Notes
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« Itchkéri Kenti » est une expression tchétchène formée à partir des mots « Itchkeri » (ou ichkeria), qui désigne dans la culture tchétchène la patrie indépendante, et « kent » qui définit le jeune patriote prêt à donner, de tout temps son sang pour la liberté de sa terre. « Tchétchénie » est une dénomination donnée par les autorités russes au moment de la conquête du Caucase.
1 La première question qui m’est souvent posée après une projection de Itchkéri Kenti [1] est : « Pourquoi avoir attendu dix ans avant de montrer ce film ?» Je me contente généralement d’évoquer quelle était ma situation en 1996, à mon retour de Tchétchénie : conscient d’avoir filmé un moment historique de la vie d’un peuple — une guerre de libération nationale —, je n’avais pas les moyens de réaliser un documentaire à la hauteur de l’enjeu. Il faut rappeler qu’en 1996 le montage « professionnel » d’un film représentait un coût prohibitif. Or je filmais pour la première fois, travaillais en autoproduction et ne disposais d’aucun budget pour monter mes images. Aussi, soit je m’orientais rapidement vers des diffuseurs télévisés qui prendraient en charge le montage et me soumettraient à leurs conditions — au prix de quel compromis ? —, soit je me donnais le temps d’acquérir les moyens nécessaires au film souhaité, au risque de ne jamais en voir l’aboutissement. J’optais pour la deuxième voie. Une décennie plus tard, la sortie en salles de Itchkéri Kenti allait me persuader que ce choix avait été le bon. Bien que l’actualité de mes images était depuis longtemps dépassée, le film pouvait désormais compter sur un nouvel allié : la fertilité de la mémoire.
Mémoire et résistance
2 À l’heure de l’information continue, « fabriquer de la mémoire » n’est pourtant pas chose aisée. Le réalisateur doit se débattre pour naviguer à contre-courant d’une société en recherche incessante de nouveautés. De plus, toutes les mémoires ne se valent pas : même si la ligne de démarcation n’est pas toujours nette, il est des mémoires historiques déjà largement constituées dans le grand-public, qui sont, de ce fait, devenues consensuelles et qui peuvent bénéficier d’un effet boule-de-neige (en France, la période de la Seconde Guerre mondiale), et d’autres mémoires en cours de formation, non « moralement » stabilisées, qui demeurent l’enjeu d’une lutte vivace, et dont l’intérêt se limite à un cercle d’initiés. Le conflit russo-tchétchène appartient à cette seconde catégorie des mémoires « ingrates », car l’événement est à la fois trop proche pour être déjà sédimenté en mémoire consensuelle, trop lointain géographiquement et temporellement pour passionner le public occidental, tandis que son écriture mémorielle reste un enjeu stratégique. Selon la profondeur qu’on accorde à la mémoire tchétchène, on comprendra en effet plus ou moins la légitimité d’une indépendance de la Tchétchénie, car cet événement trouve ses racines dans une histoire multiséculaire, à commencer par la colonisation du Caucase à l’époque des tsars. À l’inverse, en déniant aux combattants caucasiens une mémoire spécifique, c’est-à-dire une logique historique à leurs actions, on les fera du même coup basculer dans la catégorie du terroriste. Dans l’imaginaire populaire, le terroriste n’est-il pas une sorte de tueur fou qui assassine aveuglément et sans raison ? Guerre coloniale pour les uns, opération anti-terroriste pour les autres, la dénomination du conflit russo-tchétchène n’est toujours pas définie à ce jour.
Manifestation indépendantiste devant le Palais présidentiel, Grozny, février 1996.
Manifestation indépendantiste devant le Palais présidentiel, Grozny, février 1996.
Guerre des mémoires
3 Cet affrontement mémoriel peut être observé sur Internet. Dans la foulée de la seconde guerre de Tchétchénie, un site web portant pour nom chechnyafree (Tchétchénie libre) fut mis en ligne. Depuis lors, quiconque tape les deux mots clé « Chechnya » et « free » voit apparaître le site en question en tête du référencement Google. Toutefois, en dépit des apparences, chechnyafree est très loin de défendre les intérêts indépendantistes, puisqu’il s’agit en réalité d’une fabrication des services russes pour duper les esprits trop curieux. À la rubrique des personnages tchétchènes historiques, impossible de trouver le général Djokar Doudaëv, premier président de la Tchétchénie indépendante ! De leur côté, les indépendantistes tchétchènes ont mis en ligne une multiplicité de sites d’informations, qui consacrent de nombreux articles à l’histoire tragique du Caucase, afin de rappeler les crimes du pouvoir russe. Au centre des préoccupations historiques se trouve la période cruciale de la déportation des tchétchéno-ingouches par Staline en 1944, qui provoqua la mort d’environ un tiers de la population.
