Auschwitz, j’en avais été imprégné et il fallait que j’en dise quelque chose. Ce n’était pas une quête identitaire, mais la nécessité d’apporter un point de vue sur une expérience qui était évidemment marginale. En prenant Auschwitz comme sujet d’un film, je n’avais donc pas l’impression de « filmer le passé », pour reprendre le terme consacré ; Auschwitz et ce que j’en ai reçu fait partie de moi. C’est une histoire vivante qui continue d’agir sur le présent.

2Avoir grandi avec un rescapé d’Auschwitz, politisé de surcroît, m’a entraîné à aborder l’Histoire sous un angle critique, en refusant les évidences, et en cherchant toujours à comprendre les causes de tout événement, à les décortiquer d’une certaine façon pour mieux les appréhender. Cette attitude conduit forcément à porter le même regard critique sur son temps. C’est pourquoi j’ai choisi pour aborder la mémoire familiale de poser une question de fond, de façon à placer ma réflexion au cœur des enjeux actuels de la mémoire de la déportation. En assumant le caractère militant de cette position, je propose de questionner ici le rapport que le cinéma entretient avec l’Histoire et la mémoire. En associant ces deux termes, je pense inévitablement à la proposition de Régine Robin qui consiste à s’inscrire dans « une mémoire critique qui tente de sortir du fétichisme en inscrivant au cœur de ses formes mémorielles les marques de cette impossibilité[1] ». De ce point de vue, l’ensemble des éléments qui concourent à l’élaboration du film méritent d’être évoqués, pour l’éclairage qu’ils apportent sur les rapports qu’entretiennent l’Histoire et la mémoire. En témoignant de mon expérience et en décrivant certains aspects de la réalisation de deux films, j’espère contribuer à une compréhension plus objective de ce que Paul Ricœur appelle « le culte de la mémoire pour la mémoire[2] ».

3Les films dont il est question ont pour thème la mémoire de la déportation, mais ils parlent en réalité d’autre chose : ils permettent d’évoquer Auschwitz et la cohorte de questions que cet événement nous pose d’une manière particulière. Ainsi, la question de la transmission ou de la filiation que j’explore dans chacun de mes films est un dispositif, un choix de mise en scène qui permet, grâce à l’intimité de la relation avec les personnages, de creuser plus aisément des questions complexes. En revanche, comme tout genre documentaire impose ses règles, travailler sur la famille soulève des difficultés particulières, accrues me semble-t-il par l’importance historique du sujet. C’est une question que j’aborderai. Faire part de mon expérience est cependant chose difficile pour plusieurs raisons. Il m’est, en effet, impossible de séparer celle-ci de toute théorisation. C’est ma pente naturelle d’essayer de dégager pour moi-même les leçons tirées d’un film ; le risque étant toujours de prétendre avoir voulu dire ce que les autres ont en réalité déduit de votre travail. Je vais donc essayer de traduire ce vécu en m’efforçant, avec le plus de précision possible, de re-situer les raisonnements qui l’ont accompagnée. Ces films ayant été co-réalisés, je distinguerai donc des propositions communes mes propres intentions, désirs et réflexions.

Entre Histoire et mémoire, que donne à voir le cinéma ?

4En 1996, je réalise Héritages, qui se présente comme un film sur la mémoire de la déportation dans un cadre familial. Trois rescapés d’Auschwitz y racontent de quelle façon ils ont transmis leur histoire depuis leur retour, tandis que leurs descendants expriment ce dont ils se sentent porteurs. Ce film propose de mettre en lumière les effets de la parole et des non-dits sur trois générations, et plus généralement de soulever la question de la transmission de l’Histoire. De ce point de vue, il postule que la mémoire et l’Histoire ne sont pas aussi étrangères l’une à l’autre que le prétendent certains historiens. Dans une époque ou la composante « Solution finale » occupe tout l’espace d’Auschwitz, le film cherche à en restituer la pluralité. Souvenons-nous que si Auschwitz est devenu depuis une décennie environ le symbole emblématique de l’extermination des juifs d’Europe, il est indispensable de rappeler que ce camp rassemble en fait la totalité du système de répression et d’extermination du régime hitlérien. Auschwitz est devenu l’instrument d’une version de l’Histoire qui réduit le projet nazi à un face-à-face entre Hitler et le soi-disant « peuple juif ». Exit la complexité de l’Histoire, exit les camps de concentration, exit l’ensemble de la politique nazie qui assoit son autorité et installe son projet de « civilisation » à partir de la terreur, de la répression, et de l’extermination des prétendues « races inférieures ». Exit donc tous les opposants au régime nazi, les communistes, les socialistes, les démocrates, tous les antifascistes qui ont lutté et se retrouvent exclus de cette mémoire.