4 Que l’affrontement des mémoires se soit déployé sur Internet ne relève pas du hasard : la toile est le seul espace de fabrication et de diffusion d’une vision historique de masse, qui soit bon marché et égalitaire, autrement dit, le seul moyen à la portée du « petit » comme du « gros ». Or la guerre russo-tchétchène se caractérise par la très forte asymétrie entre les adversaires au niveau militaire, mais aussi dans la dimension économique, médiatique, historique. Là où la partie russe dispose de fonds inépuisables, d’un accès illimité aux médias et d’un appareil d’État passé maître dans l’art de réécrire l’histoire, la partie tchétchène survit dans le dénuement, coupée des relais médiatiques dominants. Comment sécréter sa mémoire historique quand la plupart des témoins sont morts, quand l’urgence vitale se trouve ailleurs, quand les troubles de la mémoire sont précisément le symptôme d’une population traumatisée ?
Bombardements de Novo Grozny, février 1996.
Bombardements de Novo Grozny, février 1996.
5 Au reste, comme toute transmission d’information, l’écriture historique est sujette à erreurs accidentelles. En comparant divers ouvrages traitant de la guerre russo-tchétchène, je constatais un jour qu’une encyclopédie fixait la fin du premier conflit à mai 1996, alors que les accords de paix ne furent signés qu’en août de la même année. Cette encyclopédie était l‘Encarta (édition 1999), diffusée par Microsoft auprès de millions d’utilisateurs.
6 En fin de compte, la mémoire collective d’un événement est un processus dynamique d’écriture et de fabrication permanente qui cristallise des intérêts divergents. Et cette plasticité ouvre des perspectives inquiétantes : par l’effacement des traces, la réécriture historique et une politique visant à saper les tentati0ves d’un peuple de produire sa propre mémoire événementielle, on parachève sa destruction. Détruire un peuple consiste, pour ainsi dire, à le tuer deux fois : une première fois au présent, dans la réalité physique, une seconde fois au passé, dans la mémoire. Or si les morts n’ont jamais existé, il n’y a pas non plus de criminels...
Mémoire en péril
7 Dans les années qui ont suivi mon retour de Tchétchénie, j’ai débattu à diverses reprises de ces questions avec des membres de la diaspora tchétchène. En Afghanistan, j’avais également pu observer une situation comparable : un effilochement de la mémoire proportionnel à l’ampleur de l’histoire vécue. Devant ces constats, l’idée s’était imposée qu’il fallait créer une sorte de fondation spécialisée dans la protection des archives filmiques des conflits actuels, car le chaos interdit aux populations concernées d’en assumer la tâche. Et rien ne garantit que ce qui est perdu aujourd’hui puisse être retrouvé demain. Le cas d’une journaliste tchétchène, Khazman Umarova, m’avait particulièrement frappé. Cette jeune femme avait filmé toute la première guerre au plus près, constituant un fonds historique exceptionnel, sans jamais être en mesure d’en assurer la sauvegarde. Réfugiée aujourd’hui en France, nul ne sait ce que sont devenues ses images. Ne m’étais-je pas trouvé, toutes proportions gardées, face à une problématique similaire : filmer une guerre de libération nationale sans disposer des moyens de faire exister convenablement ce témoignage ?
8 C’est alors que se produisit un événement qui servit de déclencheur au film : en septembre 2004, la prise en otage de l’école de Beslan par un commando indépendantiste se solda, après l’assaut des forces russes, par la mort de plusieurs centaines d’enfants. Imaginer les répercussions de cette tragédie n’était guère difficile : la gravité de l’événement rejaillirait sur l’ensemble du peuple Tchétchène, qu’on accuserait indistinctement de terrorisme ; la violence des images viendrait occulter les autres souvenirs, au point que toute la guerre de Tchétchénie se résumerait bientôt à quelques clichés spectaculaires ; le Kremlin se servirait de Beslan pour prouver rétroactivement au monde entier que sa politique d’extermination était justifiée. Devant l’immonde, l’inexcusable, qui ferait l’effort de se souvenir ou de chercher à comprendre ?