5Coproduit par France 3, le film a bénéficié d’un financement convenable et bien que diffusé à une heure tardive, il a connu une très bonne audience. Sa participation a un grand nombre de festivals internationaux lui a permis de toucher un large public. Un pareil sujet avait été, à ma connaissance, très peu abordé par le cinéma documentaire [3]. C’était donc un terrain quasiment vierge, alors que contradictoirement, les chaînes considéraient au milieu des années 1990 qu’il était peut-être nécessaire de tourner la page : « On a suffisamment parlé d’Auschwitz » est une phrase qui résonne encore à mes oreilles. Pierre Oscar Lévi venait de réaliser Premier convoi[4] et après le film de Claude Lanzmann [5], il semblait que tout avait été dit. Encore est-il nécessaire de préciser que l’idée qui dominait à cette époque comme aujourd’hui, c’est que derrière Auschwitz, il y a les juifs, et que ce dont il était question de ne plus parler, c’était surtout d’eux. On n’évoquait pas encore la saturation de la mémoire, mais on évitait de lasser le public avec ce sujet.

6L’argument selon lequel le film ne traitait pas de cela mais de la transmission de l’histoire de la déportation d’une manière plus large, et que les rescapés du film avaient été décrétés juifs selon des critères qu’il était inacceptable de retenir aujourd’hui, a certainement contribué à rendre le film possible. Deux des témoins du film ayant été déportés pour faits de résistance et le troisième étant devenu communiste quelques années après son retour de déportation, le choix des témoins permettait d’échapper à l’idée communément admise selon laquelle tous les déportés à Auschwitz l’avaient été pour des raisons « raciales », et permettait d’imaginer que la mémoire transmise dans ces familles serait inséparable d’une réflexion politique sur le nazisme, ses racines et ses complices, permettant au film de dépasser les idées reçues. Le choix des témoins, de leurs enfants et petits-enfants offrait la possibilité d’aborder Auschwitz d’une manière critique, et d’apporter une réflexion qui déborderait largement la dimension émotionnelle.

La mémoire pour la mémoire

7Primo Lévi mentionne dans la préface d’un de ses ouvrages [6] les mots d’un SS : « De quelque façon que cette guerre finisse, nous l’avons déjà gagnée contre vous ; aucun d’entre vous ne restera pour porter témoignage, mais même si quelques-uns en réchappaient, le monde ne le croira pas. Peut-être y aura-t-il des soupçons, des discussions, des recherches faites par les historiens, mais il n’y aura pas de certitudes parce que nous détruirons les preuves en vous détruisant. » Deux choses se disent ici qui se complètent : « détruire les preuves en vous détruisant », c’est bien détruire celui qui est en capacité de porter témoignage, et détruire la capacité de témoigner en détruisant ce qui fait mémoire — les preuves. Cette destruction des preuves, qui accuse peut-être plus que les preuves elles-mêmes, démontre aussi a quel point le nazisme a besoin, pour renverser les valeurs de l’humanité, de réduire à néant la mémoire du passé. La destruction des preuves porte en elle la négation de l’acte commis, l’éradication de la mémoire, et anéantit l’anéantissement. Inversement, l’usage fait de la mémoire en tant que telle, prend une valeur hautement symbolique, parce que faire acte de mémoire devient un acte de lutte contre la négation de la mémoire. Mais de quelle mémoire ?

8Mon père ayant été déporté à Auschwitz, j’ai appris très tôt son histoire et j’ai pris conscience très jeune de ce que livrait, pour ainsi dire, le corps du témoin. Sorte d’incarnation de l’Histoire, porteur d’une expérience unique. Je n’arrivais d’ailleurs pas à séparer autrefois ce que j’étais de ce qu’il avait vécu, comme si nos deux histoires n’étaient qu’une et que vivre était une lutte contre notre anéantissement programmé. Cette très grande intimité avec Auschwitz était une idée que je souhaitais traduire pour donner l’Histoire en partage. Mais je voulais livrer autre chose que de la mémoire pour de la mémoire. Je voulais y réinjecter du sens, sortir des stéréotypes et d’une vision ethnocentrique qui sépare Auschwitz de l’Histoire, qui se contente d’honorer ses morts sans demander de comptes aux responsables, de quelques horizons qu’ils viennent.