L’individu et la technologie
9 Je prenais donc la décision d’ouvrir mes archives. Depuis l’hiver 1996, profitant des formidables avancées technologiques — apparition des caméras numériques, perfectionnement de l’outil informatique —, j’avais réalisé plusieurs documentaires et acquis une totale indépendance dans mon travail : je montais moi-même mes films, en assurait le mixage, etc. La réalisation était devenue une question de temps que j’étais prêt à consacrer et non plus de moyens financiers ou de partenariat avec un diffuseur. Si j’insiste tant sur cet aspect technique, c’est qu’il constitue, à mon sens, une (r)évolution majeure de l’univers médiatique et social, non que tout un chacun deviendra, d’un coup de baguette magique, réalisateur, mais que ces nouveaux outils permettent l’existence de projets auparavant irréalisables. Dans un schéma classique de production, un documentaire comme Itchkéri Kenti aurait souffert de handicaps rédhibitoires : un support de tournage de piètre qualité (le film a été tourné sur des bandes vidéo analogique Hi8), une durée avoisinant les deux heures trente, une version en langue originale sous-titrée (et non des « voice over » comme l’exigent aujourd’hui les diffuseurs), un titre parfaitement incompréhensible. Qui aurait accepté de financer un tel projet, nécessitant une année de montage et une coûteuse restauration d’images (certaines bandes vidéo étaient abîmées), sans autre garantie que le désir du réalisateur ?
Un combattant dans le quartier général des partisans à Novogrozny, février 1996.
Un combattant dans le quartier général des partisans à Novogrozny, février 1996.
10 Derrière les outils technologiques se profile ainsi un enjeu politique de grande ampleur : faire exister des regards indépendants sur les événements et, plus généralement, développer de nouveaux contre-pouvoirs. Alors que jusqu’à la période récente, seuls certains puissants avaient les moyens de modeler la perception historique des événements, c’est aujourd’hui au tour du simple individu d’entrer dans la ronde à l’aide de sa caméra et de son ordinateur personnels. Itchkéri Kenti est en cela un « film d’époque ». Et j’ai d’ailleurs été très surpris que cet aspect du travail, pourtant essentiel à mes yeux, ait été si peu pris en compte dans les articles écrits au moment de la sortie du film, comme si la transformation radicale des conditions de réalisation n’avait aucune importance. Certes, « l’accouchement » individuel ne suffit pas à rendre un film intéressant, mais vu sa trajectoire cinématographique et les réactions intenses qu’il suscitait, il me paraissait fondamental d’insister sur ce point : un cinéma d’individu, réalisé sans autre moyen que des outils à la portée de presque tous.
« Je » et la mémoire de l’autre
11 Je voudrais à présent détailler quelques implications de cette individualité sur la réalisation et l’écriture filmique de Itchkéri Kenti. Compte tenu de l’ampleur du drame tchétchène, avoir filmé soi-même un moment de l’histoire de ce peuple fait d’abord peser une responsabilité directe et personnelle. Avoir filmé revient en effet à détenir dans ses cartons un fragment de la mémoire d’un autre, à posséder une sorte de trésor mémoriel douloureux et fragile, qui dépasse son intérêt immédiat, et qu’il faudra restituer un jour. Seconde conséquence : l’histoire de l’Autre, par la force des choses, est aussi un peu l’histoire personnelle du réalisateur, la mémoire racontée, sa mémoire. Il y a donc imbrication des histoires, mais aussi, en quelques sortes, des réalisateurs : celui de 1996, qui filme pour la première fois en apprenant son métier, et celui de la décennie suivante, plus expérimenté, qui met en scène son double. Ces liens croisés entraînent à leur tour une diversité de télescopages dans et autour du film : le traducteur du documentaire n’est autre que l’un des combattants caucasiens filmé dix ans plus tôt, habitant désormais en France ; le réalisateur, qui ne parlait pas la langue, découvre dix ans plus tard la signification exacte des propos enregistrés...