9J’avais enregistré quelques années auparavant le témoignage de mon père et j’avais senti à quel point entendre l’histoire vécue peut être une expérience forte qui ne vous permet pas vraiment d’accéder à autre chose qu’à la dimension factuelle. Je souhaitais donc une certaine radicalité pour ce film, m’arracher à toute sentimentalité, en m’affranchissant du témoignage qui enferme le spectateur dans l’émotion sans que cela entraîne par ailleurs le moindre effort de réflexion. Il fallait donc que le témoignage — quand témoignage il y avait — ne soit jamais détaché d’un raisonnement qui stimule la pensée ; il fallait qu’il soit facteur de sens et non pas seulement d’émotion. Afin d’enraciner le sujet dans le réel des familles, il fallait éviter la visite sur les lieux, et pour qu’il soit tourné vers l’avenir, proscrire les archives. Ces choix permettaient de laisser l’Histoire surgir du quotidien, et traduire ainsi l’idée qu’elle est l’affaire de tous, qu’elle n’est pas un domaine réservé aux manuels ou aux spécialistes, ou encore une chose sacrée (en particulier en ce qui concerne Auswchitz). Il fallait donc que le spectateur se sente invité, sans crainte de déranger, à une conversation très intime entre plusieurs membres d’une même famille, que cette conversation ait lieu pour la première fois, et qu’elle soit de l’ordre de celle que l’on peut tous avoir un jour avec ses proches. Il fallait que chacun puisse se sentir concerné, que chacun s’en empare mais en gardant toujours sa liberté de penser. Faire en sorte de ne pas se satisfaire de l’émotion, mais la laisser opérer juste assez pour que le sens passe. D’où le choix des cadres fixes et des champ-contre-champ à une caméra ; c’est-à-dire que la caméra devait être alternativement dans le dos de l’un ou de l’autre, afin qu’on ne puisse pas voir celui qui parle, pour forcer l’identification à celui qui écoute. Pas de mouvements, pas de paysages, pas d’actes quotidiens, pas de plans de coupe, rien que la parole brute. Mettre en évidence la parole et les silences. Une fois énoncés tous ces principes, et en repensant à l’importance accordée à la relation avec le témoin (je refusais alors le terme personnage), ce film m’a permis d’approfondir les codes du langage cinématographique et ceux du triangle filmeur/filmé/spectateur.

10Le choix d’étendre la réflexion sur la mémoire familiale à trois familles, dont la mienne, s’est imposé parce qu’il permettait de sortir de la seule expérience personnelle. En revanche, ce choix nécessitait un travail relationnel pour gommer les relations familiales du filmeur/filmé. Il fallait que tous les acteurs du film (les personnages filmés) soient sur un pied d’égalité pour que la relation père/fils ne puisse pas interférer dans la lecture du film. La qualité de parole à laquelle les uns et les autres parviennent a donc demandé une longue préparation ; le protocole a donc été très important : il a fallu prendre le temps de tout, de faire connaissance, de se fréquenter pendant des mois, de vouloir faire ce film sans jamais déflorer le sujet avant le tournage, devenir intimes au point que le nom de famille n’ait pas à être évoqué au cours du film, comme si nommer, c’était reconnaître la méconnaissance. Il a fallu faire en sorte que le tournage devienne un moment libératoire pour atteindre une qualité de parole qui fasse partager au spectateur le sentiment d’avoir vécu lui aussi l’Histoire dans sa cuisine ; les protagonistes vont se poser et poser des questions qui ont donc valeur pour tous ; les éléments mis en œuvre conduisent à rendre proche ce lointain historique.

11Dire que j’ai découvert la puissance du cinéma documentaire, c’est revenir sur les contradictions dans lesquelles m’entraîne ma place de cinéaste. Les questions qui se sont posées en cours de montage, et qui avaient trait à l’immense responsabilité que j’ai pu ressentir face à un tel sujet, née du sentiment vertigineux que des centaines de milliers de personnes verraient ce film et en tireraient quelque chose, en sont aussi une illustration. Afin d’expliciter plus avant cette négociation constante entre le film en train de se faire, la place et la responsabilité du cinéaste et la vérité du tournage, je propose de m’attarder sur l’exemple suivant : à la question : « Êtes vous retourné à Auschwitz ? », les témoins ont chacun témoigné d’une expérience propre. Pour mon père, il s’agissait de « marcher libre là où il avait été esclave », et de commenter en souriant, « et encore, j’aurais aimé être un esclave des pharaons, parce que les esclaves avaient une valeur dans l’Antiquité ». Pour Maxime, c’était une autre expérience, liée à ses enfants. Pour Paulette, c’était le souvenir d’être entrée dans la petite chambre à gaz d’Auschwitz I et d’avoir dit : « Ça sent encore le gaz. » Ce souvenir olfactif est évidemment impossible, et l’utilisation d’une telle parole dans un film sur la transmission du témoignage était problématique. En effet, bien que Paulette en ait été convaincue, et que ce souvenir ait été très signifiant sur le plan du cinéma, la chambre à gaz en question a été reconstruite par les Polonais pour le musée alors qu’elle avait été détruite par les nazis au début de l’hiver 1944 (celles de Birkenau qui ont également été dynamitées par les nazis sont dans l’état dans lequel ils les ont laissées). Il y avait donc deux impossibilités :

  1. qu’elle ait pu sentir le gaz une première fois ;
  2. que cette construction puisse avoir cette odeur.

12Le fait que cette chambre à gaz ait été reconstituée aurait pu donner des arguments à ceux qui contestent le témoignage des rares rescapés et a conduit à supprimer la séquence en entier. D’autres séquences ont posé des problèmes analogues. On retrouvera pourtant, dans le film, cette conversation entre Paulette et sa fille au cours de laquelle cette première dit à propos d’un souvenir lié à la garde de ses petits-enfants : « C’était pire qu’Auschwitz. » Les inconvénients liés à cette affirmation étaient largement dépassés par ce à quoi cette expression pouvait renvoyer (intimité, échelle des valeurs familiales, sidération des enfants, banalité de l’horreur, etc.).

13Alors Héritages est-il un film sur la mémoire familiale ? D’un certain point de vue, oui. C’est un cadre, on y apprend comment la parole et les non-dits participent de la transmission, on y constate des phénomènes de mémoire souterraine, de saute-mouton entre les générations, on y fait l’expérience de l’onde de choc d’un traumatisme sans équivalent. D’un autre point de vue, le film élargit le propos à une prise de position politique sur Auschwitz et le nazisme. Par l’absence de l’usage du mot « Shoah » ou de toute vision ethnocentrique (musique, récits, folklore), et à travers un témoignage ayant trait à la lutte contre les nazis et leurs épigones, le film se démarque très nettement du discours dominant qui privilégie la complainte, l’horreur et la sidération. En situant Auschwitz au cœur des enjeux de civilisation, la mémoire familiale devient le modèle de représentation d’une mémoire collective ; en observant les mécanismes mémoriels au sein d’une famille, on donne des outils pour repenser le phénomène à l’échelle globale ; en montrant la difficulté de transmettre au niveau familial une histoire vécue par certains comme écrasante et en explorant la dimension trans-générationnelle, le film permet à chacun de retrouver là des éléments de sa propre histoire, et de mieux saisir en quoi celle qui s’exprime devant lui est une matière vivante, en mouvement, ré-interprétable. Se produit alors un phénomène de désacralisation de cette mémoire et de ce dont elle est symboliquement porteuse. Nous sommes là à l’exact opposé de la situation à laquelle on assiste depuis quelques années, où des voix autorisées nous répètent que l’essentiel, à propos d’Auschwitz, c’est de savoir ce qui s’est vraiment passé, que le comment compte plus que le pourquoi, voire, que la question du pourquoi est obscène [7]. De ce point de vue, quand Henri Meschonnic propose « d’en finir avec le mot Shoah[8] », parce que le terme place Auschwitz en tant que catastrophe naturelle en dehors de l’Histoire, tout comme Jacques Sebag propose « d’en finir avec le mot Holocauste[9] » pour la sacralisation à laquelle il conduit, nous voyons bien qu’Auschwitz est l’enjeu de conflits mémoriels qui s’enracinent dans les conflits idéologiques contemporains. On pourrait dire schématiquement qu’il y a conflit entre ceux qui voudraient une mémoire figée autour d’une vision impensable d’Auschwitz, et ceux qui revendiquent la contribution de l’Histoire pour éclairer les causes du génocide nazi. Une fois énoncé tout cela, nous sommes loin de la mémoire familiale, nous en débordons. Mais le cinéaste ne travaille-t-il pas à partir de son regard ? Quand le film prétend organiser une forme d’objectivité par la comparaison entre plusieurs familles, il affirme en même temps qu’il ne peut y avoir de neutralité avec Auschwitz. Si la mémoire familiale était effectivement un cadre, offrant la possibilité d’aborder les questions ayant trait à la place du dépositaire, à « l’héritage », aux rapports entre la mémoire et l’oubli, aux mécanisme d’identification, l’objectif était donc bien d’en déborder, pour tendre vers plus d’universalité.