12 Malgré un risque de produire une oeuvre incompréhensible, l’indépendance totale dans la réalisation permet également une plus grande liberté de création, condition requise pour une meilleure cohérence, objectif prioritaire du film. Itchkéri Kenti n’a pas été pensé en tant que documentaire « prêt à diffuser » pour un public français ; le souci premier était de mettre tous les moyens disponibles au service d’un moment historique exceptionnel et de fixer le portrait de son acteur principal, le peuple tchétchène, sans perdre de vue la responsabilité évoquée plus haut. La question se posait avec une acuité particulière dans les choix de montage. D’un côté, les rushes étaient assez peu nombreux — leur durée totale avoisinait les dix-huit heures —, de l’autre, chaque coupe se trouvait au cœur d’un enjeu moral inhabituel : qui sait si l’image fugace d’un homme sur les bandes n’est pas le seul témoignage qui en subsiste ? Ai-je le droit de le faire disparaître ? On ne monte pas un film de mémoire comme un autre film. Le montage fut donc réalisé à l’inverse des règles habituelles : faire beaucoup avec peu, et non peu avec beaucoup.
13 Mais la recherche en cohérence consistait aussi à raconter l’histoire au plus proche de la réalité vécue au moment du tournage. Et la décision fut donc prise de monter toutes les images de l’hiver 1996 en respectant la chronologie du terrain : le film progresse au gré des rencontres et du hasard, en laissant à certaines séquences une durée proche du temps réel. C’est le cas par exemple de la scène se déroulant à Grozny devant le palais présidentiel, où le spectateur partage pas à pas la découverte des lieux. Autre souci : respecter la psychologie originelle du réalisateur, et en particulier son ambivalence. Par certains aspects, en effet, les images de l’hiver 1996, tournées au cœur de l’action par un jeune réalisateur, relevaient plus du témoignage de journaliste que du propos intellectualisé d’un documentariste. Et l’écriture filmique cherche donc à rendre compte le plus justement de cette réalité : à partir d’un récit à la première personne, faire revivre le tournage spontané et la caméra intuitive d’un homme qui apprend son métier. Mais par d’autres aspects, le réalisateur d’alors est plus proche d’un Candide que d’un reporter. Envoyé à ses frais, il travaille sans accréditation ni traducteur et se déplace muni d’un objet singulier : un tableau qu’il fait peindre en chemin par les différentes personnes rencontrées. Cette autre dimension humaine, quasiment artisanale, est aussi retranscrite avec soin dans le film, par un montage qui donne toute leur place aux moments insolites : on s’adresse au réalisateur, on plaisante sur son compte, on lui offre des oranges. Alors que les témoignages sur la guerre insistent habituellement sur son aspect tragique ou héroïque, Itchkéri Kenti s’attarde sur les petites choses de la vie, les objets, les lieux, les traits d’humour, les à-côtés, sur cette petite musique humaine qui continue même dans les pires moments et qui forme les contours de l’identité tchétchène. Pris au piège des bombardements, ne voit-on pas un groupe de femmes plaisanter avec un adolescent sur la mort qui les attend ?
Pâte temporelle
14 Cependant, tout en s’attachant à respecter la réalité propre au tournage, l’auteur entend aussi mettre à profit sa liberté et le recul de la décennie écoulée, afin de donner à son témoignage une portée plus universelle. Quel peuple n’a pas combattu un jour pour son indépendance ? Dans ce but, il enrichit les images vidéographiques de l’hiver 1996 de divers documents qui viennent se superposer et complexifier la linéarité du récit apparent.
15 Il y a d’abord la séquence d’ouverture, tournée devant le Parlement européen en décembre 2005, où une délégation tchétchène se porte à la rencontre d’un petit groupe de parlementaires. C’est l’Europe, son histoire et sa bonne conscience qui sont ici mises en question. À l’un des députés qui déclare que l’accusation de terrorisme, proférée par la propagande russe, est une insulte envers le peuple tchétchène, répond, dans la séquence suivante, une femme filmée en Tchétchénie dix ans auparavant : « Ceux que vous appelez terroristes sont les plus beaux de nos enfants !» On se trouve donc d’emblée dans une sorte de dialogue présent/passé, avant/après, qui transgresse les règles de la chronologie.
L’hôtel Caucase, en face du Palais présidentiel, Grozny, février 1996.
L’hôtel Caucase, en face du Palais présidentiel, Grozny, février 1996.
16 Il y a ensuite les extraits de littérature ancienne consacrée au Caucase, qui viennent s’entrelacer avec le récit du narrateur : Tolstoï, Dumas, un capitaine anglais... tous témoins de la grande guerre caucasienne du XIXe siècle. Là encore, on finit par ne plus trop savoir si c’est la voix du narrateur qui s’exprime ou bien les auteurs plus anciens. Peu à peu, le film entraîne dans une mémoire collective atemporelle et fragmentée, où le récit à la première personne du réalisateur n’est en réalité que le prolongement d’une tradition d’écrivain voyageur. Par-delà l’hiver 1996, Itchkéri Kenti fait écho à une histoire ancestrale qui n’en finit pas de se répéter.