14Filmer Auschwitz constituerait le socle et le paradigme à partir duquel j’allais évoluer, et dans lequel je pourrais puiser les questions que j’aurais à me poser plus tard, à des degrés moindres. Ce premier film m’a littéralement éveillé au cinéma, et m’a conduit à pousser plus loin ma réflexion sur les questions de représentation à partir d’un événement qui, pris dans sa globalité, est un véritable miroir grossissant des concepts à embrasser (politiques, philosophiques, historiques, éthiques, et esthétiques) dans l’acte cinématographique. J’ai découvert une première réponse à ce problème à travers le rapport au témoin. Mon premier « personnage » ayant été un témoin d’Auschwitz, j’ai été tout de suite confronté à des questions centrales dans la relation avec l’autre et j’ai fait du face-à-face de la relation filmeur/filmé (j’emploie à dessein le terme de « filmeur » pour la part active qu’il contient) le cœur de mon travail. Cette relation est le lieu où se fabrique le cinéma que je poursuis, c’est d’elle que naît la « vérité », dans le respect de l’autre et des codes que je me fixe. Le phénomène qui se produit devant la caméra n’est pas le fruit du hasard mais résulte bien d’un ensemble de paramètres que je mets en place tout au long du processus de création du film.

15Le cinéma apparaît ici comme un outil particulièrement efficace pour relater une expérience. Quand il s’agit de transmission, le cinéaste se trouve pris à partie, qu’il le veuille ou non, entre différentes positions qui peuvent se révéler conflictuelles. Fidélité au témoin — qui devient personnage — et fidélité à ma discipline m’ont souvent écartelé. La fidélité au témoin pourrait imposer une certaine neutralité, un enregistrement qui limiterait au maximum les effets de sens pouvant interférer sur les propos, mais il s’agit de cinéma, et le témoin est mis d’une certaine façon à contribution au service d’une idée. La question de la neutralité se pose donc souvent dans des termes identiques à d’autres disciplines. Nous ne pouvons pas être totalement neutres — différents et indifférents —, car nous devons parler en notre nom et assumer notre fonction ; ce faisant, nous passons forcément une forme de contrat avec ceux qui, pour ainsi dire, se confient à nous, afin d’obtenir d’une part qu’ils le fassent et qu’ils soient garantis en retour de ne pas voir leur pensée (ou l’idée qu’ils se font d’eux-mêmes) trahie. Ce sont des limites évidentes, mais dans la mesure où elles rendent le film possible, le cinéaste s’en félicite, car ces limites le poussent à imaginer des dispositifs qui lui permettront de faire acte de cinéma ; il cherchera, tout en restant fidèle au témoin, à s’émanciper par d’autres voies.

Comprendre c’est expliquer

16Plusieurs années ont passé, et après être devenu ce qu’on appelle « un militant de la mémoire », je cherchais à poursuivre la réflexion entamée avec Héritages. À l’origine de Il faudra raconter, il y a l’expérience d’un autre film. Dans le cadre du tournage de Heureux qui communiste, film que je réalisais sur l’idéal communiste, je me suis rendu à une séance de témoignage de mon père, devant des enfants de CM2 dans une école parisienne. Ce à quoi j’ai assisté m’a convaincu qu’il y avait là du « cinéma » ; il y avait quelque chose d’essentiel dans la relation à laquelle j’assistais qui n’aurait bientôt plus lieu. L’essentiel n’était pas tant dans ce qui se disait (de très nombreux enregistrements existent) mais dans ce qui se produisait. En regardant les rushs, j’ai réalisé que l’air entre celui qui parlait et ceux qui écoutaient était comme une matière palpable que la caméra pouvait saisir. Ce phénomène me permettait de franchir un cap dans la mise en scène : en dédoublant le dispositif conventionnel, je décuplais les ressources du témoignage. La relation triangulaire que j’avais construite, dans laquelle filmeur/filmé et spectateur ne font qu’un dans le cadre, place ce dernier dans un rapport nouveau lui permettant d’osciller entre deux positions : être tantôt dedans, tantôt dehors. Être libre de ses pensées et émotions. Le désir de ce film est donc né de la perception que j’ai eue de cet espace entre le témoin et celui qui l’écoute, comme s’il y avait là quelque chose de purement cinématographique.Le témoin d’Auschwitz, par son corps, sa parole et donc par le contact qu’il établit avec son auditoire, tente de restituer, de faire comprendre et ressentir quelque chose qui est à la fois inconcevable et qui n’est plus. Il est au cœur des mécanismes de la représentation et le support d’une représentation impossible, ce que Jean-Luc Nancy appelle « une représentation interdite[10] ». L’événement Auschwitz, à travers ses différents niveaux de lecture, par sa portée historique et philosophique, par l’expérience unique à laquelle il a conduit l’homme, par la difficulté même d’embrasser l’ensemble des questions qu’il soulève, nous entraîne au cœur des questions de représentation propres au cinéma.

17La relation avec la personne filmée m’impose des limites ; elles me semblent tout à fait normales et demandent à être pensées pour être surmontées. Dans le dispositif que je découvrais là, il y avait matière à déclinaisons qui me permettaient, malgré les contraintes réelles ou autoimposées (c’est-à-dire les limites éthiques, le sur-moi), de dire des choses sans avoir à les formuler. La situation triangulaire, qui conduit à avoir toujours un tiers dans l’image, un miroir, un regard, un rétroviseur, un reflet, contenait ce que je recherchais à la fois d ‘émotion, de contenu et de mouvement. Comme dans l’effet V de Brecht, s’il y a distanciation, il peut y avoir réflexion. Le film utilise donc des protocoles complexes, à une ou deux caméras et pour travailler le proche et le lointain, il inscrit constamment un tiers dans le cadre. De là naît une tension et un va-et-vient entre la sensibilité et l’intelligence du spectateur. Celui-ci n’est plus face à un témoignage qui lui serait adressé et sur lequel il ne peut intervenir, mais partie prenante du dispositif. On n’est plus dans l’enregistrement d’une succession de faits, mais dans la construction d’une situation dans laquelle la réflexion sur les faits contribue à donner du sens aux faits eux-mêmes. On entre dans la sphère du ressenti et de l’analyse, dans le « Faire savoir, faire comprendre et faire sentir » que Krzysztof Pomian mentionne comme les trois missions de l’Histoire [11]. En utilisant le témoignage de rescapés d’Auschwitz auprès des jeunes générations, le film explore en réalité une question plus complexe : le témoignage d’un rescapé d’Auschwitz n’est pas qu’une question factuelle, limitant la mémoire de la déportation à une incantation de devoirs, mais un outil de réflexion sur notre société contemporaine, sur notre civilisation, qu’Auschwitz, en tant que symbole de l’extrême barbarie du régime nazi, a tenté d’éradiquer. L’interrogation mémorielle permet d’échapper à la saturation et en dépassant les larmes, de s’interroger sur ce que la mémoire cherche à transmettre et pourquoi.

18Je suis convaincu que le travail qu’effectuent les anciens déportés auprès des jeunes générations confirme que la mémoire ne s’oppose pas à l’Histoire et que « les témoignages des survivants constituent une source supplétive absolument incontournable[12] ». Ainsi que le dit Paul Ricœur, « entre le vœu de fidélité de la mémoire et le pacte de vérité historique, l’ordre est indécidable[13] ». Si mémoire et témoignages jouent un rôle évident dans la représentation du passé, en ce qui concerne les camps de répression et les camps d’extermination, ils revêtent une portée politique et philosophique qui va bien au delà des seules questions de représentation. Vues sous l’angle du cinéma documentaire, ces deux questions sont intimement liées à la relation filmeur/filmé et nous permettent de changer l’échelle du débat. Celui qui porte témoignage transmet une histoire mais aussi ce qu’il y a d’essentiel dans l’acte même de transmettre, et cette essentialité est rendue possible par la relation qui s’établit avec le filmeur. On peut alors en déduire que cette relation en face-à-face du filmeur/filmé témoignera aussi de ce qu’il y a d’essentiel dans l’acte de filmer. « Faire savoir, faire comprendre et faire sentir » : le cinéma peut incontestablement reprendre à son compte cette formule.