17 Il y a encore la constitution de la République Tchétchène d’Itchkérie. Son utilisation inattendue extirpe des « poubelles de l’histoire » un document capital, fait revivre au présent cinématographique la proclamation d’indépendance d’un État, provoque l’intrusion au Caucase de l’esprit des Lumières, à mille lieues des valeurs fondamentalistes (les articles évoquent la démocratie, les droits de l’homme, la liberté de la presse). La proclamation constitutionnelle sur fond de ruines inspire en outre un sentiment mêlé de tristesse, d’ironie et d’espoir, qui sonne comme un pied-de-nez au spectacle de destruction.
18 Il y a quelques secondes d’archives filmiques caucasiennes en noir et blanc qui, loin de toute utilisation pédagogique, ont plutôt valeur onirique et métaphorique. Dans la séquence des chants à Grozny, les images anciennes de caucasiens viennent s’intercaler parmi les chanteurs contemporains. C’est l’âme des ancêtres qui se tient aux côtés des descendants, dans la même lutte identitaire. Il me faut préciser ici que, malgré diverses recherches, la source exacte de ces images n’a jamais pu être identifiée. Filmées dans les années trente, elles ont été copiés et recopiés sur divers supports vidéo qui circulaient en Tchétchénie et que tout média étranger finissait par se procurer.
19 Il y a les photographies prises par le réalisateur en 1996. La photographie permet d’isoler un visage, un lieu, un objet, mais aussi de rompre le rythme, de suspendre le temps, bref, de travailler la pâte temporelle par des ruptures qui obligent le spectateur à modifier sa perception. Un visage sur une photographie ne produit pas la même émotion que le plan filmé du même visage.
20 Il y a encore le tableau, porteur de significations multiples. Dans un contexte de guerre, la toile multicolore représente avant tout un acte de liberté, la petite musique du réalisateur qui sert de fil directeur. Mais le tableau constitue aussi un authentique document d’archive, car chacun s’exprime sur son canevas, formant une sorte de « photographie des âmes ». Œuvre artistique chargée par les ans d’une force symbolique atemporelle, le tableau sert encore à fusionner les époques, à l’image de l’ensemble du film.
21 Il y a enfin une brève séquence d’archive tournée par la journaliste tchétchène précitée. Ces images sont les seules qui lui restent à ce jour et il semblait essentiel de les associer au film. C’est d’ailleurs après les avoir découvertes dans le journal télévisé en janvier 1996 que le réalisateur prit la décision de se rendre en Tchétchénie.
Arborescence
22 À quoi sert un film de mémoire, pourquoi écrire le passé ? La réponse se situe en partie dans l’imprévisible des répercussions : chaque projection déploie une arborescence infinie de liens et de destins noués, impossible à anticiper ou à retracer. Un fils reconnaît sur l’écran son père disparu ; une adolescente exilée se réapproprie la Tchétchénie de ses parents ; un public français, polonais, algérien se découvre caucasien...
Un manifestant indépendantiste, Grozny, février 1996.
Un manifestant indépendantiste, Grozny, février 1996.
23 À cet égard, la chance de Itchkéri Kenti est d’avoir pu bénéficier d’une double vie : une première existence où le film, de projections improvisées en projections informelles, a tissé son propre réseau et s’est fait connaître en marge des circuits officiels ; une seconde phase, postérieure d’une année à la première projection publique, où un distributeur s’est engagé pour une exploitation cinématographique. De mémoire « ingrate », l’écriture filmique d’un certain hiver 1996 au Caucase s’est muée en expérience humaine d’une rare intensité. Itchkéri Kenti est devenu un film emblématique, qui n’aurait sans doute eu ni la même écriture, ni la même portée, diffusé dix années plus tôt.
24 F. M.
Notes
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[1]
« Itchkéri Kenti » est une expression tchétchène formée à partir des mots « Itchkeri » (ou ichkeria), qui désigne dans la culture tchétchène la patrie indépendante, et « kent » qui définit le jeune patriote prêt à donner, de tout temps son sang pour la liberté de sa terre. « Tchétchénie » est une dénomination donnée par les autorités russes au moment de la conquête du Caucase.