19En construisant en partie un film de famille, un film sur la filiation, il y avait la possibilité de poser les problèmes sans paraître didactique. Plusieurs dispositifs sont donc utilisés, le réel capté (la commémoration avec la plaque) et le réel convoqué (séquence des photos, témoignages dans les classes) dans lequel je suis en scène, avec une série d’interrogations, réelles ou inventées. Grâce à ce film, j’ai poussé plus loin ma réflexion sur les différents registres de parole : directe, indirecte et par ricochet. J’ai ainsi proposé à Henri, rescapé d’Auschwitz, de parler poésie, convaincu qu’il pouvait se produire là quelque chose que je n’avais pas obtenu jusqu’alors. Henri contrôlait tout et il s’agissait de lui faire exprimer autre chose que ce qu’il voulait bien a priori me livrer. J’ai donc pris une direction différente que celle à laquelle il s’attendait et en touchant le sujet de façon oblique, j’ai obtenu ce ricochet recherché. Nous parlons poésie, le référent qui nous réunit est absent, mais il apparaît à travers un poème d’Alfred de Musset qui traduit l’essence de l’acte de transmettre. Quand Henri réalise ce qu’il vient de dire, que le pélican donne ses entrailles à ses enfants pour les nourrir, son regard s’éloigne, semble se perdre et permet à la métaphore d’opérer. Le témoignage indirect — ou la métonymie — se déclenche à la suite d’une séquence de voiture dans laquelle André raconte avoir vu des femmes entrer avec des enfants dans leurs bras dans les chambres à gaz et demande au professeur de lycée qui le conduit si les escaliers de ces chambres à gaz existent encore. La voiture traverse la verdoyante campagne angevine et le récit de cette expérience n’en est que plus terrible. Une imperceptible distorsion de l’image et du son amplifie cette sensation. Quelques semaines plus tard, à Auschwitz, il était évident que cet escalier — celui du Krematorium II — devait être filmé. Dans le film terminé, ces deux plans sont très éloignés l’un de l’autre, mais personne ne peut oublier, quand il voit l’escalier à Birkenau, le récit qu’en a fait André dans la scène de la voiture.

20Il faudra raconter a été coproduit par Arte et malgré les efforts de la chaîne et du producteur, le film a souffert d’un financement insuffisant. La Fondation pour la mémoire de la Shoah rejettera le projet, sans doute à cause de la visée jugée trop universaliste et laïque. Diffusé à la même heure que le film Shoah de Lanzmann, pour le cinquantième anniversaire de la Libération d’Auschwitz, il a malgré tout connu une bonne audience. Dix ans après Héritages, le climat autour de la mémoire s’est tendu, les lignes de partage sont plus franches et il devient quasiment impossible de parler d’Auschwitz — pour sa portée — sans évoquer les seuls juifs. Le discours est très ambivalent. Tantôt on parle trop des juifs, tantôt il ne faut parler que d’eux. La mémoire s’est inversée. Alors que pendant les décennies d’après guerre, avoir été déporté signifiait qu’on avait résisté, aujourd’hui, les déportés résistants sont quasiment absents de l’espace public. Jacques Chirac ira même jusqu’à se faire accompagner par Simone Weil pour inaugurer en 2006 le Centre européen du résistant déporté au Struthof, camp pour résistants ! André Rogerie, déporté pour faits de résistance, ayant échoué à Birkenau après un périple à travers l’Europe des camps de concentration, a beau avoir été tatoué, a beau être une des rares personnes encore vivante à avoir vu des familles entières entrer dans la chambre à gaz, il n’est pas considéré comme un témoin crédible par une grande institution internationale qui refuse de soutenir Il faudra raconter en affirmant qu’André n’avait pas pu être à Birkenau puisqu’il n’était pas juif. Pour mémoire, la résistante française Marie-Claude Vaillant-Couturier, également témoin oculaire, a témoigné des mêmes faits au procès de Nuremberg. En France, s’interroger sur la disparition des témoins est acceptable, dès lors qu’on n’aborde pas les sujets qui fâchent, dès lors qu’on reste dans l’image du juif véhiculée par la « pensée correcte », dès lors qu’on accepte les simplifications de ce que j’appellerai la « mémoire correcte ». La mémoire est une question politique au même titre que l’Histoire. Évoquer la déportation et parler d’Auschwitz, impose de se plier à des règles ; il y a une forme de « mémoire correcte », comme il existe une « pensée correcte ». Sans le soutien d’Arte, un film comme celui-ci n’aurait pas pu voir le jour. Le fait que les deux films cités ne fassent partie d’aucune filmographie sur ce qu’il est convenu d’appeler la « Shoah », confirme à mes yeux le rejet de tout discours critique. Ces films ont sans doute le tort de ne pas utiliser cette rhétorique.

Sortir d’Auschwitz

21Je voulais regarder vers l’extérieur, en sortir au lieu d’y entrer, comme c’est plus fréquemment le cas. Je voulais que les rescapés regardent vers l’extérieur, qu’ils nous aident à extraire d’Auschwitz ce que nous pouvons en retirer. Je voulais tourner la page d’une représentation saturée, « sortir d’Auschwitz » pour ne plus le donner en spectacle, comme j’ai trop souvent l’impression que c’est le cas. Je voulais offrir une possibilité au deuil. C’est une idée à laquelle je tiens beaucoup. Pas au sens du deuil qui vous réconcilie avec vous-même, vous répare (peut-on guérir d’Auschwitz ?), vous console et vous apaise, mais un deuil tourné vers l’avenir, qui vous permet de sortir d’une émotion vous rendant captif de l’horreur, sans débouché rationnel. Sortir du culte et de la sacralisation qui interdisent toute remise en question. Dans une période qui tend à évacuer la résistance de la déportation, qui se concentre sur la seule extermination des juifs en repoussant Auschwitz hors de l’Histoire, hors des luttes séculaires, hors de la sphère de l’intelligibilité, et évite par-là même de s’interroger sur la complexité des enchaînements historiques et sur l’ensemble des responsabilités, je voulais ré-interroger Auschwitz à travers la mémoire, la mettre en question comme enjeu politique ; penser l’instrumentalisation dont elle est l’objet avec son corollaire, la saturation. C’est parce que j’assume ma place de cinéaste militant que je refuse de voir la mémoire de la déportation confisquée. C’est parce que je ne peux me contenter d’une lecture réductrice de la Seconde Guerre mondiale que je veux poser sans relâche la question du pourquoi ; afin de pouvoir en tirer des leçons pour aujourd’hui et pour l’avenir ; afin qu’Auschwitz puisse devenir, aussi paradoxal que la proposition puisse être, une source de progrès.

22D. C.

tableau im1

Notes

  • [1]
    Régine Robin, La mémoire saturée, Stock 2003, p. 19.
  • [2]
    « Ce que le culte de la mémoire pour la mémoire oblitère, c’est avec la visée du futur, la question de la fin, de l’enjeu moral », Paul Ricoeur, La mémoire, l’histoire, l’oubli, Éditions du Seuil, 2003, p. 105.
  • [3]
    Kitty return to Auschwitz de Peter Morley (1978) dans lequel une femme visite Auschwitz avec son fils et relate les conditions de sa survie et L’ombre portée de Robert Bober (1993) qui met en scène une grand-mère et deux jeunes femmes (dont les grands-parents avaient été déportés) dialoguant sur les conditions du témoignage et sur sa réception, sont vraisemblablement les premiers documentaires à traiter de la transmission transgénérationnelle.
  • [4]
    Film Premier convoi, 1991.
  • [5]
    Film Shoah, 1985.
  • [6]
    Primo Lévi, Les naufragés et les rescapés, quarante ans après Auschwitz, Gallimard, Arcades.
  • [7]
    « Il y a bien une obscénité absolue du projet de comprendre », Claude Lanzmann dans La nouvelle revue de psychanalyse, « Le mal », automne 1988. Claude Lanzmann interprète une phrase citée par Primo Lévi dans Si c’est un homme, édition Julliard 1987, p. 34 : « Ici, il n’y a pas de pourquoi. »
  • [8]
    Henri Meschonnic, Pour en finir avec le mot “Shoah” », Le Monde, 21 février 2005.
  • [9]
    Jacques Sebag, « Pour en finir avec le mot Holocauste », Le Monde, 27 janvier 2005.
  • [10]
    Jean-Luc Nancy, « La représentation interdite » in L’art et la mémoire des camps, Seuil, Le genre humain, 2001.
  • [11]
    K. Pomian, Sur l’histoire, Paris, Gallimard, Folio/histoire.
  • [12]
    Y. Thanassekos et S. Timperman, Le statut du témoignage dans les recherches historiques sur les camps de concentration nazis, Colloque international « The Contribution of Oral Testimony to Holocaust and Genocide Studies », Université de Yale, octobre 2002.
  • [13]
    Paul Ricœur,« L’écriture de l’histoire et la représentation du passé », Le Monde, 15 juin 2000.
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